Corps de l’article

Introduction

Le présent article propose d’analyser les dimensions culturelles de la pratique des travailleurs de rue en relation avec les personnes, en particulier les jeunes[1], qui occupent la rue comme espace de vie ou de survie, de passage ou d’ancrage. L’objectif de cette réflexion est d’éclairer les processus par lesquels les travailleurs de rue négocient leur rôle et leur place dans l’univers de la rue et parviennent à créer un lien effectif avec des personnes qui leur permettent de jouer un rôle significatif dans leur parcours.

Cette analyse met en lumière les dynamiques intersubjectives qui colorent le travail de rue dont l’une des exigences consiste en son adaptation continue aux codes culturels des milieux investis. Considérant les défis qu’exige le rapprochement avec des personnes méfiantes à l’égard des intervenants et des institutions, il paraît pertinent de comprendre les processus interactifs par lesquels les travailleurs de rue pénètrent leur espace et construisent avec eux un univers de sens partagé au profit d’une intervention adaptée. Complémentaire à d’autres travaux traitant de l’approche, de la méthodologie, des retombées et des enjeux du travail de rue, cette réflexion veut faire ressortir les dimensions de cette forme d’intervention qui engage les praticiens dans un rapport continu de négociation de leur rôle, de leur place, de leurs actions et de leur position entre les acteurs.

Inspiré d’une recherche doctorale[2] en cours qui vise à éclairer les repères à partir desquels se construit la culture du travail de rue à travers les conversations et les pratiques routinières des praticiens, cet article souligne la pertinence d’envisager l’intervention sous l’angle de la négociation du sens et des usages qui lui sont attribués. La présente contribution, qui s’appuie sur la problématique et le cadre théorique de cette étude ethnographique, vise à illustrer comment une pratique de proximité comme le travail de rue se construit en mobilisant des valeurs issues de divers milieux. Sans visée évaluative ni prétention exhaustive, cette recherche se centre sur la découverte de la dynamique interactive de production du sens et des usages de l’intervention, en particulier de l’intervention de proximité.

Selon Groulx (1997), examiner l’univers culturel d’un milieu ou d’une pratique fait ressortir les processus constitutifs des situations. Inscrite dans un paradigme interprétatif de la recherche, l’étude de la construction interactive des systèmes de sens mobilisés en intervention s’avère un moyen de refléter la singularité des composantes qui structurent le quotidien des acteurs (Berger et Luckmann, 1966 ; Groulx, 1997). Un tel point de vue propose une lecture dynamique des convergences et divergences qui composent l’univers dans lequel prend forme la consistance d’une pratique (Geertz, 1988 ; Cuche, 2004), en l’occurrence ici le travail de rue, par le fait qu’elle aide à percevoir la contribution des acteurs dans la négociation de leur monde commun sans pour autant réduire ce processus de production au rang d’objet manipulable.

Fondée sur la finalité de rejoindre les populations marginalisées dans leur contexte, la méthodologie tout entière du travail de rue s’appuie sur la prise en compte des codes culturels des acteurs côtoyés. Comme le montrent les sections qui suivent, cet exercice continu de négociation culturelle traverse d’abord la définition du rôle social occupé par les travailleurs de rue, imprègne leur processus progressif d’immersion dans la rue, se révèle dans leur négociation d’un univers de sens co-construit et donne lieu à diverses occasions de médiation entre les univers culturels marginaux et institutionnels.

Un rôle social négocié avec les instances

Initié au Québec vers la fin des années 1960 dans la mouvance d’innovations variées qui visaient à compenser la désaffection des espaces sociaux institués (Église, famille, école), le travail de rue s’opère à travers un mouvement « hors les murs » qui consiste à aller vers les jeunes et les adultes en rupture sociale, là où ils se trouvent. La logique de proximité qui fonde cette stratégie d’« aller vers » dépasse largement l’idée d’un déplacement géographique et comporte une démarche de rapprochement et de reconnaissance existentielle des personnes visées.

Tâchant de rejoindre des personnes dans leur territoire et de les accompagner dans leur trajectoire, la finalité du travail de rue reflète une volonté de se rapprocher culturellement de groupes plus ou moins marginalisés des structures sociales instituées. En effet, en vue de contrebalancer les ruptures cumulées vécues par certains groupes et individus, une des prémisses du travail de rue suggère qu’une intervention significative, c’est-à-dire qui fait du sens, ne peut se déployer sans résonnance culturelle chez les populations destinataires.

Différents auteurs ont souligné comment la dépersonnalisation au sein des institutions et l’incompatibilité de leur fonctionnement avec le mode de vie des jeunes et des personnes marginales compromettent l’accès aux ressources et l’engagement d’une relation d’intervention significative (Mendel, 1994 ; Fortier et Roy, 1996 ; Renaud, 1997 ; Cheval, 2001 ; Colombo et Parazelli, 2002). En plus des contraintes administratives et techniques qui nuisent à leur capacité de s’ajuster aux populations, la distance culturelle qui sépare les univers institués des univers marginaux semble creuser un fossé entre les intervenants et ces personnes. Par exemple, Fillion (2005) décrit comment la distance culturelle entre les intervenants sociaux et les personnes issues de classes populaires compromet souvent l’établissement d’une relation de confiance et l’identification de stratégies qui font sens pour les personnes concernées. À ce propos, Groulx (1997) estime que la conscience des écarts entre les représentations institutionnelles et le vécu des populations devrait déboucher sur une plus grande considération envers les significations que les acteurs attribuent aux situations qu’ils vivent et par lesquelles ils balisent leurs épreuves et leurs stratégies.

Perçu comme un moyen d’approcher les individus et les groupes qui se tiennent ou sont tenus à l’écart des espaces institués, le travail de rue est de plus en plus sollicité comme stratégie d’action pour faire face à l’engrenage de la marginalisation à laquelle sont confrontées certaines personnes dans leurs rapports avec diverses instances sociales (école, espace public, loisirs, travail, loi, services de santé et sociaux, etc.) (Mendel, 1994 ; Bibeau et Perreault, 1995 ; Parazelli, 2002 ; Fontaine, 2003). Aussi, comme le souligne Gilles Lamoureux (1994), en décrivant l’émergence et l’évolution du travail de rue, cette pratique est souvent conçue comme un « chaînon manquant » entre des structures sociales et des personnes en rupture sociale, voire comme un « créateur de liens sociaux », qualifierait Chantal Cheval (2001).

Le travail de rue partage des principes d’autres pratiques d’intervention sociale fondées sur une logique de prise en compte du point de vue des acteurs (Karsz, 2004 ; Parazelli, 2007), perspective qui invite les intervenants à se dégager des représentations sociales stéréotypées et clivées pour considérer la singularité des expériences vécues par les personnes et le sens qu’elles y accordent, ainsi que la dynamique interactionnelle dans laquelle s’élaborent leurs interprétations. Aussi, à travers leurs efforts pour mobiliser les individus vers leur mieux-être, les travailleurs de rue sont invités à renoncer à leur imposer tout projet, « renoncement qui passe par une vigilance à induire le moins de choses possible pour la personne rencontrée » (Escots, 2005 : 59). Ainsi, l’attitude de non-jugement des travailleurs de rue, considérée comme condition essentielle à leur acceptation dans les milieux, ne repose pas que sur une vertu personnelle alors qu’elle exige un processus continu de réflexivité en vue de négocier les divers repères qui alimentent leurs perceptions : les préjugés inculqués au fil de leur parcours personnel et familial, les repères théoriques acquis dans leur formation professionnelle, les catégories et étiquettes institutionnelles, les stéréotypes colportés dans les médias, dans leur milieu de vie, de travail, etc.

Aussi, s’appuyant sur un tel exercice de distanciation critique, l’approche du travail de rue valorise d’aborder l’espace de la rue et les personnes qui l’occupent à travers une vision dynamique de leurs réalités plutôt qu’à travers l’ornière d’une problématique spécifique. Ainsi, bien que certains s’orientent vers une population particulière ou se préoccupent d’un problème précis (toxicomanie, travail du sexe, gangs de rue, itinérance), en écho à leur mission d’organisme ou en réponse aux critères d’une source de financement, la majorité des praticiens et des organisations en travail de rue préfèrent appréhender les réalités des personnes de manière globale sans hiérarchiser au préalable leurs priorités et sans présumer de ce qui est bon ou mauvais pour elles. Alors que l’offre d’intervention précède souvent la demande par une prédéfinition des besoins et de la réponse qui leur convient (Renaud, 1997 ; Cheval, 2001), les travailleurs de rue sont appelés à se dégager de ces pressions à profiler et à morceler les individus en fonction des risques et des symptômes qu’ils manifestent. Au contraire, ils sont plutôt invités à tendre l’oreille aux constances et aux fluctuations des préoccupations et aspirations des personnes accompagnées (Fontaine, 2010).

Suivant cette même logique, les travailleurs de rue apprennent à éviter de polariser leur lecture des comportements des personnes qu’ils rejoignent en reflétant le rapport souvent paradoxal qu’elles entretiennent avec les règles sociales, par exemple lorsqu’elles transgressent des lois (ex. : vol, consommation de drogues) en vue de correspondre aux normes ambiantes (ex. : possession matérielle, performance). Aussi, les travailleurs de rue essaient de ne pas alimenter une vision « défectuologique » des jeunes et des adultes qu’ils côtoient dans la rue en s’intéressant au sens de débrouille et d’opportunisme qu’ils déploient au lieu de les concevoir comme de strictes victimes de leur situation ou, à l’inverse, comme de purs délinquants en puissance (Cueff, 2006 : 65).

Dans le même sens, tout en reconnaissant les risques associés à certaines pratiques inhérentes à la vie de rue, les travailleurs de rue en viennent à percevoir le potentiel de réconfort de cet espace pour les jeunes qui y aboutissent après avoir quitté un milieu familial ou institutionnel vécu comme négligent ou violent (Lucchini, 1998 : 362 ; Bellot, 2003 : 74). À cet égard, Parazelli souligne que « la vie de rue peut être interprétée comme une forme de protection sociale ou de survie identitaire, même si la part de risques, de souffrance et d’insécurité est grande » (2000 : 40). Sortir des perceptions alarmistes de la rue – « la rue est un danger » – autant que de ses idéalisations mystifiantes – « la rue est un oasis de liberté » – permet ainsi aux intervenants de découvrir comment la rue représente potentiellement à la fois un lieu d’autonomie et de contrainte, d’émancipation et de soumission :

La rue est un lieu de passage et de fuite où ils peuvent pratiquer un certain pouvoir sur eux-mêmes et leur environnement. La rue est aussi un espace de socialisation, un terrain d’aventures, de plaisirs, de nouveautés, un lieu de reconnaissance et de solidarité avec les pairs.

Boisclair et al., 1994 : 240

Un processus d’immersion dans l’univers de la rue

Partant d’une telle conception dynamique de la rue comme lieu aux multiples usages et significations, le travailleur de rue, comme l’ethnographe, entretient le souci constamment renouvelé de découvrir les codes et les repères culturels partagés par les personnes d’un milieu afin de s’intégrer et de se mouvoir avec aisance dans cet univers de signes (Céfaï, 2003). Par la patiente découverte des significations investies dans les conversations et les actions quotidiennes, le travailleur de rue peut ainsi voir se dessiner progressivement à ses yeux le portrait du « stock de connaissances » communément mobilisées par les personnes côtoyées dans un milieu donné (Berger et Luckmann, 1966).

Cette conscience de l’importance de se mettre au diapason des populations dont cet intervenant vise à intégrer l’univers met en relief combien la méthodologie du travail de rue se fonde sur la découverte des « ethnométhodes » d’un milieu. Comme le décrivent Garfinkel (1967), Coulon (1987) et Emerson (2003), les ethnométhodes sont l’ensemble des pratiques routinières qu’adoptent des individus interreliés pour accomplir leurs activités ordinaires en leur accordant un sens plus ou moins partagé. Autrement dit, il s’agit des formes singulières de raisonnement pratique mises en oeuvre par des acteurs pour organiser au quotidien le monde social dans lequel ils vivent (quartier, institution, métier, pays, genre, famille, classe, groupe de pairs, etc.).

La connaissance des « ethnométhodes » d’un milieu, acquise par l’observation des routines des acteurs, constitue une nécessité pour les travailleurs de rue en vue de s’approprier les codes nécessaires à la reconnaissance de leur « compétence » à occuper une place parmi eux (Coulon, 1987). Cette connaissance passe par un processus progressif d’immersion dans les espaces de vie des populations : « le temps est le meilleur allié du travailleur de rue dans son intégration au milieu : il n’y arrive pas avec ses gros sabots mais cherche plutôt à graduellement faire partie des meubles » (Collectif de l’ATTRueQ, 1997 : 29). C’est en côtoyant régulièrement les milieux que le travailleur de rue apprend, par exemple, à s’insérer dans les modes de salutation des jeunes aux alentours du métro lors des sorties de classe ou encore à s’engager dans les dynamiques de conversation des adultes qui fréquentent quotidiennement un bar du quartier.

Comme le relève la majorité des productions écrites sur le travail de rue, « l’étapisme » est fortement valorisé comme mode d’approche : « La première étape, cruciale pour les suivantes, implique de prendre le temps d’atterrir dans un milieu, de le découvrir, de l’observer, de l’infiltrer, c’est-à-dire de traverser ses filtres… » (Fontaine, 2006 : 80). Cette période consacrée à « tâter le pouls » du milieu investi constitue une étape essentielle selon les membres du réseau international en travail de rue : « prendre le temps de ne “rien faire” est un moment nécessaire en travail de rue afin de s’imprégner de l’ambiance et des codes d’un milieu tout en se dessinant subtilement une place sans brusquer les publics visés avec l’imposition de son mandat » (Giraldi et de Boevé, 2008 : 37).

Prenant en compte les tensions des personnes en rupture avec les structures sociales, les travailleurs de rue s’éloignent de toute approche interventionniste au sein des milieux que s’approprient ces personnes pour éviter d’activer leurs défenses face à l’ingérence d’agents sociaux porteurs d’une norme qu’ils rejettent (Schaut et Van Campenhoudt, 1994 ; Bondu, 1998). Mis en garde contre le risque de précariser les processus de socialisation des jeunes par une approche trop précipitée, les travailleurs de rue cherchent les moyens de se rapprocher et d’établir avec eux une relation de connaissance et de reconnaissance mutuelles (Cheval, 2001). Escots conseille lui aussi de ne pas sauter cette étape cruciale de prise de contact en vue d’arriver plus vite à l’intervention :

Travailler dans la rue, c’est d’abord être là, disponible, pour écouter, observer sans jugement et avec discrétion. Proposer trop vite des solutions aux problèmes énoncés, avant qu’une connaissance suffisante des personnes et du milieu ne le permette, se révèle souvent une erreur. Il faut arriver à faire partie du paysage et à intégrer les codes, les rituels autour desquels s’organise la vie des jeunes sur le quartier.

2005 : 16

En somme, comme le remarquent Tétreault et Girard, les travailleurs de rue obtiennent la confiance des jeunes et deviennent à leurs yeux significatifs parce qu’ils les approchent de manière non intrusive, qu’ils adoptent une attitude de non-jugement, qu’ils respectent les règles du milieu et la confidentialité de ce qu’ils voient et entendent (2007 : 67-68).

Premier pas de toute pratique de proximité, ce processus d’immersion dans le milieu permet aux travailleurs de rue de s’y frayer une place et, dans une logique de propension, constitue un tremplin pour le déploiement d’une intervention collée à la culture des personnes et des groupes accompagnés. C’est en effet grâce à ce travail d’observation et de syntonisation des premières étapes que les séquences subséquentes de la pratique permettent de créer des liens significatifs (troisième étape) à partir desquels initier des actions individuelles et collectives d’accompagnement social (quatrième étape) qui font du sens pour les acteurs concernés.

Une intervention ancrée dans un univers de sens partagé

L’adaptation aux ethnométhodes et l’établissement d’un « stock de références partagées » constituent non seulement une nécessité pour intégrer un milieu et y acquérir une crédibilité, mais aussi pour construire les bases d’une relation de confiance porteuse de sens et d’opportunités. Telle que promue dans le guide international sur les méthodologies du travail de rue dans le monde, cette pratique ne peut se concevoir comme une modélisation linéaire de l’intervention. Au contraire, le travail de rue s’appuie sur une logique de propension qui consiste à investir un processus de « double amorce » où est mise en valeur une étape plus ou moins latente consacrée à se mettre « en phase avec l’évolution des choses » (Jullien, 1996 ; de Boevé, 1996) :

Cette notion de double amorce met en valeur que le temps investi à « ne rien faire ensemble » ou à « partager ensemble une activité », tel un match de football, donne l’opportunité de tisser un univers de sens partagé et une relation de confiance sur laquelle on pourra ensuite tabler lorsqu’une situation sollicite l’aide du travailleur de rue, que ce soit sur une base individuelle, collective ou communautaire. En somme, il s’agit de travailler sur les conditions qui rendront ensuite plus efficiente l’intervention du travailleur de rue alors que le lien ainsi créé rendra possible de prendre appui sur la situation pour dessiner une action fortement ancrée et adaptée aux besoins et aux aspirations et à la culture des personnes concernées.

Giraldi et de Boevé, 2008 : 52

L’utilité de se familiariser avec les ethnométhodes des personnes dépasse ainsi la fonction d’immersion dans leur milieu et constitue le socle même de l’action en travail de rue. En effet, puiser dans un bassin de repères partagés (intérêts, expériences, souvenirs, gestuelles, blagues, etc.) donne de la consistance à la relation du travailleur de rue avec les personnes et de la valeur à ce qui peut en émerger. Aussi, cette connaissance approfondie du milieu permet au travailleur de rue de miser à la fois sur la singularité des individus et sur leur quête d’un univers de sens et d’usages partagé avec d’autres individus.

En somme, la portée symbolique d’une question ou d’une suggestion augmente considérablement lorsqu’elle est formulée dans un langage qui fait sens pour l’individu, lorsque des exemples sont tirés d’un vécu connu et quand elle met en relief des ressources de son milieu. Comme le confirment Tétreault et Girard (2007), les conversations variées qui se déroulent au quotidien avec les jeunes de même que le partage d’activités spéciales (sorties, fêtes, voyages, sports, etc.) sont autant d’occasions d’enrichir la connaissance et la confiance réciproques et par conséquent de dynamiser la relation. Tel que le décrit aussi Cheval (2001), le dialogue et le partage de moments joyeux ou dramatiques nourrissent la valeur du lien et donnent du sens aux expériences vécues.

En effet, un tel travail de rapprochement et d’ancrage au sein du quotidien des personnes permet de créer une relation de proximité porteuse de transformations significatives dans leur vie. Comme le souligne encore une fois la recherche de la Société de criminologie du Québec à propos des retombées du travail de rue auprès des jeunes à risque d’adhérer à des gangs de rue, cette proximité ouvre diverses possibilités : la confiance établie permet par exemple aux jeunes de confier certains gestes commis et de commencer à en assumer les conséquences ; la connaissance mutuelle permet de trouver ensemble des solutions de rechange qui peuvent coller à leurs intérêts ; la crédibilité acquise dans le milieu sert à faciliter l’échange lorsque des conflits émergent entre différents groupes de jeunes (Tétreault et Girard, 2007).

Face à des personnes souvent réfractaires aux structures sociales et méfiantes à l’égard des intervenants qui les filent dans leur territoire, le défi du travail de rue est de s’approcher en douceur afin d’établir avec elles une alliance significative et constructive pour leur mieux-être (ATTRueQ, 1993 ; Lamoureux, 1994 ; Bibeau et Perreault, 1995 ; de Boevé, 1996 ; Collectif de l’ATTRueQ, 1997 ; Parazelli, 2002 ; Fontaine, 2003 ; Ridde et Roy, 2003 ; Poliquin, 2007 ; Tétreault et Girard, 2007). Fondée sur l’établissement progressif et non directif d’une relation de confiance, cette stratégie de proximité permet d’ouvrir un espace relationnel propice à l’émergence et à l’exploration de besoins, de demandes et d’idées. Selon plusieurs auteurs (ATTRueQ, 1997 ; Girardi et de Boevé, 2008 ; Fontaine, 2010), le caractère volontaire de cette rencontre et le climat de confidentialité instauré constituent des conditions nécessaires pour rendre accessibles et disponibles une oreille et une présence attentives au vécu des personnes.

À cet égard, bien que les conceptions de la relation et des objectifs de l’intervention de proximité varient selon les références culturelles des praticiens (culture nationale, générationnelle, organisationnelle, disciplinaire, etc.) (Girardi et de Boevé, 2008), la négociation d’une « proxémie », c’est-à-dire de la bonne distance selon le contexte, constitue une dimension majeure de toute intervention en travail de rue. Comme le reflètent les actes de la rencontre internationale des professionnels en travail de rue (Fontaine, 2010), les balises concernant le degré de proximité diffèrent d’une culture à l’autre, mais tous conçoivent que l’intervention en travail de rue exige l’engagement du praticien dans un rapport authentique avec les personnes :

Pour plusieurs travailleurs de rue, affirmer leurs valeurs en paroles et en actes, dès lors qu’un lien significatif existe, est une façon de proposer des points de repère aux jeunes, de les faire s’interroger tout en restant ouverts au dialogue.

Cheval, 2001 : 375

Cela dit, peu importe la manière dont il est culturellement et professionnellement balisé, le rapport d’échange et de réciprocité qu’engendre cette proximité oblige les travailleurs de rue à un exercice de réflexivité continu pour apprendre à partager des intérêts et des valeurs avec les personnes qu’ils côtoient tout en assumant les frontières qui maintiennent entre eux une différence. Se considérant comme leur « propre outil » (Fontaine, 2010), les travailleurs de rue doivent en ce sens continuellement négocier la part d’eux-mêmes qu’ils partagent et celle qu’ils choisissent de préserver en dehors des espaces d’échange avec les populations rejointes.

En somme, encore davantage que sa contribution à l’accessibilité des services, lutilité du travail de rue semble principalement résider dans la portée symbolique de la présence et du regard d’un adulte qui prend les moyens de découvrir l’univers des personnes et d’entendre le sens qu’elles donnent à leur expérience. Selon Cheval, c’est la qualité des attitudes relationnelles du travailleur de rue qui fait de lui un accompagnateur significatif « porteur de ce regard qui ranime et accompagne le désir parfois fragile de certains jeunes, respecte leur indécision et leur rythme » (2001 : 382). Comme le soulignent Bibeau et Perreault en parlant de l’aide des travailleurs de rue auprès des personnes toxicomanes : « ces personnes ont rarement besoin d’en savoir davantage : elles demandent plutôt un accompagnement et une présence de la part de quelqu’un qui soit en mesure de rentrer dans leur monde, qui soit là au bon moment » (1995 : 220). Renaud (1997) et Cheval (2001) diraient à cet égard que c’est dans le mouvement de construction de sens engendré par la rencontre dialogique que l’efficacité symbolique de l’intervention de proximité prend son appui et son envol.

Une position de médiation

L’intérêt des travailleurs de rue envers les usages de la rue comme lieu de passage ouvre donc divers horizons pour accompagner les personnes, en particulier les jeunes, de façon personnalisée dans leur processus de construction identitaire et d’appropriation d’une place individuelle et collective. À cet égard, Parazelli estime que : « le travail de rue appliqué avec une visée médiatrice peut offrir à ces jeunes l’occasion de traverser l’épreuve de la vie de rue par la reconnaissance des efforts associés à ces rituels bricolés par ces jeunes plus souvent qu’autrement de façon individuelle » (2002 : 303).

Aussi, en saisissant à la fois le potentiel de socialisation qu’offre la rue et le poids des assujettissements qui s’y jouent, les travailleurs de rue peuvent investir un espace symbolique de négociation des rapports d’appartenance et de reconnaissance sociales. En effet, la présence du travailleur de rue dans l’espace-carrefour que représente la rue l’implique dans une multiplicité d’interactions qui relient les jeunes avec divers adultes qui occupent les mêmes espaces (entourage, voisinage, commerçants, police, etc.), ou auxquels ils ont affaire dans d’autres lieux (école, famille, CLSC, hôpital, etc.). À travers cette constellation d’interactions, le défi du travailleur de rue est de comprendre les dynamiques qui s’y déroulent pour participer à « (re)créer les conditions d’un échange direct entre les jeunes et la société instituée, entre les jeunes et les adultes » (Bondu, 1998 : 157). Aussi, le travailleur de rue peut mettre à profit la position singulière d’entre-deux qu’il occupe comme « pont » et comme « tampon » entre les personnes marginalisées et les structures instituées pour accomplir diverses fonctions de médiation : liaison, référence, orientation, modération, mobilisation, sensibilisation, etc. (Lamoureux, 1994 ; Collectif de l’ATTRueQ, 1997 ; Bondu, 1998 ; Parazelli, 2002 ; Fontaine, 2003 ; Fontaine et Duval, 2003 ; Simard et al., 2004 ; Bastien et al., 2007 ; Tétreault et Girard, 2007).

En plus de s’ajuster continûment à la culture des jeunes et des adultes marginaux, le travailleur de rue négocie aussi avec les repères des autres intervenants avec qui il interagit au fil de sa pratique. De fait, pour arriver à ouvrir des voies de communication entre les personnes, la communauté et les institutions, cette pratique d’accompagnement implique une adaptation continuelle puisque c’est en cultivant son immersion dans le milieu tout en mobilisant l’intelligibilité des institutions que cet intervenant médiateur parvient à contribuer à restaurer des liens sociaux là où ils sont rompus ou effrités (Pharand, 1995 ; Cheval, 2001 ; Fontaine, 2003).

En somme, rejoindre ceux qui ne trouvent pas leur place dans la communauté exige une souplesse importante pour s’ajuster à la fois à des repères valorisés dans les marges sociales et à d’autres institués par les normes dominantes (Mathieu, 2000). Aussi, pour être en mesure de jouer un rôle instituant dans des rapports sociaux cristallisés, les travailleurs de rue ont besoin d’une large marge de manoeuvre où bricoler et déployer diverses stratégies. La latitude constitue ainsi un ingrédient majeur pour ouvrir des raccourcis et des assouplissements susceptibles de dénouer les tensions latentes et récurrentes entre les personnes marginalisées et les structures sociales (Schaut et Van Campenhoudt, 1994 ; Duval et Fontaine, 2000 ; Fontaine et Duval, 2003 ; Simard et al., 2004 ; Bastien et al., 2007 ; Tétreault et Girard, 2007).

Conclusion

Cet article montre combien la position et la mission du travail de rue engagent une dynamique continue de négociation du sens et des usages attribués à cette pratique, négociation qui participe à dessiner la culture de cette pratique d’intervention sociale. Aussi, comme toute culture est, selon Cuche, le « résultat des confrontations culturelles entre les différents groupes sociaux » qui la composent, on peut concevoir un portrait de la culture du travail de rue en tant que « résultante complexe à un moment donné d’un processus de construction culturelle jamais achevé, mettant en jeu des groupes d’acteurs et des facteurs très divers, sans qu’aucun groupe puisse être désigné comme l’unique meneur du jeu » (2004 : 100, 101, 103).

De ce point de vue et comme l’a reflété la discussion menée dans cet article, la culture du travail de rue ne peut être pensée en dehors des individus qui l’animent puisqu’elle existe, se construit et se renouvelle en tout temps dans leurs interactions. Dans la suite de cette réflexion, la thèse qui complète cet article invitera à considérer comment l’ensemble des interactions quotidiennes des travailleurs de rue alimente la culture de leur pratique en même temps que l’appartenance à un noyau de pairs, d’abord une équipe de collègues mais aussi un milieu associatif, et constitue un lieu privilégié de confrontation et de négociation du sens et des usages du travail de rue, c’est-à-dire un lieu de construction culturelle de cette pratique.

Outre les éclairages théoriques qu’apporte un tel angle d’analyse, des incidences pratiques ressortent aussi de cette réflexion, dont l’importance d’insister sur les conditions de mise en oeuvre d’une telle forme d’intervention reposant en grande partie sur l’efficacité symbolique de la construction d’un univers de sens partagé. Parmi ces conditions, le support à la réflexivité des travailleurs de rue, par exemple à travers du travail d’équipe, de la supervision clinique, de la formation continue et de la vie associative, constitue un outil incontournable pour permettre aux praticiens de faire émerger le sens des situations qu’ils rencontrent avec les personnes et pour savoir bâtir et ouvrir des horizons sur ces bases (Fontaine, 2006 ; Giraldi et de Boevé, 2008). À cet égard, l’angle d’analyse culturelle élaboré ouvre de riches pistes de réflexion clinique pour penser le rôle du travailleur de rue, sa place, ses liens et sa position dans diverses situations.

En outre, à la lumière de cette analyse culturelle des ingrédients qui donnent consistance au travail de rue, l’enjeu de la qualité des conditions d’exercice représente aussi un aspect essentiel à considérer vu le degré d’investissement exigé par cette pratique pour s’implanter de façon significative dans un milieu. À cet égard, considérant le risque d’effriter la confiance des jeunes au fil des fluctuations du personnel, de nombreux auteurs et acteurs engagés dans ce domaine soulignent à quel point il importe de limiter les ruptures causées par la substitution des intervenants qui les côtoient dans leur milieu. Ainsi, la stabilisation du travail de rue s’avère essentielle pour contribuer au tissage de liens sociaux réconciliateurs plutôt qu’à la reproduction de ruptures sociales qui alimentent la marginalisation des jeunes (Cheval, 2001 ; Ridde et Roy, 2003 ; Fontaine, 2003 ; Tétreault et Girard, 2007).