Résumés
Résumé
À travers les transferts financiers et sociaux, les migrants influencent les idées, les comportements et les capitaux sociaux des personnes restées au pays, particulièrement de leurs enfants. À partir d’une approche mixte utilisant des données d’une enquête biographique rétrospective et d’une enquête de terrain qualitative, cet article examine l’impact de la migration paternelle sur la scolarisation de leurs enfants au Sénégal. Même si nos résultats montrent une influence positive de l’absence paternelle sur l’accès à l’école des garçons et des filles, des inégalités subsistent. D’une part, l’absence paternelle ne favorise le maintien à l’école que des garçons. D’autre part, l’articulation entre migration et scolarisation varie selon les caractéristiques de la migration paternelle. Ainsi, nos analyses mettent en évidence l’importance des apports financiers de la migration, ainsi que celle de l’âge de l’enfant au moment de l’absence du père. Les résultats sont discutés à la lumière des données qualitatives, en particulier l’impact psychosocial de l’absence paternelle à travers les questions des transferts sociaux et de la construction d’un « imaginaire migratoire ».
Mots-clés :
- Scolarisation,
- Migration paternelle,
- Inégalités,
- Genre,
- Contexte de la migration,
- Méthodes mixtes
Abstract
Migrants influence the ideas, behaviour and social capital of those who are left behind, especially their children, through financial and social transfers. This paper studies the impact of parental migration on children’s schooling in Senegal with a mixed approach using data from a retrospective biographical survey and a qualitative field survey. Although our results show a positive impact of father’s migration on boys’ and girls’ access to school, inequalities in enrolment persist. On the one hand, the absence of the father favours continued schooling only for boys. On the other hand, the relationship between migration and schooling varies according to the characteristics of the paternal migration : our study highlights the importance of the economic contribution of migration as well as its timing in the lives of the children. The authors discuss the results in the light of the qualitative data to understand the psycho-social impacts of paternal absence such as social transfers and young people’s construction of an idealized image of migration.
Keywords:
- Schooling,
- Paternal migration,
- Inequalities,
- Gender,
- Migration context,
- Mixed methods
Corps de l’article
« Celui qui ne voyage pas ne connaîtra jamais où il fait mieux vivre. »
Adage en wolof
INTRODUCTION
Depuis les années 1980, les crises économiques et l’instabilité politique ont provoqué un afflux de migrations de l’Afrique vers l’Europe (Bilger et Kraler, 2005). La migration est ainsi devenue à la fois une stratégie de survie et un mode de vie (McDowell et De Haan, 1997). Avec les progrès dans le domaine de la communication et des transports, les migrants s’inscrivent dans un mode de vie transnational où migrants et non-migrants sont en interactions régulières. Plusieurs études ont été menées afin de comprendre l’impact de ces vies transnationales sur les structures familiales, les réseaux sociaux et le vécu des individus (ex. Ariza, 2013 ; Mazzucato et Schans, 2011 ; Cebotari et collab., 2018 ; Caarls et collab., 2018).
À travers les transferts financiers et sociaux, les migrants influencent les idées, les comportements, les identités, le bien-être économique et les capitaux sociaux des personnes restées au pays, particulièrement de leurs enfants (Kandel et Kao, 2001 ; Levitt, 1998 ; McKenzie et Rapoport, 2007). Diverses études ont montré que les migrants influencent le bien-être des enfants malgré la distance et contribuent entre autres à des changements importants dans les stratégies familiales de scolarisation (Mazzucato et Schans, 2011). Nous étudions ici le cas de Kébémer, petite ville du Sénégal détenant une longue tradition d’émigration masculine internationale. L’objectif est d’examiner dans quelle mesure la scolarisation des enfants est influencée par la migration paternelle et si cet effet résulte essentiellement de facteurs économiques ou s’il est aussi l’expression de changements de valeurs et de stratégies scolaires distinctes dans les familles de migrants.
L’influence de la migration parentale sur la scolarisation des enfants : revue de la littérature
Ces dernières années, de plus en plus d’études ont été menées afin de comprendre l’impact d’une vie transnationale des parents sur la performance scolaire de leurs enfants. Cependant, la grande majorité des recherches sur ce sujet se concentre sur la migration entre le Mexique, ou des pays asiatiques, et les États-Unis. Il s’agit souvent d’enquêtes qualitatives et il existe peu d’études systématiques sur les enfants des familles transnationales (ex. Amuedo-Dorantes et Pozo, 2010 ; Antman, 2012 avec les données du Mexican Migration Project ou du Latin American Migration Project) et encore moins sur ceux des familles vivant entre l’Afrique et l’Europe (Bledsoe et Sow, 2011 ; Cebotari et Mazzucato, 2016 ; Mazzucato et collab., 2015 ; Gonzalez-Ferrer et collab., 2018).
La revue de la littérature permet de distinguer trois dimensions des interactions entre la migration parentale, le bien-être et la scolarisation des enfants. Premièrement, une dimension économique qui est liée à la fois aux gains de la migration avec notamment l’envoi d’argent, et en amont, à la sélectivité socio-économique de la migration. Deuxièmement, la migration a un impact à travers des transferts sociaux qui modifient les valeurs, y compris celles des jeunes qui nourrissent un « imaginaire migratoire ». Enfin, troisièmement, les effets psychologiques et émotionnels particulièrement lors de l’absence du parent semblent jouer sur les parcours scolaires des enfants. Ces trois dimensions vont interagir de manière différente selon les caractéristiques des personnes concernées, le type de migration ainsi que les caractéristiques des pays d’origine et d’accueil.
La migration d’un membre du ménage peut augmenter le revenu et permettre aux enfants d’accéder aux études ou de les poursuivre (Cebotari et Mazzucato, 2016 ; Mazzucato et Schans, 2011). Ainsi l’étude d’Amuedo-Dorantes et Pozo (2010) sur la migration dominicaine vers les États-Unis montre notamment l’importance des gains économiques issus de la migration plus que de la migration elle-même. Cependant, migrer nécessite des ressources économiques et sociales qui donnent l’opportunité de concrétiser le rêve (González-Ferrer et collab., 2018 ; Shaw, 2007). Mais, même si les plus pauvres ne migrent pas par faute de moyens, le rôle des ressources financières est certainement plus complexe, dépendant aussi de la capacité à mobiliser des réseaux sociaux dans les pays d’origine et d’accueil (Palloni et collab., 2001, Massey et collab., 1993). Ainsi, la migration fait souvent partie de stratégies familiales. C’est une des dimensions de la diversification des activités, et donc des sources de revenus que Batterbury (2007) décrit en matière de « bricolage adaptatif » des populations du Sahel.
À travers des transferts socioculturels, l’expérience migratoire peut également influencer la stratégie éducative des parents, par exemple en envoyant les enfants dans une école privée ou les scolarisant dans le pays d’accueil (Levitt, 1998 et 2013 ; Lamba-Nieves, 2013). Cela a été observé en Amérique latine (Antman, 2012 ; Hanson et Woodruff, 2003 ; Kandel et Kao, 2001 ; McKenzie et Rapoport, 2007 ; Nobles, 2011), ainsi que parmi les migrants provenant des pays asiatiques (Asis et Ruiz-Marave, 2013 ; Zhou et collab., 2014). Certaines études montrent aussi un effet de sélectivité du niveau d’éducation, les migrants se distinguant par une meilleure scolarisation (Ichou, 2014 ; Shaw, 2007).
Cependant, la migration parentale peut également créer un « imaginaire migratoire », eldorado lointain développé à travers les récits et les photos transmis par le migrant (Jouret et collab. 2006 ; Riccio, 2005 ; Fouquet, 2007). L’image d’un « ailleurs prometteur » supplante alors celle de la misère, de l’angoisse et du déracinement qui est souvent le lot des migrants (Preiswerk et Sauvain-Dugerdil, 1993). La migration du père ou d’autres membres de la famille ouvrirait la porte du monde migratoire imaginaire, mais aussi sa concrétisation, notamment pour obtenir un visa (Fouquet 2007, 2008 ; Maggi et collab., 2008 ; Riccio, 2005). Le souhait de migrer peut alors influencer négativement la motivation des enfants de migrants à poursuivre leur scolarisation, ceci, d’autant plus que les diplômes supérieurs ne sont pas régulièrement reconnus dans le pays d’accueil (Kandel et Kao, 2001).
Finalement, le sentiment d’abandon causé par la distance et, encore plus, la perte de contact avec le migrant, ont des conséquences psychologiques négatives qui peuvent entraîner l’abandon scolaire ou encore la fréquentation de groupes criminels. Cela semble être le cas particulièrement lorsque la mère est absente (Cortes, 2015 ; Dreby, 2007 ; McKenzie et Rapoport, 2007 ; Mazzucato et collab., 2015).
L’influence de ces trois dimensions de la migration sur la scolarisation des enfants varie cependant selon les caractéristiques de ces derniers, en particulier leur âge et leur sexe. L’effet positif de la migration serait plus marqué pour les très jeunes enfants et diminuerait avec l’avancement en âge ; pour les adolescents, son effet deviendrait même négatif sur le maintien à l’école (Antman, 2012 ; McKenzie et Rapoport, 2007). L’effet du sexe de l’enfant varie selon l’importance attribuée à la scolarisation des filles. En Chine, la portée positive de la migration sur la performance scolaire serait amplifiée pour les filles. Dans les sociétés patriarcales qui valorisent plutôt la scolarisation des garçons, l’augmentation des ressources économiques aurait un impact plus marqué pour les filles (Lu, 2012 ; Meyerhoefer et Chen, 2011). L’effet positif de l’envoi d’argent sur l’accès à l’école au Salvador (Acosta, 2011) et sur le nombre d’années d’école au Mexique (Antman, 2012) ne concerne que les filles. La scolarisation des filles serait favorisée par un changement dans l’allocation des ressources résultant notamment d’une position renforcée de la mère au sein du ménage.
L’incidence de la migration parentale varierait aussi selon le contexte et les caractéristiques de la migration (Cebotari et Mazzucato, 2016). Conséquemment, les impacts psychologiques, culturels et économiques sur les enfants restés au pays apparaissent modulés par la durée et la destination de la migration et la capacité à maintenir un contact étroit avec le parent migrant. L’étude de Zhou et collab. (2014) montre que l’impact négatif de la migration parentale sur les résultats scolaires des enfants croît avec la durée de l’absence parentale. Cependant, des échanges réguliers diminueraient l’effet négatif de cette absence (Parreñas, 2005) ; ainsi, Nobles (2011) montre que la migration des pères mexicains aux États-Unis n’implique pas une perte de contact : ils participent à la vie de leurs enfants, tant financièrement que par des appels, des visites et le suivi de leur éducation. D’autre part, une migration lointaine rend certes les contacts plus difficiles, mais elle peut amener des gains financiers plus importants (Mazzucato et Schans, 2011). Toutefois, très peu d’études ont pris en compte la diversité des formes migratoires, se limitant le plus souvent à une de leurs caractéristiques (Cebotari et Mazzucato, 2016).
Questions et hypothèses de recherche
Ce travail explore les mécanismes économiques, socioculturels et psychologiques qui tissent la relation entre la migration du père et la scolarisation des enfants. On étudie l’effet présumé de la migration paternelle sur la possibilité pour les enfants d’accéder à l’école, et durablement, dans une petite ville située dans un des foyers migratoires du Sénégal. On s’interroge sur l’impact de la migration sur la scolarisation et les inégalités à cet égard, à travers trois questions :
La migration a-t-elle un effet sur la scolarisation et sur les inégalités en la matière ? On se demande ainsi si la migration a une influence nette sur la scolarisation et si elle gomme, ou atténue, les inégalités. On s’intéresse également à la question de savoir si l’effet de la migration varie selon ses modalités — en particulier sa durée et son moment dans le parcours de vie de l’enfant. Notre première hypothèse est que la migration paternelle améliore la scolarisation des enfants et diminue les inégalités à cet égard, particulièrement en matière d’accès à l’école, mais que certaines caractéristiques migratoires peuvent nuancer cet effet positif.
Est-ce que les effets de la migration sur la scolarisation des enfants ont une dimension genrée ? Dans le contexte sénégalais où la scolarisation a connu de grands progrès quant à la parité filles-garçons (même si des inégalités, notamment pour la scolarisation postsecondaire, persistent), on se demande si la migration affecte différemment la scolarisation des filles et celle des garçons. On examine ensuite l’effet des caractéristiques sociodémographiques des enfants et du ménage sur la scolarisation des filles et des garçons. La question qui se pose alors est : dans quelle mesure les inégalités sont-elles influencées par la migration et, réciproquement, influencent-elles l’impact scolaire de la migration ? Nous supposons que les caractéristiques sociodémographiques affectent plus la scolarisation des filles, mais que la migration diminuerait les différences de genre. L’hypothèse est que l’impact positif de la migration, résultant d’un apport notamment financier, serait plus important pour les filles. En revanche, la scolarisation des garçons serait influencée négativement par la migration, à travers la valorisation du projet migratoire, comme « passage » vers la vie adulte.
Comment agit la migration : est-ce que son impact est exclusivement économique ? Considérant que la migration amène des ressources financières supplémentaires et que, souvent, la probabilité de migrer est supérieure dans les ménages déjà un peu plus riches, on peut se demander si l’effet de la migration sur la scolarisation des enfants ne résulterait que de la dimension économique. L’hypothèse est que, certes, la dimension économique est un facteur important, mais que ce n’est pas le seul. L’expérience migratoire accroît le capital humain des migrants et les ouvre à de nouvelles valeurs qui vont influencer leurs stratégies éducatives. Nous croyons que les migrants vont accorder une priorité accrue à la scolarisation de leurs enfants, surtout en matière de maintien à l’école.
Le contexte migratoire au Sénégal et le cas de Kébémer
Le Sénégal est marqué par une longue tradition de migrations rurales saisonnières vers les villes et vers les pays voisins. En réponse à l’indépendance, au choc pétrolier et aux crises agricoles, le Sénégal est devenu un pays d’émigration vers la France (Grillo et Mazzucato, 2008 ; Riccio, 2005). Entre le début des années 1970 et 1980, elle répond au besoin de main-d’oeuvre de la France, mais aussi aux sécheresses récurrentes touchant l’Afrique de l’Ouest. Les premiers migrants sont principalement des Haal Pular et des Soninkés de la vallée du fleuve Sénégal ; ils partaient pour des séjours de courtes durées dans le but de gagner un maximum d’argent pour investir dans leur pays d’origine (Adjamagbo et collab., 2006 ; Tall et Tandian, 2010). Mais la restructuration du marché du travail en France et la mise en place d’un système de cartes de séjour au début des années 1980 ont poussé les Sénégalais à chercher d’autres destinations, notamment l’Italie et l’Espagne, mais aussi les États-Unis. Depuis les années 1990, l’Italie a émergé comme une de leurs destinations principales. Selon le Recensement Général de la Population, de l’Habitat, de l’Agriculture et de l’Élevage (RGPHAE) de 2013, le Sénégal compte environ 164 901 émigrants, dont environ 44 %, en Europe.
Kébémer, dans le département de Louga, a été choisi comme terrain d’étude pour le projet « Les effets de la migration transnationale sur les dynamiques familiales au Sénégal »[1]. Cette petite ville d’environ 17 000 habitants en 2013, localisée en plein coeur du Bassin arachidier du Nord-Ouest du Sénégal, est caractéristique de cette zone de forte émigration internationale à dominante masculine depuis le milieu des années 1980. Elle est peuplée essentiellement de Wolofs de la confrérie mouride, connus pour émigrer vers l’Italie. Les Mourides sénégalais migrent pour diverses raisons, notamment économiques. Ils partent souvent seuls, mais bénéficient du soutien d’un grand réseau, implanté tant au Sénégal qu’en Europe, et qui se base sur l’appartenance religieuse, mais aussi sur des liens commerciaux. Le réseau religieux exerce également une fonction de contrôle social et moral (Grillo et Riccio, 2004 ; Riccio, 2006). D’abord marchands ambulants dans le sud de l’Italie, les migrants sénégalais se sont ensuite installés dans le nord industrialisé (Tall et Tandian, 2011 ; Diop, 2008 ; Bilger et Kraler, 2005), où ils travaillent comme salariés ou dans la vente en général. Cette migration sénégalaise en Italie est caractérisée par le maintien de liens forts avec le pays d’origine, notamment à travers un commerce transnational (Riccio, 2006).
Plusieurs travaux montrent qu’au Sénégal, le projet migratoire des jeunes tient certes à la nécessité d’aider la famille, mais résulte également du désintérêt pour des études qui n’assurent pas un emploi, et du désir d’acquérir un statut dans la famille élargie et dans la société (Diop 1985 ; Mondain et Diagne, 2013). La mobilité concerne principalement les hommes et parfois des femmes ; ils laissent le plus souvent leurs enfants sous la tutelle d’autres adultes, généralement apparentés. Selon l’enquête MAFE (Programme sur les migrations entre l’Afrique et l’Europe) (González Ferrer, 2012), un sixième des enfants sénégalais vivraient séparés de leurs parents du fait de la migration internationale. Comme c’est généralement le cas en Afrique de l’Ouest, l’organisation sociétale et familiale des Wolofs se caractérise par l’insertion de l’individu dans un réseau familial élargi dirigé par les hommes et les aînés, où le partage des rôles au sein du ménage maintient les femmes dans la sphère domestique et où la prévalence des unions polygames est élevée. Ces familles étendues, complexes, s’adapteraient plus facilement à un fonctionnement transnational. Surtout, la tradition de circulation des enfants, souvent gardés par d’autres femmes de la famille élargie, atténuerait l’effet de la migration des parents biologiques (Goody, 1982). Cependant, certains travaux ont mis en évidence que l’absence maternelle créerait des difficultés, surtout pour les filles, et que la mère, principale responsable de l’éducation des enfants, est alors contrainte de rentrer au Sénégal (Mondain, 2017).
L’ampleur de la migration internationale se combine à une crise sociale et économique d’un pays aux prises avec un nombre croissant de jeunes arrivants sur le marché du travail. Ainsi, malgré des progrès importants dans l’accès à l’école, avec un taux net de scolarisation primaire allant en 2017 jusqu’à 78,25 % pour les filles, contre 70,07 % pour les garçons (UNESCO, 2019), au Sénégal, la scolarisation reste marquée par de fortes inégalités. Plusieurs travaux soulignent en effet que les contraintes financières constituent le principal obstacle à la scolarisation, surtout secondaire et supérieure (Niang, 2014 ; Dia et collab., 2016). De plus, le système éducatif est souvent confronté à diverses perturbations et sa qualité est variable (Cissé et collab., 2004 ; UNESCO, 2019). Ainsi, la non-scolarisation reste considérablement plus élevée en milieu rural, parmi les ménages les plus pauvres et ceux dont le chef est non scolarisé (Dia et collab., 2016). Dans les milieux défavorisés et les plus traditionnels, la discrimination à l’égard des filles reste très importante, la priorité étant donnée à leur rôle de future épouse (Dia et collab., 2016). Enfin, il ne suffit pas d’aller à l’école, mais il faut permettre aux enfants « de s’y maintenir et d’y progresser » (Niang, 2014 ; Cissé et collab., 2004). C’est ainsi qu’au secondaire, la scolarisation chute, mais reste légèrement supérieure pour les filles (en 2017, le taux net est de 38,87 % pour les filles et 35,36 % pour les garçons [UNESCO, 2019]).
DONNÉES ET MÉTHODES D’ANALYSES
Les questions de recherche sont abordées à la fois par des données quantitatives et qualitatives, recueillies à Kébémer. D’une part, nous avons procédé à une analyse des données de l’enquête rétrospective biographique menée en 2012 par une équipe de chercheurs de l’Université d’Ottawa (Canada), l’University College de Londres (R.-U.) et l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal)[2]. Cette enquête, réalisée auprès d’un échantillon de 1 112 femmes âgées de 15 à 59 ans[3], porte sur les effets de la migration internationale sur les dynamiques sociales et familiales locales. L’accent est mis sur le parcours de vie des femmes, en comparant notamment les épouses de migrants aux autres femmes. D’autre part, nous avons réalisé en 2016 une enquête qualitative complémentaire pour approfondir les liens entre la migration parentale et la scolarisation (Landös, 2016).
L’enquête biographique rétrospective comporte plusieurs modules relatifs à la vie des femmes. Nous utilisons ici essentiellement les modules relatifs au parcours migratoire du mari et à l’histoire génésique de la femme. Celle-ci inclut les caractéristiques de chacun de ses enfants, notamment leur niveau de scolarisation, sans toutefois contenir des informations détaillées sur leur parcours scolaire. Notre étude porte sur 1 604 sujets âgés de 7 à 33 ans et comporte un nombre de garçons et de filles relativement équilibré (51,6 % garçons, 48,4 % filles).
Afin de saisir à la fois l’accès et le maintien à l’école, deux variables ont été construites à partir du niveau scolaire atteint, selon l’âge au moment de l’enquête et l’âge officiel aux différents niveaux d’instruction. Pour appréhender le parcours scolaire des enfants, il importe de prendre en compte le fait qu’il existe au Sénégal deux systèmes parallèles (Huet-Gueye et de Léonardis, 2009) : l’école formelle, organisée selon le système français, qui est implantée depuis la période coloniale, et l’école coranique (daaras)[4], non reconnue dans le système formel. On distingue ainsi les enfants qui (1) ont accédé à l’école publique formelle[5] et ceux (2) qui ont au moins accompli le premier cycle du secondaire ou du moins suivent leur parcours sans retard[6].
Dans notre échantillon, près de la moitié des enfants ont au moins achevé le premier cycle secondaire, sans retard important (46 %). Cependant, près d’un sur cinq n’ont pas accédé à l’école formelle francophone (ils sont non scolarisés ou ont seulement fréquenté l’école coranique). Nous n’observons pas de différence significative selon le sexe, bien que les filles soient toutefois légèrement plus nombreuses à poursuivre leurs études. Ceci confirme les avancées récentes du système sénégalais en matière de parité. Le parcours scolaire est lié à la situation économique du ménage, au niveau d’éducation des parents, à la taille de la famille et à l’âge de l’enfant.
La migration paternelle est saisie en distinguant les pères migrants, à savoir ceux qui sont ou ont été absents durant au moins trois mois, de ceux qui ne sont jamais partis. Une première analyse (Landös, 2016) avait montré que les ménages de migrants — soit 40 % de l’échantillon — se distinguent par un nombre moindre d’enfants (seulement 20 % des ménages de migrants ont plus de 6 enfants contre 48 % des ménages de non-migrants) et une meilleure situation économique (67 % des ménages de migrants ont un bon niveau économique[7] contre 17 % des ménages de non-migrants). Les deux caractéristiques sont associées à une meilleure scolarisation des enfants en général. En revanche, les pères migrants ont fréquenté l’école coranique plus souvent que les pères non migrants (60 % et 47 % respectivement), ce qui aurait au contraire une influence négative sur la scolarisation. On considère aussi le type de migration : sa durée, la fréquence des visites au pays (au moins à chaque 1,5 an, ou plus), l’envoi d’argent, la vague migratoire (avant ou après 1990), ainsi que le moment où le père est absent du parcours de vie de l’enfant (pères revenus avant ou après l’âge de 12 ans des enfants).
La situation économique et sociodémographique est mesurée par le niveau de vie du ménage, le nombre d’enfants de la mère, le niveau d’instruction des parents, ainsi que l’âge et le sexe de l’enfant. Le niveau de vie du ménage est mesuré par un indice cumulé sur deux dimensions : la possession des biens de base et les matériaux de construction de la maison (mur, sol et toit)[8].
Le rôle joué par ces différents facteurs sur la scolarisation des enfants est testé par des régressions logistiques binaires modélisant les probabilités d’accès et de maintien à l’école et interprété par les rapports de cote (RC).
Les données de l’enquête qualitative, qui ont fait l’objet d’une analyse plus approfondie dans un travail antérieur (Landös, 2016), sont utilisées ici pour apporter des éclairages complémentaires sur le rôle de la migration dans la vie quotidienne, en particulier pour la scolarisation des enfants. Les entretiens ont été réalisés auprès de vingt-cinq femmes — ayant ou non une expérience migratoire, dont le mari est migrant ou non —, trois avec des hommes ayant migré, cinq avec des informateurs clés et quatre groupes de discussion avec des jeunes. Les entretiens présentent donc principalement le point de vue de femmes sur leur vécu et sur le parcours scolaire de leurs enfants. Comme personnes-ressources pour la thématique de recherche, nous avons interrogé trois enseignants, dont deux directeurs d’écoles, en mettant l’accent sur les spécificités des écoliers, enfants de migrants. Deux autres entretiens ont été menés auprès de deux acteurs centraux de la migration afin de connaître leur expérience et leur vision de la migration actuelle : la présidente de l’association des migrantes et un des premiers migrants partis en 1979 pour la France, l’Italie et l’Espagne, et revenu depuis 2012. Les quatre groupes de discussion avec des garçons ou des filles, âgés de 16 à 25 ans, ont porté sur leurs perceptions de la migration, les récits de leurs amis migrants et leur vision d’avenir. Les grilles d’entretiens ont été adaptées pour chaque type d’interlocuteur et les groupes de discussion ont été lancés par des histoires types (vignettes). Les discours ont été analysés à l’aide du logiciel Atlas.Ti.
RÉSULTATS
Les données de l’enquête quantitative de 2012 sont utilisées pour analyser l’impact de la migration du père sur la scolarisation des enfants et les inégalités scolaires par une série de régressions logistiques. Au fur et à mesure, les résultats quantitatifs seront discutés à la lumière des entretiens qualitatifs.
L’impact de la migration du père sur la scolarisation des enfants
Dans une première étape, nous examinons l’effet de la migration du père sur l’accès et le maintien à l’école en contrôlant pour quelques caractéristiques de l’enfant et du ménage. Nos analyses portent d’une part sur l’entrée à l’école formelle et d’autre part, sur la probabilité d’achever le premier cycle du secondaire ou, pour ceux qui n’ont pas encore atteint l’âge correspondant, d’avoir réalisé un parcours sans retard. Dans un contexte où la fréquentation de l’école primaire se généralise, mais dans lequel subsiste un modèle d’éducation non formelle, en particulier les écoles coraniques, l’accès à l’école est l’expression d’une valorisation du système scolaire formel. Le maintien à l’école résulte certainement aussi de l’importance accordée à la scolarisation, mais surtout de la capacité à assumer les frais directs et indirects qu’entraîne la scolarisation des enfants.
Effet de la migration paternelle sur l’accès à l’école formelle et la poursuite des études au secondaire (Tableau 1)
Parmi les caractéristiques de l’enfant et du ménage considérées ici (voir tableau 1), seul le niveau d’éducation du père est associé à une diminution de la non-scolarisation : l’accès des enfants à l’école est huit fois plus élevé lorsque le père a dépassé l’école primaire (RC = 7,98), et est réduit de moitié lorsque celui-ci n’a fréquenté que l’école coranique (RC = 0,495). En revanche, l’éducation de la mère n’aurait pas d’influence sur l’accès à l’école. Les inégalités se creusent au niveau du secondaire. Le maintien à l’école s’est considérablement accru parmi les enfants de la génération la plus récente comme le montre le RC de 0,849 pour l’avancement en âge. Comme pour l’accès, le maintien à l’école est plus rare lorsque le père n’a fréquenté que l’école coranique (RC = 0,713) ; surtout, le maintien à l’école est fortement accru lorsque les deux parents ont eux-mêmes continué leur scolarité : près de trois fois plus pour les pères scolarisés au-delà du primaire (RC = 2,953) et près de deux fois plus en ce qui concerne les mères (RC = 1,925).
Nous observons un désavantage des enfants vivant dans des ménages de plus de six enfants (RC = 0,662). Les plus grandes familles ne scolariseraient et surtout maintiendraient à l’école qu’une certaine partie de leurs enfants. Cela tiendrait aux coûts directs et indirects de la scolarisation et du besoin de main-d’oeuvre enfantine, notamment, comme le souligne ce témoignage, du travail des garçons :
« J’ai vu un cadet d’une famille qui a appris jusqu’en classe de sixième, son père l’a appelé pour lui dire qu’il n’a plus les moyens de payer ses études. Maintenant, à l’occasion de chaque grande vacance, il travaille dans la maçonnerie pour assurer ses frais d’inscription et de fournitures scolaires. Mais une fois devenu majeur, son père le rappelle pour lui faire savoir que c’est à lui de prendre en charge la famille […] et il a fini par abandonner les études. »
Fille, classe de terminale
Nos résultats vérifient notre première hypothèse selon laquelle la migration du père a un effet positif sur la scolarisation des enfants, tant sur l’accès que sur le maintien à l’école (tableau 1) : avoir un père migrant accroît de plus de deux fois la probabilité d’être scolarisé dans le système formel et celle d’y rester jusqu’à la fin du secondaire inférieur (RC = 2,227). En revanche, l’ajout de la variable « migration paternelle » dans le modèle prédisant l’accès ne modifie pratiquement pas les paramètres estimés pour les caractéristiques des enfants et des ménages, et ne modifie que légèrement le rôle de ces caractéristiques dans le modèle prédisant le maintien. En contrôlant pour la migration paternelle, l’effet du sexe de l’enfant devient significatif, montrant que dans les ménages de non-migrants les filles ont un léger avantage en ce qui concerne le maintien à l’école. La migration du père explique également en partie l’effet négatif des grandes fratries sur le maintien à l’école. Mais l’absence du père semble également réduire légèrement l’influence du niveau d’éducation du père. En particulier, l’ajout de la variable migration diminue légèrement l’impact négatif d’avoir un père n’ayant suivi que l’école coranique, ceci malgré le fait, souligné plus haut, que c’est dans les ménages de migrants que les pères n’ont pas fait l’école formelle.
Les entretiens et groupes de discussion réalisés à Kébémer suggèrent que l’influence de la migration sur la scolarisation des enfants qui restent au pays est liée à une prise de conscience de son importance, notamment pour une future migration. Ainsi, selon un directeur d’école, les migrants valoriseraient plus la scolarisation, car ils reconnaissent son utilité : « Être instruit est important pour pouvoir “naviguer” dans les pays outre-mer ». D’autre part, pour les adultes et les jeunes eux-mêmes, la scolarisation sera utile à l’enfant s’il migre lui-même :
« Pour eux [les gens] du pays d’accueil [la condition de] la personne noire ou celle qui se cache, là-bas, doit être comme moi, le travail de bonne [domestique]. C’est pourquoi je fais étudier ma fille ici. Si elle obtient le bac, directement elle va [pouvoir] étudier en France […], tu comprends ? »
Femme migrante, Italie, 34 ans, 4e, 2 enfants
« Mais par contre si tu émigres avec tes diplômes tu pourras trouver un travail meilleur que celui qui est offert sans qualifications. »
Fille, classe de terminale
Ainsi, certains parents peuvent pousser les jeunes à vouloir s’investir pour un départ dans de bonnes conditions :
« Les miens [parents migrants] m’ont posé des conditions, ils ont clairement dit que tant que je n’aurai pas mon bac je ne partirai pas, si on te dit ça forcément tu auras tout ton esprit sur les études et feras tout pour atteindre ton objectif qui est d’avoir le bac. »
Garçon, classe de terminale
D’autres soulignent les perspectives éducatives en Europe. Comme en témoigne un jeune garçon resté au pays qui a lui-même abandonné l’école, les enfants qui accompagnent leurs parents à l’étranger auraient souvent de meilleures perspectives éducatives :
« […] j’ai des grands frères qui sont en Europe : leurs enfants sont inscrits dans de très bonnes écoles, des internats […]. Donc l’immigration est une bonne chose et participe beaucoup à la réussite de l’éducation des enfants. »
Garçon ayant abandonné l’école
Les écoliers voient un avenir basé sur le développement de leurs compétences afin d’obtenir un emploi satisfaisant, alors que les jeunes ayant abandonné l’école considèrent leurs chances d’accéder à un emploi très limité. Pour eux, le souhait de partir est ancré dans cette absence de perspectives professionnelles, combinée à un manque de confiance dans un système scolaire en crise et, plus largement, le rejet d’une école formelle héritée de la période coloniale. Dans un contexte de chômage élevé des diplômés et de la nécessité de contribuer au soutien de la famille, la migration est vue, particulièrement par les jeunes issus de milieux modestes, comme la meilleure source de revenus :
« Si je pouvais, je le ferais demain, parce que le Nord est différent du Sud. Au pire des cas, tu trouverais un petit travail à faire si c’est au Nord. En plus de cela, y’a un adage wolof qui disait : “il faut voyager pour savoir là où il fait bon de vivre”. Ici, c’est tellement dur que chaque jour je prie Dieu de m’aider à voyager. N’importe où est meilleur qu’ici. »
Garçon ayant abandonné l’école
Les discours des femmes, des jeunes et des migrants interrogés à Kébémer témoignent que, à une influence positive de la migration sur les stratégies éducatives parentales, se greffe aussi la construction d’un « imaginaire migratoire » qui module les rêves d’avenir (Fouquet, 2007, 2008 ; Preiswerk et Sauvain-Dugerdil, 1993 ; Schoorl et collab., 2000). Dans cette perspective, la migration paternelle aurait un effet plutôt négatif sur les parcours scolaires. L’image migratoire s’appuie sur les récits de succès migratoires et les cadeaux ramenés par les migrants. Ainsi, toutes les évidences relatives à la dureté de la migration et de la vie dans le pays d’accueil ne semblent pas être entendues et, par conséquent, il se crée un véritable décalage entre le vécu réel de nombreux migrants et la perception sociale de la migration dans leur lieu d’origine. Ainsi, presque toutes les femmes mentionnent le risque de l’impact négatif de la migration du père sur l’investissement des enfants à l’école qui rêvent plutôt de partir eux-mêmes en migration.
« […] partir migrer et laisser sa progéniture ici, leurs études peuvent échouer à tout moment, ça peut échouer parce que l’enfant que t’as laissé ici, s’il ne te voit pas, il pense chaque jour à te rejoindre […] »
Épouse d’un migrant, 33 ans, 3e, 6 enfants
Les jeunes développeraient des stratégies pour « forcer » leurs parents à les emmener en migration, notamment par un laisser-aller scolaire :
« […] Ils [son entourage] disaient cet enfant-là n’accepte plus d’étudier donc on l’emmène. L’enfant, s’il entend ça, il va se décourager et refuse d’étudier ; j’en ai eu cette année un cas seulement, il a catégoriquement refusé […], tout ce qu’il veut c’est partir, il a gâché ses études et pourtant il n’est pas parti. Il ne peut plus partir, alors qu’il a gâché ses études. »
Migrant de retour, France et Italie, vendeur au marché, 19 enfants
Ainsi, les parents perdent le contrôle sur la scolarisation de leurs enfants du fait de cet imaginaire migratoire que ceux-ci développent. On peut donc penser que l’absence paternelle a des effets variables selon ses modalités, en particulier l’âge de l’enfant, sa durée et l’importance du maintien des contacts. Nous analysons donc ci-après l’effet de quelques caractéristiques de la migration paternelle.
La diversité des situations migratoires et leur influence variable sur la scolarisation des enfants (Tableau 2)
Le processus migratoire prend des formes variées. Sa durée, la fréquence des visites, l’envoi, ou non, d’argent et le moment de l’absence du père dans le parcours de vie de l’enfant, sont autant de caractéristiques qui vont moduler ses effets sur la scolarisation, à travers les stratégies des parents et la vision des jeunes eux-mêmes. Nous avons donc procédé à une analyse qui considère l’effet net de la migration, en contrôlant pour les mêmes caractéristiques des enfants et du ménage, en prenant aussi en compte le type de migration (tableau 2)[9]. Cet examen de l’effet des modalités de la migration montre bien que, au-delà d’un impact globalement positif, la migration paternelle joue un rôle complexe. En particulier, on peut supposer que la motivation scolaire des enfants va dépendre de l’influence que conserve le père à cet égard. Ceci est clairement exprimé dans les discours des femmes qui accordent une grande importance aux appels et visites régulières du père pour l’éducation des enfants et conservent un regard sur les fréquentations de l’enfant, surtout des garçons.
Nous observons que les absences de très longue durée (plus de 20 ans) accroissent plus fortement la scolarisation : dans ce cas, l’accès et le maintien à l’école sont plus de deux fois plus élevés (RC = 2,438 et RC = 2,168, respectivement) que pour les non-migrants, alors que lorsque l’absence dure entre 10 et 20 ans, cet avantage des migrants est à peine significatif (RC = 1,701 pour l’accès et RC = 1,408 pour le maintien à l’école). Toutefois, en matière d’accès à l’école, ce sont les migrations de courte durée (moins de 10 ans) qui ont la plus grande influence (RC = 3,789). L’envoi d’argent à son épouse apparaît comme un des facteurs importants de l’impact de la migration sur la scolarisation des enfants : la minorité de migrants qui n’envoie pas d’argent ne se distingue pas des non-migrants, ceci tant pour l’accès que pour le maintien à l’école. Des visites fréquentes (retour du père au moins une fois en 1,5 an) accroissent l’effet positif de la migration sur l’accès à l’école, mais n’influencent que très peu le maintien à l’école. Nos résultats montrent aussi qu’une absence au-delà de l’adolescence (12 ans) augmente quelque peu l’effet positif de la migration parentale sur l’accès à l’école, mais le diminue pour le maintien à l’école. D’autre part, l’impact sur l’accès à l’école semble être resté stable au long des vagues migratoires. En revanche, l’effet positif sur le maintien à l’école concerne principalement les migrants de la première génération, partis avant 1990 (RC = 2,408), bien que l’accès au secondaire se soit considérablement accru ces dernières décennies. L’introduction des modalités de la migration paternelle ne modifie guère les inégalités de scolarisation selon les caractéristiques de l’enfant et du ménage.
Est-ce que les effets de la migration sur la scolarisation affectent différemment les filles et les garçons ? (Tableau 3)
Malgré la parité atteinte en matière de fréquentation scolaire, la société sénégalaise reste marquée par une répartition très traditionnelle des rôles et des responsabilités qui s’exprime notamment par un vécu très différent de la migration par les hommes et par les femmes. On se pose donc la question de savoir si dans le contexte de Kébémer, les interactions entre la migration du père et la scolarisation des enfants ont une dimension genrée.
On constate ainsi que la migration paternelle contribue à augmenter l’accès et le maintien à l’école tant pour les filles que pour les garçons (après contrôle pour l’effet de leur âge, de la taille de leur fratrie et du niveau d’éducation de leurs parents, dernière ligne du tableau 3). L’effet sur le maintien est un peu plus marqué pour les garçons (RC = 1,906 pour les garçons et RC = 1,525 pour les filles). En revanche, la prise en compte de l’effet de la migration ne modifie que peu les inégalités de scolarisation selon l’âge, la taille de la fratrie et l’éducation des parents, tant pour les filles que pour les garçons. Indépendamment de la migration paternelle, le niveau d’éducation des parents influence plus fortement la scolarisation des filles que celle des garçons : avoir un père qui n’a suivi que l’école coranique a un impact négatif presque deux fois plus important pour l’accès des filles à l’école. D’autre part, avoir une mère qui a étudié au secondaire n’influence de manière positive que le maintien des filles à l’école et n’a pas d’influence significative pour les garçons.
Quant au progrès générationnel de la scolarisation (l’accès et le maintien), il ne concerne que les filles. Pour les garçons, au contraire l’accès est plus marqué parmi les plus âgés (RC = 1,034), ce qui refléterait un retard de l’entrée dans l’école formelle dû à la fréquentation de l’école coranique[10]. Ces évolutions générationnelles ne sont pas modifiées par la migration paternelle, en revanche le contrôle pour la migration paternelle modifie quelque peu l’effet de la taille de la fratrie et celle de la scolarisation du père. En contrôlant pour la migration paternelle, l’influence négative du nombre d’enfants de la mère devient significative pour l’accès des filles à l’école. La migration paternelle aurait donc à cet égard un effet suppresseur : avoir une fratrie nombreuse est un handicap pour l’accès à l’école des filles des ménages sans migrants, mais pas pour celles dans les ménages de migrants. De même, pour les garçons, l’effet de la scolarisation du père est modifié par la prise en compte de son statut migratoire : après contrôle, l’impact négatif de l’éducation coranique du père devient significatif à p < = 0,05 — ce qui signifie que l’effet négatif de l’éducation coranique du père est partiellement gommé pour les fils de migrants.
Ces différences, entre filles et garçons, dans les caractéristiques qui modulent la scolarisation et de l’effet de la migration paternelle reflètent des stratégies parentales distinctes, mais aussi des visions différentes des rôles de la scolarisation et de la migration par les jeunes eux-mêmes. Comme ils l’expriment bien dans les groupes de discussion, les jeunes attribuent certes un rôle important aux parents, mais ils déclarent participer aux décisions relatives à leur scolarisation, notamment en lien avec leur souhait de partir.
Les discours sur les raisons de l’abandon scolaire, suscités par l’histoire type du jeune qui a abandonné l’école pour pouvoir partir en migration afin de soutenir financièrement la famille, éclairent fort bien les différences de genre. Pour les garçons, tant parmi les étudiants que parmi ceux qui ont abandonné l’école, la nécessité d’entretenir la famille est toujours présente comme la raison principale, notamment chez les aînés[11]. C’est pourquoi, souvent, ils préfèrent abandonner l’école et se consacrer à un travail rémunéré.
« Moi, je suis un peu d’accord avec lui parce que, des fois, si tu es l’aîné d’une famille, si tu restes ici tu ne trouves pas du travail et ta famille n’a pas assez de moyens pour te soutenir. C’est la raison pour laquelle beaucoup de jeunes préfèrent de migrer pour gagner quelque chose. »
Garçon, classe de terminale
Presque tous les participants ont des migrants dans la famille proche (père, frères, oncles, tantes, cousins et cousines, etc.) et le souhait de partir est partagé par tous les garçons sans exception, même si les raisons — soutenir la famille, étudier, voyager, reprendre la place du père, etc. — peuvent varier. Le projet migratoire est cependant particulièrement présent dans le groupe des garçons ayant abandonné l’école, l’espoir de pouvoir partir étant une des raisons principales de l’abandon scolaire :
« […] même moi, j’ai arrêté les études pour travailler ; car mon souhait est d’avoir de l’argent pour payer le billet et aller en Europe […] »
Garçon ayant abandonné l’école
Parmi les filles, les opinions sont plus contrastées. Dans l’ensemble, elles ne voient pas de raison d’abandonner l’école pour migrer, comme esquissé dans l’histoire type. Pour les filles, l’abandon scolaire est souvent lié à la mise en couple ou aux tâches domestiques, mais aussi à des problèmes économiques et plus généralement un manque de motivation pour les études. Les filles qui ont abandonné l’école ne voyaient souvent pas l’intérêt de faire des études poussées et déclarent qu’il est préférable de trouver un mari ou de travailler que de perdre du temps à étudier. D’autre part, certaines reconnaissent que « les filles ayant abandonné l’école pensent que la migration est une bonne chose, car elle permet d’envoyer de l’argent et d’aider les parents. » (Fille ayant abandonné l’école) Bien qu’elles soient conscientes des problèmes que les femmes migrantes rencontrent : « une dépendance de leur mari migrant qui les maltraite, des divorces, de la prostitution »(Fille en classe de terminale), se marier à un migrant, ou rejoindre le mari à l’étranger, constitue également une raison d’abandon scolaire dans l’espoir de vivre et d’étudier en Europe à côté de leur mari.
« […] maintenant, elle ne fait rien, elle a abandonné — c’est ce qu’elle voulait. Je pense qu’elle est en train de voir comment faire pour rejoindre son mari. »
Garçon, classe de terminale
Les jeunes garçons estiment que les filles qui abandonnent l’école pour migrer et trouver un travail à l’étranger sont très peu nombreuses. Pour eux, c’est un phénomène qui touche principalement les garçons. Les filles aussi décrivent principalement les projets de migration des garçons. Toutefois, il est probable que ce soit dû au fait qu’il est encore relativement mal vu pour les filles-femmes de migrer. Les aspects positifs de la migration semblent plutôt relevés par les filles scolarisées, qui voient la migration comme une opportunité d’élargir leurs connaissances, de découvrir le monde et de rapporter des connaissances au pays en revenant.
Le rôle de la scolarisation des parents et apport économique de la migration paternelle
La scolarisation des enfants résulte essentiellement de l’importance que lui attribuent les parents et de leur capacité à en assumer les coûts relatifs. Dans nos entretiens, les jeunes soulignent le rôle des parents pour encourager les enfants à poursuivre leurs études :
« Pour moi les parents sont les premiers facteurs d’influence. Parce que quand tu as un enfant qui étudie tu dois le choyer — mettre toutes les conditions nécessaires à sa réussite. »
Fille, classe de terminale
Les jeunes parlent de la responsabilité des migrants de montrer à leurs enfants que c’est difficile de vivre en Europe et de l’importance des études. Comme le souligne un ancien directeur d’école, la migration peut constituer une prise de conscience à cet égard : « [migrer] c’est avantageux pour la scolarisation des enfants (…), parce que toi qui as migré, c’est toi qui valoriseras beaucoup plus les études. C’est pourquoi, [pour] celui qui étudie ici, tu es capable de tout faire pour lui, tu es capable de te démerder pour payer pour lui parce que c’est toi qui connais le plus la valeur [des études] vraiment […] »
Dans la plupart des discours relatifs à la valorisation de la scolarisation par les migrants, c’est surtout le rôle joué par leur capacité financière qui est évoqué par les participants de notre étude. En particulier, nos interlocuteurs soulignent que, pour les ménages les plus pauvres, le manque d’argent reste la raison principale de décrochage scolaire, les parents n’ayant plus les moyens de payer les inscriptions, les fournitures et les habits. Les garçons vont travailler et les filles vont alors prendre en charge les tâches ménagères pour libérer la mère qui va travailler ou épouser un homme qui contribuera au soutien familial.
« Oui ! Elle était arrivée à un moment où leur père n’avait plus les moyens… pour les cahiers et tout ça… C’est pour cette raison [qu’elle a abandonné l’école]. »
Épouse d’un non-migrant, 51 ans, veuve non scolarisée, 7 enfants
Considérant que la migration fournit des ressources financières supplémentaires et que, souvent, la possibilité de migrer est supérieure dans les ménages un peu plus riches, on peut alors se demander si l’effet de la migration sur la scolarisation des enfants ne serait pas uniquement dû à son apport économique. Vu que le niveau d’études des parents influence la scolarisation de leurs enfants, on peut donc se demander s’il ne jouerait pas aussi un rôle dans l’impact de la migration. Nous examinons donc ici l’influence de l’éducation des parents et la situation économique du ménage dans l’effet de la migration paternelle sur la scolarisation des enfants. En d’autres termes, quel est l’effet net de la migration après contrôle pour ces deux dimensions (tableau 4) ?
Tant pour l’accès que pour le maintien à l’école des filles et des garçons, l’ajustement par le niveau de scolarisation des parents accroît l’impact positif de la migration (les rapports de cote passent en effet de 2,048 à 2,377 et de 1,388 à 1,525, respectivement). Ceci est cohérent avec le fait que la scolarisation des pères est plus souvent limitée à l’école coranique dans les ménages de migrants ; par conséquent, avant le contrôle, l’effet positif de la migration était amoindri par ce désavantage scolaire. Ainsi, la migration a pour effet de diminuer les inégalités de scolarité liées au faible niveau d’études des parents. Par ailleurs, les analyses d’interaction entre le niveau d’études des parents et le statut migratoire du père n’ont révélé des résultats significatifs que pour le maintien des filles à l’école. Ce n’est que dans les ménages de migrants qu’une scolarisation plus longue du père accroît la probabilité des filles de rester plus longtemps à l’école (le rapport de cote de l’effet d’interaction entre la migration et le niveau de formation paternelle est 4,389). En revanche, le rôle positif de l’éducation maternelle sur les filles disparaît dans les ménages avec un père migrant (le rapport de cote de l’effet d’interaction entre le niveau de formation maternelle et la migration paternelle est 0,188). Ce serait donc indépendamment de leur niveau d’éducation que les épouses de migrants jouent ce rôle d’éducatrice évoqué par plusieurs femmes lors de nos entretiens :
« Une femme peut bien s’occuper de tout le monde, [quand le père est absent] que ce soit des garçons ou des filles. En matière d’éducation de ses enfants, elle s’occupe des garçons et des filles. On peut dire que les papas leur donnent juste de quoi vivre. »
Épouse d’un migrant, 25 ans, 1ère, un enfant
Surtout, en contrôlant pour le niveau économique du ménage, l’effet net de la migration du père diminue considérablement et devient non significatif, tant pour l’accès que pour le maintien à l’école (en effet pour les garçons les rapports de cote passent de 2,140 à 1,619, et de 1,906 à 1,303) ; pour les filles, cet effet disparaît complètement (les rapports de cotes passent de 2,377 à 1,184 et de 1,525 à 1,063). Il semble donc que l’effet de la migration paternelle est minime pour les garçons et nul pour les filles, c’est à travers son impact économique que la migration paternelle améliorerait la scolarisation des enfants, particulièrement pour les filles. Ceci est cohérent avec le rôle plus important du niveau économique pour la scolarisation des filles. Pour celles-ci, l’accès et le maintien à l’école sont nettement supérieurs dans les ménages ayant un niveau économique plus élevé. En revanche, pour les garçons, la richesse du ménage influence surtout le maintien à l’école (rapport de cote à 2,452).
discussion et conclusion
Notre étude apporte une contribution sur un sujet peu documenté en Afrique, à savoir l’impact de la migration internationale du père sur l’accès et le maintien à l’école des enfants restés au pays. En combinant les données d’une enquête rétrospective biographique complétée par des entretiens qualitatifs, on examine le cas d’une petite ville sénégalaise, située dans une zone de forte émigration internationale, surtout masculine, depuis le milieu des années 1980.
L’entrée à l’école formelle implique des coûts, mais exprime aussi un choix spécifique dans un contexte où l’école coranique constitue une alternative. Quant au maintien à l’école, il reflète non seulement les stratégies parentales, mais aussi celles des jeunes eux-mêmes, tiraillés entre l’investissement à long terme que représentent les études et des gains modestes, mais immédiats, d’une entrée précoce sur le marché du travail, surtout dans la perspective d’un projet migratoire.
En introduisant le point de vue des individus, parents, jeunes, enseignants, les données qualitatives nuancent les résultats en apportant des éclairages complémentaires sur des sujets tels que le rôle éducatif de la mère et celui du maintien de contacts avec le migrant, ou encore les influences socioculturelles et psychologiques qui créent chez les enfants et adolescents une vision idéalisée de la migration.
Nos résultats montrent que la migration paternelle influence positivement l’accès et le maintien à l’école, ceci tant pour les garçons que pour les filles, mais à des degrés divers. Si la migration ne supprime pas totalement les inégalités de genre dans l’accès et le maintien à l’école, elle diminue cependant l’effet négatif pour les filles du nombre élevé de frères et soeurs. Surtout, nous constatons que cet effet positif est principalement expliqué par l’avantage économique des ménages de migrants.
L’impact économique comme facteur principal de l’effet de la migration paternelle sur la scolarisation
Les contraintes économiques représentent le principal obstacle à la scolarisation des enfants, comme en témoignent la non-scolarisation beaucoup plus fréquente chez les plus pauvres et un gradient économique dans le maintien à l’école. Des raisons économiques expliquent vraisemblablement aussi la moindre scolarisation dans les familles plus nombreuses ; elles adopteraient des stratégies inégalitaires en ne scolarisant qu’une partie des enfants. Dans nos entretiens, de nombreux témoignages confirment que le décrochage scolaire résulte de la contribution des jeunes aux besoins économiques et domestiques de la famille. Ainsi, dans le contexte de crise du système scolaire et de taux élevé de chômage des diplômés, les jeunes souhaitent migrer pour pouvoir gagner de l’argent et soutenir la famille, souhait renforcé par un « imaginaire migratoire » qui idéalise les bénéfices de la migration, particulièrement chez les plus pauvres.
Les entretiens soulignent la contribution économique du migrant : le soutien financier du mari migrant est vu comme une source importante de revenu pour leur épouse et permettrait d’assurer aux enfants une scolarisation de qualité. Ces commentaires sont confirmés par les résultats sur l’impact positif de l’envoi d’argent de la part du migrant sur la scolarisation des enfants, déjà mentionnés dans d’autres études (Antman, 2012 ; D’Emilio et collab., 2007 ; Reyes, 2008 ; Yang, 2008 ; Amuedo-Dorantes et Pozo, 2010). L’effet positif plus marqué lorsque la migration est de longue durée pourrait aussi être lié à la stabilité financière résultant de l’intégration du migrant dans le pays d’accueil.
Surtout, un résultat essentiel de notre étude est la disparition de l’effet net du statut migratoire du père sur la scolarisation lorsque l’on contrôle pour le niveau de vie du ménage : l’effet positif sur la scolarisation des garçons des ménages de migrants n’est plus statistiquement significatif et celui des filles disparaît complètement. Ainsi, en matière de scolarisation des enfants, c’est le différentiel économique qui distinguerait les ménages de migrants. Ceux-ci ont effectivement une situation économique globalement meilleure. Cependant, on ne peut pas exclure que cet avantage soit antérieur à la migration : souvent ce sont les membres des familles qui ont déjà une situation économique favorable qui migrent. Ceci est appuyé par les commentaires de jeunes qui évoquent le manque de ressources économiques comme obstacle à leur projet migratoire. Cependant, les données informent sur l’envoi d’argent, mais ne fournissent pas d’indication sur l’évolution du revenu ; elles ne nous permettent donc pas de savoir si la migration est la conséquence ou la cause d’un bon niveau économique.
D’autre part, il serait nécessaire de prendre en compte la diversité des situations économiques des migrants et donc d’analyser aussi, dans la ligne de Bouilly (2008), l’impact de l’échec du projet « migration » et ses effets sur la stratégie éducative adoptée. En effet, les entretiens avec les épouses de migrants ne font pas toujours part d’une réussite migratoire. En particulier, les discours évoquent les conséquences de la crise en Europe de ces dernières années. Ces résultats confirment les analyses de Mondain et collab. (2012) et de Boltz-Laemmel et Villar (2013) sur les difficultés des femmes restées au pays. Les femmes de migrants qui vivent des difficultés financières les ressentent d’autant plus qu’il s’agit d’une situation inattendue et non comprise par leur milieu social.
Au-delà de l’impact économique
On peut néanmoins penser que le rôle économique de la migration reste étroitement associé à des différences dans la priorité accordée à la scolarisation des enfants et, donc, à l’évolution des valeurs à cet égard, comme le souligne Levitt (1998). Ainsi, selon le directeur d’école cité plus haut, l’investissement des migrants dans la scolarisation de leurs enfants exprimerait l’importance qu’ils leur accordent. Dans nos entretiens, plusieurs parents migrants déclarent s’investir dans l’éducation de leurs enfants, par exemple en leur finançant des cours du soir et des écoles privées. Certes, cette priorité accordée à la scolarisation nécessite des moyens financiers dont peuvent disposer les ménages de migrants, mais elle implique aussi un changement de valeurs vis-à-vis de l’investissement à long terme que représente l’éducation des enfants (voir aussi Levitt, 1998 ; Levitt et Lamba-Nieves, 2013). Plus largement, l’expérience acquise par le migrant peut contribuer à la réussite de ses enfants et, par conséquent, à renforcer leur prestige dans la société (Mondain et Diagne, 2013).
Les données quantitatives ne permettent pas d’analyser l’influence directe de la migration sur les valeurs associées aux stratégies éducatives, mais elles fournissent quelques éléments par les résultats relatifs à l’impact de la migration sur les inégalités de scolarisation, à l’effet des modalités de la migration sur ces inégalités et aux différences entre filles et garçons.
Impact complexe de la migration paternelle sur les inégalités de scolarisation
On constate que l’impact globalement positif de la migration paternelle ne supprime pas toutes les inégalités de scolarisation et donc les stratégies différentielles qui y sont associées. Toutefois, elle diminuerait les inégalités de scolarisation au sein des familles plus nombreuses qui développeraient donc des stratégies plus égalitaires. Surtout, la migration atténuerait les effets du niveau d’études des parents. Les familles de migrants scolarisent mieux leurs enfants, bien que les migrants soient eux-mêmes d’un niveau éducatif plus bas que les pères non migrants. Certes, l’apport économique de la migration permet une meilleure scolarisation, mais cela suppose aussi une priorité accordée à cet égard. Cette interrelation entre les stratégies éducatives et les moyens pour les réaliser expliquerait, en particulier, la disparition, dans les ménages de migrants, de l’avantage scolaire des filles des mères plus éduquées. Même les femmes peu éduquées auraient conscience de la nécessité d’instruire les filles, comme le souligne Mondain (2018), mais c’est la migration qui leur donne les moyens nécessaires pour réaliser leurs intentions. La migration, au contraire, générerait des inégalités selon le niveau d’études du père : c’est dans les ménages de migrants que les pères ayant fait de plus longues études scolarisent plus leurs filles. Ceci ne refléterait pas d’évolution des valeurs, mais le fait que les migrants mieux formés gagnent plus d’argent et valorisent davantage l’école en amont.
L’influence de l’absence du père sur la vision d’avenir des jeunes
L’impact de la migration est également nuancé par les modalités de la migration paternelle. Le maintien d’une relation étroite avec le père migrant, à travers des contacts fréquents et une absence de courte durée permet à celui-ci de s’impliquer dans les décisions et cela influencerait positivement l’accès à l’école. Mais le lien réel et virtuel avec le père migrant influencerait aussi la vision d’avenir du jeune lui-même. En effet, nos résultats montrent qu’une absence paternelle au-delà de l’âge de 12 ans accroît l’effet positif de la migration sur l’accès à l’école, mais, en revanche, diminue légèrement celui pour le maintien à l’école. Ce dernier point serait cohérent avec les discours des femmes relatifs à l’impact négatif de la migration du père sur la motivation scolaire des jeunes, un sujet traité que par un nombre limité de travaux (Dreby, 2007 ; Kandel et Kao, 2001). Le père migrant peut aider à la réalisation du projet migratoire, par exemple pour l’obtention du visa (Fouquet 2007, 2008 ; Maggi et collab., 2008 ; Riccio, 2005), mais, surtout, sa migration renforcerait l’« imaginaire migratoire » que construit le jeune et son souhait de partir. Ainsi, nos résultats suggèrent que l’absence du père pendant l’adolescence diminuerait la motivation scolaire. C’est ce qui expliquerait aussi que des visites plus fréquentes accroissent l’accès, mais pas le maintien à l’école.
La persistance de stratégies de scolarisation genrées
L’amélioration importante de la scolarisation des filles se reflète par l’absence de différences de genre en matière d’accès à l’école et même d’un avantage des filles pour la scolarisation au-delà du primaire. Globalement, la migration du père accroît légèrement cet avantage, même si des inégalités persistantes témoignent du maintien de visions traditionnelles de la place de la jeune fille et de la femme, notamment dans les milieux plus religieux. C’est ainsi que lorsque le père n’a fréquenté que l’école coranique les filles restent moins longtemps à l’école (ce qui n’est pas le cas pour les garçons) et peut exprimer des craintes d’un changement sociétal qui bouleverserait les rôles traditionnels (Moguérou, 2009). Cependant, malgré certains arguments liés à un mariage précoce mentionnés dans les entretiens, ce sont les contraintes financières qui semblent rester le principal obstacle à la scolarisation (Niang 2014 ; Dia et collab., 2016). Ceci se reflète clairement dans les résultats qui montrent que, pour les filles, l’effet positif de la migration paternelle est expliqué par le niveau économique, ce qui va dans le sens de notre hypothèse selon laquelle l’influence économique de la migration est plus importante pour les filles. Autrement dit, dans les ménages les plus pauvres, ce sont les filles qui seraient sacrifiées, mais dès que les moyens sont là, elles y ont accès comme les garçons. La migration paternelle diminue quelque peu l’avantage des filles en matière de maintien, ce qui pourrait faire penser que dans les sociétés patriarcales les filles profitent plus des ressources financières de la migration, mais sans qu’il y ait un véritable changement de valeurs.
L’hypothèse selon laquelle la scolarisation des garçons serait influencée négativement par la migration paternelle, à travers la valorisation du projet migratoire comme « passage » vers la vie adulte, n’est pas vérifiée par nos résultats quantitatifs. Toutefois, comme mentionné ci-dessus, c’est pour les garçons qu’une absence paternelle durant l’adolescence diminue l’effet positif ; cette diminution refléterait le manque de motivation scolaire résultant de la construction d’un « imaginaire migratoire » et de son influence sur les projets de départ, que les discours attribuent essentiellement aux garçons.
Deux leçons principales sont à retenir de cette étude sur les défis de la scolarisation en Afrique de l’Ouest et constituent des pistes à approfondir dans les travaux futurs. D’une part, malgré des avancées notoires, la scolarisation des filles reste plus fortement dépendante des moyens économiques du ménage ; elle ne serait donc pas vue comme un investissement d’avenir prioritaire. D’autre part, dans ce contexte de migrations masculines très répandues, la quasi-totalité des garçons souhaite partir ; il importe donc de prendre en compte leur point de vue pour éviter que leurs projets migratoires ne se réalisent au détriment de leur scolarisation.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Le projet MIFAT (Migration Internationale et Famille Transnationale) est une collaboration entre l’Université d’Ottawa au Canada, University College de Londres et l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar.
-
[2]
Le projet MIFAT (Migration Internationale et Famille Transnationale : N. Mondain (Université d’Ottawa, Canada), S.Randall (University College, London), A. Diagne et P. Sakho (Université Cheikh Anta Diop, Dakar).
-
[3]
Échantillonnage systémique des ménages par concession et de deux femmes par ménage (priorité épouses des migrants).
-
[4]
L’école coranique se fonde sur la connaissance du coran et des notions de base de l’arabe. Elle représente une obligation sociale très présente en zone rurale, surtout pour les garçons. La majorité des enfants fréquentent les deux types de systèmes, simultanément ou successivement. Outre les écoles coraniques, on trouve d’autres écoles qui incluent l’enseignement traditionnel au système formel : les écoles franco-arabes qui combinent l’apprentissage formel et religieux, des écoles privées préscolaires, ou encore des écoles de vacances (André et Demonsant, 2014).
-
[5]
Par manque d’effectifs, les catégories « sans instruction » et « école coranique » ne sont pas distinguées.
-
[6]
Pour le parcours sans retard nous avons pris en compte l’âge officiel des différents niveaux scolaires : cycle primaire inachevé et moins que 13 ans, cycle secondaire inachevé et moins que 17 ans.
-
[7]
La majorité des éléments de construction de leur maison en dur et possède plusieurs biens de luxe.
-
[8]
Cumul des items, avec une pondération plus forte attribuée aux biens plus rares et, lorsque le logement comporte plusieurs bâtiments, en distinguant si les matériaux solides concernent aucun, une partie ou tous les bâtiments.
-
[9]
Nous n’avons pas pu prendre en compte ici les différences entre les migrations en Afrique et hors d’Afrique, à cause du nombre réduit des premières (27 des 653 migrants interrogés), mais aussi, car souvent la migration intra-africaine est la première étape vers des destinations plus lointaines.
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[10]
En effet, c’est particulièrement la classe d’âge des 7-11 ans qui est plus souvent non scolarisée. Ceci peut être expliqué par la non-scolarisation ou par une entrée tardive dans l’école formelle retardée par une première étape à l’école coranique, surtout pour les garçons.
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Mais comme l’ont montré Mondain et collab. (2012), ceci peut également constituer une façade masquant un projet de réalisation individuel.
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