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Selon l’Organisation mondiale de la Santé (Organisation mondiale de la Santé [OMS], 2007), le suicide est la principale cause de mort non naturelle en milieu correctionnel. Des études en provenance de plusieurs pays ont démontré que les prisonniers étaient un groupe particulièrement à risque d’avoir des idéations suicidaires, de faire une tentative de suicide et de mourir par suicide (Fazel, Benning et Danesh, 2005 ; Jenkins et al., 2005 ; Shaw, Baker, Hunt, Moloney et Appleby, 2003). Aux États-Unis, le suicide est la troisième cause de mortalité dans les pénitenciers et la seconde cause de décès dans les prisons (Daniel et Fleming, 2006). Le phénomène du suicide prend une telle ampleur dans les établissements carcéraux américains que les chercheurs estiment que le risque de décès par suicide y est de 11 à 14 fois plus élevé que dans la population générale (McKee, 1998). Au Canada, Fazel, Grann, Kling et Hawton (2011) ont dénombré 44 morts par suicide en milieu carcéral pour la période de 2003 à 2005, ce qui correspond à un taux ajusté de 70 décès par 100 000 personnes. Concernant le système correctionnel québécois (établissements provinciaux pour les prévenus et ceux purgeant une peine de moins de deux ans), les données du ministère de la Sécurité publique indiquent que 65 décès par suicide ont été enregistrés pour la période du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2006. À titre de comparaison, pour l’année 2004-2005, le taux ajusté de suicide dans les établissements carcéraux provinciaux du Québec était de 150 décès par 100 000 personnes, tandis qu’il était de 40 décès par 100 000 personnes dans les établissements des autres provinces canadiennes et de 80 décès par 100 000 personnes dans les établissements carcéraux fédéraux (Ministère de la Sécurité publique du Québec, 2009).

Le milieu carcéral est un milieu unique en soi, avec des règles et des codes de conduite qui lui sont propres et où les notions de liberté individuelle et d’autonomie prennent un tout autre sens. Plus encore, l’environnement carcéral est composé d’individus présentant une grande variété de troubles comportementaux et de troubles mentaux (Engström, 2005). Il s’agit d’un milieu particulier et difficile, où le risque de répercussions négatives sur la santé physique et mentale des individus est accru, en particulier chez ceux présentant déjà une vulnérabilité. Il appert alors que la connaissance des antécédents psychologiques du suicide devient particulièrement importante dans un cadre de prévention et de pratiques cliniques (Mills, Greene et Redon, 2005). À ce jour, plusieurs études ont relevé des facteurs de risque de suicide en milieu carcéral (voir p. ex. : Casiano, Katz, Globerman et Sareen, 2013 ; Fazel, Cartwright, Norman-Nott et Hawton, 2008 ; Jenkins et al., 2005 ; Karimina et al., 2007 ; Lohner et Konrad, 2007 ; Sarchiapone et al., 2009). Parmi les facteurs de risque reconnus chez les hommes en détention, il y a le statut de prévenu, une condamnation pour un délit violent, des antécédents de tentative de suicide, l’impulsivité, les troubles psychiatriques et l’abus de substance. En raison de la nature multifactorielle du suicide, aucun facteur de risque ne peut expliquer, à lui seul, l’apparition du phénomène. Le passage à l’acte résulte d’une interaction complexe entre plusieurs facteurs individuels, génétiques, biologiques et environnementaux (van Heeringen, 2012). Puisque les recherches sur le suicide sont rétrospectives, une relation définitive de cause à effet entre les facteurs de risque et la mort par suicide ne peut être établie avec certitude (Daniel et Fleming, 2006).

Lorsque vient le temps de procéder à une évaluation du risque suicidaire, le clinicien doit considérer les troubles psychiatriques des Axes I et II comme étant un des principaux facteurs de risque pour le suicide (Engström, 2005). Dans la population générale, il est établi qu’il existe un lien étroit entre les troubles mentaux et les comportements suicidaires. Des études se basant sur l’évaluation du dossier psychologique post-mortem de la personne décédée ont démontré qu’environ 90 % des individus décédés par suicide avaient un ou plusieurs troubles mentaux au moment du décès et que certains de ces troubles ont contribué à l’augmentation du risque de suicide (Harris et Barraclough, 1997). Bien que le suicide et les troubles mentaux soient souvent associés dans la population générale, il faut se garder d’établir un lien direct de causalité. En effet, la majorité des personnes qui souffrent d’un trouble de santé mentale ne se suicident pas et ce ne sont pas toutes les personnes qui se suicident qui ont un trouble de santé mentale au moment du passage à l’acte (Daigle et Côté, 2001).

Plusieurs études ont démontré que les détenus étaient un groupe particulièrement à risque de présenter un trouble de santé mentale (Fazel et Danesh, 2002 ; Konrad, Welke et Opitz-Welke, 2012 ; Lamb, Weinberger et Gross, 2004 ; Teplin, Abram, McClelland, Dulcan et Mericle, 2002). Dans le cadre d’une méta-analyse colligeant les résultats de 62 études réalisées dans 12 pays (n = 18 530), Fazel et Danesh (2002) ont trouvé que, parmi les détenus décédés par suicide, 3,7 % avaient un trouble psychotique, 10 % une dépression majeure et 65 % un trouble de la personnalité, dont 47 % avaient un trouble de la personnalité antisociale. En comparant ces taux à ceux de la population générale américaine et britannique de même âge, les auteurs ont conclu que les détenus étaient de deux à quatre fois plus à risque d’avoir un trouble mental grave (dépression majeure et trouble psychotique) et environ dix fois plus à risque d’avoir un trouble de la personnalité antisociale.

Dans les milieux carcéraux, le groupe diagnostique le plus fortement représenté est celui caractérisé par les troubles du groupe B de l’Axe II. Un diagnostic de trouble de la personnalité augmente considérablement le risque suicidaire et plusieurs études font état de taux élevés de suicide chez les personnes qui présentent un trouble de la personnalité (Kullgren, Tengström et Grann, 1998). En milieu carcéral, les troubles de la personnalité sont communs, en particulier chez les détenus qui ont fait une tentative de suicide (Meltzer, Jenkins, Singleton, Charlton et Yar, 2003). Kullgren et ses collègues (1998) ont suivi 1943 détenus soumis à une évaluation psychiatrique entre 1988 et 1991. Parmi ceux qui ont reçu un diagnostic de trouble de la personnalité (n = 920), 24 avaient commis un suicide lors de l’examen des dossiers en 1996. Les résultats indiquent que les détenus qui ont un trouble de la personnalité sont 12 fois plus à risque de faire un geste autoagressif que les détenus qui n’ont pas un tel trouble.

Parmi les troubles de la personnalité du groupe B, le trouble de la personnalité limite (borderline) et le trouble de la personnalité antisociale sont les plus souvent mis en cause dans les comportements autoagressifs en prison. Le trouble de la personnalité limite est un facteur de risque bien connu des comportements autoagressifs (Goodman, Roiff, Oakes et Paris, 2012 ; Oumaya et al., 2008). Ce trouble, caractérisé par une impulsivité et une instabilité de l’humeur, des relations interpersonnelles et de l’image de soi, est le seul trouble mental qui inclut les comportements autoagressifs récurrents dans ses critères diagnostiques (American Psychological Association [APA], 2013). La prévalence à vie de décès par suicide chez les personnes de la population générale qui ont un trouble de la personnalité limite se situe entre 5 et 10 % (Berk, Jeglic, Brown, Henriques et Beck, 2007 ; McGirr, Paris, Lesage, Renaud et Turecki, 2009). Ce trouble de personnalité est surreprésenté dans les milieux carcéraux, la prévalence variant de 25 à 50 %, selon la méthodologie utilisée, avec une plus forte représentativité chez les détenues (Sansone et Sansone, 2009).

Le trouble de la personnalité antisociale se caractérise par un mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui. Plus précisément, il se caractérise par une incapacité à se conformer aux normes sociales, par des actes de manipulation, de duperie et de tromperie à l’égard des autres, par une irresponsabilité persistante, une absence de remords et une incapacité à développer des relations interpersonnelles stables (Black, Baumgard et Bell, 1995). Les sujets qui ont ce type de personnalité ont un risque accru par rapport à la population générale de décéder prématurément de mort violente, incluant le suicide (APA, 2013). À partir d’autres études américaines portant sur le lien entre le trouble de la personnalité antisociale et le suicide dans des échantillons cliniques, Frances, Fyer et Clarkin (1986) ont estimé les taux de suicides complétés chez ceux ayant ce trouble de la personnalité à 5 % avec un taux de tentatives à 11 %. Bien que ces taux excèdent substantiellement ceux trouvés dans la population générale (0,01 % et 1-2 % respectivement ; National Center for Health Statistics, 1994), Frances et ses collègues (1986) concluent que ce groupe peut représenter principalement les individus avec un trouble de la personnalité antisociale qui ont également un trouble affectif, un trouble d’abus de substance et d’autres troubles de la personnalité qui augmentent le risque suicidaire. La prévalence de ce trouble étant particulièrement élevée dans les prisons et les pénitenciers (Black, Gunter, Loveless, Allen et Sieleni, 2010 ; Fazel et Danesh, 2002), le risque de comportements autoagressifs y est conséquemment augmenté.

La plupart des troubles de santé mentale des Axes I et II se présentent souvent en comorbidité avec d’autres troubles. Chez les personnes décédées par suicide, cette comorbidité est rapportée dans 14 à 58 % des cas (Cheng, Mann et Chan, 1997 ; Vijayakumar et Rajkumar, 1999). Cheng et ses collaborateurs (1997) ont démontré que le risque de comportements autoagressifs était augmenté chez les personnes qui présentent plus d’un trouble de la personnalité et chez celles qui présentent en comorbidité un trouble de l’Axe I, en particulier une dépression sévère. La majorité des personnes qui décèdent par suicide ont un trouble psychiatrique, soit un trouble de l’humeur, un trouble anxieux, un trouble psychotique, un trouble lié à l’utilisation d’une substance et un trouble de la personnalité, une comorbidité de plusieurs de ces troubles étant un élément commun (Hawton et van Heeringen, 2009).

Les troubles liés à l’abus de substance constituent un important facteur de risque de suicide en raison notamment de sa forte comorbidité avec plusieurs troubles de santé mentale. Cela est vrai pour la population générale (Arsenault-Lapierre, Kim et Turecki, 2004 ; Ilgne et al., 2010) et particulièrement dans les milieux carcéraux, où cette problématique est largement surreprésentée. Dans une étude portant sur la prévalence des troubles mentaux chez les détenus, Teplin, Abram et McClelland (1996) ont trouvé que 75 % d’entre eux avaient un trouble d’abus de substance. Dans le cadre d’une autre étude réalisée auprès de 1265 prisonniers, le trouble lié à l’utilisation de substance s’est avéré être le trouble clinique de santé mentale le plus fortement représenté dans l’échantillon (Carli et al., 2010). En lien avec le suicide, Shaw et ses collègues (2004) ont démontré que la dépendance aux drogues était le trouble le plus commun chez les détenus décédés par suicide. Des antécédents d’abus de drogues étaient aussi retrouvés dans 62 % des cas. Dans une autre étude réalisée auprès de 903 hommes incarcérés, Sarchiapone, Carli, Giannantonio et Roy (2009) ont trouvé que les détenus ayant fait une tentative de suicide avaient significativement plus de problèmes liés à l’abus de substance que les détenus sans antécédent suicidaire. À ce sujet, Ivanoff (1989) affirme qu’il existe plus d’évidences pour la corrélation entre la consommation d’alcool/drogue et le suicide en milieu carcéral que pour n’importe quelle autre variable.

Un autre trouble d’importance en ce qui concerne les comportements autoagressifs, notamment en raison de sa forte comorbidité avec d’autres troubles, est le trouble du déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH). Le TDAH est un trouble neurodéveloppemental se caractérisant par un mode persistant d’inattention et/ou d’hyperactivité-impulsivité, plus important que chez d’autres individus au même stade de développement (APA, 2013). Il s’agit du trouble le plus fréquemment diagnostiqué chez les enfants d’âge scolaire. Les taux varient considérablement en fonction de la nature de la population échantillonnée et de la méthode d’évaluation utilisée (Gonon, Guilé et Cohen, 2010 ; Skounti, Philalithis et Galanakis, 2007). Sa prévalence est estimée être de 3 à 7 % à travers le monde (APA, 2013 ; Polanczyk, de Lima, Horta, Biederman et Rohde, 2007). Ce trouble persiste souvent jusqu’au début de l’adolescence et plusieurs sujets continuent de présenter des symptômes à l’âge adulte (APA, 2013 ; Spencer, Biederman et Mick, 2007). Le TDAH est associé à une augmentation du risque de présenter une psychopathologie majeure au début de l’âge adulte (psychose, dépression, bipolarité), des troubles antisociaux, ainsi qu’un trouble lié à l’abus de substance (Barbares et al., 2013 ; Biederman et al., 2006). Des études de cohorte de naissances ont également montré que le TDAH était lié à une trajectoire de comportements agressifs qui persistait de l’enfance à l’âge adulte (Odgers et al., 2007) et à un risque plus élevé de décès par suicide à l’âge adulte (Barbaresi et al., 2013). Dans les milieux carcéraux, la prévalence du TDAH se situe généralement autour de 10 à 20 % (Cahill et al., 2012 ; Colins et al., 2010 ; Fazel, Doll et Langstrom, 2008 ; Retz et Rösler, 2010 ; Usher, Stewart et Wilton, 2013 ; Westmoreland et al., 2010), mais des taux plus élevés ont aussi été rapportés (Einarsson, Sigurdsson, Gudjonsson, Newton et Bragason, 2009 ; Ginsberg, Hirvikoski et Lindefors, 2010 ; Rösler et al., 2004). Plusieurs études démontrent que le TDAH se présente le plus souvent en comorbidité avec d’autres troubles, en particulier les troubles de l’humeur, les troubles anxieux, les troubles psychotiques, le trouble de la personnalité limite, le trouble de la personnalité antisociale et les troubles liés à l’utilisation de substances (alcool et drogue) (Einarsson et al., 2009 ; Rösler et al., 2004 ; Spencer et al., 2007 ; Westmoreland et al, 2010). Le TDAH, en lien avec ses comorbidités, est associé aux gestes agressifs et aux inconduites en établissement (Usher et al., 2013 ; Young et Thome, 2011), à la persistance des symptômes du TDAH (Ginsberg et al., 2010 ; Vermeiren, 2003) ainsi qu’à un risque plus élevé de décès par suicide (Westmoreland et al., 2010).

En tenant compte de la prévalence élevée des troubles mentaux et des facteurs de stress qui accompagnent l’arrestation et l’emprisonnement, la combinaison de facteurs de risque peut faire en sorte d’augmenter la probabilité de comportements autoagressifs. En se basant sur cette prémisse, la présente étude a pour objectif d’étudier les tentatives de suicide antérieures chez de nouveaux détenus en lien avec les troubles de santé mentale. Plus spécifiquement, cette étude vise à déterminer le rôle que peuvent jouer les différents troubles de l’Axe I et de l’Axe II par rapport à ces tentatives de suicide. Compte tenu de la prévalence élevée du TDAH au sein de cette population, une attention particulière sera portée à cette problématique afin de mieux comprendre les facteurs qui augmentent le risque suicidaire chez ce groupe d’individus.

Méthodologie

Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une vaste étude portant sur la prévalence des troubles mentaux, des troubles de la personnalité et de la déficience intellectuelle en milieu carcéral fédéral, étude à laquelle ont participé les coauteurs du présent article. Un total de 565 détenus masculins, francophones et anglophones, ont été recrutés parmi tous les individus condamnés à deux ans ou plus de détention dans un milieu carcéral fédéral. Les participants ont été sélectionnés de façon systématique et aléatoire au moment de leur arrivée au Centre régional de réception du Service correctionnel du Canada (SCC), le pénitencier qui accueille tous les nouveaux condamnés au Québec. Initialement, 768 détenus étaient ciblés pour l’étude, mais 37 n’ont pu être contactés en raison d’empêchements divers (maladie, barrière langagière, etc.). Parmi les 731 détenus contactés, 152 sujets ont refusé de participer à l’étude et 14 autres ont quitté la recherche en cours de route (taux de refus établi à 22,7 %). Au final, 565 sujets ont participé à l’ensemble des évaluations requises au processus évaluatif.

Instruments

Troubles mentaux et troubles de la personnalité (Axes I et II du DSM). L’instrument retenu pour effectuer l’évaluation des troubles majeurs cliniques de santé mentale est le Structured Clinical Interview for DSM-IV-TR Axis I Disorders (SCID-I ; First, Spitzer, Gibbon et Williams, 1997). Pour les troubles de la personnalité, le Structured Clinical Interview for DSM-IV-TR Axis II Personality Disorders (SCID-II ; First, Spitzer, Gibbon, Williams et Benjamin, 1997) a été utilisé. Le SCID est un instrument hautement valide pour la majeure partie des diagnostics, à la fois de l’Axe I et de l’Axe II (Segal, Hersen et Van Hasselt, 1994). Il s’agit de l’instrument le plus utilisé en recherche actuellement. Le SCID fonctionne par modules, permettant une économie de temps du fait qu’il est possible de passer rapidement au module suivant lorsque l’un des critères diagnostiques d’un trouble est absent (durée de passation de 60 à 90 minutes).

Comportements autoagressifs. La Lethality of Suicide Attempt Rating Scale (LSARS ; Smith, Conroy et Ehler, 1984) a été utilisée pour objectiver la présence de tentatives de suicide antérieures. Il s’agit d’une échelle mesurant le degré de létalité des tentatives de suicide qui est graduée de 0 à 10, à intervalles égaux. La cotation est tout d’abord basée sur la gravité réelle de la méthode utilisée, c’est-à-dire l’impact potentiellement mortel de l’acte spécifique et du moyen utilisé. L’évaluation de la sévérité de la méthode employée est ensuite modifiée par l’analyse des circonstances entourant l’évènement. Seuls les participants ayant répondu oui à la question demandant s’ils ont déjà fait une tentative de suicide au cours de leur vie ont été inclus dans les analyses. La LSARS est l’une des meilleures échelles pour évaluer la létalité du geste suicidaire et elle possède une validité empirique (Leenaars et al., 1997). Un canevas d’entretien pour la LSARS a déjà été construit et utilisé au Québec à partir notamment d’éléments circonstanciels éprouvés en milieu carcéral (Daigle, Alarie et Lefebvre, 1999). La LSARS n’est administrée que pour ceux qui disent avoir déjà eu des comportements autodestructeurs (durée de passation de 15 minutes).

Trouble du déficit de l’attention/hyperactivité. Les symptômes du TDAH ont été évalués à l’aide de l’échelle d’évaluation CAARS (Connors’ Adult ADHD Rating Scales), dans sa version correctionnelle (Conners, 2004). Il s’agit d’un indice du TDAH qui donne un aperçu des symptômes présents du TDAH, mais qui ne permet pas d’établir un diagnostic formel. L’échelle CAARS s’adresse aux adultes détenant un niveau de lecture équivalent à une sixième année du primaire. Il s’agit d’une échelle autorapportée composée de 26 items cotés en quatre points (pas du tout, jamais ; un peu, occasionnellement ; passablement, souvent ; beaucoup, très souvent), formant quatre sous-échelles de symptômes (problèmes d’inattention/de mémoire ; agitation/hyperactivité ; impulsivité/labilité émotionnelle ; problèmes avec le concept de soi) ainsi qu’un index global. Un score élevé sur l’index global indique que le participant a des niveaux cliniquement significatifs de symptômes du TDAH comparé aux adultes ayant un faible score (CAARS’ Technical Manual, 2004). Le score final (entre 26 et 104) est transposé sur une échelle à trois points qui détermine le risque que la personne ait réellement un TDAH : faible risque de TDAH, score plus petit ou égal à 73 ; peut être à risque de TDAH, score entre 74 et 97 ; à risque de TDAH, 98 et plus). L’échelle d’évaluation CAARS possède une bonne validité factorielle, discriminante et de construit (Conners, Erhardt et Sparrow, 1999). La durée de passation est de 10 à 15 minutes.

Regroupements des variables. Afin d’obtenir un nombre suffisant de données pour chaque catégorie de troubles, certaines variables ont été regroupées ensemble. Ainsi, la variable « trouble anxieux » inclut le trouble panique, l’agoraphobie sans histoire de trouble panique, la phobie sociale, la phobie spécifique, le trouble obsessionnel-compulsif, l’anxiété généralisée et le trouble anxieux non spécifié. La variable « trouble de l’humeur » inclut le trouble bipolaire I, le trouble bipolaire II, les autres troubles bipolaires, le trouble dépressif majeur, le trouble dysthymique et le trouble dépressif non spécifié. La variable « trouble de l’humeur grave » inclut le trouble dépressif majeur et le trouble bipolaire I. La variable « trouble psychotique » inclut le trouble du spectre de la schizophrénie et le trouble psychotique bref. La variable « trouble du spectre de la schizophrénie » inclut la schizophrénie, le trouble schizophréniforme, le trouble schizoaffectif, le trouble délirant et le trouble psychotique non spécifié et, enfin, la variable « trouble mental grave » inclut le trouble du spectre de la schizophrénie et le trouble de l’humeur grave.

Analyses statistiques

Des analyses de khi-carré ont été utilisées afin de vérifier s’il existait une relation entre les troubles de santé mentale et les tentatives de suicide auprès de 1) l’ensemble des participants, et 2) les participants à risque de présenter un TDAH (score de 74 et plus). Pour ces analyses, les variables ont été recodées en variables dichotomiques (absence, présence) afin de faciliter leur interprétation et leur utilisation dans un modèle multivarié. Des analyses multivariées ont ensuite été effectuées avec les variables qui se sont avérées être associées significativement à la présence de tentatives de suicide chez les détenus. Pour le premier ensemble de variables contenant tous les participants, les variables significatives issues des analyses de khi-carré ont été entrées en même temps dans un modèle de régression logistique ascendante avec ratio de vraisemblance afin de repérer celles qui avaient une valeur de prédiction sur les tentatives de suicide. Les variables significatives de ce modèle préliminaire ont, par la suite, été entrées dans un modèle final de régression logistique afin d’arriver avec un ensemble de variables prédictives des tentatives de suicide. Une fois les variables déterminées, une analyse de type ROC a été faite pour évaluer l’efficacité prédictive globale du modèle de régression. Afin de déterminer les participants ayant une possibilité d’avoir un TDAH, le résultat de l’index global de l’échelle CAARS a été utilisé ; ceux ayant un résultat de 74 ou plus ont été inclus dans les analyses subséquentes. La même procédure statistique a été appliquée pour cet échantillon dont la seule différence est l’ajout de quatre variables supplémentaires, soit les sous-échelles de la CAARS concernant les sphères d’atteintes découlant de la possibilité d’avoir le TDAH. Toutes les données ont été analysées à l’aide du logiciel d’analyses statistiques PASW 18.

Résultats

Résultats pour l’ensemble des participants

Parmi les 565 participants, 136 rapportent avoir fait d’une à huit tentatives de suicide au cours de leur vie (M = 2,13, ET = 1,38). L’âge moyen des détenus ayant fait des tentatives de suicide (M = 39,35, ET = 12,22) ne diffère pas de celui des détenus n’ayant pas fait de tentatives (M = 38,21 ; ET = 11,33). En comparant le nombre de tentatives de suicide des participants ayant une possibilité de TDAH (M = 2,47 ; ET =1,59) à celui des participants n’ayant pas une possibilité de TDAH (M = 1,95 ; ET = 1,25), une différence significative apparaît, et ce, même si le nombre de participants suicidaires ayant un possible TDAH (n = 45) est près de la moitié moins élevé que celui des participants suicidaires sans possibilité de TDAH (n = 88).

Le Tableau 1 des analyses de khi-carré démontre les différences statistiquement significatives entre les groupes relativement aux troubles de santé mentale pour tous les participants. Les groupes se distinguent sur l’ensemble des variables. En ce qui a trait à la prédiction multivariée des tentatives de suicide, le modèle complet de régression logistique ascendante est significatif (χ² (7, N = 565) = 137,007, p <,001). Seule la variable « trouble mental grave à vie » devient non significative à la fin du modèle (p = 0,092). Un modèle final de régression logistique a donc été produit en incluant les 11 variables significatives issues du modèle ascendant. Le Tableau 2 montre les six variables qui conservent une valeur de prédiction significative sur les tentatives de suicide. Le Graphique 1 représentant la courbe ROC démontre que l’aire sous la courbe de ce graphique, d’une valeur de 0,663, permet de conclure que la capacité de discrimination des variables du modèle est faible.

Tableau 1

Comparaison du nombre de sujets diagnostiqués chez ceux qui ont fait ou non des tentatives de suicide

Comparaison du nombre de sujets diagnostiqués chez ceux qui ont fait ou non des tentatives de suicide

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Tableau 2

Analyse de régression logistique pour prédire les tentatives de suicide chez tous les participants

Analyse de régression logistique pour prédire les tentatives de suicide chez tous les participants

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Graphique 1

Analyse ROC prédisant les tentatives de suicide pour tous les participants

Analyse ROC prédisant les tentatives de suicide pour tous les participants

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Résultats pour les participants ayant un risque élevé de TDAH

Parmi les 565 participants de l’échantillon global, 91 sont à risque de présenter un TDAH en fonction de leur résultat au test CAARS (score de 74 et plus). De ce nombre, environ la moitié rapporte des antécédents de tentatives de suicide (n = 45). L’âge moyen des détenus ayant fait des tentatives de suicide (M = 40,80, ET = 11,47) ne diffère pas de celui des détenus n’ayant pas de tentatives de suicide (M = 39,78, ET = 14,16). Le Tableau 3 montre les différences entre les groupes relativement aux troubles de santé mentale. Seulement quatre variables distinguent les groupes de façon statistiquement significative. Relativement au TDAH, les tests du khi-deux ont permis de déterminer les facteurs de l’échelle CAARS qui sont statistiquement associés à la présence d’antécédents suicidaires chez les détenus (inattention/mémoire, agitation/hyperactivité, impulsivité/labilité émotionnelle et concept de soi). Le Tableau 4 indique que seule la variable en lien avec le concept de soi distingue les groupes de façon statistiquement significative.

Tableau 3

Comparaison du nombre de sujets ayant la possibilité d’une présence de TDAH qui ont fait ou non des tentatives de suicide

Comparaison du nombre de sujets ayant la possibilité d’une présence de TDAH qui ont fait ou non des tentatives de suicide

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Tableau 4

Comparaison du nombre de sujets ayant la possibilité d’une présence de TDAH qui ont fait ou non des tentatives de suicide en fonction des sphères d’atteintes

Comparaison du nombre de sujets ayant la possibilité d’une présence de TDAH qui ont fait ou non des tentatives de suicide en fonction des sphères d’atteintes

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Valeur de prédiction de l’ensemble des variables sur le risque de tentatives de suicide

Le même modèle de régression logistique a été appliqué pour trouver l’ensemble des variables qui prédisaient le mieux la présence de comportements suicidaires chez les détenus. Étant donné les deux types de variables (troubles de santé mentale et facteurs du CAARS), deux modèles séparés ont été produits. Le test du modèle complet de régression ascendante pour les variables relativement aux troubles de santé mentale est significatif (χ² (2, N = 91) = 28,330, p <,001), de même que le test du modèle complet de régression ascendante pour les variables relativement aux facteurs de la CAARS (χ² (1, N = 91) = 5,069, p <,05). Un modèle final de régression logistique a été produit en incluant toutes les variables considérées comme étant des variables significatives dans les modèles ascendants. Le Tableau 5 montre les trois variables qui possèdent une valeur de prédiction significative sur le risque de comportements suicidaires des détenus. Le Graphique 2 représentant la courbe ROC démontre que l’aire sous la courbe de ce graphique, d’une valeur de 0,719, permet de conclure que la capacité de discrimination des variables du modèle est acceptable.

Tableau 5

Analyse de régression logistique pour prédire les tentatives de suicide chez les participants ayant une présence possible de TDAH

Analyse de régression logistique pour prédire les tentatives de suicide chez les participants ayant une présence possible de TDAH

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Graphique 2

Analyse ROC prédisant les tentatives de suicide pour les participants ayant une possibilité de TDAH

Analyse ROC prédisant les tentatives de suicide pour les participants ayant une possibilité de TDAH

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Discussion

Dans un cadre de prévention du suicide, bien connaître les facteurs de risque associés aux tentatives de suicide demeure un élément clé. En raison de leur grande prévalence, les troubles psychiatriques constituent l’un des principaux facteurs de risque reconnus auprès de cette clientèle. Malgré les connaissances actuelles sur le sujet, les taux de décès par suicide chez les hommes en milieu carcéral québécois demeurent très élevés. La présente étude avait pour but d’améliorer la compréhension des rôles que peuvent jouer les troubles mentaux, en particulier le TDAH, par rapport aux tentatives de suicide chez les détenus.

Les résultats de cette étude reconnaissent le lien entre troubles mentaux et tentatives de suicide. Pour l’ensemble des détenus, lorsque les autres variables sont contrôlées, la présence d’un trouble de l’Axe I ou de l’Axe II augmente de deux à près de neuf fois la probabilité d’avoir fait une tentative de suicide, ce qui rejoint les résultats de Kullgren et ses collègues (1998) ainsi que ceux de Meltzer et ses collègues (2003). Par contre, bien que l’abus d’alcool soit souvent cité comme étant un important facteur de risque de suicide en milieu carcéral, il ne constitue pas une variable de prédiction significative dans cette étude. Toutefois, la variable abus/dépendance de drogue est significative dans le modèle final, augmentant la probabilité d’avoir fait une tentative de suicide par 2,3, ce qui rejoint les résultats de Shaw et ses collègues (2004) quant à l’association entre l’abus de drogues et les tentatives de suicide. La présence possible d’un TDAH chez les participants augmente le risque d’avoir fait une tentative de suicide par 2,6 lorsque toutes les autres variables sont contrôlées. En ce qui concerne le sous-groupe de participants ayant une possibilité d’avoir un TDAH, trois variables permettent de distinguer ceux ayant déjà fait une ou plusieurs tentatives de suicide par le passé de ceux n’ayant jamais fait de tentative de suicide. La présence du trouble de la personnalité limite augmente de près de 22,4 fois la probabilité d’avoir fait une tentative de suicide chez ces personnes. La présence d’un trouble de l’humeur augmente également le risque de tentative de suicide de près de 5,7 fois la valeur attendue lorsque toutes les autres variables sont contrôlées.

Le TDAH est un trouble qui atteint plusieurs sphères chez l’individu, que ce soit sur le plan de l’impulsivité, de l’attention ou de l’hyperactivité. En comparant les sphères d’atteintes chez les participants ayant un potentiel de TDAH, c’est la sphère du concept de soi qui augmente par trois le risque de faire une tentative de suicide. C’est surtout en ce qui a trait au TDAH que cette étude peut s’avérer utile. En prenant tous les participants de cette étude, les résultats des analyses démontrent que la présence possible d’un TDAH peut être considérée comme étant un facteur de risque pour les tentatives de suicide au même niveau que les troubles de l’Axe I et II. En explorant davantage ce qui distingue la présence de tentatives de suicide chez les personnes ayant un possible TDAH, la présence de la variable de la sphère d’atteinte portant sur le concept de soi mérite une attention quant à son interprétation clinique. Les personnes ayant un score élevé sur cette échelle ont tendance à avoir un faible réseau social, une faible estime d’elles-mêmes ainsi que peu de confiance en elles lorsque comparées à celles ayant un score peu élevé. Le fait d’avoir peu ou pas de relations sociales place la personne dans un état d’isolement, la laissant seule avec ses problèmes et engendrant une faible estime de soi et peu de confiance en ses moyens. Dans une situation envahissante et en présence d’idées suicidaires, la personne ayant un problème de concept de soi n’a que très peu de personnes vers qui se tourner pour demander de l’aide, ce qui l’isole davantage avec ses problèmes. Ne croyant pas en ses capacités de gérer et régler la situation, elle peut en venir à croire que la situation et son désespoir vont perdurer, la plaçant davantage à risque de faire une tentative de suicide en présence d’idées suicidaires.

Malgré les résultats de cette recherche, quelques limites se doivent d’être nommées. Bien que les résultats démontrent la contribution de plusieurs variables dans l’association entre troubles mentaux et tentatives de suicide, la direction du lien de causalité et le risque individuel de chacune des variables ne sont pas mis en évidence dans ces résultats. En utilisant un devis d’analyse de régression, les résultats obtenus permettent de voir la contribution de chacune des variables lorsqu’elles sont en présence des autres variables, ce qui fait en sorte que l’interprétation des variables devient plus hasardeuse. Bien que la LSARS soit fiable pour évaluer la présence et le niveau de létalité des tentatives de suicide antérieures chez les participants, elle ne permet pas d’évaluer la présence d’idées suicidaires actuelles dans l’échantillon, ce qui fait en sorte que la présence d’idées suicidaires et le risque de comportements autoagressifs actuels ne sont pas évalués. L’utilisation d’une échelle comme la Columbia-Suicide Severity Rating Scale (C-SSRS) de Posner et ses collègues (2011) aurait permis de mesurer la présence d’idées suicidaires actuelles dans l’échantillon et ainsi de repérer les détenus étant à risque de comportements autoagressifs. Une utilisation combinée de la LSARS et de la C-SSRS aurait été l’idéal dans ce cadre de recherche, mais étant donné que cette étude s’inscrit à l’intérieur d’un projet de recherche plus vaste, des choix ont dû être faits lorsqu’est venu le temps de choisir les instruments de recherche. En raison de la nature rétrospective de la LSARS, il est à noter que les tentatives de suicide relevées n’ont pas toujours eu lieu en détention, la majorité même ayant eu lieu hors les murs. Par ailleurs, l’outil utilisé dans cette étude pour ce qui est du TDAH (CAARS, version correctionnelle) n’est pas un outil qui permet d’émettre un diagnostic clair, comme peut l’être le SCID pour d’autres troubles. Il devient donc difficile d’interpréter le rôle réel que peut avoir le TDAH dans l’association entre le trouble et les comportements suicidaires. L’échelle d’évaluation CAARS n’est pas un instrument diagnostique, mais plutôt un instrument permettant d’évaluer la présence possible d’un TDAH chez un individu ; celui-ci peut ensuite être dirigé vers une évaluation complète. Finalement, bien que l’impulsivité soit aussi un facteur à prendre en considération lorsque la question des comportements suicidaires est abordée, elle a été omise dans cette étude parce qu’elle fera l’objet d’une étude ultérieure. Bien que le lien entre la présence possible d’un TDAH et un historique de tentatives de suicide semble être démontré avec les résultats de cette étude, d’autres études se doivent d’êtres effectuées afin de bien comprendre le rôle du TDAH dans son association avec les tentatives de suicide et surtout de voir quels rôles peuvent jouer les différentes sphères d’atteintes ou sous-type du TDAH dans les tentatives de suicide.

Étant donné la prévalence élevée du TDAH en milieu carcéral et sa forte comorbidité avec d’autres troubles qui entraînent plusieurs répercussions négatives pour l’individu, le TDAH doit être mieux compris dans sa globalité, encore plus dans un contexte carcéral, réputé pour avoir une très forte prévalence de troubles mentaux de tout genre. Étant donné la présence d’un possible TDAH chez un détenu, le personnel carcéral doit être conscient que ce détenu est susceptible de nécessiter des services de santé mentale plus intensifs (Westmoreland et al., 2010). Bien qu’il soit essentiel de continuer à étudier les comportements suicidaires (tentatives de suicide, actes d’automutilation et idéations suicidaires) d’un point statistique, il n’en demeure pas moins que des études portant sur l’expérience subjective des détenus aux prises avec ces phénomènes continuent d’être pertinentes pour la recherche d’un point de vue clinique. Ce genre d’étude permet d’explorer davantage ce qui peut protéger ou rendre vulnérable un détenu et permet de mieux comprendre les mécanismes poussant les personnes à attenter à leur vie.