Résumés
Résumé
Depuis les années 1980, plusieurs études ont été menées sur les seringues à la traîne avec deux objectifs principaux : évaluer les différents programmes de gestion des seringues ou déterminer les conditions favorisant leur utilisation par les consommateurs de drogue par injection. De plus, la grande majorité de ces études sont qualitatives et n’abordent pas la distribution spatiale des seringues à la traîne. Pourtant, une meilleure compréhension de la géographie des seringues à la traîne est fort pertinente afin d’optimiser certains programmes, comme la localisation des boîtes de dépôt public. Cet article repose sur l’analyse de 13 560 seringues à la traîne collectées de 2009 à 2014 dans le quartier montréalais Centre-Sud. Plusieurs modèles de régression Tobit ont été réalisés avec comme variable dépendante la densité des seringues à la traîne dans un rayon de 100 mètres et comme variables indépendantes des indicateurs relatifs à l’environnement urbain, tels que la proximité des programmes collectant de seringues, des postes de police ou des stations de métro, ainsi que le type de rue ou la présence de parcs. Les résultats montrent que les variables les plus significatives sont les ruelles ainsi que la proximité des boîtes de dépôt public.
Mots-clés :
- Seringues à la traîne,
- régression Tobit,
- Montréal,
- environnement urbain
Abstract
The many studies of discarded needles that have been conducted since the 1980s have usually been conducted either to evaluate discarded needle collection programs or to identify the reasons why such programs are used by injection drug users. Most of these studies have been qualitative and do not address the spatial distribution of discarded needles within urban public space. However, a better understanding of the geography of discarded needles is highly relevant to optimizing some parts of such programs, such as where drop boxes should be located. This article is based on an analysis of the geographic position of 13,560 discarded needles collected between 2009 and 2014 in the Centre-Sud neighbourhood of Montreal. Several Tobit regressions were done using the density of discarded needles within a radius of 100 metres as the dependent variable and indicators of the urban environment, such as proximity of needle-collecting programs, police stations, subway stations and the type of streets or the presence of parks, as the independent variables. The strongest explanatory variables for the study period were the presence of alleys and drop boxes.
Keywords:
- Discarded needles,
- Tobit regression,
- Montreal,
- urban environment
Resumen
Desde los años 1980, varios estudios han sido conducidos sobre las jeringuillas desechadas, teniendo dos objetivos principales : evaluar los diferentes programas de gestión de las jeringuillas o identificar las condiciones que favorecen su utilización por los consumidores de drogas por inyección. Además, la gran mayoría de estos estudios son cualitativos y no abordan la distribución espacial de las jeringuillas desechadas. Sin embargo, una mejor comprensión de la geografía de las jeringuillas desechadas es muy pertinente con el fin de optimizar algunos programas, así como la localización de las cajas de depósito público. Este artículo se basa en el análisis de 13 560 jeringuillas desechadas, recogidas entre el 2009 y 2014 en el barrio de Montreal Centro-Sur. Algunos modelos de regresión Tobit fueron realizados, teniendo como variable dependiente la densidad de las jeringuillas desechadas en un rayo de 100 metros, y como variables independientes indicadores relativos al ambiente urbano, tales como la proximidad de los programas que recogen jeringuillas, de los puestos de policía o de las estaciones de metro, así como el tipo de calle o la presencia de parques. Los resultados muestran que las variables más significativas son los callejones y la proximidad de las cajas de depósito públicas.
Palabras clave:
- Jeringuillas desechadas,
- regresión Tobit,
- Montreal,
- ambiente urbano
Corps de l’article
Introduction
La découverte du rôle déterminant des seringues à la traîne dans la propagation de maladies telles que le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) a eu des répercussions importantes sur la façon dont plusieurs gouvernements ont voulu répondre à cette crise importante de santé publique dans les années 1980. En effet, plusieurs études ont montré que les utilisateurs de drogue par injection (UDI) jouaient un rôle déterminant quant à cette propagation. Celle-ci s’effectue de plusieurs façons : lorsque les UDI partagent ou réutilisent leurs seringues, quand ils adoptent des comportements sexuels à risque ou lorsqu’ils abandonnent leurs seringues dans les lieux publics (Holmberg, 1996). Cela fait alors en sorte que d’autres utilisateurs de ces espaces deviennent exposés à des piqûres accidentelles. Même si le risque de contracter une maladie demeure relativement bas, étant donné que le virus meurt rapidement dans un environnement extérieur non protégé des intempéries (García-Algar et Vall, 1997 ; Libois et al., 2005), une piqûre accidentelle provoque tout de même des effets psychologiques pouvant être très néfastes pour la victime et son entourage (O’Leary et Green, 2003).
Ces études ont par conséquent fait réfléchir certains pays quant à leur approche, qui était alors surtout répressive, en se demandant s’il n’y avait pas de meilleures pratiques pour faire diminuer le nombre de seringues à la traîne et les conséquences qui en découlaient. Plusieurs ont alors adopté des politiques ou des programmes s’inscrivant dans une approche de réduction des méfaits. Au Québec, elle est définie comme « une approche centrée sur la diminution des conséquences néfastes de l’usage des drogues plutôt que sur l’élimination de l’usage » (Groupe de travail sur la récupération des seringues usagées au Québec, 2005). Toujours selon ce même groupe de travail, cette approche n’a pas pour objectif de décriminaliser ou de légaliser l’usage de drogues, mais elle vise à adopter un comportement plus tolérant envers les toxicomanes en mettant à leur disposition les ressources nécessaires afin de les responsabiliser quant à leur consommation et les aider s’ils souhaitent arrêter de consommer. C’est dans cet esprit que sont nés les différents programmes de gestion de seringues à travers le monde (Marlatt, 1996). Cet article débutera en dressant un portrait des enjeux liés à la présence des seringues à la traîne ainsi que de la distribution des seringues à la traîne. Il sera ensuite question de notre objectif et de nos questions de recherche. Il traitera aussi de l’approche méthodologique employée et présentera enfin les résultats qui seront discutés.
Enjeux liés à la présence de seringues à la traîne
Étant donné que les premiers programmes ont été mis sur pied il y a plus de 30 ans, il est possible de trouver une quantité assez importante d’articles scientifiques faisant état de leurs nombreux impacts positifs. Effectivement, en plus de faire considérablement diminuer le nombre de seringues à la traîne, ces programmes conscientisent les citoyens et responsabilisent les UDI quant à leurs habitudes de consommation (Bruneau, Daniel, Kestens, Zang et Généreux, 2008 ; de Montigny, Moudon, Leigh et Young, 2010 ; Devaney et Berends, 2008 ; Parkin et Coomber, 2011 ; Riley et al., 1998 ; Treloar et Cao, 2005 ; Wood, Tyndall, Montaner et Kerr, 2006). Par contre, malgré la mise en place de ces programmes, des seringues continuent d’être ramassées régulièrement par des intervenants ou des citoyens. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. Dans le contexte américain, le simple fait de posséder une seringue peut constituer une infraction dans certains États, ce qui n’est pas le cas au Canada. Plusieurs UDI hésitent ainsi à garder leurs seringues sur eux pour en disposer de façon sécuritaire ; certains craignant même que les boîtes de dépôt public servent de piège de la part de policiers. Cela est d’ailleurs rapporté dans différents contextes, notamment aux États-Unis (Riley et al., 1998), en Australie (Devaney et Berends, 2008) et au Royaume-Uni (Parkin et Coomber, 2011). À notre connaissance, aucune étude n’a rapporté ce phénomène au Canada. Contrairement aux États-Unis, puisque le Canada a mis en place un nombre beaucoup plus élevé et une diversification plus importante des programmes s’inscrivant dans la perspective de réduction des méfaits, il est probable que la répression policière envers les UDI soit moins forte. Autre élément explicatif, les UDI ne sont pas toujours conscients des différents programmes mis en place ou de leur localisation. Finalement, après avoir consommé leur dose, certains UDI peuvent perdre conscience de la réalité et oublier alors de disposer de leurs seringues de façon sécuritaire.
Par contre, malgré cette diminution importante des seringues à la traîne retrouvées, répertoriée à la suite de l’ouverture de ces programmes, leur présence continue de causer plusieurs problèmes. Premièrement, de nombreux citoyens sont inquiets que leur présence puisse faire augmenter la criminalité puisque plusieurs études ont lié la consommation de drogue à la perpétration de crimes (Drug Use Forecasting, 1993 ; Leukefeld, Gallego et Farabee, 1997). Effectivement, puisque la nature de la substance est illégale, la vente et la distribution de drogues se font en dehors de l’économie légale (MacCoun, Kilmer et Reuter, 2003), limitant ainsi les recours lorsqu’une ou plusieurs modalités de la transaction ne plaisent pas à l’un des partis. Cela fait en sorte que le recours à la violence est souvent l’une des seules options possibles (Haroscopos, 2005 ; Levitt et Venkatesh, 2000). À cela, s’ajoutent les différents crimes reliés au contrôle du territoire, c’est-à-dire aux différents groupes qui se disputent les points de vente de drogue (Chaiken et Chaiken, 1990). Plusieurs études ont toutefois constaté que la présence de programmes gérant la collecte de seringues, comme c’est le cas à Montréal, entraînent une diminution importante des seringues à la traîne, mais aussi de la consommation de drogue en public, et n’ont pas observé une augmentation de la criminalité (Normand et Vlahov, 1996 ; Wood et al., 2004).
Deuxièmement, peu importe que le nombre de seringues ait augmenté ou diminué, leur présence continue d’être considérée comme une caractéristique de désordre social, comme le sont les condoms, les déchets qui traînent sur les trottoirs, les graffitis ou les voitures abandonnées (Sampson et Raudenbush, 1999, 2004). Toutefois, tel qu’il a été mentionné plus tôt, puisque la seringue peut transmettre des maladies, sa présence est alors critiquée beaucoup plus sévèrement. Il convient toutefois de rappeler que le risque d’être infecté par une seringue souillée reste faible puisque les virus meurent relativement vite dans l’aiguille (García-Algar et Vall, 1997 ; Libois et al., 2005). Il n’en demeure pas moins que plusieurs facteurs influencent le risque de transmission d’une infection, comme la présence de sang sur l’aiguille, la prévalence de l’infection, la charge virale, le temps écoulé depuis la piqûre accidentelle, la profondeur de la blessure ou le niveau d’immunité de la victime. O’Leary et Green (2003) ajoutent que même si les risques de contracter une maladie sont très faibles, une piqûre accidentelle provoque des effets psychologiques pouvant être très néfastes pour la victime. C’est pourquoi une seule seringue retrouvée dans une ruelle ou un parc, qui serait par exemple fréquenté par des enfants, est souvent considérée comme un problème majeur pour de nombreux citoyens.
Troisièmement, l’embourgeoisement d’un quartier fréquenté par les UDI peut aussi être générateur de conflits entre les différents utilisateurs des espaces publics. Pour le cas montréalais, l’embourgeoisement du quartier Ville-Marie s’est notamment matérialisé par la revitalisation du Quartier des spectacles, ainsi que des espaces publics tels que la place Émilie-Gamelin et le square Viger. Parazelli, Bellot, Gagné, Morin et Gagnon (2013) se sont d’ailleurs intéressés à ce problème de cohabitation et ont interrogé les différents utilisateurs des espaces publics du centre-ville, soit des citoyens, des commerçants, des acteurs institutionnels, des personnes en situation d’itinérance, des toxicomanes et des acteurs du milieu communautaire. Ces chercheurs ont alors noté une dichotomie importante entre deux groupes, soit les personnes en situation d’itinéranc, les toxicomanes et les acteurs du milieu communautaire d’un côté et, les autres populations, notamment les nouveaux arrivants ou, dit autrement, les « gentrificateurs » de l’autre. Les membres du premier groupe rapportent une augmentation de l’intolérance à l’égard des personnes marginalisées occupant les espaces publics qu’ils expliquent notamment par la construction de nombreux condos dans le quartier et l’arrivée de nouveaux résidants peu conscientisés à la problématique des seringues à la traîne. Cela contribuerait ainsi à une augmentation des tensions entre les différents usagers des espaces publics. Certains utilisateurs de drogue injectable rapportent aussi ne plus pouvoir aller dans certains lieux qui seraient de plus en plus surveillés par des policiers ou des gardiens de sécurité qui n’hésiteraient pas à les chasser. Plusieurs membres du deuxième groupe se montrent, en effet, très intolérants à leur égard. Ils signalent que les personnes en situation d’itinérance et les toxicomanes ne devraient carrément pas avoir accès à ces espaces publics, car ces derniers se l’approprieraient d’une façon qui empêcherait les autres utilisateurs de pouvoir profiter de cet espace. Toujours dans cette même étude de Parazelli et al. (2013), certains affirment que puisqu’ils paient des taxes, il serait alors tout à fait légitime qu’ils puissent utiliser ces espaces sans être dérangés par ces populations « indésirables ». Cette étude montréalaise souligne ainsi les enjeux de la cohabitation qui sont devenus de plus en plus importants, forçant les autorités en place à réfléchir à des solutions afin de les apaiser.
C’est donc pour ces nombreuses raisons qu’il est intéressant de vérifier si certaines caractéristiques du milieu urbain favorisent la présence de seringues à la traîne. Dans un article précédent, nous avons étudié la distribution spatiale des seringues à la traîne dans le quartier montréalais Centre-Sud de 2010 à 2014 (Lesage-Mann et Apparicio, 2016). Cette étude a montré qu’il existe trois zones majeures de concentration spatiale des seringues qui sont relativement stables dans le temps. Cela signifie que les UDI se localisent dans certains endroits spécifiques, ou du moins qu’ils y délaissent leurs seringues. Il devient alors pertinent de se demander si ces lieux présentent des caractéristiques particulières sur lesquelles des changements pourraient être effectués afin de diminuer le nombre de seringues qui y sont retrouvées. Dans un autre ordre d’idées, il est pertinent de vérifier si les différents programmes gérant la collecte de seringues, comme les boîtes de dépôt public, sont localisés aux bons endroits.
Distribution spatiale des seringues souillées abandonnées
Afin de mieux comprendre les raisons poussant les UDI à disposer de leurs seringues de façon non sécuritaire, des études ont été menées en les interrogeant plus spécifiquement sur ce comportement, notamment sur la fréquence et les limites de l’utilisation des programmes de gestion des seringues (Cleland et al., 2007 ; Golub et al., 2005 ; Sherman, Rusch et Golub, 2004). D’autres études se sont plutôt penchées sur l’aspect géographique en concluant que certains lieux sont plus touchés par ce phénomène, sans qu’il y ait pour autant une analyse détaillée de la répartition spatiale des seringues ou encore des caractéristiques de l’environnement dans lesquelles on les retrouve (Galea, Rudenstine et Vlahov, 2005 ; Green, Hankins, Palmer, Boivin et Platt, 2003).
Il est tout de même possible de recenser quelques études, d’ailleurs toutes effectuées à Montréal, qui se sont intéressées à cette relation entre les seringues à la traîne ou les UDI, et leur localisation dans la ville. La première a été effectuée dans les années 2000 et conclut que les UDI recherchent trois conditions principales pour choisir le lieu de leur injection (Green et al., 2003). Il s’agit 1) d’éviter d’être repéré, surtout par la police, 2) de minimiser le temps entre l’acquisition et l’injection de la drogue et 3) de trouver un endroit sécuritaire, propre et tranquille. Deux autres études intéressantes ont aussi été conduites par de Montigny et ses collègues (de Montigny et al., 2010 ; de Montigny, Moudon, Leigh et Kim, 2011). Dans la première, ils ont évalué l’impact de l’implantation des boîtes de dépôt public sur la distribution spatiale des seringues. Leurs résultats les amènent alors à conclure à une très grande efficacité de ces boîtes, qui feraient réduire de 98 % le nombre de seringues abandonnées dans une zone de 25 mètres autour de la boîte, de 92 % dans une zone de 50 mètres, de 73 % dans une zone de 100 mètres et de 71 % dans une zone de 200 mètres (de Montigny et al., 2010). Cela corrobore plusieurs travaux qualitatifs signalant que les boîtes aident à faire diminuer considérablement le nombre de seringues abandonnées (Devaney et Berends, 2008 ; Parkin et Coomber, 2011 ; Riley et al., 1998 ; Smith, Riley, Beilenson, Vlahov et Junge, 1998). On peut y voir une réelle volonté des UDI de disposer de leurs seringues de façon sécuritaire. En effet, puisqu’une zone de 200 mètres correspond à une marche de deux à trois minutes, les consommateurs doivent conserver leurs seringues quelque temps alors qu’il leur serait bien plus facile de les jeter par terre.
Dans une seconde étude, ils ont cherché à déterminer les caractéristiques de l’environnement urbain associées à la présence de seringues souillées à l’aide d’une régression logistique comprenant 32 variables indépendantes. Plusieurs variables ressortent alors de façon statistiquement significative de ce modèle comme les arrêts et abris d’autobus, les téléphones publics, les entrées de métro, les pharmacies, les prêteurs sur gages et les endroits isolés (de Montigny et al., 2011). Cette étude est particulièrement importante, mais nous croyons qu’elle présente certaines limites. C’est la raison pour laquelle nous proposons aussi un modèle permettant de dresser la liste des caractéristiques de l’environnement qui ont une influence sur la densité de seringues à la traîne. Premièrement, l’étude de de Montigny et al. (2011) utilise des données sur les seringues de 2001 à 2006 alors que notre étude est basée sur des données plus récentes (2009 à 2014). Cela est particulièrement intéressant puisque le nombre de consommateurs de drogue par injection a diminué de plus des deux tiers entre les années 1990 et 2010 (Leclerc, Fall et Morissette, 2013). Selon Leclerc et al. (2013), cette diminution pourrait être attribuée à un abandon des drogues injectables ou à une modification importante du marché de la drogue. Par contre, la diminution des consommateurs de drogues injectables ne s’est pas forcément accompagnée par une diminution du nombre de seringues souillées. En effet, le nombre d’injections varie en fonction du type de drogues consommées, faisant en sorte qu’un consommateur d’héroïne ne s’injectera que deux ou trois fois par jour alors qu’un consommateur de cocaïne peut s’injecter jusqu’à 30 fois durant la même période (de Koninck et Lagrange, 2014). Il est ainsi intéressant de vérifier si la localisation des seringues à la traîne a pu être affectée par ces changements quant au profil des consommateurs, mais aussi des pratiques de consommation.
Deuxièmement, plusieurs variables retenues par de Montigny et al. (2011) nous semblent relativement difficiles à mesurer de façon précise. Il s’agit notamment de la localisation des poubelles, de l’éclairage ou des endroits isolés et de certains types de commerces comme les prêteurs sur gages. Or, il est peu probable que la localisation géographique de ces éléments ait été parfaitement stable dans le temps. De plus, construire une telle base de données géographique pour chacune des années demeure une tâche quasi impossible. Par conséquent, nous proposerons dons un modèle comprenant beaucoup moins de variables, mais dont il a été possible de retracer la localisation pour chaque année de la période d’étude. Troisièmement, les auteurs excluent la localisation des boîtes de dépôt public de leur modèle en expliquant qu’ils ont déjà validé l’efficacité de ces dernières dans un précédent article (de Montigny et al., 2010). Bien que cela soit avéré, nous croyons tout de même qu’il serait intéressant de les incorporer dans les modèles afin de vérifier leur efficacité ou leur relation avec les autres caractéristiques de l’environnement urbain. C’est pourquoi elles seront intégrées dans nos modèles. Finalement, plutôt que des régressions logistiques, nous effectuerons des régressions de Tobit qui sont plus adaptées à notre jeu de données, ce qui sera discuté en détail dans la section méthodologique.
Objectifs et questions de recherche
La revue de la littérature a permis de montrer que malgré les différents programmes mis en place pour effectuer la gestion de seringues à la traîne, ces dernières demeurent nombreuses à être retrouvées dans les espaces publics. De plus, rares sont les études quantitatives s’étant intéressées aux caractéristiques de l’environnement urbain influençant la présence ou l’absence de seringues à la traîne. Cet article poursuit cet objectif pour le quartier montréalais Centre-Sud entre les années 2010 et 2014. Nous avons ainsi deux questions de recherche. Quelles sont les caractéristiques de l’environnement urbain qui favorisent ou limitent la présence de seringues à la traîne ? Ces caractéristiques sont-elles stables dans le temps ? Plus largement, la présente étude s’inscrit dans le courant de la criminologie spatiale (Anselin, Cohen, Cook, Gorr et Tita, 2000 ; Bernasco et Elffers, 2010). Plus spécifiquement, elle contribue doublement au courant d’études portant sur l’influence des caractéristiques de l’environnement urbain sur la distribution des seringues à la traîne (de Montigny et al., 2010, 2011 ; Green et al., 2003). D’une part, elle intègre la dimension spatiale temporelle en explorant si les relations entre les caractéristiques du milieu urbain et la densité des seringues sont stables dans le temps. D’autre part, elle explore le rôle des boîtes de dépôt public sur la densité des seringues durant une période de cinq ans.
Données et territoire d’étude
Les données relatives à la localisation des seringues souillées abandonnées entre 2010 et 2014 proviennent de l’organisme communautaire Spectre de rue, situé dans le quartier Centre-Sud de Montréal (Figure 1). Il s’agit d’un organisme sans but lucratif ayant comme clientèle cible les UDI. Une de leurs activités principales consiste à parcourir le territoire dans le but de ramasser les seringues à la traîne. Ce territoire d’intervention correspond à un quadrilatère délimité par la rue Sherbrooke au nord, le fleuve Saint-Laurent au sud, le boulevard Saint-Laurent à l’ouest et la rue Frontenac à l’est. Les intervenants utilisent un fichier Excel pour comptabiliser, mais aussi fournir des informations sur chacune des seringues retrouvées, comme leur localisation. Concernant cette dernière, les intervenants inscrivent une description la plus détaillée possible, par exemple : au coin nord-est de l’intersection des rues A et B, à l’arrière du bâtiment X (numéro et nom de rue), à l’entrée sud de la station de métro Z. Cependant, il arrive parfois que l’information sur la localisation soit moins précise, par exemple : dans la ruelle entre les rues A et B au sud de la rue C, en arrière du bar X. Lorsque la localisation était imprécise, la collaboration précieuse des intervenants de Spectre de rue fut déterminante pour améliorer la spatialisation des données.
Au total, le jeu de données comprend 13 560 seringues ramassées par Spectre de rue au courant de ces cinq années (Figure 2), qui ont été géocodées précisément selon l’adresse municipale (43,2 %), l’intersection (9,3 %), la ruelle (22,9 %), un point spécifique (20,4 %) ou le parc (4,3 %). Il est à noter que 285 observations (2 %) n’ont pas pu être géocodées. Les points spécifiques correspondent à des endroits posant problème, mais ne cadrant pas dans les autres catégories, il s’agit essentiellement de stations de métro et de stationnements.
Pour positionner les seringues sur le réseau de rues, nous avons utilisé les données spatiales d’Adresse Québec (produit AQ réseau), auquel nous avons ajouté toutes les ruelles du quartier Centre-Sud dans un logiciel de SIG (ArcMap) en utilisant des fonds de cartes d’images satellitaires ainsi que Google Maps et Street View. Pour les parcs et les points spécifiques, à l’aide de Google Maps, il a été possible de visualiser les chemins que peuvent emprunter les piétons dans ces lieux. Ils ont été tracés et reliés au réseau de rues et ruelles. Concernant les parcs et les ruelles, ces variables ont été retenues, car plusieurs auteurs ont rapporté une forte présence de seringues à la traîne dans ces lieux (de Montigny et al., 2010, 2011 ; Green et al., 2003).
Il est aussi important de mentionner que les seringues ne sont pas ramassées à la même fréquence au courant de l’année. En général, la période de collecte débute à la fonte des neiges (mars-avril) et se termine aux premières neiges (octobre-novembre), à raison de deux à cinq fois par semaine du lundi au vendredi. Ce sont surtout les conditions météorologiques qui déterminent si une collecte a lieu ou non. Durant la période hivernale, aucune sortie n’est faite. Concernant les tournées estivales, il leur est impossible de parcourir à chaque sortie l’ensemble de leur territoire de desserte. Spectre de rue privilégie alors les lieux posant le plus de problèmes (certains parcs, rues ou ruelles), tant sur des artères commerciales que résidentielles. L’organisme reçoit aussi des appels de citoyens ou de commerçants leur indiquant un lieu qui nécessiterait une visite de leur part, ce qu’ils font rapidement. Leurs trajets varient à mesure qu’ils y constatent des changements. Ils peuvent donc ajouter des lieux à leur ronde ou même en retirer lorsqu’ils n’y retrouvent plus de seringues, comme dans le cas où un bâtiment se construirait sur un espace vacant. Aussi, deux fois par année, Spectre de rue organise des blitz, soit des journées de collectes où est invité quiconque touché ou intéressé par la question des seringues à la traîne. Lors de ces journées, plusieurs équipes sont déployées avec des bénévoles provenant d’horizons divers (citoyens, commerçants, policiers, étudiants, politiciens, etc.) et chacune d’entre elles parcourt une partie du territoire, faisant en sorte que le territoire desservi par Spectre de rue est entièrement couvert à ces deux occasions. Ces événements leur permettent d’atteindre deux objectifs : nettoyer l’ensemble du territoire et apporter des ajustements dans leurs tournées hebdomadaires, le cas échéant. Cette organisation spatiotemporelle des collectes peut tout de même générer une sous-estimation dans certaines parties du territoire, qui est malheureusement impossible à quantifier.
Une autre limite, souvent évoquée en criminologie, concerne le chiffre noir. Il s’agit ici de tous les événements n’ayant pas été découverts pour de multiples raisons (Pires, 1994). Dans le cas des seringues, cela peut s’expliquer de deux façons. Premièrement, les moyens financiers des organismes communautaires ne permettent pas de faire des rondes exhaustives de leur territoire sur une base quotidienne. Deuxièmement, les seringues sont parfois abandonnées dans des lieux qui ne favorisent pas toujours leur découverte (difficilement accessibles, arbustes, bouches d’égout, parmi d’autres déchets, etc.). De plus, même si plusieurs organismes ou acteurs parcourent ce secteur, le quartier est divisé de façon à ce que chaque organisme ait son propre territoire, faisant en sorte qu’il est possible d’affirmer que Spectre de rue collecte la majorité des seringues à la traîne dans ce quadrilatère précis (la rue Sherbrooke, le fleuve Saint-Laurent, le boulevard Saint-Laurent et la rue Frontenac). Donc, même s’il est impossible d’avoir un portrait exhaustif des seringues à la traîne, il n’en demeure pas moins que Spectre de rue est l’acteur le plus important de ce secteur et que ses données permettent de dresser un portrait géographique des seringues à la traîne dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Finalement, d’autres chercheurs qui se sont aussi intéressés à la distribution des seringues à la traîne à Montréal ont rencontré ces limites (de Montigny et al., 2010, 2011).
Les modèles de régression Tobit
La variable dépendante : la densité des seringues à la traîne pour les cinq années (2009-2014)
Afin de répondre à nos questions de recherche, nous avons réalisé cinq modèles de régression Tobit avec comme variable dépendante la densité des seringues à 100 mètres pour les années 2010 à 2014 tel qu’il est illustré à la Figure 3. Cette densité a été estimée à partir de la méthode NKDE (network kernel density estimation) (Okabe, Satoh et Sugihara, 2009 ; Xie et Yan, 2008). Les cartes de densité (méthode KDE – kernel density estimation) sont bien connues en criminologie (Smith et Bruce, 2008) et permettent de répertorier les points chauds d’événements criminels (Chainey, Tompson et Uhlig, 2008 ; Gerber, 2014 ; Hart et Zandbergen, 2014). Toutefois, la méthode classique KDE est basée sur la distance euclidienne. Elle se prête ainsi mal à des événements en milieu urbain, distribués habituellement le long d’un réseau de rues. Par conséquent, des auteurs ont proposé récemment une extension de la méthode KDE, soit la méthode NKDE, qui permet de réaliser des cartes de densité d’événements ponctuels le long d’un réseau de rues (Okabe et al., 2009 ; Xie et Yan, 2008). Il est à noter que dans le cadre d’un article précédent, nous avons utilisé cette méthode pour décrire la géographie des seringues à la traîne dans le quartier Centre-Sud (Lesage-Mann et Apparicio, 2016).
Les variables indépendantes : les caractéristiques de l’environnement urbain
Pour expliquer la densité des seringues pour les 11 779 segments de rue de l’espace d’étude, plusieurs variables indépendantes sont introduites dans les modèles Tobit (Tableau 1). Tout d’abord, pour chaque section de tronçon de rue, nous avons calculé la distance réticulaire (à travers le réseau de rues) à la boîte la plus proche. Puis cette distance a été divisée en plusieurs modalités : moins de 50 mètres, de 50 à 99 mètres, de 100 à 199 mètres et de 200 mètres et plus (cette dernière catégorie étant celle de référence). Deux hypothèses contradictoires peuvent être formulées quant à la proximité avec les boîtes de dépôt public. En lien avec les résultats obtenus par de Montigny et al. (2010, 2011), on peut supposer que la proximité des boîtes diminue la densité de seringues retrouvées. À l’inverse, les boîtes ont certainement été installées dans des lieux où l’on retrouve beaucoup de seringues (ces boîtes sont d’ailleurs illustrées à la Figure 4). Il est donc possible que la proximité avec les boîtes soit positivement et fortement associée à la densité de seringues.
Nous avons aussi calculé la distance réticulaire minimale aux centres locaux de services communautaires (CLSC), pharmacies ou organismes communautaires effectuant la collecte de seringues, aux postes de quartier de police et aux sorties des stations de métro (Figure 5). Il est à noter que nous avons privilégié l’introduction d’une variable muette (moins de 100 mètres), car il est probable qu’au-delà de ce seuil, la distance n’ait plus d’influence. Concernant la proximité avec les CLSC, pharmacies ou organismes communautaires et les postes de police, nous formulons l’hypothèse qu’elle soit associée négativement. D’une part, les utilisateurs de drogue par injection (UDI) risquent d’autant plus d’apporter leurs seringues usagées aux CLSC, pharmacies ou organismes communautaires lorsqu’ils sont proches. D’autre part, il est fort probable que les UDI ne s’injectent pas de la drogue à proximité d’un poste de police. Par contre, les stations de métro sont souvent des lieux privilégiés pour la vente et la consommation de drogues (Taniguchi, Rengert et McCord, 2009).
Nous avons aussi introduit des variables muettes pour les types de rues provenant du produit AQ réseau d’Adresses Québec (2016). Cela nous permet de différencier l’autoroute Ville-Marie et les rues nationales[3], les rues collectrices[4], les artères majeures[5], les rues locales et les ruelles. Il est à noter que les ruelles ont été ajoutées au fichier d’Adresses Québec en utilisant les données géomatiques de la Ville de Montréal ; une validation de ces ajouts a aussi été réalisée à partir d’images satellites de Google Maps et de Google Street View. On suppose alors que la ruelle devrait être associée positivement à la densité des seringues comparativement aux rues locales et surtout aux autres types de rues (soit collectrices, artérielles, nationales et autoroutes regroupées dans une même catégorie de référence).
Puis nous avons calculé une zone tampon de 20 mètres autour de chaque section de rue, dans laquelle nous avons calculé la part des différentes utilisations du sol à partir des fichiers de la Communauté métropolitaine de Montréal, tel qu’il est illustré à la Figure 6. On suppose alors que la fonction résidentielle est associée négativement, tandis que la densité des seringues risque d’être notamment plus élevée dans les secteurs commerciaux et les parcs comme formulé par de Montigny et al. (2010, 2011).
Finalement, nous avons construit un indice de mixité fonctionnelle du sol à partir d’un indice d’entropie calculé sur les sept utilisations du sol :
Avec n étant le nombre d’utilisations du sol, Aj est l’aire totale de la zone tampon j et Aij est l’aire de l’utilisation du sol i dans la zone tampon j. L’indice varie ainsi de 0 à 1, soit d’une homogénéité parfaite (une seule occupation du sol) à une hétérogénéité maximale (tous les Aij = Ai / n). En général, plus la mixité fonctionnelle du sol est importante, plus on retrouve des usages variés. Ces lieux sont donc susceptibles d’être plus achalandés, ce qui est moins propice à la consommation de drogues.
Justification de l’utilisation des modèles de régression Tobit
Rappelons que la variable dépendante des cinq modèles est la densité de seringues à 100 mètres sur le réseau de rues pour chacune des années (2010 à 2014), soit une variable continue et non une variable exprimant des effectifs. Cela explique que nous ne pouvons pas recourir à des modèles Poisson. Par conséquent, nous privilégierons le modèle de régression Tobit, largement utilisé en économétrie (Greene, 2012). Ce type de modèle est utilisé lorsque la variable dépendante est continue, mais qu’elle n’est observable que sur un certain intervalle. Brièvement, il représente une extension de la régression linéaire multiple, mais avec une censure ou troncature de la variable dépendante à droite ou à gauche de la distribution. Ce qui explique pourquoi il est appelé modèle de régression censuré ou modèle de régression tronqué. La différence entre les deux réside dans le fait qu’un modèle tronqué ne prend pas en compte les observations en dehors de l’intervalle défini, tandis que le modèle censuré prend en compte l’ensemble des observations du jeu de données.
Puisque notre jeu de données comprend de nombreuses observations avec une valeur à 0 pour la variable indépendante, soit la densité de seringues à la traîne dans un rayon de 100 mètres, nous avons privilégié des modèles de régression Tobit censurés à gauche avec la valeur 0. Ils ont été réalisés dans R avec la librairie VGAM (Yee, 2010). Avant d’analyser les coefficients du modèle Tobit, il convient de signaler que sur 11 779 tronçons, 61 %, 58 %, 60 %, 61 % et 70 % ont une densité à 0 dans un rayon de 100 mètres pour les années 2010 à 2014 respectivement, ce qui justifie amplement notre choix méthodologique.
Résultats
Les résultats des régressions Tobit sont reportés au Tableau 2. Avant d’analyser les coefficients, signalons que les valeurs du facteur d’inflation de la variance (VIF) (non reportées ici) sont toutes inférieures à 2, traduisant ainsi une absence de problème de multicolinéarité.
Contrairement à notre hypothèse de départ, il s’avère que la proximité avec une pharmacie, un CLSC ou un organisme communautaire récupérant les seringues est toujours significative, mais elle fait augmenter la densité de seringues plutôt que de la diminuer. D’un modèle à l’autre, la proximité avec une station de métro n’est pas toujours significative. En outre, lorsqu’elle l’est, elle peut autant faire augmenter (2012) que diminuer (2010 et 2013) la densité de seringues à la traîne. Cela pourrait s’expliquer par le fait que certaines des stations de métro sont situées dans des points froids (Frontenac, Saint-Laurent) alors que d’autres sont dans les points chauds (Berri-UQAM, Champ-de-Mars) (Lesage-Mann et Apparicio, 2016). Ces variations pourraient aussi s’expliquer par le fait que plusieurs entrées de métro ont subi des rénovations importantes au cours des dernières années, limitant leur accessibilité durant la durée des travaux. Puis, concernant la proximité avec un poste de police de quartier, lorsque la relation a son importance, elle tend à faire diminuer la densité de seringues à la traîne, à l’exception de l’année 2014.
Le type de rue a une forte influence sur la densité des seringues. Comparativement aux segments de rues importantes (nationales, artères et collectrices), la densité est considérablement plus élevée dans les rues locales, et encore plus dans les ruelles pour l’ensemble des modèles. D’ailleurs, la variable indépendante ruelle est toujours l’une des plus importantes des modèles avec des valeurs Z élevées (équivalant à la valeur T dans un modèle MCO).
L’utilisation du sol a aussi une influence sur la densité des seringues. Plus la part du résidentiel est importante dans un rayon de 20 mètres, plus elle a tendance à faire diminuer significativement la densité de seringues (pour les années 2011 à 2013). Au contraire, l’utilisation du sol relative aux activités commerciales est associée positivement à la densité des seringues (excepté l’année 2013). Le pourcentage de parcs est aussi significatif sauf pour 2014, et il est associé positivement avec la densité. Autrement dit, quand le segment fait face à un parc, la densité de seringues est plus importante, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qui confirme notre hypothèse de départ.
Concernant la mixité fonctionnelle du sol (entropie), elle est toujours associée positivement et significativement à la densité des seringues à la traîne. Cela va à l’encontre de notre hypothèse de départ, mais cela peut s’expliquer de la façon suivante. Comme le montre la Figure 6, cet indice est calculé à partir de sept différentes utilisations du sol (commerciale, institutionnelle, parc, résidentielle, rue, terrain vacant et utilité publique). Parmi celles-ci, la littérature scientifique montre que les UDI valorisent les endroits discrets et cachés, on peut alors facilement assumer que les parcs, utilités publiques et terrains vacants peuvent en faire partie. En les ajoutant aux parcelles commerciales et aux rues, il devient alors peu surprenant que cet indice soit toujours significatif et fort.
Une fois les caractéristiques des rues et de l’environnement autour du segment contrôlées – utilisations du sol et proximité aux PCO, PDQ et stations de métro –, il reste à vérifier si la proximité avec les boîtes de dépôt public a un impact négatif significatif sur la densité de seringues. Comparativement aux segments situés à plus de 200 mètres d’une boîte (catégorie de référence), la relation est presque toujours significative et les boîtes ont un effet positif sur la densité de seringues à la traîne, et ce, quelle que soit la distance choisie (0 à 49 mètres, 50 à 99 mètres ou 100 à 199 mètres). Cela est dû au fait que les segments présentant des densités très faibles ou nulles – localisés dans le Vieux-Port ou dans la partie est de Centre-Sud – n’ont pas de boîtes de dépôt.
Par contre, pour toutes les années, on constate que les valeurs des coefficients et des valeurs Z augmentent avec la distance : par exemple pour l’année 2010, elles sont de 8,68 (Z = 3,32) pour les segments situés à moins de 50 mètres, 8,95 (Z = 4,26) pour ceux situés de 50 à 99 mètres et 15,97 (Z = 13,63) pour ceux situés de 100 à 199 mètres. Cela veut dire que la présence d’une boîte à moins de 200 mètres fait croître la densité de seringues retrouvées, et que celle-ci augmente à mesure qu’on s’éloigne des boîtes. En d’autres termes, les boîtes ont un effet sur la densité de seringues retrouvées, et même si elles ne les font pas diminuer à proprement dit, ce nombre tend à augmenter à mesure que l’on s’éloigne des boîtes, toutes choses étant égales par ailleurs.
Discussion
Les résultats des régressions Tobit nous ont permis d’avancer que la plupart des variables étaient statistiquement significatives, mais que certaines allaient à l’encontre de nos hypothèses de départ. C’est notamment le cas de la proximité avec une pharmacie, un CLSC ou un organisme communautaire effectuant la gestion de seringues qui tend à faire augmenter la densité de seringues. Cela peut notamment être lié au fait que certains consommateurs ont vécu de mauvaises expériences en tentant d’aller échanger leurs seringues dans des pharmacies ou des CLSC (Groupe de travail sur la récupération des seringues usagées au Québec, 2005). Concernant l’effet de la présence de boîtes de dépôt public sur le nombre de seringues à la traîne, les résultats ne sont pas étonnants. Il est en effet normal que la proximité des boîtes fasse augmenter la densité de seringues à la traîne trouvées puisqu’elles ont été placées dans des endroits posant problème. De plus, on ne s’attend pas au fait que les boîtes feront disparaître totalement les seringues à la traîne, mais on croît plutôt qu’elles contribuent à en réduire le nombre. Les résultats des modèles de régression le confirment : même si le coefficient est positif à moins de 50 mètres d’une boîte, il est plus faible que ceux de 50 à 99 mètres et de 100 à 199 mètres. Autrement dit, la forte proximité d’une boîte contribue à faire diminuer la densité de seringues à la traîne.
Ces résultats vont relativement dans le même sens que de Montigny et al. (2010, 2011) bien qu’ils soient plus nuancés. En effet, ces derniers notaient une forte diminution du nombre de seringues lorsqu’il y avait des boîtes de dépôt public à proximité. Dans notre cas, les boîtes font augmenter la densité de seringues trouvées, mais cette augmentation devient plus grande à mesure que l’on s’éloigne des boîtes de dépôt public. Plusieurs raisons peuvent expliquer qu’il y ait autant de seringues à proximité des boîtes de dépôt public. D’abord, certaines boîtes de dépôt public ont été déplacées ou retirées durant les cinq années. Il est alors possible que des UDI aient continué de se débarrasser de leurs seringues au même endroit plutôt que de les garder avec eux. Puis, il se peut aussi que les UDI ne connaissent pas l’emplacement ou même l’existence des boîtes. Finalement, il semble normal que les boîtes se retrouvent dans les points chauds. En effet, étant donné que l’emplacement de ces boîtes est déterminé surtout par le fait qu’il y a un problème de seringues à la traîne, on peut concevoir que certaines seringues sont encore retrouvées par terre. Il peut également arriver que certaines boîtes soient pleines et que les UDI préfèrent abandonner leurs seringues plutôt que trouver une autre boîte. Un autre aspect qu’il nous semble important de retenir est le fait que les UDI abandonnent très souvent leurs seringues dans les ruelles. Il faudrait alors installer des boîtes de dépôt public dans ces lieux. Certaines s’y trouvent déjà, mais d’autres sont situées dans des rues assez passantes comme Berri ou De Maisonneuve. Un registre sur la fréquence à laquelle ces boîtes sont vidées nous permettrait aussi de valider si ces boîtes, situées sur des rues plus passantes, sont réellement moins utilisées.
Conclusion
Les résultats montrent de façon évidente la forte influence qu’ont les ruelles et les boîtes de dépôt public sur la densité de seringues trouvées. Il est possible d’avancer que les UDI utilisent les divers services mis à leur disposition pour jeter leurs seringues de façon sécuritaire, mais qu’il semble toujours y avoir certaines limites quant à leur utilisation puisque des seringues continuent d’être trouvées quotidiennement. Nous croyons qu’il serait intéressant de développer un devis de recherche mixte, c’est-à-dire d’inclure aussi des données de recherche qualitatives. En effet, même si la majorité des études recensées étaient de cette nature, aucune n’a été faite à Montréal et la plupart d’entre elles semblent avoir été réalisées aux États-Unis. Plusieurs de ces recherches s’intéressent aux comportements des UDI, incluant les raisons pour lesquelles ils utilisent ou non les programmes de gestion de seringues. Plusieurs études permettent de constater les nombreuses craintes ou barrières entourant ces programmes, comme le fait qu’il soit illégal dans certains États d’avoir des seringues en sa possession (Riley et al., 1998) ou le fait que les UDI craignent que les policiers utilisent les boîtes de dépôt public pour les piéger (Devaney et Berends, 2008 ; Parkin et Coomber, 2011). Cela n’incite pas les consommateurs à adopter des comportements plus responsables, comme le fait de disposer de leurs seringues de façon sécuritaire. Ce genre de règlementation n’existant pas au Canada, il pourrait être intéressant de se pencher sur les raisons pour lesquelles les consommateurs n’utilisent pas ces programmes à Montréal. Surtout que, comme l’a constaté Neale (1998), les consommateurs préfèrent toujours se responsabiliser et disposer de leurs seringues de façon sécuritaire lorsqu’il est possible de le faire.
De récentes études sur les boîtes de dépôt public, notamment celle de Parkin et Coomber (2011), ont révélé l’importance cruciale de bien identifier les boîtes, car c’est souvent en les voyant que les UDI apprennent leur existence. Les boîtes doivent être facilement reconnaissables pour maximiser leur efficacité. De plus, tel qu’il a été mentionné précédemment, plusieurs modifications – ajout, retrait, déplacement de boîtes – sont effectuées chaque année. On peut alors supposer que les consommateurs ne sont pas toujours informés de ces changements, sans pour autant connaître les impacts sur la gestion de leurs seringues souillées.
Pour conclure, Montréal connaît actuellement une augmentation des déplacements de la part des UDI en dehors du quartier Centre-Sud. Cela s’expliquerait notamment par les fermetures et la revitalisation de certains espaces publics prisés par les UDI, comme le square Viger et la place Émilie-Gamelin. Ce faisant, des seringues sont désormais retrouvées dans des ruelles et lieux publics auparavant épargnés par ce problème. Des entretiens avec des consommateurs nous permettraient d’aborder en détail cette question, mais aussi d’en apprendre davantage sur les variations importantes qu’il a été possible de constater pour certaines variables de nos modèles. En effet, puisque durant les dernières années les UDI ont été repoussés de lieux publics qu’ils fréquentaient, ils ont vraisemblablement dû modifier certaines de leurs habitudes de consommation. Cela s’est certainement concrétisé par des changements de lieux. Selon plusieurs intervenants du milieu communautaire, ces changements dans leur mobilité auraient une influence importante, notamment sur la question des seringues à la traîne. En effet, puisqu’ils sont constamment repoussés, ils ne connaissent pas toujours bien l’environnement dans lequel ils décident de s’injecter. Par conséquent, ils ont souvent plus de difficultés à disposer de leurs seringues de façon responsable étant donné qu’ils ne connaissent pas nécessairement la localisation des boîtes de dépôt public à proximité du lieu d’injection. Nous pensons que les différences, parfois importantes, entre les modèles des cinq années reflètent la difficulté de bien saisir la complexité des déplacements des UDI et leurs pratiques de consommation. Des études qualitatives ou mixtes ultérieures devraient alors être menées afin de bien comprendre les caractéristiques de l’environnement urbain attractives pour les UDI et leur mobilité, et ainsi leur donner des services leur permettant de disposer de façon sécuritaire de leurs seringues.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Institut national de la recherche scientifique, Centre Urbanisation Culture Société, 385, rue Sherbrooke Est, Montréal (Québec), Canada, H2X 1E3.
-
[2]
Cet article n’aurait pu être possible sans la collaboration précieuse de l’organisme communautaire Spectre de rue.
-
[3]
La rue Sherbrooke, le pont Jacques-Cartier avec ses accès et sorties sur les avenues de Lorimier et Papineau.
-
[4]
Notamment celles est-ouest (rue Ontario Est, rue Sainte-Catherine Est, rue Notre-Dame Est, rue de la Commune) et celles nord-sud (rue Saint-Denis, rue Saint-Hubert, rue Amherst, rue Fullum).
-
[5]
Notamment celles est-ouest (avenue Viger Est, boulevard René-Lévesque Est, boulevard De Maisonneuve Est) et celles nord-sud (boulevard Saint-Laurent, rue Berri, avenue Papineau, avenue De Lorimier, rue D’Iberville, rue Frontenac).
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