Résumés
Résumé
Au Québec, l’enseignement secondaire est segmenté en filières qui forment un système qui favorise la reproduction des inégalités. Notre objectif est d’estimer l’effet de ce système sur l’accès à l’enseignement postsecondaire et de faire apparaître son rôle d’intermédiaire entre l’origine sociale et l’accès. Nous utilisons les données administratives du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MÉES) sur les élèves d’un échantillon d’un quart de la cohorte entrée au secondaire en 2002-2003 et deux mesures du capital scolaire et du capital économique des familles. Nous estimons un système d’équations structurales où la filière joue le rôle de variable intermédiaire. Nous utilisons également une approche pseudo-expérimentale pour évaluer l’avantage net que donne l’enseignement privé. Nos résultats montrent que l’accès à l’enseignement postsecondaire varie selon la filière fréquentée au secondaire, que la fréquentation de chacune d’elle est liée au capital scolaire de la famille et que l’avantage net que donne l’enseignement privé varie en raison inverse de la position de chacune dans la hiérarchie des filières.
Abstract
In Quebec, secondary education is segmented into pathways, forming a system which fosters the reproduction of inequalities. Our objective is to estimate the effects of this system on access to post-secondary education and to elucidate its intermediary role between social origin and access. We use administrative data of the Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supéreur (MÉES) on students making up a quarter of the entire cohort which entered secondary education in 2002-2003, and two measures of family educational and economic capital. We estimate a system of structural equations in which the secondary education pathway plays the role of intermediate variable. We also use a quasi-experimental approach to evaluate the overall advantage conferred by private education. Our results show that access to post-secondary education varies with the secondary education pathways, that enrolment in a particular pathway is linked to the educational capital of the family, and that the overall advantage gained through private education varies inversely with the position of each pathway in the secondary education hierarchy.
Corps de l’article
INTRODUCTION
La réforme de l’éducation des années 1960 et 1970 s’est faite en bonne partie au nom de la démocratisation, de l’accès à l’éducation et, en particulier, de l’élargissement de l’accès aux études postsecondaires. De nombreux changements dans les programmes d’enseignement secondaire et postsecondaire ainsi que dans l’organisation du système éducatif dans son ensemble — notamment la création des collèges d’enseignement général et professionnel, mieux connu sous le nom de cégeps, et celle de l’Université du Québec avec ses différentes constituantes — ont été introduits afin d’élargir cet accès au point de vue social, culturel et géographique. Ces mesures ont permis une forte croissance des effectifs d’étudiants dans l’enseignement postsecondaire qui s’est accélérée jusqu’au milieu des années 1980. La figure 1 montre la croissance des effectifs des cégeps. Les effectifs des universités ont suivi une tendance similaire.
La démocratisation de l’accès aux études postsecondaires se manifeste, d’une part, par le fait que le nombre d’individus d’une même cohorte ou génération qui se rend à l’université a augmenté, et d’autre part, par la diversification des publics en fonction de diverses caractéristiques sociales, culturelles et économiques. La part des nouvelles cohortes de femmes, de francophones, d’enfants d’ouvriers et d’habitants des régions éloignées des grands centres qui a entrepris des études postsecondaires a nettement augmenté, même si cette augmentation n’a pas été aussi forte dans toutes les couches sociales (Dandurand et collab. 1980) et même si les aspirations scolaires n’ont pas augmenté de la même manière dans toutes les couches sociales.
Les différents discours publics en matière de développement de l’éducation postsecondaire concourent dans la même direction : l’augmentation de l’accès. D’une part, la montée de l’économie de services depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et, depuis les années 1990, de l’économie du savoir et de l’innovation a favorisé l’accès à l’éducation postsecondaire afin de combler les postes hautement qualifiés des fonctions publiques nationales et des entreprises privées (Buckner, 2017 ; OCDE 2017, 1998 ; Olssen et Peters, 2005). L’association réalisée entre le développement de l’enseignement postsecondaire et les grandes tendances économiques conduit à considérer celui-ci comme un facteur de production de nouvelles connaissances scientifiques qui contribue à la création d’innovations. Il ne s’agit plus de rattraper d’autres sociétés sur les plans social, culturel et économique comme ce fut le cas de plusieurs sociétés dans les années 1960, mais d’assurer un positionnement social et économique dans un contexte de concurrence mondialisée de plus en plus accrue (Lynch, 2006 ; Olssen et Peters, 2005). D’autre part, les critiques sociales mettant en évidence les inégalités devant l’éducation ont aussi incité les pouvoirs publics à élargir l’accès aux études postsecondaires à des élèves pour qui les portes des établissements supérieurs étaient traditionnellement fermées (UNESCO, 2015a et 2015b). C’est ainsi que plusieurs rhétoriques sociales plaident, selon des arguments différents (développement économique et développement social), pour une croissance de l’enseignement supérieur et un accès élargi (Buckner, 2017).
Aujourd’hui, l’enseignement secondaire québécois est segmenté en filières qui résultent de la coexistence d’un réseau public d’écoles primaires et secondaires et des écoles privées, et de la différence, au sein des écoles publiques et des écoles privées, entre les programmes ordinaires et les programmes associés à des projets pédagogiques particuliers comme ceux qui combinent le sport et les études ou encore les programmes d’éducation internationale (PEI) (Kamanzi et Maroy, 2017 ; Hurteau et Duclos, 2017 ; Larose, 2016 ; CSE, 2007). Cet article vise à mieux comprendre le rôle de la segmentation du système d’enseignement secondaire dans la reproduction sociale et spécifiquement dans l’accès aux études collégiales. Nous nous concentrons sur les liens entre l’origine sociale, la fréquentation d’une filière et l’accès aux études collégiales qui se déroulent au cégep. Au Québec, le cheminement prévu de l’accès aux études postsecondaires consiste à accéder aux études collégiales, en formation préuniversitaire ou en formation technique. La première voie conduit normalement à l’université alors que la seconde ouvre sur le marché du travail. La première étape de l’analyse des parcours dans l’enseignement postsecondaire réside dans l’analyse des facteurs qui régissent l’accès au cégep.
L’objectif de cette étude est de mieux comprendre les inégalités d’accès au cégep, qui constitue la variable dépendante de l’analyse. Nous nous intéressons tout particulièrement au rôle de la filière scolaire comme variable intermédiaire entre l’origine sociale et l’accès à l’enseignement postsecondaire. Concrètement, nous étudions la variation de la probabilité d’accéder à chaque filière selon l’origine sociale, la variation de la probabilité d’accéder au cégep selon la filière et l’effet net de l’origine sociale sur la probabilité d’accéder au cégep. Nous utilisons des données administratives, une approche longitudinale et une méthode qui permet d’estimer l’effet net de l’origine sociale sur l’accès à chaque filière ainsi que l’effet de l’origine sociale sur l’accès au cégep net de son effet sur l’accès aux filières et net de l’effet des filières sur l’accès au cégep. De plus, nous distinguons le PEI, la forme la plus répandue de projets pédagogiques particuliers autant au privé qu’au public, des autres projets pédagogiques particuliers. Le choix des données donne aussi un nouvel éclairage. Alors que Kamanzi et Maroy (2017) utilisent les données de l’Enquête auprès des jeunes en transition et se limitent à étudier l’effet global des matières enrichies, notre étude vise à aller plus loin en distinguant les programmes auxquels sont inscrits les élèves. À cet effet, nous disposons d’une cohorte de nouveaux inscrits au secondaire (2002-2003). Avec notre échantillon, les risques de sous-estimation du décrochage scolaire et d’attrition sont donc moins importants. Une autre distinction avec l’étude de Kamanzi et Maroy (2017) est que nous nous concentrons sur l’accès au cégep plutôt que sur l’accès à l’université.
Les systèmes scolaires modernes sont composés de voies de formation parallèles et de paliers, ou ordre d’enseignement, reliés les uns aux autres et dont chaque articulation permet un tri (Boudon, 1973). Les études postsecondaires sont de plus en plus accessibles au Canada (Dubet et collab. 2010 ; OCDE, 2009). Néanmoins, cet accès demeure influencé par les dispositions culturelles héritées, la scolarité et les résultats scolaires. Les personnes issues des milieux défavorisés, les personnes handicapées, les autochtones, celles qui proviennent de régions rurales ou éloignées sont moins susceptibles que les autres d’entreprendre des études postsecondaires (Corak et collab. 2005 ; Finnie et collab. 2004 ; Drolet, 2005 ; Finnie et collab. 2005 ; Frenette, 2003). Les élèves canadiens issus de l’immigration accèdent en proportion plus élevée aux études postsecondaires que les natifs et les élèves issus de l’immigration ont des taux de persévérance similaires à ceux des natifs (Childs et collab. 2017 ; Kamanzi et collab. 2016 ; Kamanzi et Murdoch, 2011 ; Finnie et Mueller, 2010).
Selon les auteurs qui étudient la reproduction sociale, les inégalités scolaires sont la conséquence des inégalités sociales (Duru-Bellat et Van Zanten, 2002 ; Bourdieu et Passeron, 1970). L’accès aux études postsecondaires est lié aux dispositions culturelles incorporées dans les rapports sociaux de classe, de sexe et de culture qui se construisent principalement en dehors de l’école (Gauthier et Mercier, 1994 ; Dronkers, 1994). L’expérience scolaire est le résultat de la mobilisation familiale ainsi que de la transmission de dispositions culturelles, d’habitudes et de compétences en dehors de la sphère scolaire (Warburton et collab. 2001 ; Ball et collab. 2001 et 2002 ; Rodriguez, 2003 ; Duggan, 2004 ; Swail et collab. 2004).
Au Canada, plusieurs recherches ont montré que les caractéristiques de la famille, notamment le statut socioéconomique des parents — revenu, niveau de scolarité et profession —, influencent l’accès des enfants aux études postsecondaires (Kamanzi et Doray, 2015 ; Lennon et collab. 2011 ; Norrie et Zhao 2011 ; Kamanzi et collab. 2010 ; Frenette, 2008 ; Rahman et collab. 2005 ; Drolet, 2005 ; Corak et collab. 2003 ; Barr-Telford et collab. 2003). Certaines études ont montré que le niveau de scolarité des parents est plus déterminant que leur revenu pour l’accès aux études postsecondaires, et plus spécifiquement à l’université (Finnie et collab. 2015 ; Finnie et collab. 2011 ; Finnie et Muller, 2008a ; Lennon et collab. 2011 ; Drolet, 2005 ; Frenette, 2005). Finnie et Mueller (2016) ont montré que l’effet du niveau d’éducation des parents sur l’accès aux études postsecondaires est le même dans tout le Canada alors que l’effet du revenu varie selon la province.
Certaines recherches ont montré que le revenu familial agissait surtout de manière indirecte, par l’intermédiaire de facteurs comme les aspirations scolaires développées par les jeunes dès le début de leur cheminement scolaire, la proximité de l’école, la structure de la famille ainsi que les ressources éducatives et culturelles présentes dans le milieu familial (Drolet, 2005 ; Frenette, 2005 ; Finnie et Mueller, 2008b).
D’autres études se sont penchées sur l’effet des antécédents scolaires tels que les résultats obtenus au secondaire ainsi que l’engagement dans les études. Avoir obtenu des notes de moyennes à faibles et avoir été moins engagé dans les études réduit l’accès (Finnie et collab.2005 ; Lambert et collab. 2004 ; Tomkowicz et Bushnik, 2003 ; Barr-Telford et collab. 2003 ; Butlin, 1999). Des recherches menées à l’étranger montrent que l’accès inégal à l’enseignement postsecondaire est une conséquence de la différenciation des parcours scolaires au secondaire qui s’effectuent, entre autres sous le prisme opéré par l’orientation scolaire et professionnelle (Landrier et Nakhili, 2010 ; Verdier, 2010). Au Québec, cette différenciation a pris la forme de stratification inter et intra-établissements (Kamanzi et Maroy, 2017 ; Maroy et Kamanzi, 2017) qui a conduit à une segmentation scolaire des filières comme nous tentons de l’illustrer à partir de quelques études récentes.
LA SEGMENTATION DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE QUÉBÉCOIS
Dans son rapport, la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1964), mieux connue sous le nom de Commission Parent, recommandait de démocratiser le système éducatif et insistait sur l’égalisation des chances d’accès aux études pour concilier développement économique et justice sociale (Rocher, 2004). D’un côté, le besoin d’une main-d’oeuvre qualifiée et scolarisée se faisait de plus en plus sentir, car le Québec achevait son industrialisation et on assistait déjà à la tertiarisation de son économie. D’un autre côté, en contexte de croissance économique, les conditions étaient plus que jamais favorables pour investir en éducation et moderniser le système scolaire. Le projet de réforme visait à améliorer la formation, mais il proposait surtout une restructuration profonde du système éducatif. L’enseignement secondaire a reçu une attention particulière, parce qu’il était le palier où l’on pouvait obtenir un diplôme qui permettait d’accéder à un emploi qualifié ou aux études postsecondaires.
Jusqu’alors, l’enseignement secondaire était dispensé dans des établissements privés et publics qui fonctionnaient indépendamment les uns des autres et offraient des formations variées — cours classique, école des métiers, école commerciale, école supérieure, etc. —, mais surtout inégales. Les collèges classiques, majoritairement privés et les seuls établissements à donner accès à l’enseignement universitaire, avaient la réputation d’être des instruments de reproduction sociale fonctionnant au bénéfice des familles nanties. S’appuyant sur le rapport Parent, le gouvernement a réformé l’enseignement secondaire. Il a aboli les collèges classiques et les a remplacés par un réseau d’établissements secondaires où la formation, en plus d’être obligatoire et gratuite, était semblable dans l’ensemble du territoire.
Les membres de la Commission Parent ne s’entendaient pas sur le sort à réserver aux écoles privées. Certains souhaitaient qu’elles soient maintenues au nom du droit des parents à choisir l’école pour leurs enfants et en raison des services qu’elles avaient rendus à la société québécoise depuis sa fondation. D’autres souhaitaient au contraire leur disparition à cause de leur rôle dans la reproduction des inégalités sociales (Tondreau et Robert, 2011). Les négociations entre l’État et l’Église, les deux principaux interlocuteurs de l’époque, ont abouti à un compromis qui faisait coexister les établissements privés et publics au sein d’un même système éducatif unifié. Les écoles privées devaient alors devenir des établissements associés aux commissions scolaires dans le cadre du régime d’association (Lemieux, 2018).
Le maintien des écoles privées était cependant soumis à deux conditions : qu’elles ne concurrencent plus l’école publique par la sélection des élèves en donnant le même enseignement que l’école publique et en devenant accessibles à tous les élèves, et qu’elles acceptent d’être soumises au contrôle de l’État (Simard, 1993). En contrepartie, les établissements privés seraient financés à même les fonds publics, car « il s’agi[ssait] alors à la fois de veiller à augmenter la scolarisation tout en limitant les “disparités” sociales et scolaires au sein du système » (Maroy et Kamanzi, 2017). Dès son adoption, le régime d’association soulevait des inquiétudes dans le secteur privé qui craignait perdre son autonomie et ses spécificités (Simard, 1993).
L’enseignement public est alors devenu plus populaire que jamais et les établissements privés ont été confrontés à la baisse rapide de leur part des effectifs scolaires qui s’est réduite à 4 % en 1968 (Simard, 1993). Entre 1964 et 1968, plusieurs collèges et établissements secondaires privés ont été contraints de fermer leurs portes, faute de clientèle. En 1968, le gouvernement adopte une loi sur l’enseignement privé qui déclare celui-ci d’intérêt public et introduit deux importantes mesures qui doivent favoriser la survie des écoles privée, l’une sur leur financement et l’autre sur le recrutement des élèves. Un établissement privé sera financé par l’État jusqu’à concurrence de 80 % de son budget s’il est reconnu d’intérêt public et à 60 % s’il respecte un certain nombre de conditions minimum le rapprochant des établissements publics. Les écoles privées obtiennent le droit de concurrencer le réseau public en permettant la sélection des élèves. Les effets de ces deux mesures se voient rapidement. Elles permettent aux écoles privées de stabiliser leurs effectifs dès les premières années de l’application de cette loi. Surtout, les écoles privées saisissent l’occasion qui leur est offerte de se démarquer de l’enseignement offert par les écoles publiques (Gagnon, 1977). Cela dit, la mesure symbolique la plus importante en faveur de l’enseignement privé est probablement l’article 42 de la Charte des droits et libertés de la personne de 1975 qui reconnaît aux parents le droit de choisir un établissement privé pour leurs enfants.
En 1970-1971, la proportion d’élèves fréquentant une école secondaire privée est de 5,2 % (Simard, 1993). La popularité et les effectifs des écoles privées augmentent à partir de ce moment, même si le rythme de l’augmentation n’est pas toujours régulier. Entre 1970 et 1980, la part des élèves fréquentant l’école privée est ainsi passé de 5,2 % à 11 % (Tondreau et Robert, 2011). La croissance se poursuit au cours années 1980 malgré la diminution de la taille des nouvelles cohortes d’élèves. Elle ralentit tout de même entre 1976 et 1986, après que le gouvernement du Parti québécois ait décrété un moratoire qui suspendait le développement de l’école privée. Le moratoire n’a toutefois pas empêché la fraction des élèves qui fréquentent l’école privée d’augmenter. Cette dernière s’est par ailleurs poursuivie au cours des dernières années. Comme le montre la figure 2, la part des effectifs des écoles secondaires privées du secondaire est passée de 16,4 % au cours de l’année scolaire 2000-2001 à 21,0 % au cours de l’année 2013-2014. Selon les données récentes, le secteur privé, tous cycles confondus, regroupe 125 000 élèves dans près de 270 établissements concentrés davantage dans les régions fortement urbanisées (Gouvernement du Québec, 2017).
L’école privée offre l’enseignement primaire, secondaire et collégial, mais elle est particulièrement active dans l’enseignement secondaire : 70 % des élèves qui fréquentent l’école privée sont de ce niveau (Gouvernement du Québec, 2017). L’enseignement privé est un phénomène urbain et surtout montréalais : 35 % des établissements d’enseignement de la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal sont des écoles privées, alors que cette proportion est de 12 % à Québec et 6 % ailleurs au Québec (Paradis, 2015). Alors qu’au cours de l’année scolaire 2013-2014, 84 898 des 403 890, ou 21,0 %, des élèves inscrits au « secteur jeune » du secondaire fréquentaient l’école privée (MÉES, 2016a), dans la région administrative de Montréal, plus de 30 % des élèves du secondaire fréquentaient un établissement privé (MÉES, 2016c).
La majorité des établissements d’enseignement privés québécois sont des organismes à but non lucratif. La part du financement de l’enseignement privé défrayée directement par l’État a varié depuis la réforme des années 1960. Aujourd’hui, cette subvention par élève est fixée à environ 60 % du montant que l’État verse à l’école publique (Gouvernement du Québec, 2017 ; MÉES, 2016b). Les droits de scolarité versés à une école privée par les parents ou l’élève lui-même donnent droit à une déduction fiscale. Cette dépense fiscale, qui rend l’école privée plus abordable, fait que la contribution réelle de l’État au financement de l’école privée dépasse le montant qu’il lui verse sous forme de subvention.
Toutes les écoles privées, subventionnées ou non, doivent respecter le Régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire et le Programme de formation de l’école québécoise. Cela dit, les écoles privées disposent de plus d’autonomie que les écoles publiques et elles sont soumises à moins d’obligations. Les écoles privées ne sont tenues de scolariser que les élèves qu’elles admettent alors que les commissions scolaires ont la responsabilité de scolariser tous les élèves de leur territoire (FCSQ, 2014). Les écoles privées ne sont pas tenues d’adapter leurs services éducatifs aux élèves en situation de handicap ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, pas plus qu’elles ne sont tenues de définir un projet éducatif et un plan de réussite.
L’école privée a utilisé le droit de sélectionner ses élèves et de concurrencer l’école publique de manière à se présenter comme une école de meilleure qualité que l’école publique. La baisse de la part des effectifs du secondaire qui fréquentent l’école publique et la mauvaise réputation que lui fait l’obligation d’accueillir tous les élèves et notamment les élèves en difficulté a placé l’école publique dans une situation difficile. Outre l’augmentation des effectifs scolaires dans le réseau privé, l’école publique vit une crise. On l’a qualifiée d’« école-fourre-tout » et accusée de niveler par le bas en offrant une formation et un encadrement de mauvaise qualité (Proulx, 2007 ; Brassard, 2006). Dès 1977, le livre vert Enseignement primaire et secondaire au Québec (MEQ, 1977) fait état de ces critiques et propose un ensemble de pistes pour « la rendre meilleure ». Il propose de rapprocher l’école publique de l’école privée en donnant plus d’autonomie aux écoles publiques et en permettant à chaque école de définir son projet éducatif. Celui-ci devait notamment favoriser le choix des parents en leur permettant « d’exprimer leurs attentes et de faire valoir leur point de vue au sujet du développement et des priorités de l’école de leurs enfants » (MEQ, 1977 : 142). En 1986, la question de la qualité dans l’enseignement public est discutée aux États généraux sur la qualité de l’éducation, soulignant l’importante croissance de cette question dans les débats scolaires. Le modèle de l’école polyvalente est mis à mal. L’offre éducative de l’école secondaire publique est jugée trop homogène et celle de l’école privée plus diversifiée et de plus grande qualité. Différents acteurs, notamment les parents, réclament plus de choix dans les écoles publiques. En 1987, les premiers programmes de sports-études voient le jour dans les écoles publiques. L’un des tout premiers sera offert à l’école secondaire De Mortagne à Boucherville. Il en est de même pour le PEI qui est offert pour la première fois la même année à l’École d’éducation internationale située depuis 2003 à McMasterville (CSE, 2007).
C’est dans ce contexte qu’en 1988, on adopte une nouvelle Loi sur l’instruction publique qui autorise les établissements publics à se doter de projets pédagogiques particuliers qu’on nomme à l’époque les « programmes d’études locaux ». Ces programmes, offerts chacun à un groupe d’élèves particulier et dont le nom est choisi par l’établissement — « concentration », « option », « volet », voire « enrichissement » — sont généralement des programmes où l’on diminue le temps qui doit normalement être consacré à certaines matières pour en consacrer plus à d’autres, par exemple les sciences, l’informatique, le sport, les arts ou les langues. Certains de ces programmes sont polyvalents, comme l’« enrichissement multi-volets », d’autres très structurés comme le PEI. Dans la même foulée, on a vu apparaître des écoles publiques entièrement vouées à un projet éducatif particulier : c’est le cas, par exemple, des écoles publiques alternatives et de celles qui offrent un projet d’enrichissement ou un programme particulier, comme celui des « écoles internationales », à l’ensemble de leurs élèves. Ces projets et ces écoles peuvent sélectionner les élèves qu’ils admettent sur la base de leurs résultats scolaires, de leur comportement ou même de la capacité de payer de leurs parents. On trouve plus de pratiques de sélection en milieu urbain qu’ailleurs. Le développement de ce qu’on nomme aujourd’hui les projets pédagogiques particuliers et les pratiques de sélection qui les accompagnent ont créé une nouvelle forme de différenciation des programmes qui opère un tri dès l’entrée au secondaire (Marcotte-Fournier, 2015). Le détail des règles qui encadrent les projets pédagogiques particuliers a été modifié en 1997, mais le fond est demeuré le même.
En résumé, le développement et l’expansion des projets pédagogiques particuliers au sein des écoles publiques sont une réaction de celles-ci à la concurrence que leur livrent les écoles privées et à la demande des parents. Les projets pédagogiques particuliers sont soutenus par les commissions scolaires qui ont vu dans l’autonomie limitée que leur a accordée le Ministère l’occasion de défendre les écoles publiques contre les écoles privées en empruntant à celles-ci les pratiques de différenciation et de sélection à la base de leur succès (Lessard et Levasseur, 2007). Ces projets sont variés, aussi bien dans leur contenu que dans leur nature administrative ; le tableau 2 donne un aperçu de cette diversité. En souhaitant améliorer la qualité de l’enseignement et prêter attention aux besoins des élèves, les acteurs du secteur éducatif cautionnent la différenciation horizontale et verticale entre les établissements scolaires, les classes et les élèves eux-mêmes. Ainsi, à partir des années 1980, on voit se tisser un système d’« interdépendances compétitives » entre les établissements des secteurs public et privé et entre les écoles du même secteur. Cette « interdépendance compétitive » crée et maintient une structure stratifiée qui oppose les classes ordinaires des écoles publiques aux classes ordinaires des écoles privées, et les classes ou écoles ordinaires aux classes ou écoles à projet pédagogique particulier au sein de chacun des deux secteurs (Maroy et Van Zanten, 2007).
Si l’on admet que l’enseignement ordinaire et les PEI sont des types bien marqués de projets pédagogiques et que l’on regroupe l’ensemble des autres projets pédagogiques particuliers au sein d’un seul type qu’on nomme « enrichi », on peut donner à la structure qui résulte de la double opposition des écoles publiques aux écoles privées et des projets pédagogiques les uns aux autres au sein de chaque secteur la forme simplifiée d’un tableau à deux entrées dont chacune des cases correspond à une des filières de l’enseignement secondaire.
L’EFFET DE LA SEGMENTATION SUR L’ACCÈS À L’ENSEIGNEMENT POSTSECONDAIRE
On estime que plus de la moitié des écoles secondaires québécoises pratiquent une forme ou une autre de sélection des élèves (FCSQ, 2014). Quelques études québécoises ont montré que la diversification de l’offre des projets pédagogiques particuliers a modifié la composition des groupes-classes (Marcotte-Fournier et collab. 2016 ; Marcotte-Fournier, 2015). Ces auteurs s’inquiètent des effets négatifs de cette forme de ségrégation sociale sur la réussite des élèves les plus vulnérables, c’est-à-dire les élèves provenant de milieux défavorisés et les élèves handicapés, en difficulté d’adaptation ou en difficulté d’apprentissage (EHDAA). D’autres études montrent en effet que le regroupement des élèves en filières, surtout lorsqu’il se fait tôt, a un impact négatif à long terme sur les élèves des programmes courts, souvent qualifiés de filières « inférieures », sans pour autant améliorer la performance de l’ensemble des élèves (Jakubowski, 2010 ; Hattie, 2009 ; Hanushek et Woessmann, 2006). Les élèves en provenance des milieux défavorisés et ceux qui sont issus de l’immigration sont proportionnellement plus nombreux dans les filières « inférieures » (Duru-Bellat et collab. 2010 ; Nakhili, 2005) comme ils sont par ailleurs proportionnellement plus nombreux à redoubler (Monseur et Lafontaine, 2012 ; Archambault, 2006). Cette concentration contribue à augmenter les inégalités sociales à long terme. Le « tri », et surtout, la sélection précoce des élèves en fonction de leurs résultats est une pratique remise en question par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui recommande de la reporter dans l’enseignement secondaire supérieur (OCDE, 2012a). Le choix scolaire devrait également être géré de manière à éviter la ségrégation et l’accroissement des inégalités (OCDE, 2012a).
Les études montrent justement que la libéralisation du choix scolaire entraîne l’augmentation de la sélection des élèves et de leur ségrégation sur la base de leurs habiletés, de leurs revenus et de leur origine ethnique (Musset, 2012). Les écoles les plus sélectives ont tendance à choisir les élèves qui apprennent plus facilement et plus rapidement, laissant aux autres écoles les élèves qui ont des difficultés scolaires (Lubienski, 2006 ; Van Zanten, 2009). Les familles qui disposent de plus de ressources sont plus susceptibles de se prévaloir de la liberté de choix et ainsi de choisir, pour leurs enfants, une école en fonction des classements ou encore de la réputation de l’établissement (Van Zanten, 2010).
Jusqu’à présent, les rares travaux québécois qui ont été menés sur l’effet de la segmentation scolaire sur la réussite comparaient les résultats scolaires des élèves du réseau privé aux élèves du réseau public. À l’étranger, les résultats des élèves des écoles privées ne se distinguent pas toujours nettement de ceux des élèves des écoles publiques (Cordero et collab. 2016 ; OCDE, 2014, 2012b, 2011a, 2011b ; Mahuteau et Mavromaras, 2014 ; Ashley et collab. 2014 ; Mcloughlin, 2013 ; Lubienski et Lubienski, 2013 ; Dronkers et Avram, 2010). Au Québec, les rapports annuels du ministère de l’Éducation montrent que les élèves des écoles privées réussissent mieux et obtiennent le diplôme d’études secondaires dans une proportion plus élevée que ceux des écoles publiques. En particulier, les recherches universitaires montrent que les premiers obtiennent de meilleurs résultats en mathématiques (Lefebvre et collab. 2011) et des scores plus élevés de littératie et de numératie (Lefebvre, 2016) que les seconds.
Peu d’études ont été menées au Canada sur les effets à long terme de la segmentation scolaire, c’est-à-dire sur ses effets sur l’accès aux études postsecondaires et l’obtention du diplôme. Frenette et Chan (2015) ont montré qu’à 23 ans, les élèves qui avaient fréquenté une école privée avaient atteint un niveau d’études plus élevé que les élèves qui n’avaient fréquenté que l’école publique et que la plus grande partie de cette différence était attribuable aux caractéristiques socioéconomiques de la famille des élèves, notamment au niveau de scolarité de leurs parents, alors que les ressources et les pratiques des écoles faisaient peu de différence. Au Québec, Lapierre et collab. (2016) ont obtenu les mêmes résultats, mais pour des âges légèrement différents. Toujours au Québec, Kamanzi et Maroy (2017) ont montré que les élèves des écoles publiques ont moins de chance d’accéder à l’université que les élèves des écoles privées et que les élèves des programmes ordinaires ont moins de chance d’y accéder que ceux des programmes particuliers. Les taux d’accès aux études collégiales des élèves du secondaire selon la filière qu’ils ont fréquentée donnent à croire que les différences entre les filières ne sont pas négligeables (figure 3).
HYPOTHÈSES
Nous nous intéressons au rôle de l’éducation dans la reproduction sociale, plus spécifiquement au rôle des héritages culturel et socioéconomique ainsi qu’à celui du parcours scolaire au secondaire dans l’accès aux études postsecondaires, étant entendu que le parcours au secondaire dépend lui-même de ces héritages. L’accès aux études postsecondaires varie en fonction de différents facteurs dont certains relèvent des ancrages et des héritages sociaux et culturels, et d’autres de l’expérience scolaire au secondaire, elle-même largement façonnée par la structure et l’organisation scolaire.
L’origine sociale est d’abord composée, pour reprendre Bourdieu, du capital économique et du capital culturel de la famille. La distribution inégale de ces capitaux influence les décisions et les stratégies éducatives des familles, et même la possibilité d’envisager des stratégies et de prendre de telles décisions. Ces stratégies varient selon les sociétés et peuvent porter sur le choix des écoles, de l’orientation scolaire et professionnelle, des programmes d’études, des matières optionnelles, etc. Ainsi, les familles au capital culturel élevé peuvent élaborer différentes stratégies éducatives, alors que les familles des milieux populaires ou défavorisés n’ont pas les moyens de telles stratégies. Ces différences produisent de la ségrégation scolaire et contribuent à la reproduction sociale.
D’autres facteurs relèvent des parcours et de l’expérience scolaires des élèves. Connaître des difficultés scolaires, avoir du retard scolaire, étudier dans différents programmes, obtenir ou non du soutien para-pédagogique, etc. sont autant de situations qui font varier les conditions d’études et l’accès aux études postsecondaires. Au Québec, comme nous l’avons vu, la segmentation de l’enseignement secondaire en filières définies par la coexistence de l’enseignement public et de l’enseignement privé et par le développement des projets pédagogiques particuliers offre un outil original d’élaboration de stratégies de reproduction.
Nous proposons un modèle d’analyse à trois temps du processus qui relie l’origine sociale captée, entre autres, par le capital scolaire et le capital économique de la famille, à l’accès aux études postsecondaires. Le premier temps relie le capital scolaire de la famille à son capital économique. Le deuxième examine les liens entre les divers attributs et dispositions des individus — le sexe des élèves, le capital économique des familles, le capital culturel familial et plus précisément son capital scolaire, les appartenances culturelles — à la fréquentation d’une filière du secondaire. Le troisième relie la filière à l’accès aux études postsecondaires, la filière jouant le rôle d’intermédiaire entre les facteurs individuels — ancrages sociaux et parcours scolaire — et l’accès, le modèle permettant par ailleurs aux différents facteurs d’avoir un effet direct sur l’accès en plus de l’effet indirect qu’elles ont au travers de la filière fréquentée au secondaire. Nos hypothèses découlent directement de ce que nous avons exposé plus haut.
Le capital économique de la famille augmente en raison de son capital scolaire. La probabilité de fréquenter l’école privée plutôt que l’école publique augmente en raison du capital économique de la famille et également en raison de son capital scolaire. La probabilité de fréquenter un programme particulier plutôt que les classes ordinaires augmente elle aussi en raison du capital scolaire et du capital économique de la famille. Le processus qui régit l’accès aux filières ne dépend évidemment pas uniquement de ces déterminants. Il fait intervenir d’autres facteurs que nous intégrons à nos équations pour éviter les confusions et pour estimer l’effet de l’origine sociale net de l’effet de ceux-ci. Nous estimons donc les effets du sexe, de la langue, du fait d’être issu ou non de l’immigration, d’être affecté ou non d’une difficulté et d’avoir subi ou non un retard scolaire. Les filles ayant des résultats scolaires en moyenne plus élevés que ceux des garçons, nous nous attendons à ce que leur probabilité de fréquenter un programme particulier soit plus élevée que celle des garçons. L’implantation des programmes particuliers s’est essentiellement réalisée dans les établissements de langue française : ils sont pratiquement absents des écoles de langue anglaise. On s’attend donc à ce que la probabilité de les fréquenter soit plus élevée pour les élèves francophones que pour les autres, et qu’elle soit nulle dans les établissements de langue anglaise. Au Canada, les élèves issus de l’immigration ont autant sinon plus de chances que les natifs d’accéder à l’enseignement supérieur (Kamanzi et collab. 2016). Ce fait est pour l’essentiel la conséquence de la politique d’immigration sélective qui favorise les candidats qui ont poursuivi leurs études au-delà du secondaire. On s’attend ainsi à ce que les parents immigrants incitent leurs enfants à fréquenter une filière plus prometteuse que l’enseignement ordinaire de l’école publique. Finalement, vu le rôle que joue la sélection sur la base des résultats scolaires dans l’accès à l’école privée et aux programmes particuliers, même à l’école publique, on s’attend à ce qu’avoir subi un retard scolaire ou être affecté d’une difficulté réduise la probabilité de fréquenter une autre filière que celle de l’enseignement ordinaire de l’école publique.
L’accès aux études postsecondaires augmente en raison de la position de la filière fréquentée dans la hiérarchie des filières, l’accès étant plus élevé lorsqu’on a fréquenté l’école privée plutôt que l’école publique, plus élevé lorsqu’on a fréquenté une filière enrichie et plus élevé lorsqu’on a fréquenté le PEI. Le capital scolaire et le capital économique ont un effet direct sur l’accès aux études postsecondaires qui s’ajoute à leur effet indirect, l’accès à l’enseignement postsecondaire augmentant en raison de la quantité de chacun des deux capitaux. On s’attend par ailleurs à ce que l’accès direct et indirect aux études postsecondaires soit plus élevé pour les filles que pour les garçons, plus élevé pour les enfants d’immigrants que pour les natifs (Kamanzi et collab. 2016), et plus élevé pour les anglophones que pour les francophones. Il sera moins élevé pour les élèves ayant connu des difficultés scolaires et dépendra strictement du réseau linguistique fréquenté au secondaire.
Cela dit, ce modèle n’épuise pas la question. La segmentation de l’enseignement secondaire québécois est le fruit de la dynamique de concurrence entre l’école publique et l’école privée que le financement public de l’école privée a mis en branle. En ce sens, la segmentation résulte d’un choix politique et des choix des acteurs institutionnels. Cependant, la dynamique de cette concurrence s’alimente du désir des parents d’offrir à leurs enfants la meilleure éducation possible et de la volonté, en plus de la capacité, de payer pour le faire. Sans ce désir et cette volonté, la segmentation n’existerait pas et ne pourrait pas jouer de rôle dans la reproduction sociale. Au-delà de l’effet de chaque filière sur l’accès à l’enseignement postsecondaire, on est donc tenté de se demander dans quelle mesure la différence entre le caractère public et le caractère privé de l’enseignement favorise l’accès à l’enseignement postsecondaire. Ceci revient à examiner le rôle propre de l’école privée dans la reproduction sociale. Cet aspect particulier du processus exige que l’on compare une à une les filières semblables du public et du privé.
DONNÉES ET MÉTHODE
Données
Nous utilisons deux sources de données : des données administratives extraites des fichiers du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MÉES) du Québec et les fichiers de micro-données détaillées du recensement de 2001.
Le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur dispose de bases de données administratives qui rassemblent les déclarations d’effectifs qui lui sont remises par les établissements d’enseignement québécois. On compte trois bases, une pour chacun des trois ordres d’enseignement : Charlemagne pour l’enseignement primaire et secondaire, Socrate pour l’enseignement collégial et GDEU (Gestion des données sur l’effectif universitaire) pour l’enseignement universitaire. Ces bases sont conçues pour permettre au Ministère de réaliser ses fonctions administratives, principalement gérer ses budgets, décerner les diplômes et conserver ces informations à long terme. Elles ne sont pas conçues à des fins de recherche et leur structure se prête mal à l’extraction d’information à ces fins. Le Ministère s’est donc doté d’une autre base, connue sous le nom d’« entrepôt ministériel de données » qui regroupe des données extraites des trois bases administratives sous une forme qui permet de répondre aux besoins de la recherche. Notre échantillon est extrait de l’entrepôt ministériel. Il s’agit d’un échantillon aléatoire simple de 25 % des élèves québécois inscrits pour la première fois à la 1re secondaire au cours de l’année scolaire 2002-2003. Ces données permettent de reconstituer la trajectoire scolaire de ces élèves dans l’enseignement secondaire — à la formation générale des jeunes (FGJ), à la formation générale des adultes (FGA) ou à la formation professionnelle (FP) — de l’année 2002-2003 à l’année 2011-2012. Pour chaque élève et chaque année, nous connaissons l’école fréquentée, le réseau scolaire auquel appartient cette école, le programme d’études auquel l’élève était inscrit, son régime d’études — à temps plein ou à temps partiel sauf pour la FGJ qui ne se fréquente qu’à temps plein —, la langue de l’enseignement qu’il recevait et le diplôme qu’il visait. Les données administratives nous fournissent également des informations de nature sociodémographique comme l’âge, le sexe, la langue maternelle, la langue d’usage, le lieu de résidence et le lieu de naissance de l’élève et de ses parents. Notre fichier de données administratives contient des informations analogues pour les études collégiales et universitaires, mais recueillies chaque trimestre plutôt qu’une seule fois par année scolaire.
Les fichiers administratifs sont une source précieuse d’information sur le cheminement scolaire des élèves, mais ils contiennent peu d’information socioéconomique. Nous utilisons deux mesures de l’origine sociale que nous avons élaborées à partir des données détaillées du recensement de 2001. Nous nous servons du lieu de résidence des élèves à leur entrée au secondaire en 2002 pour apparier ces mesures aux données longitudinales du cheminement scolaire des élèves.
Méthode
Nous utilisons deux approches distinctes, mais complémentaires, qui reposent sur l’analyse de survie.
Dans notre perspective, qui relie l’origine sociale, la filière fréquentée et l’accès aux études postsecondaires, entreprendre ou non des études postsecondaires peut être vu comme le résultat d’un processus en trois étapes. La première étape relie les deux aspects de l’origine sociale qui nous intéressent, le capital scolaire et le capital économique de la famille de l’élève, le premier ayant une influence importante sur le second. La seconde étape relie ces deux aspects de l’origine sociale à la filière fréquentée. La troisième relie la filière à l’accès aux études postsecondaires. On peut étudier chacune de ces étapes séparément. Nous avons plutôt choisi d’estimer simultanément les équations qui opérationnalisent les trois étapes au moyen d’un système d’équations structurales. La première équation est analogue à une régression ordinaire et permet d’estimer l’effet de notre mesure du capital scolaire sur notre mesure du capital économique. La seconde reprend la forme d’une régression logistique multinomiale et permet d’estimer l’effet des deux mesures de l’origine sociale sur la probabilité d’avoir fréquenté chacune des filières. La troisième équation est un modèle de survie dans lequel l’élève est à risque d’entreprendre des études postsecondaires une fois qu’il a terminé le secondaire. Elle reprend la forme d’une régression de Poisson par morceaux et permet d’estimer à la fois l’effet de chacune des filières sur le risque d’entreprendre des études postsecondaires et ceux des deux mesures de l’origine sociale. Dans les équations des deux dernières étapes, les effets des variables qui nous intéressent plus spécialement sont estimés nets de ceux d’un certain nombre d’autres variables : le sexe de l’élève, sa langue maternelle, la langue de l’établissement d’enseignement qu’il fréquentait au début de ses études secondaires, le fait qu’on lui ait reconnu un handicap ou une autre difficulté liés à l’apprentissage ainsi que le fait qu’il ait eu du retard au secondaire. Cette approche permet de cerner le rôle d’intermédiaire que la filière joue entre l’origine sociale et l’accès aux études postsecondaires. On trouvera une introduction aux systèmes d’équations structurales dans Kline (2016) et des informations sur leur usage avec les variables qualitatives, les processus de comptage et les modèles de survie dans Rabe-Hesketh et Skrondal (2012). Nous estimons ce modèle au moyen de la procédure « gsem » de Stata 15 (StataCorp, 2017). On trouve les résultats de l’estimation de ce système au tableau 4.
Comme nous l’expliquons plus haut, l’école publique a multiplié les projets pédagogiques particuliers en réaction à la concurrence que lui livrait l’école privée. Le système d’équations structurales permet de cerner le rôle d’intermédiaire que jouent les filières dans le processus de reproduction sociale, entre l’origine sociale et l’accès aux études postsecondaires. Il ne permet pas de déterminer dans quelle mesure fréquenter l’école privée, au-delà du rôle d’intermédiaire que jouent ses filières, augmente par lui-même le risque d’entreprendre des études postsecondaires. Estimer cet effet propre du secteur privé pose un problème analogue à celui qui consiste à estimer l’effet propre d’un traitement médical dans un contexte où l’éthique ou encore les coûts ne permettent pas de comparer directement un groupe qui reçoit le traitement et un autre qui ne le reçoit pas et où le fait de recevoir le traitement est vraisemblablement relié à des facteurs qui ont eux-mêmes un effet propre sur le phénomène étudié. Pour estimer l’effet propre du fait de fréquenter l’école privée sur le risque d’entreprendre des études postsecondaires, nous utilisons une approche développée pour estimer l’effet d’un traitement dans de telles circonstances. L’approche repose sur l’estimation de deux équations : la première modélise le processus qui conduit à recevoir le traitement, ici à fréquenter l’école privée plutôt que l’école publique ; la seconde modélise le processus qui relie le fait d’avoir reçu ou non le traitement et la variable dépendante et estime l’effet du traitement net de ceux des autres facteurs qui sont inclus dans la seconde équation. L’approche permet d’utiliser un certain nombre de variables indépendantes dans les deux équations. Le traitement est conçu comme une variable endogène et son effet sur la variable dépendante est estimé net de celui des variables qui expliquent qu’on reçoive ou non le traitement et net de celui des variables dont on présume qu’elles ont une influence directe sur la variable dépendante. L’approche ressemble au modèle de sélection de Heckman, mais repose sur des postulats moins stricts. L’équation qui modélise la probabilité de recevoir le traitement — ici, d’avoir fréquenté l’école privée plutôt que l’école publique — reprend la forme d’une régression probit. Vu l’importance des différences entre les types de projets pédagogiques, nous estimons l’effet propre de l’école privée séparément pour chacun des types de projets pédagogiques. Comme dans la troisième étape du système d’équations structurales, l’équation prend la forme d’une régression de Poisson par morceaux. On trouvera une introduction aux approches de ce type dans Cerulli (2015). Nous estimons ce modèle au moyen de la procédure « etpoisson » de Stata 15 (StataCorp, 2017). On trouve les résultats au tableau 5.
Variables
La variable dépendante est le fait d’entreprendre des études collégiales. L’élève est à risque d’entreprendre des études collégiales dès qu’il a terminé ses études secondaires. Nous limitons l’observation aux six années qui suivent la fin normale des études secondaires pour les élèves de la cohorte que nous étudions, soit de l’année scolaire 2006-2007 à l’année 2011-2012. Au sens de notre analyse, tout élève qui entreprend des études collégiales pendant cette période a accédé aux études postsecondaires, peu importe la durée du programme d’études collégiales auquel il s’est inscrit, le diplôme qu’il visait ou son régime d’études. L’examen des données montre qu’un peu moins d’un pourcent des élèves de notre échantillon ont entrepris des études universitaires sans d’abord entreprendre des études collégiales. Ce parcours est à la fois atypique et rare. Pour éviter une source d’hétérogénéité évidente, nous avons retiré ces cas de l’étude.
La variable intermédiaire dont l’effet se situe au coeur de notre étude est la filière scolaire au sens où nous la définissons plus haut. Les élèves ne fréquentent pas tous une seule filière au cours de leurs études secondaires. Dans le cadre de notre étude, nous utilisons la filière que l’élève a fréquentée le plus longtemps pendant ses études secondaires en formation générale des jeunes. Le temps pendant lequel l’élève a fréquenté l’enseignement secondaire est réparti proportionnellement dans chacune des filières dans lesquelles il a été inscrit. Lorsque ce calcul ne permet pas de déterminer la filière que l’élève a fréquentée le plus longtemps, on lui attribue au hasard une filière tirée parmi les deux ou trois qu’il a fréquentées le plus longtemps. Dans les analyses où nous comparons les effets des filières, nous utilisons la présence dans l’enseignement ordinaire du réseau public comme modalité de référence.
Nous nous intéressons au rôle que la filière peut jouer comme intermédiaire de l’effet de l’origine sociale sur l’accès aux études postsecondaires. Nous souhaitons utiliser deux mesures de l’origine sociale : le capital scolaire et le capital économique de la famille de l’élève. Le capital scolaire d’un élève se mesure normalement par le plus haut niveau d’études atteint par l’un des deux parents et le capital économique, par une mesure basée sur le revenu de ses parents. Malheureusement, nous ne disposons pas de mesures directes de ces deux quantités. Nous utilisons plutôt deux approximations construites pour nos propres besoins à partir des données détaillées du recensement de 2001. La première est la proportion des enfants de moins de 18 ans qui vivent dans une famille dont au moins un des parents a obtenu un diplôme d’études postsecondaires dans l’unité géographique où réside la famille de l’enfant. La seconde est la proportion des enfants de moins de 18 ans qui vivent dans une famille dont le revenu la situe dans le quintile du revenu le plus élevé de la distribution québécoise du revenu des familles économiques dans la même unité géographique. Nous calculons ces quantités sur la base du secteur de recensement ou de la subdivision de recensement qui sont les unités géographiques les plus petites mises à notre disposition. Bien que ces mesures soient calculées et appariées aux élèves à partir des informations dont nous disposons sur le lieu où réside leur famille, la manière dont nous les avons définies et calculées en fait des variables individuelles observées corrélées aux variables individuelles dont nous ne disposons pas. Ce sont des approximations — des proxy en jargon d’analyse quantitative[1] — qui permettent d’estimer l’effet du milieu d’origine sur la trajectoire des élèves. Notre mesure du capital scolaire de l’élève est la probabilité que celui-ci vive dans une famille dont au moins un de deux parents a obtenu un diplôme d’études secondaires. Notre mesure du capital économique est la probabilité que l’élève vive dans une famille qui se situe dans le quintile le plus élevé du revenu.
Nous estimons les effets de la filière et de l’origine sociale nets des effets d’un certain nombre d’autres caractéristiques des élèves ou de leur parcours : le sexe, le lieu de naissance — au Québec, ailleurs au Canada, ailleurs qu’au Canada —, le retard scolaire — ne pas avoir entrepris les études secondaires avant 13 ans — et le fait d’avoir été reconnu handicapé, en difficulté d’adaptation ou en difficulté d’apprentissage au cours de l’année scolaire 2002-2003 ainsi qu’une mesure de la langue qui combine la langue maternelle de l’élève — français, anglais ou autre — et la langue d’enseignement de l’établissement — français ou anglais — qu’il fréquentait à son entrée au secondaire.
La langue maternelle est un attribut de l’élève alors que la langue d’enseignement est un attribut de l’établissement. On peut estimer l’effet de la langue maternelle sur le choix de la filière, mais pas celui de la langue d’enseignement. Par contre, la langue de l’établissement fréquenté au secondaire devient un attribut de l’élève, plus exactement un attribut de son parcours, lorsqu’on étudie l’accès aux études postsecondaires. On peut donc s’intéresser à la fois à l’effet de la langue maternelle et à celui de la langue de l’établissement fréquenté au secondaire dans l’étude de l’accès aux études postsecondaires. La plupart des élèves de langue maternelle française ou anglaise fréquente un établissement secondaire de leur langue maternelle. Un petit nombre fréquente une école secondaire de l’autre langue et on peut soupçonner que l’effet de chacun des deux attributs modifie l’effet de l’autre dans un tel cas. On estimera donc l’effet de ces deux attributs en les combinant dans l’étude de l’accès aux études postsecondaires, sauf dans l’estimation de l’effet propre de l’enseignement privé où la chose n’est possible que pour l’enseignement ordinaire : les écoles privées de langue anglaise n’ont pas de programmes enrichis et n’offrent pas le PEI. Dans le deuxième cas, on n’estimera que l’effet de la langue maternelle.
Description de l’échantillon
Notre échantillon compte 22 426 individus qui représentent les 96 068 élèves qui ont entrepris leurs études secondaires au cours de l’année scolaire 2002-2003 dans l’ensemble du Québec. Le tableau 3 décrit les variables que nous utilisons. Un peu plus de la moitié des élèves de cette cohorte avaient entrepris des études postsecondaires six ans après la fin de leurs études secondaires.
Un peu plus de 81 % des élèves ont fréquenté l’école publique ; les deux tiers des élèves ont fréquenté principalement l’enseignement ordinaire de l’école publique. Un peu moins de 17 % des élèves qui ont fréquenté l’école publique ont fréquenté un projet pédagogique particulier ; un peu plus de 10 % des élèves qui ont fréquenté l’école privée en ont fait autant.
Nos mesures du capital scolaire et du capital économique sont des proportions que nous exprimons en pourcentage : elles varient de 0 à 100. Pour la description, nous les regroupons en quintiles. Les effectifs des quintiles ne sont pas égaux parce que plusieurs individus qui se situent à leurs bornes partagent la même valeur. Les valeurs des bornes révèlent que la distribution de notre mesure du capital scolaire est approximativement normale alors que celle de notre mesure du capital économique est étirée à droite.
Les distributions des autres variables indépendantes ne révèlent rien de particulier. La grande majorité des élèves est née au Québec, est de langue maternelle française et a fréquenté un établissement de langue française. On a reconnu un handicap ou une difficulté d’apprentissage à un peu plus de 11 % des élèves. Quinze pour cent n’ont pas entrepris les études secondaires avant 13 ans.
RÉSULTATS
On lit les résultats de l’estimation du système d’équations structurales au tableau 4. Ils sont disposés en colonnes, chaque colonne regroupant les coefficients d’une équation et chaque équation étant identifiée par un chiffre romain.
Équation I. Sans surprise, le capital scolaire a un effet important sur le capital économique (0,571). Pour un élève, la probabilité de vivre dans une famille dont le revenu la situe dans le quintile supérieur est étroitement liée à la probabilité de vivre dans une famille dont au moins un des parents a obtenu un diplôme d’études postsecondaires.
Équation II. Avoir fréquenté l’enseignement ordinaire du secteur public est la modalité de référence de la variable dépendante de la régression logistique multinomiale : la probabilité de vivre dans une famille dont au moins un des parents a obtenu un diplôme d’études postsecondaires, notre mesure du capital scolaire, augmente la probabilité d’avoir fréquenté chacune des autres filières. Le coefficient de cet effet varie de 1,021, pour le PEI de l’école publique, à 1,096, pour celui de l’école privée, et est toujours statistiquement différent de zéro. Cet effet est net de celui de toutes les autres variables incluses dans l’équation, y compris celui du capital économique.
L’effet du capital économique n’est pas aussi uniforme. La probabilité de vivre dans une famille dont le revenu la situe dans le quintile supérieur augmente la probabilité d’avoir fréquenté le PEI d’un établissement public (1,029), mais réduit la probabilité d’avoir fréquenté ce programme dans une école privée (0,961). Le capital économique n’accroît pas la probabilité d’avoir fréquenté le secteur privé plutôt que le secteur public, même pas dans l’enseignement ordinaire (1,004). Le capital économique réduit un peu la probabilité d’avoir fréquenté un programme enrichi dans un établissement public (0,992). Ces effets sont nets de ceux de toutes les autres variables incluses dans l’équation, dont celui du capital scolaire. Nos analyses préliminaires montrent que l’effet brut du capital économique est très semblable à celui du capital scolaire : il augmente la probabilité d’avoir fréquenté chacune des autres filières de l’enseignement secondaire. Cet effet ne disparaît ou ne s’inverse qu’en l’estimant net de celui du capital scolaire.
Les effets des autres variables indépendantes ne provoquent pas de surprise. On ne voit pas de différence entre les garçons et les filles dans le fait d’avoir fréquenté l’enseignement ordinaire ou enrichi du secteur privé (1,040 et 1,005), mais les filles sont nettement plus enclines que les garçons à avoir fréquenté les programmes pédagogiques particuliers des écoles publiques (1,215), et le PEI dans une école publique (1,963) et encore plus dans une école privée (3,626). Les élèves nés au Canada, mais ailleurs qu’au Québec, sont peu susceptibles d’avoir fréquenté l’enseignement ordinaire d’une école privée (0,672). Les élèves nés à l’étranger sont particulièrement susceptibles d’avoir fréquenté les programmes enrichis et le PEI d’une école publique (respectivement 1,397 et 1,755) ainsi que l’enseignement ordinaire d’une école privée (1,976) que les élèves nés au Québec. Les élèves de langue maternelle anglaise sont peu susceptibles de fréquenter les programmes enrichis et le PEI d’une école publique (respectivement 0,176 et 0,385). Ils sont moins susceptibles que les élèves de langue française de fréquenter l’enseignement ordinaire d’une école privée (0,819) ; ils ne fréquentent pour ainsi dire pas du tout les programmes enrichis ou le PEI des écoles privées (respectivement 0,080 et 0,084). Ces résultats reflètent l’offre des écoles de langue anglaise : il y a des écoles privées de langue anglaise au Québec, mais, comme les écoles publiques de langue anglaise, elles n’offrent que l’enseignement ordinaire. Les élèves de langue anglaise qui fréquentent des programmes enrichis ou le PEI le font dans une école de langue française. Les élèves allophones fréquentent moins les programmes enrichis de l’école publique (0,524) et l’enseignement ordinaire de l’école privée (0,709) que les élèves francophones. Sans surprise, la difficulté d’apprentissage, le handicap (de 0,281 à 0) et le retard scolaire (de 0,551 à 0,037) réduisent nettement la probabilité d’avoir fréquenté une autre filière que l’enseignement ordinaire du secteur public.
Équation III. Le risque d’entreprendre des études postsecondaires est à son maximum dans l’année qui suit la fin des études secondaires — 0,260 — et il décroît par la suite de 0,119 à 0,011. Il augmente en raison directe du capital scolaire (1,009) et en raison inverse du capital économique (0,995) ; ces effets sont nets l’un de l’autre et nets des effets des autres variables indépendantes incluses dans l’équation. Avoir fréquenté une filière autre que l’enseignement ordinaire dans une école publique augmente nettement le risque d’entreprendre des études postsecondaires ; les coefficients varient de 1,721 pour les programmes enrichis de l’école publique à 1,986 pour les programmes enrichis de l’école privée. On remarque que l’effet du PEI est sensiblement le même dans le secteur public (1,940) et dans le secteur privé (1,925) et proche de l’effet des programmes enrichis de l’école privée (1,986), alors que l’effet de l’enseignement ordinaire de l’école privée (1,785) est proche de celui des programmes enrichis de l’école publique (1,721). Toujours sans surprise, on voit que les filles sont plus susceptibles d’entreprendre des études postsecondaires que les garçons (1,322) alors que la difficulté d’apprentissage, le handicap (0,345) et le retard scolaire (0,391) réduisent le risque de le faire. On voit que peu importe leur langue maternelle, tous les élèves qui ont fréquenté une école secondaire de langue anglaise sont plus susceptibles d’entreprendre des études postsecondaires que les francophones qui ont fréquenté une école de langue française (1,140, 1,090 et 1,215). Les allophones, peu importe la langue de l’établissement qu’ils ont fréquenté, sont plus susceptibles d’entreprendre des études secondaires que les francophones qui ont fréquenté une école de langue française (1,209 et 1,215).
On trouve au tableau 5 les résultats de l’estimation de l’effet propre du fait d’avoir fréquenté le secteur privé plutôt que le secteur public sur le risque d’entreprendre des études postsecondaires pour chacun des types de projets pédagogiques. Les seuls coefficients directement interprétables sont indiqués en gras. On voit que fréquenter l’enseignement ordinaire du secteur privé plutôt que l’enseignement ordinaire du secteur public augmente de beaucoup le risque d’entreprendre des études postsecondaires (1,769), alors que fréquenter un programme enrichi du secteur privé plutôt qu’un programme enrichi du secteur public augmente un peu ce risque (1,143) et que fréquenter le PEI d’une école privée plutôt que celui d’une école publique n’a pas d’effet propre statistiquement différent de zéro (1,041).
DISCUSSION ET CONCLUSION
Au Québec, la concurrence entre l’école privée et l’école publique s’est accrue au cours des années. Le financement public de l’école privée permet son développement. Les discours qui valorisent l’enseignement qu’elle dispense s’accompagnent de la stigmatisation de l’école publique, surtout dans l’enseignement secondaire. La publication des palmarès des écoles secondaires, privées et publiques, joue un rôle important dans ce processus, tout comme l’action des parents qui recherchent la meilleure école pour leurs enfants y joue un rôle déterminant. La réponse des instances publiques et des acteurs éducatifs de l’école publique a été la création des projets pédagogiques particuliers qui sélectionnent les élèves à l’entrée et ne conservent que ceux qui maintiennent de bons résultats. L’école privée a emboîté le pas en offrant aussi le PEI par exemple. Cette dynamique a considérablement complexifié la segmentation de l’enseignement secondaire. L’usage des filières de l’enseignement secondaire est devenu un élément important, bien que variable selon les catégories sociales, de l’élaboration de stratégies de reproduction.
Dans ce contexte, nous nous sommes intéressés au rôle de l’enseignement secondaire, tel qu’il est structuré aujourd’hui au Québec, dans la reproduction sociale. Nous proposons tout d’abord un modèle à trois temps qui relie le capital scolaire et le capital économique à la fréquentation d’une filière et, par la suite, la relie à l’accès aux études postsecondaires, la filière jouant le rôle d’intermédiaire entre les deux formes de capital et l’accès.
Le capital scolaire semble se reproduire de manière « simple » : plus il est élevé au départ, plus il augmente la probabilité de suivre une filière enrichie dans la hiérarchie dont la base est l’enseignement ordinaire des écoles publiques et le sommet, le PEI des écoles privées. En termes plus individualistes, les parents qui ont étudié au-delà du secondaire semblent réussir à faire en sorte que leurs enfants fréquentent les « bonnes » filières, c’est-à-dire celles qui augmentent la probabilité d’entreprendre des études postsecondaires.
Le capital économique, lui, ne semble pas se reproduire pas de manière « simple ». Contrairement à l’hypothèse la plus naturelle, il n’augmente pas la probabilité de fréquenter le secteur privé. Son effet le plus notable sur le choix de la filière semble être de réduire la probabilité de fréquenter le PEI d’une école privée et d’augmenter la probabilité de fréquenter celui d’une école publique. On se demande si on doit y voir une « décision d’affaire » : le PEI de l’école publique est aussi bon que celui de l’école privée, alors pourquoi dépenser pour ce qu’on peut obtenir à moindres frais ? Ou bien est-ce le reflet du désir de certains enfants dont les parents ne veulent pas payer l’école privée, mais qui souhaitent poursuivre leurs études dans cette filière ? La question du poids respectif des parents et des jeunes dans les choix scolaires demeure ouverte et il serait intéressant qu’elle soit étudiée directement.
L’effet inattendu du capital économique n’est pas un artefact : nous avons obtenu des résultats similaires en utilisant des mesures différentes, mais un peu moins directes, du capital scolaire et du capital économique de la famille de l’élève. Bien qu’inattendu, cet effet n’est pas vraiment étonnant : le capital culturel et le capital économique sont reliés, mais pas identiques et chacun d’eux a sa logique propre.
Nos résultats montrent que le capital scolaire joue le rôle attendu, mais pas le capital économique dont la reproduction suit une logique qui lui est propre. Par ailleurs, la comparaison deux à deux des filières de l’école publique et de l’école privée montre que l’avantage conféré par le secteur privé dans l’accès aux études postsecondaires varie en raison de la position des filières dans leur hiérarchie : il est important pour l’enseignement ordinaire, modeste pour les programmes enrichis et nul pour le PEI. Dans la structure de concurrence alimentée par le financement public de l’école privée et le désir de reproduction sociale, le PEI permet à l’école publique de lutter à armes égales contre l’école privée. On comprend que cette égalité repose sur la similitude de l’enseignement — le programme est défini par une organisation externe — et de la sélection par les seuls résultats scolaires.
Nos résultats corroborent les résultats de travaux antérieurs, notamment ceux de Kamanzi et Doray (2015) ; Lennon et collab. (2011), Norrie et Zhao (2011) Kamanzi et collab. (2010) et Finnie et Mueller (2010) qui montrent tous d’une manière ou de l’autre que l’accès aux études postsecondaires dépend des héritages socioéconomiques et culturels des individus et de leur parcours scolaire au secondaire, mais le modèle que nous proposons permet d’aller au-delà de ces résultats déjà connus en proposant une représentation précise du mécanisme par lequel les deux formes du capital se transmettent au moyen des filières et par-delà dans leur action directe sur l’accès aux études postsecondaires.
Les résultats de notre étude sur le rôle de la segmentation scolaire dans la reproduction des inégalités montrent que la concurrence entre l’école publique et l’école privée a mené à une structure de ségrégation qui favorise la reproduction des héritages socioéconomiques et culturels par l’intermédiaire du choix de la filière. Les politiques éducatives des dernières décennies nous ont conduits à cette situation qui fait que l’école reproduit et vraisemblablement accentue les inégalités plutôt que de contribuer à les aplanir en offrant le même enseignement de qualité à tous les élèves, peu importe leur origine sociale. On sait au moins depuis les travaux de Duru-Bellat et Mingat (1997) que le regroupement des élèves en classes homogènes accentue les écarts dans les résultats scolaires. Notre étude montre que l’accès à l’enseignement postsecondaire varie de manière importante selon la filière et que l’accès aux filières dépend de l’origine sociale. Si l’on tient à faire de l’école un lieu qui permet d’acquérir des connaissances qui dépassent le programme de l’enseignement ordinaire, ne serait-il pas plus avisé d’offrir des activités parascolaires obligatoires qui constitueraient une forme de formation complémentaire ou encore des projets pédagogiques particuliers ouverts à tous les élèves ? Ces manières ne reposent pas sur la ségrégation, mais plutôt sur la mixité sociale et l’inclusion scolaire. On peut penser que les élèves issus de familles à capital scolaire ou économique élevé seraient plus enclins à profiter de ces offres que ceux qui proviennent de familles moins favorisées ou encore que les familles des premiers utiliseraient leurs ressources pour leur offrir des expériences ou des formations complémentaires purement privées et hors du cadre scolaire. On ne peut pas, il est vrai, empêcher l’émergence de nouvelles stratégies de reproduction. On peut cependant utiliser l’école et les fonds publics pour tenter de réduire les inégalités plutôt que pour mettre en place tout ce qu’il faut pour les reproduire et les accroître.
Parties annexes
Note
-
[1]
Toutes nos variables sont mesurées au niveau de l’individu à l’exception des mesures du capital scolaire et du capital économique. L’erreur écologique consiste à interpréter la relation entre deux variables agrégées par le mécanisme qui relie les deux variables dont elles sont l’agrégation. Seule l’Équation I du tableau 4 est susceptible d’être affectée directement par ce problème.
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