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Ce numéro thématique de la revue Criminologie aborde la question de la criminalité et de la police transnationales d’un point de vue critique et empirique. La notion de « transnationalité », et ses corollaires criminologiques de crime transnational, de police transnationale et d’organisation criminelle transnationale (OCT), occupent aujourd’hui une place prépondérante dans les discours politiques, médiatiques et didactiques, un succès motivé par une mondialisation galopante à laquelle sont de plus en plus soumises les économies licites et illicites, mais aussi par le besoin d’identifier une nouvelle menace post-guerre froide pour les acteurs de la sécurité internationale. Les OCT, et depuis 2001 tout particulièrement celles qui sont associées à la sphère du terrorisme, sont ainsi fréquemment désignées comme étant la plus importante menace aux démocraties contemporaines, justifiant par la même occasion toute une série de mesures d’exception destinées à contrer ce « danger », que l’on pense aux certificats de sécurité du gouvernement canadien, à la prison de Guantanamo ou encore au programme de reddition extraordinaire piloté par la CIA.
Depuis plusieurs années, la notion de criminalité transnationale a été la cible d’une importante critique de la part des chercheurs, notamment du fait de son indéniable, et questionnable, instrumentalisation politique (voir à ce titre la contribution de James Sheptycki dans ce numéro). La construction – et la cristallisation – du concept au sein des relations internationales s’est en effet largement appuyée sur une rhétorique qui sert autant, si ce n’est plus, à légitimer les organisations censées lutter contre ce type de menace qu’à refléter adéquatement une réalité empiriquement observable (et observée). Dans le même temps, il serait inopportun de rejeter en totalité l’existence d’une certaine extension de la transnationalité dans le domaine de la criminalité. Qu’il s’agisse de terrorisme, de criminalité financière, de crime environnemental ou encore de cybercriminalité (pour ne citer que quelques exemples parmi une pléthore d’autres), force est de constater qu’il y a de plus en plus de menaces contre les populations et les États qui font fi des frontières. Celles-ci sont gouvernées par des mécanismes et réseaux complexes d’acteurs, à la fois locaux et internationaux ; ainsi la criminalité se globalise et se transnationalise. La notion de frontière y joue un rôle prépondérant en ce que cette forme de criminalité s’inscrit forcément dans le passage d’une juridiction nationale à une autre, que ce soit dans la constitution de l’infraction et/ou dans ses conséquences. Tant les modes opératoires que les réactions institutionnelles (et plus particulièrement policières) trouvent leur spécificité dans la question de la frontière, elle-même en constante redéfinition et de plus en plus mobile. Ce concept recouvre donc une réalité complexe, diverse et aux contours flous – ce qui rend son instrumentalisation d’autant plus aisée.
Selon une logique d’internationalisation de lutte contre le crime, on observe ainsi des transformations majeures, tant dans le contexte domestique qu’international, des dispositifs chargés d’assurer la sécurité des États et des populations. Ces changements nécessitent d’être appréhendés selon leurs dimensions légales, politiques et institutionnelles. La coopération policière, définie comme le strict échange de renseignement ou d’informations entre des services de police de deux ou plusieurs pays et ce, dans le cadre d’ententes légales préalables, ne permet plus de saisir à elle seule l’évolution des morphologies et de l’organisation de la « police hors les frontières ». Nous préférons en conséquence utiliser le concept plus englobant de police/sécurité transnationale qui se définit comme l’ensemble des activités de contrôle du crime impliquant des réseaux d’acteurs nationaux, transnationaux et internationaux, publics ou privés, et dont l’imputabilité s’organise autour d’autorités privées (milieu des affaires), étatiques ou supra étatiques (Union européenne, Nations Unies). Tout en intégrant les acteurs privés dans le contrôle international du crime, la notion de police transnationale met aussi en exergue un aspect inédit de la police à travers son rôle « hors les frontières », et en particulier le développement des missions hors de son cadre d’imputabilité auquel elle est pourtant historiquement intimement liée, à savoir l’État (voir la contribution de Maury et Tanner). C’est pourquoi il nous apparaît important de chercher à déblayer le terrain autour de cette notion de « transnationalité » et de réfléchir aux enjeux tant pratiques que fondamentaux qui s’y rattachent.
Malgré son importance croissante, la notion de transnationalité reste relativement encore peu étudiée dans le champ de la criminologie, et demeure le plus souvent un sujet d’intérêt cantonné dans le domaine des sciences politiques et des relations internationales. Lors de la constitution de ce numéro thématique de la revue Criminologie, notre démarche s’est appuyée sur deux axes centraux. Tout d’abord, il nous est apparu essentiel de chercher à faire parler les deux pôles traditionnels de la recherche en criminologie, soit l’activité criminelle en elle-même et la réaction sociale qui y est associée (actions de police et régulations). Nous voulions ainsi proposer une analyse de certaines formes de criminalité transnationale (voir les contributions de Campana et de Crettiez), mais aussi des réponses en termes de sécurité que ces nouvelles menaces engendrent (voir plus spécifiquement les contributions d’Amicelle, de Côté-Boucher, et de Maury et Tanner). Dans un second temps, nous voulions réunir des contributions qui réfléchissaient à la question de la transnationalité appliquée à des problèmes criminologiques, de manière à la fois critique et empirique, partant du point de vue des acteurs ou des organisations plutôt que des grandes théories en sciences politiques et en relations internationales. Nous pensons en effet que la réalité de la transnationalisation de la criminalité et des réactions institutionnelles qui y font écho se doit d’être appréhendée à la fois dans ses dimensions factuelle (les actions véritablement posées par les OCT) et « fantasmée » (les constructions sociales qui découlent de la prise en compte de l’existence d’une criminalité transnationale). En d’autres termes, il s’agit de demeurer critique face à une notion très instrumentalisée par les agences d’application de la loi, les gouvernements et les organisations internationales, tout en reconnaissant que la configuration contemporaine mondiale, tournée vers la mondialisation, a créé des opportunités bien réelles.
Le numéro a été organisé de la manière suivante. Après un texte à saveur plus théorique qui permet d’introduire le concept de criminalité transnationale (Sheptycki), deux contributions abordent la question de la transnationalisation de l’activité criminelle (Campana, Crettiez). Ensuite, un second bloc de trois articles (Amicelle, Maury et Tanner, Côté-Boucher) abordent la notion du point de vue des organisations productrices de sécurité, soit respectivement les institutions financières, la police et les services frontaliers. Enfin, un bloc constitué des articles de Manirabona et de Dupont s’articule autour de la question de la régulation (de la criminalité environnementale pour le premier et de la cybercriminalité pour le second). Le dernier article, rédigé par Mulone et Tanner, plus transversal, est une analyse de la régulation des déviances commises par des acteurs privés de la sécurité transnationale, les compagnies militaires privées.
Le premier article de ce numéro, rédigé par James Sheptycki, constitue une introduction exhaustive à la notion de crime transnational, y abordant la généalogie du concept et les critiques essentielles qui ont été formulées à son encontre. Le texte soutient que les discours autorisés au sujet du crime transnational sont sélectifs et incomplets, donnant ainsi naissance à deux types d’échecs. Il s’agit tout d’abord d’un échec positif, dans la mesure où l’augmentation du pouvoir des services policiers en réaction à la panique suscitée par le crime transnational s’effectue au détriment des libertés civiles et des droits de la personne. Il s’agit également d’un échec négatif, car la capacité des services de police transnationaux n’est pas en mesure de réagir de manière efficace aux conséquences criminologiques de la mondialisation. En effet, en dépit du prétendu succès de ce complexe de sécurité, ce nouvel assemblage de surveillance demeure largement bancal, affecté par de multiples pathologies internes et une fragmentation institutionnelle. En conclusion, l’auteur affirme que l’examen critique des concepts qui composent le crime transnational et les services policiers contribue de façon déterminante à la compréhension sociologique du système mondial contemporain et de sa gouvernance.
Dans son article portant sur les dynamiques propres aux politiques russes antiterroristes au Caucase du Nord et leurs impacts sur le conflit, Aurélie Campana vise à déconstruire les interdépendances qui lient les acteurs de l’antiterrorisme et en examine la nature et les logiques. En particulier, à travers un regard porté sur les différents protagonistes de l’antiterrorisme et du conflit dans cette région, elle montre qu’il existe non seulement un décalage entre les discours et les pratiques, une divergence d’intérêts et de croyances, mais aussi une prédominance du clanisme, du localisme et du clientélisme comme modes d’interactions et principes organisationnels qui constituent un terreau fertile aux violences. Ainsi, plutôt que de contenir le conflit, les dynamiques propres aux politiques russes antiterroristes au Caucase du Nord ne font que l’enraciner, l’alimenter et complexifier les logiques qui le perpétuent.
L’étude présentée par Xavier Crettiez apporte une lumière nouvelle sur les échanges et emprunts culturels qui s’opèrent entre certains régionalismes violents en Europe. À partir d’une analyse croisée des traces figuratives produites par les mouvements nationalistes basque, corse et nord-irlandais, l’auteur se penche sur le phénomène de transnationalisation de la représentation de la violence. Que ce soit au moyen des véhicules du symbolisme (murals, rituels communs), des symboles eux-mêmes (cagoules, par exemple) ou des rhétoriques utilisées, on retrouve chez chacun des groupes étudiés une constellation d’images et de pratiques iconographiques communes qui sert à renforcer le message et à asseoir une certaine légitimité. Cela étant dit, ce caractère transnational d’une « culture » de la violence ne doit pas cacher les singularités de chacune des factions nationalistes, et notamment des répertoires d’action qui demeurent relativement différents (recours à l’assassinat ou aux explosifs ; violence dirigée à l’interne ou à l’externe ; etc.).
Dans un article consacré à un enjeu encore trop peu étudié malgré son importance croissante dans un domaine tel que le policing transnational, à savoir le renseignement financier, Anthony Amicelle se penche sur le programme américain de traque du financement du terrorisme (Terrorist Finance Tracking Program – TFTP). Fondé sur un espace de relations à la fois au-dessus, au-delà et en deçà du national, ce programme de sécurité participe à la production de renseignement à partir d’un dispositif de traçabilité des flux financiers. Il s’agit ici d’expliciter les conditions d’existence d’un tel dispositif consistant à mobiliser de larges ensembles de traces numériques générés par une forme particulière de circulation transfrontière. Il s’agit aussi de mettre la légitimité du TFTP à l’épreuve des narratifs de justification et des « réussites » qui lui sont associés.
Maury et Tanner, pour leur part, s’intéressent à un visage encore peu étudié de la police, soit les policiers déployés dans le cadre des opérations internationales de paix (UNPOL). À travers une analyse des pratiques et des stratégies adoptées par des policiers canadiens déployés dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) en vue d’accomplir leur mandat, les auteurs révèlent deux dimensions importantes qui caractérisent de telles missions. Premièrement, et confrontés à un environnement nouveau, s’ils doivent se familiariser avec les enjeux politiques et les coutumes du pays hôte, il leur faut surtout développer des stratégies de collaboration avec des polices du monde entier dans le but de remplir efficacement leur mandat. Cette coopération est l’une des clés de réussite de la mission et, au travers de cet article, les auteurs montrent que celle-ci est un véritable défi à relever. Or, dans un second temps, l’hétérogénéité des polices internationales, ici appréhendées du point de vue des modalités de recrutement appliquées par les pays contributeurs, des compétences et cultures juridiques policières, et des motivations poussant les policiers à partir en missions, tend à générer un climat de méfiance entre les UNPOL, parfois même un sentiment de frustration, qui augmentent les coûts de transaction de la coopération policière, dommageable à l’application d’un mandat déjà complexe.
Partant du constat que les travaux sur la sécurité frontalière ont clairement établi que les technologies se situent au coeur de la reconstitution des activités de la police frontalière et de l’espace occupé par les frontières, Karine Côté-Boucher se fixe pour objectif dans son article d’ouvrir ces perspectives vers le monde des douanes, où l’on se préoccupe de la traçabilité des marchandises et des déplacements des travailleurs du transport. À partir d’une recherche de terrain menée dans les divisions « commerciales » de cinq postes frontaliers canadiens, l’auteure pose la question des effets concrets de l’intégration des technologies dans les procès de travail douaniers. En partant d’un intérêt pour la manière dont les douaniers se constituent comme acteurs de sécurité, mais également des pratiques quotidiennes des professionnels de la sécurité frontalière, de leurs conditions de travail et des relations intra-organisationnelles au sein de ces agences de sécurité frontalières, l’auteure montre que, plutôt qu’une efficience accrue qui serait obtenue par le recours aux technologies, cette intégration présente des écueils qui révèlent, en creux, des luttes d’influence entre acteurs de terrain et cadres intermédiaires avec, en trame de fond, la déqualification et l’automatisation du travail douanier.
Dans un article à saveur plus normative et juridique, Amissi Manirabona porte une réflexion sur la façon dont la communauté internationale devrait traiter la criminalité environnementale transnationale. Après avoir défini le phénomène et discuté de son ampleur, de manière à bien saisir cette forme de criminalité et d’envisager adéquatement les moyens appropriés pour la combattre, l’article rappelle l’absence de moyens de lutte à la hauteur de la gravité de ce fléau et soutient que son ampleur et ses caractéristiques méritent que la communauté internationale se mobilise dans son ensemble. Plus précisément, l’auteur affirme qu’en dehors du renforcement des mécanismes de lutte sur le plan national, de l’amélioration de la coopération judiciaire et de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, la création d’un tribunal international pénal pour l’environnement serait une option idéale.
La criminalité transnationale et sa régulation ne sauraient être envisagées sans tenir compte du rôle des nouvelles technologies et du numérique. Aussi, dans son article, Benoît Dupont s’intéresse aux botnets, ou réseaux d’ordinateurs compromis par des pirates informatiques, qui constituent l’une des menaces les plus sérieuses en termes de sécurité à l’ère de la numérisation de nos habitudes de vie, tant professionnelles que relatives à nos loisirs. En s’intéressant en particulier à la lutte contre ce type de menaces, l’auteur montre que deux approches ont été adoptées jusqu’ici : d’une part, les services de police ont procédé à l’arrestation fortement médiatisée de quelques pirates de haut vol et au démantèlement de leurs infrastructures de commandement et de contrôle. D’autre part, et favorisant une démarche régulatoire, dans certains pays, notamment au Japon, en Corée du Sud, en Australie, mais aussi en Hollande ou en Allemagne, les gouvernements ont favorisé l’émergence de partenariats public-privé impliquant des fournisseurs d’accès et des entreprises de sécurité informatique, où ces initiatives visent à identifier les ordinateurs infectés, à notifier leurs propriétaires et à aider ces derniers à nettoyer leur machine. Ainsi, l’auteur compare alors les deux approches (judiciarisation vs régulation), en évaluant les effets produits par chacune d’entre elles sur le plan général de sécurité de l’écosystème numérique.
Enfin, l’article de Mulone et Tanner aborde les réactions formelles de type judiciaire aux déviances des acteurs de la sécurité privée transnationale, en analysant les poursuites intentées à l’encontre des compagnies militaires privées (CMP) et de leurs employés sur le terrain irakien entre 2003 et 2008. Les données ainsi exploitées témoignent en premier lieu de l’extrême difficulté que les victimes rencontrent pour poursuivre leurs bourreaux et, dans ces rares cas, pour obtenir une décision de culpabilité. L’analyse laisse également entrevoir qu’il existe deux sortes de déviances susceptibles de mettre en marche le système de justice, soit les cas de violences très graves (et généralement très médiatisés) commis à l’encontre de civils irakiens, et les situations où les victimes sont des soldats américains ou des employés de CMP qui se plaignent de manquements ou de négligences commis par une compagnie. À partir de cette constatation, une réflexion sur le futur de la régulation de l’industrie de la sécurité privée transnationale, et notamment sur sa capacité à s’autoréguler, est proposée. Cet article conclut donc ce numéro en triangulant les trois éléments qui en ont constitué le squelette : une forme de criminalité transnationale, elle-même perpétrée par un des acteurs de plus en plus importants de la constellation florissante des membres de la sécurité transnationale – les compagnies militaires privées – et interrogée par le biais de sa (possible) régulation.
Parties annexes
Note
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[1]
Université de Montréal, École de criminologie, Pavillon Lionel-Groulx, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal, (Québec), Canada, H3C 3J7.