Corps de l’article

Introduction

Les migrations de travail pendant l’adolescence sont fréquentes en Afrique subsaharienne (Hashim et Thorsen, 2011 ; Juarez, LeGrand, Lloyd, Singh et Hertrich, 2013 ; Temin, Montgomery, Engebretsen et Barker, 2013). Exclusivement masculine pendant des décennies, la pratique est devenue, dans de nombreuses populations rurales d’Afrique de l’Ouest, tout aussi répandue parmi les jeunes femmes. Elle y prend un profil caractérisé : celui de la jeune fille qui part en ville pour être aide-domestique afin de gagner l’argent qui lui permettra de s’acheter des habits et des ustensiles de cuisine avant son mariage (Jacquemin, 2012).

En milieu urbain, ces « petites bonnes » sont considérées par les ONG avant tout comme une population vulnérable, sujette aux abus des employeurs, et qu’il s’agit de protéger. En revanche, en milieu rural, la migration de travail est bien souvent revendiquée par les femmes comme une source d’opportunités, un moyen d’acquérir des connaissances et des compétences dans un contexte local où l’offre scolaire est rare. Dans les populations où le phénomène a été documenté, par exemple parmi les Sereer et les Dioula du Sénégal (Delaunay, 1994 ; Delaunay et Enel, 2009 ; Lambert, 1999, 2007 ; Linares, 2003 ; Pison et Enel, 2005) ou parmi les Bwa du Mali, étudiés dans cet article (Hertrich et Lesclingand, 2012 et 2013 ; Lesclingand, 2004 et 2011), l’essor des migrations de travail des jeunes filles a été concomitant de changements sociodémographiques notables, notamment dans les modalités de passage à l’âge adulte et les rapports intergénérationnels. Souvent associé à un recul de l’âge d’entrée en union des femmes et des mariages arrangés, le développement des migrations juvéniles féminines semble bien être, dans ces populations, un facteur de plus grande autonomie féminine.

Mais qu’en est-il à plus long terme ? Les pratiques migratoires pendant l’adolescence vont-elles avoir une influence sur la construction de la vie adulte des femmes, notamment en matière conjugale et familiale ? L’expérience migratoire adolescente contribue-t-elle à la formulation d’attentes plus exigeantes en termes de statut individuel et familial et, peut-être, à des capacités de négociation ou de contestation plus importantes dans l’espace familial ? N’est-elle, au contraire, qu’une parenthèse dans la vie des femmes, sans conséquence sur la construction de leur vie ultérieure ?

Dans cet article, la question de l’influence des pratiques migratoires adolescentes sur l’autonomie des femmes adultes est abordée en se focalisant sur le recours au divorce. Je m’appuie sur les données longitudinales collectées depuis 25 ans au sud-est du Mali, dans une population où les migrations de travail des jeunes filles se sont généralisées dans les années 1990. J’utilise des données quantitatives biographiques ainsi que des données d’entretiens pour évaluer les liens entre la pratique des migrations juvéniles et celle de la rupture d’union.

L’article débute par une mise en contexte, avec la présentation des données et du site de l’étude (première partie) puis la description du phénomène des migrations de travail adolescentes et de ses retombées sur les modalités d’entrée en union (deuxième partie). Les trois sections suivantes sont consacrées à l’articulation entre la mobilité juvénile et la mobilité matrimoniale : d’abord (partie 3) en décrivant les conditions du divorce et en proposant des hypothèses sur les relations entre migration féminine et divorce, puis (partie 4) en examinant, à partir des entretiens qualitatifs, les éléments nouveaux introduits par la migration féminine dans la gestion des relations conjugales et enfin (partie 5) en évaluant du point de vue empirique, au niveau agrégé et au niveau individuel, si la probabilité de divorce varie avec l’intensité de la pratique migratoire. La discussion (partie 6) est l’occasion d’envisager de nouvelles hypothèses à introduire dans le cadre explicatif des relations entre migrations et divorce.

En matière de vocabulaire, les termes de « mariage » (ou « d’union ») et de « divorce » (ou de « rupture d’union ») sont utilisés pour désigner des situations de fait, qu’il y ait eu ou non formalisation ou reconnaissance juridique. Dans la population étudiée, le recours aux instances administratives et juridiques est peu répandu pour la validation des unions (20 %) et quasi inexistant en cas de rupture d’union.

La population, les données

L’article utilise les données du projet Slam, « Suivi longitudinal au Mali »[1], un système d’observation longitudinal à petite échelle, localisé au sud-est du Mali, dans l’aire ethnique des Bwa, à la frontière du Burkina Faso et à 450 km environ de Bamako, la capitale du Mali.

Enquête biographique et données qualitatives

Le projet Slam

Le projet Slam a démarré à la fin des années 1980 avec l’objectif d’étudier la dynamique démographique et les changements familiaux à l’échelle d’une population caractéristique du contexte soudano-sahélien[2] : rurale, organisée autour des activités agricoles, et où la transition de la fécondité n’a pas commencé. Partant de l’hypothèse que les dynamiques de changement en milieu rural ouest-africain étaient sous-estimées par les méthodes d’observation classiques, la stratégie d’observation a été développée en intégrant différents niveaux d’observation (individuel, familial, communautaire), en utilisant des outils de collecte (concepts, questionnaires et grilles de collecte…) empruntant aux sciences de la population mais aussi à l’anthropologie et à la sociologie et en couvrant un large champ thématique pour alimenter les grilles d’analyses. Le système d’observation retenu est structuré autour de deux enquêtes quantitatives (une enquête renouvelée sur l’ensemble des 7 villages, 4 300 habitants en 2009, et une enquête biographique sur 2 villages, 1750 habitants en 2009) auxquelles s’ajoutent des opérations secondaires (généalogies, campagnes d’entretiens, dépouillement de sources existantes, etc.). Le suivi de population est assuré par une nouvelle collecte tous les 5 ans, la dernière datant de 2009-2010. Dans le cadre de cet article, j’utilise principalement les données de l’enquête biographique ainsi que des données qualitatives issues d’entretiens et d’observation participante.

L’enquête biographique

L’enquête biographique correspond à un relevé détaillé des histoires matrimoniale, génésique, migratoire et religieuse des individus. Elle enregistre les biographies sous l’angle factuel classique (dates, lieu, etc.) et cherche également à saisir l’implication familiale sur les événements individuels, grâce à des questions détaillant le contexte et le déroulement des événements. La biographie migratoire saisit ainsi tous les déplacements pour une durée de 3 mois au moins, de la naissance jusqu’à l’enquête, avec des informations sur la migration elle-même mais aussi sur le contexte du départ, de l’arrivée et du retour. La biographie matrimoniale enregistre l’ensemble des procédures matrimoniales et des unions, quelle que soit leur durée, avec des questions détaillées sur les différentes étapes et acteurs du processus matrimonial. Des informations sont également collectées sur l’issue de l’union et, en cas de divorce, sur l’initiative et les motifs de la rupture.

L’enquête biographique est réalisée exhaustivement, indépendamment du sexe et de l’âge des individus. L’enquête initiale a été réalisée sous forme rétrospective en 1987-1989, puis elle a été actualisée à 4 reprises, en 1994-1995, 1999-2000, 2004-2005 et 2009-2010. À chaque passage, les biographies existantes sont mises à jour et celles des nouveaux résidents (c’est-à-dire les individus venus s’installer au village, par exemple de nouvelles épouses, et les enfants nés depuis la précédente enquête) sont intégralement enregistrées. La biographie des individus qui ont quitté le village est également actualisée[3], en s’adressant à des parents ou voisins du village.

Ces données longitudinales permettent ainsi de brosser les tendances longues des phénomènes en limitant les biais de sélection. En effet, tous les individus présents au village à l’un au moins de nos passages sont suivis jusqu’à la date de sortie d’observation. Pour la période antérieure à notre premier passage (1987-1989), les données sont rétrospectives mais établies sur une base de répondants assez large (seuls échappent à l’observation les individus décédés avant 1987 et ceux qui ont émigré avant 1987 et ne sont pas revenus au village depuis). Comme les migrations de travail des jeunes filles se sont généralisées à partir des années 1990, l’analyse de cette pratique et de ses retombées peut donc être réalisée de manière satisfaisante grâce à des données longitudinales complètes.

La base de données compte 3 182 biographies d’individus (1 680 femmes, 1 502 hommes) enregistrés comme résidents à l’un au moins des passages, et 1 825 unions. Nos analyses portent principalement sur les premières unions des femmes enquêtées (748 observations) et, par souci d’homogénéité, plus particulièrement sur celles qui ont été conclues avec un homme également célibataire (531 cas). Pour évaluer l’influence de l’expérience migratoire sur le recours au divorce, on se focalisera sur les générations 1970-1989, suffisamment jeunes pour avoir vécu leur adolescence dans un contexte où la migration était devenue fréquente, et suffisamment âgées pour avoir pu se marier avant le dernier passage de l’enquête, soit un effectif de 599 femmes.

Les données qualitatives

Des données qualitatives ont par ailleurs servi à construire et étayer la réflexion. D’une part, une campagne d’entretiens réalisés en 2002 sur l’expérience des rapports entre sexes et entre générations au cours des différents âges de la vie (65 femmes et hommes interrogés) a permis de documenter le phénomène des migrations de travail adolescentes et de mettre en évidence leur importance primordiale dans la construction du passage à l’âge adulte des jeunes générations. D’autre part, des entretiens de groupe réalisés en janvier 2011 ont permis d’approcher les perceptions sur le mariage et les migrations féminines (5 entretiens avec des groupes de femmes, 1 entretien avec un groupe d’hommes). Enfin, une présence répétée sur le terrain depuis 25 ans offre des conditions d’observation et d’échanges informels, qui facilitent l’interprétation des résultats statistiques et s’avèrent parfois essentielles dans la formulation d’hypothèses et de questions de recherche.

D’une façon générale, les problématiques autour des migrations adolescentes ont été alimentées par ce va-et-vient entre travail de terrain et travail d’analyse : une observation in situ peut suggérer une piste d’analyse et, réciproquement, un résultat statistique peut être confronté avec la lecture qu’en font les intéressés à l’occasion d’un prochain passage au village. La question abordée dans cet article, sur les retombées en termes de divorce des migrations de travail des jeunes filles, s’inscrit précisément dans la dynamique d’une recherche en construction, tout en portant sur un phénomène trop récent pour se prêter à des conclusions définitives. À ce double titre, il s’agit avant tout de « réflexions », que les données des prochaines collectes permettront de préciser.

Contexte socioéconomique

La population s’organise en villages, reliés par des chemins de terre, et séparés par des espaces de culture et de brousse. Les patrilignages sont des structures intermédiaires, exogames, détenant droits fonciers et responsabilités sociopolitiques et religieuses. Ils sont eux-mêmes structurés en groupes domestiques () où s’organisent l’activité agricole et la prise en charge des individus. Ces groupes domestiques sont le plus souvent de taille importante et de structure complexe : ainsi, plus de la moitié de la population appartient à des unités polynucléaires et 60 % des individus vivent dans des comptant au moins 10 personnes. Le système social est construit autour des hommes : la filiation est patrilinéaire, la résidence est patrilocale et virilocale. La polygamie existe principalement sous forme de bigamie, elle touche, à un moment donné, environ un cinquième des hommes mariés et un tiers des femmes en union (Hertrich, 2006).

L’économie est dominée par l’agriculture vivrière (mil), réalisée dans le cadre d’un mode de production familial, avec une technologie modeste (charrue). La fécondité se maintient à un niveau élevé, de l’ordre de 8 enfants par femme. La croissance naturelle est élevée, de l’ordre de 3 % par an, en partie compensée par les migrations. Les migrations vers l’Europe ne se sont pas développées au sein de cette population. En revanche, les migrations sont fréquentes à l’intérieur du Mali et de la sous-région : ainsi, la plupart des familles du village ont des apparentés qui sont installés à Bamako.

Rare jusqu’aux années 1990, la scolarisation se développe depuis en s’appuyant sur la politique de décentralisation nationale et la mobilisation des communautés rurales (écoles communautaires). Elle touche actuellement près de la moitié des enfants, filles et garçons. Religions traditionnelle et chrétienne coexistent, et l’islam n’est pas pratiqué.

Mobilité juvénile et mariage

Les migrations de travail pendant l’adolescence : une composante désormais incontournable de la mobilité féminine

L’attention portée aux migrations internationales et à vocation économique a largement contribué à laisser dans l’ombre la question de la mobilité féminine en Afrique subsaharienne. Celle-ci y est pourtant omniprésente, et de longue date. La circulation des femmes est en effet une vraie institution dans les sociétés patrilocales : les femmes rejoignent la famille de leur époux au moment de leur mariage et, en cas de rupture, elles quittent leur mari et leurs enfants et par là même leur environnement et leur réseau relationnel. À ces déplacements articulés à la vie matrimoniale, qui sont explicitement genrés, s’ajoutent d’autres déplacements plus fréquemment pratiqués par les femmes, par exemple le fait d’accompagner ou de rejoindre son conjoint en migration ou encore le confiage pendant l’enfance.

Conformément à ce schéma, nos données attestent d’une pratique migratoire féminine ancienne dans la population étudiée (figure 1). Dans les générations nées avant 1950 déjà, près de la moitié des femmes avaient réalisé une migration avant l’âge de 18 ans, soit un niveau sensiblement supérieur à celui des hommes. Une composante nouvelle, la migration de travail, s’est ajoutée à cette pratique migratoire ancienne, faisant de la migration avant l’âge adulte une expérience quasi universelle pour les deux sexes. Les migrations de travail juvéniles se sont développées en deux temps : d’abord chez les jeunes hommes, dans les années 1970, puis avec un décalage d’une quinzaine d’années chez les jeunes filles, dans les années 1990 (figure 1). Du côté masculin, un maximum est atteint par les générations 1970-1974, avec 8 hommes sur 10 qui réalisent une migration de travail avant 18 ans, avant que ne s’amorce un certain recul en partie compensé par des migrations plus tardives. Du côté féminin, la migration de travail se développe de façon spectaculaire jusqu’aux générations les plus récentes. Dans les générations 1980-1989, la pratique migratoire des femmes pendant l’adolescence dépasse celle des hommes (la proportion de femmes ayant migré avant 18 ans est de 96 % chez les générations 1985-1989 et de 85 % en se limitant aux migrations de travail, contre 83 % et 57 % chez les hommes) (figure 1).

Figure 1

Proportion (%) d’individus ayant réalisé au moins une migration avant l’âge de 18 ans (données de la table)

Proportion (%) d’individus ayant réalisé au moins une migration avant l’âge de 18 ans (données de la table)
Source : Projet Slam, enquête biographique, actualisation 2009-2010

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La diffusion des migrations de travail présente une grande similitude chez les deux sexes, en termes de vitesse comme d’intensité. Pourtant, malgré leurs profils statistiques comparables, les migrations de travail des jeunes femmes et des jeunes hommes sont très différentes, que ce soit par leurs caractéristiques factuelles, leur articulation à l’économie familiale, ou encore les perceptions et attentes dont elles sont l’objet (Hertrich et Lesclingand, 2013). Du côté masculin, la pratique migratoire se réalise dans un premier temps auprès des éleveurs peuls : le travail de gardiennage des troupeaux y est rémunéré en têtes de bétail, permettant aux familles d’accéder à des bêtes de labour sans recours au numéraire. La migration de travail à destination urbaine ne se réalise le plus souvent que dans un deuxième temps. En revanche, les migrations de travail des jeunes femmes sont presque exclusivement à destination urbaine, principalement vers Bamako, pour une activité d’aide-domestique dont la rémunération est dépensée en achat d’habits et d’ustensiles de cuisine (« le trousseau »). Les premières, étroitement articulées à l’économie familiale, sont perçues positivement, tandis que les secondes, basées sur des démarches et des attentes plus personnelles, sont perçues négativement, en particulier par les responsables familiaux confrontés à une perte de contrôle sur la sexualité et l’entrée en union des jeunes filles. Désormais partagé par la grande majorité, le travail en ville comme « petite bonne » est revendiqué par les femmes comme une expérience constructive, permettant de gagner aussi en formation, en autonomie et en estime de soi (Hertrich et Lesclingand, 2013 ; Lesclingand, 2004 et 2011). « Savoirs faire » (pratiques culinaires et domestiques) et « savoirs être » (présentation de soi) s’ajoutent à l’apprentissage de la langue nationale et à l’observation d’autres milieux socioculturels, permettant aux jeunes femmes de revenir au village avec le sentiment d’être « plus évoluées » et avec une confiance en soi accrue. À l’opposé, les femmes qui n’ont pas réalisé cette expérience urbaine s’en plaignent comme d’un manque à gagner durable, imputable à des contraintes extérieures (mariage précoce, facteurs familiaux…). Dans le contexte villageois, les femmes défendent unanimement la migration de travail comme un progrès et une source d’opportunités pour elles : nous n’en avons rencontré aucune qui aurait délibérément fait le choix de ne pas migrer.

L’entrée en union des jeunes : une affaire de famille remise en question par la mobilité adolescente

L’analyse des évolutions en matière d’entrée en union conforte le discours des femmes sur le gain d’autonomie que leur apporte l’expérience migratoire : alors que les cadres matrimoniaux n’ont évolué que lentement pendant des décennies, ils ont connu une remise en question spectaculaire dans les années 1990, concomitante à l’essor des migrations de travail des adolescentes (Hertrich, 2007 et 2013). La figure 2 en fournit une illustration, au travers de l’évolution de l’âge au premier mariage et d’une sélection d’indicateurs sur les procédures matrimoniales.

Dans la population étudiée, comme souvent en Afrique subsaharienne (Antoine, 2002 ; Lardoux, 2009 ; Locoh, 2002 ; Mair, 1974 ; Mensch, 2005), l’entrée en union des jeunes était étroitement contrôlée par les responsables familiaux, donnant lieu à des procédures matrimoniales longues et complexes. Cet encadrement des unions a d’abord évolué lentement avec une participation croissante des individus, en particulier des jeunes hommes, au choix du conjoint et un assouplissement et un raccourcissement des procédures. La concertation est devenue de règle au sein des familles, les procédures sont devenues plus simples, mais sans que soient remis en question le principe de la formalisation de l’affaire matrimoniale et sa mise en oeuvre par les représentants familiaux. Ainsi jusqu’aux années 1980, la plupart des mariages ont donné lieu à un processus démarrant par l’accord entre les familles, poursuivi par des prestations en travail agricole et finalisé par une fête du mariage au village. L’âge au mariage a peu évolué sur cette période.

Figure 2

Évolution des cadres matrimoniaux

Évolution des cadres matrimoniaux
Source : Projet Slam, enquête biographique, actualisation 2009-2010

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La situation a complètement changé dans les années 1990, marquées par un recul de l’âge d’entrée en union pour les deux sexes et l’abandon de la formalisation des démarches matrimoniales et du mariage pour une majorité de couples. On en trouve l’expression à toutes les étapes du processus matrimonial (figure 2), qu’il s’agisse de l’initiative de l’union, relevant des intéressés 8 fois sur 10, de l’engagement formel de la procédure par l’accord de la famille de la jeune femme, qui n’intervient plus que dans un tiers des cas, du recul des prestations traditionnelles (30 % des unions conclues en 2000-2009) et des processus formels d’au moins deux ans (10 % des mariages), ou encore de celle des unions sans cérémonie villageoise (70 % des unions). Cette évolution s’articule à l’essor des migrations de travail des adolescentes à deux titres (Hertrich et Lesclingand, 2012). D’une part, les migrantes sont porteuses de nouveaux comportements, en particulier elles entrent en union plus tardivement, en décidant de ne revenir au village qu’au moment où elles se sentent prêtes à se marier ou en se mariant en ville, ce qui est le cas de près d’un quart d’entre elles. D’autre part, les migrations adolescentes ont aussi contribué à remettre en cause les cadres matrimoniaux de façon indirecte, par le sentiment de perte de contrôle des aînés familiaux face à l’absence des jeunes et finalement le renoncement à organiser leur entrée en union, ou alors en s’en tenant à une forme allégée de la procédure matrimoniale, concentrée sur une période courte autour de la cohabitation. Ce recul de l’investissement collectif en matière matrimoniale s’est appliqué de façon générale, non seulement aux migrantes ou aux migrantes de longue durée mais à l’ensemble des femmes des jeunes générations.

À quels titres les migrations adolescentes pourraient-elles influencer la mobilité matrimoniale à l’âge adulte ?

L’Afrique de l’Ouest : un contexte de forte divortialité

Les pays d’Afrique subsaharienne affichent le plus souvent des proportions très faibles d’individus ayant le statut de « divorcé » ou « séparé », généralement moins de 6 % des non-célibataires d’après les recensements et enquêtes nationales (Antoine, 2002 ; Hertrich et Locoh, 1999 ; Nations unies, 2013). Au Mali, ce taux est inférieur à 2 % pour les hommes et pour les femmes au dernier recensement national (République du Mali, 2011) comme aux plus anciens (Marcoux, Guèye et Konaté, 1995). Mais cet indicateur sur la situation matrimoniale du moment ne permet pas de rendre compte de la mobilité matrimoniale, un phénomène pourtant largement répandu sur le continent. Les ruptures d’union sont fréquentes mais, rapidement suivies de remariage, elles aboutissent rarement à des situations durables de vie « hors union », sinon parmi les personnes âgées. Rester sans conjoint alors qu’on est dans la force de l’âge est une situation qui relève quasiment de l’impensable dans la plupart des sociétés ouest-africaines : d’une part, la forte valeur accordée au mariage et à la procréation rend suspecte toute personne qui y renoncerait, d’autre part les conditions d’accès aux ressources économiques, notamment foncières, dans des sociétés patriarcales rendent l’option d’une indépendance économique individuelle féminine difficilement envisageable. Même en milieu urbain, où l’autonomie économique peut être envisagée plus facilement, les femmes divorcées restent stigmatisées, parfois suspectées de prostitution, et leur statut est jugé peu enviable (Dial, 2008 ; Lardoux, 2009 ; Traore, 2005). Ce n’est qu’aux âges élevés, au terme de la vie féconde, que la vie hors union devient envisageable et que les catégories de « veufs/veuves » et « divorcé(e)s » deviennent visibles dans les statistiques nationales.

Taux de divorce élevé et remariage rapide et quasi systématique des femmes d’âge fécond sont d’ailleurs considérés comme des composantes classiques des régimes matrimoniaux d’Afrique subsaharienne, conjointement à l’absence de célibat définitif, au mariage précoce des filles, aux écarts d’âge élevés entre conjoints et à la polygamie (Hertrich and Locoh, 1999 ; Lesthaeghe, Kaufmann et Meekers, 1989 ; Nations unies, 1988 et 1990).

Selon les études disponibles, une divortialité élevée, touchant 25 % à 40 % des unions, est courante et classique en Afrique subsaharienne. On y trouve ainsi depuis longtemps des niveaux de divortialité comparables à ceux que connaissent actuellement les pays occidentaux au terme de plusieurs décennies d’augmentation. Il existe cependant des différences géographiques marquées entre pays et au sein d’un même pays. En Afrique de l’Ouest, l’instabilité est généralement élevée et précoce, avec un quart au moins des premiers mariages rompus par divorce dans les quinze premières années de mariage et des taux de ruptures souvent plus élevés encore pour les remariages (voir les synthèses figurant dans Hertrich, 1996 ; Hertrich et Locoh, 1999 ; Lesthaeghe, Kaufmann et Meekers, 1989 ; Locoh et Thiriat, 1995 ; Tabutin et Schoumaker, 2004). Au Burkina Faso, où le taux de divorce est faible à l’échelle nationale (de l’ordre de 10 % pour les premiers mariages féminins, voir Gnoumou Thiombiano, 2008) tout comme au Togo où il est trois fois plus élevé (Thiriat, 1998), les variations vont du simple au triple selon le groupe ethnique. Selon Lesthaeghe, Kaufmann et Meekers (1989), l’instabilité des unions aurait été un peu moins importante en Afrique de l’Est, mais c’est aussi dans cette région qu’ont été enregistrés plus récemment les taux parmi les plus élevés, de l’ordre de 45 % en milieu rural au Malawi (Reniers, 2003) et de 40 % en Éthiopie (Tilson et Larsen, 2000). La plupart des études rendent compte d’une tendance à l’augmentation de la divortialité.

La population étudiée se situe dans les standards observés en Afrique de l’Ouest en matière de divortialité. Les ruptures d’union y sont fréquentes et précoces : toutes promotions confondues, on compte 25 % de divorce avant 5 années d’union, 30 % avant 10 ans de mariage, et 40 % au bout de 30 ans (figure 3). Le divorce est donc une expérience courante, vécue au moins une fois par près de 35 % des femmes et par plus de 40 % des hommes parmi les non-célibataires âgés de 25 ans et plus. Ce risque de divorce varie selon les caractéristiques de l’union, avec des risques plus élevés en cas de remariage et de polygamie (figure 3), avec des risques plus faibles pour les unions faisant suite à des procédures matrimoniales gérées par les familles que pour celles qui les contournent (Hertrich, 1996). Ce sont là des caractéristiques qui, sans être systématiques, ont été observées dans d’autres populations (Antoine, 2002 ; Antoine, Djiré et Nanitelamio, 1998 ; Antoine et Dial, 2005 ; Gnoumou Thiombiano, 2008 ; Locoh et Thiriat, 1995 ; Thiriat, 1998 ; Reniers, 2003). Les mariages entre célibataires sont ceux qui enregistrent le taux de rupture le plus bas.

Figure 3

Divorce selon les caractéristiques de l’union (unions subsistantes)

Divorce selon les caractéristiques de l’union (unions subsistantes)

Unions subsistantes de la table selon la durée écoulée depuis le mariage. Mariages des femmes enquêtées.

Source : Projet Slam, enquête biographique, actualisation 2009-2010

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Quitter son mari : une pratique courante mais encadrée

La banalité des ruptures d’union, dont témoignent ces forts taux de divortialité, est à mettre en rapport avec une organisation familiale dont l’unité conjugale n’est qu’une composante, insérée dans un ensemble relationnel plus large et plus complexe. En cas de conflit entre individus ou entre lignages, la rupture d’une union apparaîtra comme un moindre mal. La vie conjugale, marquée par le sceau de l’instabilité, n’est pas conçue comme un lieu d’ancrage définitif, ni comme un cadre d’investissement personnel et affectif préservé. Bien que le discours officiel condamne les ruptures d’union, les facilités de leur mise en oeuvre prouvent qu’elles ont une place reconnue dans le dispositif de gestion des relations matrimoniales et familiales.

Chez les Bwa, la rupture d’une union ne requiert pas de procédure ni de validation formelles (Capron, 1988 ; Hertrich, 1996). Les mariages civils qui peuvent justifier d’un recours juridique restent rares, représentant à peine un cinquième des premiers mariages féminins. Très concrètement, la rupture d’union est signifiée par le départ de l’épouse. Le divorce est très généralement (8 à 9 fois sur 10) déclaré d’initiative féminine : sauf situation exceptionnelle, il est très mal vu qu’un homme renvoie explicitement une épouse alors qu’il a la possibilité, via la polygamie, d’en épouser une autre. En cas de situation conflictuelle, une femme retournera en principe d’abord dans sa famille. Il est attendu que l’homme ou sa famille y envoie un médiateur, présente des excuses pour les négligences dont la femme a pu être l’objet, et trouve un mode de réconciliation pour que la femme revienne auprès de son époux. Si ces démarches ne sont pas engagées, cela correspond à une forme de validation de la rupture de la part du mari et de sa famille. Si ces départs du domicile conjugal se renouvellent, ce sont autant d’avertissements et de signes d’une détérioration de l’union, qui amèneront d’autres hommes à courtiser la femme. En définitive, ce sera bien souvent l’installation de la femme au domicile d’un nouveau conjoint qui marquera explicitement le terme de l’union précédente. Ainsi, d’après les analyses menées sur les divorces enregistrés lors de l’enquête initiale en 1988-1989 (Hertrich, 1996), rupture d’union et remariage étaient des événements simultanés dans 40 % des cas, marqués par le déménagement de la femme de son domicile à celui de son nouveau conjoint. Quand remariage et séparation ne coïncident pas, les deux événements sont cependant très proches dans le temps, la grande majorité des femmes (plus de 90 %) se remariant dans les deux ans suivant la rupture. Même si le délai de remise en union n’y est pas toujours aussi court, la rapidité et le caractère quasi-systématique du remariage ont été documentés dans d’autres populations, comme au Malawi (Reniers, 2003), au Togo (Thiriat, 1998), au Sénégal (Dial, 2008) ou au Burkina Faso (Gnoumou Thiombiano, 2008).

Chez les Bwa, la rupture d’union ne donne généralement pas lieu à des négociations d’ordre matériel. Les procédures matrimoniales classiques sont complexes quand elles concernent une jeune femme célibataire, mais les prestations matrimoniales restent modestes. Les prestations traditionnelles correspondent à la remise de grains ou d’arachides après les récoltes et à la réalisation de travaux agricoles dans les champs de la famille de la fille par un groupe de travailleurs (amis et apparentés) mobilisés par la famille du futur époux. Des prestations monétaires s’y ajoutent depuis plusieurs décennies, mais elles restent modestes (inférieures à 30 000 CFA, soit 45 euros, dans 90 % des cas). L’augmentation des dépenses engagées porte principalement sur la fête du mariage, mais celle-ci, comme on l’a vu, est en recul significatif et l’absence de capitalisation de ce budget, consommé ponctuellement, limite les possibilités d’une demande de remboursement. Si une demande de dédommagement, auprès de la famille de la femme ou de son nouvel époux, est jugée possible et même légitime, dans les faits elle est rarement entreprise. Pour plusieurs raisons. D’abord, il n’est pas exclu que l’épouse revienne sur sa décision et retourne auprès de son ex-mari, or la restitution des prestations exclurait cette réhabilitation. Ensuite, une demande de remboursement conduirait à assimiler les prestations à un prix à payer pour « acheter » la femme, et non comme une marque d’honneur pour la jeune femme et de reconnaissance pour sa famille et le demandeur s’en trouverait donc déconsidéré socialement. Enfin, une telle exigence affecterait significativement et durablement les relations entre les deux lignages engagés. Il est souvent jugé préférable d’attribuer la rupture à une dissidence d’ordre individuel, ce qui permettra de préserver ou de reconstruire les relations entre lignages, malmenées par la rupture d’union. Par ailleurs, le divorce ne se résume pas toujours à une initiative individuelle. Les acteurs familiaux peuvent tirer un intérêt collectif ou personnel dans l’option de la rupture d’union, par exemple pour intervenir a posteriori sur des unions qui leur ont été imposées, ou encore en l’utilisant, indépendamment des individus concernés, dans la gestion des relations conflictuelles inter-lignagères[4], voire intra-lignagères. Ainsi, l’intervention de la famille de la femme est citée parmi les principales causes de rupture, comptant pour près d’un quart des déclarations enregistrées lors de l’enquête initiale sur les divorces survenus avant les années 1990 (Hertrich, 1996). Pour les mariages avec des femmes non célibataires qui, comme dans d’autres populations de la région (LeGrand et Younoussi, 2009 ; Thiriat, 1999) sont rarement formalisées et contrôlés par les familles, la rupture est plus libre encore et les taux de rupture, comme on l’a vu, plus élevés que pour les premières unions féminines.

Il existe donc peu de contraintes d’ordre matériel ou juridique au divorce. Quitter son mari et épouser l’homme de son choix est implicitement reconnu comme un droit pour les femmes. C’est aussi l’un des arguments cités par les femmes en défaveur du mariage civil, car celui-ci permettrait au mari d’exiger juridiquement le retour de l’épouse qui l’aurait librement quitté, et assoirait ainsi symboliquement une forme « d’enfermement » selon la formulation de l’une de nos informatrices.

Si la rupture d’union est une option à la portée des femmes, elle est cependant encadrée par différentes contraintes qui vont peser sur l’orientation de leur vie future.

  • Se remarier est une exigence quasi incontournable pour les femmes d’âge fécond. Du point de vue économique comme du point de vue social, la place d’une femme vivant hors d’une tutelle masculine est un impensé des constructions sociales bwa. Côté économique, les femmes n’ont pas d’accès à la terre et donc à la production agricole : les activités rémunératrices féminines se limitent à du petit commerce (confection et vente de bière de mil, de produits de la cueillette, petit élevage, etc.). Côté résidentiel, l’accès des femmes à une habitation autonome est associé à leur état matrimonial. Une femme divorcée retournera dans sa famille paternelle pour une période en principe transitoire. Loin d’être la marque d’une plus grande autonomie féminine, une situation « hors union » qui perdure est suspecte et jugée peu enviable, incompréhensible dans un contexte où toute femme disponible est rapidement courtisée et où la polygamie assure une grande fluidité au marché matrimonial. Ces contraintes s’allègent à mesure que l’âge avance et, passée la période reproductive, les femmes accèdent à certains des attributs jusque-là réservés aux hommes (accès à un champ personnel par exemple). Ainsi les femmes veuves peuvent-elles refuser un remariage et rester « hors union » auprès de leurs fils adultes. Cette solution reste cependant peu envisageable en cas de divorce, qui suppose le départ de l’ex-épouse. Il est d’ailleurs probable que des désunions de fait, non officielles, existent aux âges élevés, permettant aux femmes de rester au village, prises en charge par leurs enfants, mais sans plus entretenir de relations avec leur conjoint officiel.

  • Quitter le village et son réseau relationnel est un autre coût à la charge des femmes en cas de divorce. Il est quasiment impensable qu’une femme quitte son mari pour épouser un autre homme du village. En effet, la communauté villageoise se considère globalement solidaire et les engagements matrimoniaux de chacun de ses membres doivent être respectés par les autres : « l’enlèvement » par un villageois de l’épouse ou d’une fiancée d’un autre homme du village est une conduite jugée particulièrement répréhensible. Dans les faits, de telles situations sont rares : sauf exception, elles correspondent à des transgressions de l’ordre villageois et on ne trouve pas, parmi les habitants d’un même village, les deux partenaires d’une union rompue. La migration imposée par le divorce signifie donc aussi une rupture de mode de vie, à la fois en termes d’organisation quotidienne et de réseau relationnel. En quittant son mari et le village de son mari, la femme laisse derrière elle ce qu’elle y a construit depuis son mariage, et elle repart de zéro dans un nouvel environnement matériel et relationnel, celui où elle se remarie.

  • Quitter ses enfants. Conformément aux règles de filiation patrilinéaire et de résidence patrilocale, les enfants appartiennent au lignage de leur père et habitent auprès de leurs parents paternels. Sauf situation particulière, ces règles sont appliquées au village. En cas de divorce, les enfants restent auprès de leur père. Seuls les enfants non sevrés vont accompagner leur mère à son nouveau domicile et ils y seront recherchés ultérieurement par leur père. Le divorce est donc porteur d’un coût affectif très lourd pour les mères, d’ailleurs reconnu par les femmes comme un frein majeur à l’exécution d’un projet de séparation. Il est fréquent que les enfants en bas âge soient alors confiés, pour des périodes plus ou moins longues, aux parents de leur mère. Une fois remariée, l’ex-épouse ne reverra ses enfants qu’occasionnellement, à l’occasion de fêtes, de visites, ou en les croisant au marché si elle réside dans un village proche.

  • Le pari de l’avenir. Un remariage, même avec l’homme de son choix, n’est pas en soi une garantie de vie meilleure. Il s’agit de construire et de négocier sa place dans un nouvel environnement relationnel, familial et communautaire, y prendre des habitudes, bâtir des relations amicales, trouver des relais de confiance… Les conditions d’installation sont, par défaut, plus difficiles en cas de remariage : alors que le premier mariage d’une femme se réalise le plus souvent avec un homme également célibataire, un remariage se fera plus souvent avec un homme déjà en union, dans un contexte de polygamie, où il faudra parvenir à définir sa place et acquérir un statut.

Finalement, si le divorce est un droit revendiqué par les femmes, et qui leur est reconnu, on peut constater que c’est aussi une entreprise porteuse d’enjeux et de coûts psychologiques, affectifs et relationnels importants.

La migration de travail pendant l’adolescence : une expérience favorable au divorce ?

L’accessibilité du divorce et sa pratique sont généralement considérées sous l’angle de l’autonomie féminine. C’est le cas en Occident où l’essor des divorces au 20e siècle a été associé au mouvement historique d’émancipation des femmes (de Singly, 2011). C’est le cas aussi en Afrique subsaharienne, où, d’après plusieurs études (Antoine et Dial, 2005 ; Gnoumou Thiombiano, 2008 ; Takyi et Broughton, 2006 ; Thiriat, 1998), la probabilité de divorcer est associée, statistiquement, aux indicateurs d’autonomie féminine comme la pratique d’une activité salariée ou un niveau d’instruction élevé. L’articulation entre autonomie féminine et rupture d’union a également été envisagée sous l’angle du cycle de vie individuel. Ainsi, selon Locoh et Thiriat (1995), la fréquence élevée des divorces en Afrique de l’Ouest est à mettre en rapport avec la liberté d’action acquise progressivement par les femmes à mesure qu’elles avancent en âge et en statut. Le premier mariage serait ainsi une étape au cours de laquelle les femmes, en se pliant aux choix de leur famille, se libéreraient de la tutelle familiale en matière matrimoniale, et gagneraient une majorité sociale et une marge de manoeuvre leur permettant, le cas échéant, d’abréger une situation conjugale insatisfaisante et d’épouser un homme de leur choix. À cet égard, la fragilité des unions apparaît comme un « élément structurel des systèmes matrimoniaux africains » (Locoh et Thiriat, 1995), un pendant aux contrôles exercés par les familles sur l’entrée en union de leurs membres.

Les migrations de travail pendant l’adolescence sont considérées par les femmes, on l’a vu, comme une source d’émancipation, de construction et d’affirmation de soi. Si l’on adopte la grille de lecture associant divorce et autonomie féminine, on s’attend donc à une augmentation des ruptures d’union à la suite de l’essor des migrations féminines. Cette relation peut être envisagée et précisée en considérant plusieurs voies par lesquelles l’expérience migratoire pourrait influencer la pratique ultérieure du divorce.

  • Les attentes des femmes en matière conjugale. Quand les femmes parlent de la migration de travail en ville, elles en valorisent la portée éducatrice, soulignant « l’ouverture au monde » et la possibilité d’entrer en contact avec différents interlocuteurs (« avoir les yeux ouverts », avoir « deux oreilles » c’est-à-dire parler deux langues, etc.). Elles ont évolué dans des environnements où le travail domestique et la vie quotidienne leur ont semblé moins durs qu’au village (moulin à grains, eau courante, électricité, diversité alimentaire, etc.). Elles ont côtoyé des arrangements familiaux et conjugaux qui ont pu les amener à prendre du recul par rapport à ceux qui prévalent au village. On s’attend donc à ce que l’expérience migratoire contribue sinon à augmenter ou à diversifier les attentes des femmes en matière familiale et conjugale, du moins à tempérer leur soumission aux modèles prévalant au village.

  • Ressources symboliques, capacité de contestation et de négociation. L’acquisition d’une certaine confiance en soi et le sentiment d’en savoir autant, sinon plus, que les hommes sur la vie urbaine, permettent aux anciennes migrantes de se « sentir un peu plus évoluées » en revenant au village. Peut-être sont-elles alors aussi moins disposées, conformément aux reproches masculins classiques, à faire preuve de soumission aux exigences et structures d’autorité familiales ou à accepter des contraintes matérielles particulièrement difficiles ? On s’attend alors que les anciennes migrantes soient moins enclines à rester dans une situation conjugale et familiale qui leur est défavorable, ou à se soumettre aux pressions de leurs parents et voisins leur demandant de faire preuve de patience.

  • Ressources et conditions matérielles de réalisation du divorce. Si, selon nos deux premières hypothèses, les anciennes migrantes avaient des attentes personnelles plus élevées et une capacité plus importante à rompre une union insatisfaisante, il s’avère qu’elles ont aussi acquis des moyens facilitant leur départ. À deux titres. Premièrement, les migrantes ont fait l’expérience du voyage, de l’arrivée en ville et de la recherche d’un emploi. Alors qu’il était jusque-là limité aux villages environnants et dépassait rarement l’aire ethnique des Bwa, l’espace de vie des femmes est décloisonné par la migration adolescente. Elles savent désormais comment s’y prendre avec les transports collectifs, comment s’exprimer et se renseigner dans la langue nationale, comment se déplacer à leur arrivée en ville. Elles y connaissent du monde et y ont des repères. Les anciennes migrantes ont donc une opportunité de plus pour quitter leur mari en partant en ville et en échappant ainsi aux pressions communautaires. Deuxièmement, l’option de la migration peut aussi être utilisée par les anciennes migrantes comme une forme déguisée de divorce, facilitant ainsi leur départ. Par exemple, une femme pourra annoncer son projet d’aller en ville pour une visite ou un déplacement de courte durée, en occultant son intention d’y rester. Elle évitera ainsi les reproches de sa belle-famille et de ses voisins. Pour ces femmes, la migration peut devenir un instrument pour divorcer.

  • Des cadres normatifs plus souples. Enfin, l’accès généralisé des femmes à la migration modifie aussi le regard porté par la société sur la place et la marge de manoeuvre des femmes. Tout comme on a pu le constater sur la remise en question des cadres du premier mariage (Hertrich et Lesclingand, 2012), l’essor des migrations adolescentes influence probablement aussi de façon indirecte la pratique du divorce. La perception que les femmes ont désormais la possibilité de se déplacer en dehors des espaces contrôlés par leurs « tuteurs masculins », père ou époux, alimente chez ces derniers un sentiment d’impuissance, qui peut contribuer à un recul des exigences masculines dans le sens d’une tolérance plus grande pour le départ des femmes, mais peut-être aussi dans le sens d’un assouplissement des rapports de sexe dans l’espace conjugal et familial.

J’examinerai l’influence des migrations adolescentes sur le divorce en deux temps. D’abord en abordant, avec des données qualitatives, les représentations sur l’articulation entre migrations adolescentes et divorce. Puis en examinant la relation du point de vue empirique, à macroéchelle, en comparant les tendances des deux phénomènes, puis à l’échelle individuelle, en comparant la pratique du divorce des femmes selon leur expérience migratoire pendant l’adolescence.

La mobilité féminine autonome : une nouvelle donne dans la gestion des relations conjugales

Dans les entretiens, individuels et collectifs, ceux des hommes comme des femmes, la migration féminine à destination urbaine apparaît bien comme une nouvelle donne dans la gestion des relations conjugales, qu’il s’agisse de la mise en oeuvre pratique du divorce, mais aussi plus largement de l’organisation des rapports entre sexes. Deux dimensions semblent particulièrement structurantes dans cette articulation : d’une part le désenclavement de l’espace de vie des femmes lié à la migration, d’autre part l’utilisation par les femmes de la migration comme une ressource dans la gestion des rapports conjugaux.

Un désenclavement de l’espace de vie des femmes

Le désenclavement de l’espace de vie des femmes généré par la migration de travail adolescente est un phénomène important, ne serait-ce que parce qu’il offre les conditions matérielles d’une diversification des pratiques. Comme on l’a dit plus haut, la mobilité féminine est une réalité ancienne, un élément structurel du système matrimonial et social, mais elle suivait un itinéraire largement déterminé, dessiné par les relations d’alliance et de parenté. La migration juvénile a changé cette donne, en ouvrant la voie à des espaces qui débordent ceux des réseaux familiaux. On le constate par exemple en comparant la proportion de femmes ayant vécu en dehors de l’aire ethnique des Bwa (pour au moins 3 mois, et quelle qu’en soit la raison) parmi les anciennes et les jeunes générations. Ainsi, parmi les femmes nées avant 1950 et interrogées par notre enquête, moins d’1 sur 10 avait été en dehors de l’aire ethnique avant l’âge de 20 ans, et moins de 3 sur 10 avant l’âge de 40 ans. En revanche parmi les générations nées dans les années 1980, la grande majorité des femmes (plus de 90 %) avaient vécu en dehors de leur aire ethnique avant l’âge de 20 ans. Cet élargissement de l’espace de mobilité des femmes ne signifie cependant pas forcément une rupture dans les modalités de réalisation des divorces. Dans les histoires de séparation organisée autour d’un départ en ville, on retrouve bien souvent les ingrédients des ruptures organisées en milieu rural, avec un retour en famille de l’épouse et une médiation pour qu’elle revienne auprès de son mari. Ainsi Hawa (née en 1973) est retournée à Bamako après la naissance de son premier enfant, parce qu’elle se trouvait en conflit avec la mère et la soeur de son mari. Étienne, son mari, « est parti à Bamako, il m’a cherchée, il m’a vue, il a continué sur Kati [une ville proche où il avait ses attaches]. Moi je suis allée chez mon frère et mon frère a informé Étienne à Kati et Étienne est venu me chercher à Bamako et finalement on est parti ensemble à Kati ». Ils résideront un temps ensemble en ville, une expérience vécue positivement, notamment par l’intimité qu’elle offrait au couple, mais abrégée par les demandes de retour exprimées par la famille restée au village. Le départ en ville n’annule donc pas la dimension « processus » de la rupture ni la médiation par le réseau familial : le maintien de ces éléments classiques a d’ailleurs probablement contribué au glissement progressif et à l’acceptation de la gestion des ruptures hors des villages. Cependant le milieu urbain introduit tout de même des éléments nouveaux dans les conditions de négociation de la rupture qui favorisent probablement la marge de manoeuvre féminine. D’une part, au niveau des acteurs en jeu : c’est bien plus souvent un « frère » qu’un « père » qui sera cette fois le relais familial de l’épouse, et ce sera généralement le mari lui-même qui va se déplacer plutôt qu’une personne déléguée en son nom. Les inégalités statutaires entre les interlocuteurs sont donc amorties et les échanges sont plus directs. D’autre part, les pressions communautaires (famille, amis, voisinage) s’exercent avec moins de puissance en dehors de la scène villageoise et différentes échappatoires sont à la portée des femmes. La migration laisse de la marge à une reconstruction conjugale aux femmes qui le souhaitent, tout en donnant aux autres le pouvoir de mener à bien plus rapidement, et avec moins de reproches, la rupture de l’union. Comme l’exprimait une femme dans un entretien de groupe, « si tu as des querelles avec ton mari et que tu veux réellement partir, ne va pas dans ta famille [au village], pars directement [en ville] sinon tu ne pourras plus partir, puisqu’ici au village nous sommes tous les mêmes [c’est-à-dire tenus par les règles de solidarité et d’alliance] » (entretien de groupe, femmes adultes, 2011).

La migration comme ressource

La migration est une ressource que les femmes vont pouvoir utiliser pour quitter leur mari mais aussi plus largement pour gérer leurs relations conjugales. L’expérience urbaine pendant l’adolescence est une sorte de capital que les femmes ont acquis, puisqu’elles savent comment s’y prendre et qu’elles savent qu’un retour en ville est à leur portée. Cette prise de conscience est exprimée explicitement dans les entretiens de groupe : « [Être allée à Bamako pendant la jeunesse] ça t’aide. Il se trouve que tu connais déjà quelqu’un là-bas et que tu connais aussi les lieux » ; « Nous, nous ne sommes pas comme celles qui ne sont pas parties en ville ; nous, s’il y a un problème, nous on peut partir ». Ce « pouvoir de partir », revendiqué par les femmes, apparaît d’autant plus emblématique qu’il contraste avec les attentes sociales à l’égard des femmes. En effet, si la migration pendant l’adolescence est désormais entrée dans les moeurs, en revanche on attend d’une femme mariée qu’elle reste au village, pour s’occuper de ses enfants et de son mari, mais aussi de ses beaux-parents. Ainsi, si un homme part travailler en ville, son épouse aura rarement l’autorisation de l’accompagner avant qu’un projet d’installation durable ne soit envisagé. À plus forte raison, le projet d’une migration de travail autonome de la part d’une femme mariée apparaît suspect. « Ici quand même chez nous, une belle-fille ou une femme ne peuvent pas partir sans l’autorisation du mari. Si vous vous entendez bien dans votre foyer, tu ne peux pas aller travailler en ville » (entretien de groupe, femmes âgées, 2011). Dès lors, le voyage d’une épouse partant en ville, s’il ne correspond pas à une visite auprès d’un parent, s’inscrit bien souvent dans une situation compliquée, sinon conflictuelle et signifie une double transgression, celle d’un principe — « les femmes mariées ne partent pas travailler en ville » — et celle de la soumission à l’autorité du mari et de ses parents — dont l’autorisation sera rarement demandée et encore plus rarement obtenue. « Chez nous, on ne te donnera pas la route [l’autorisation] pour partir [travailler en ville], si tu vois une femme partir, c’est qu’elle est en conflit avec son mari » (entretien de groupe, femmes adultes, 2011).

Partir en ville, ou même simplement préparer ses bagages pour un voyage, devient un signal par lequel une femme pourra exprimer sa colère ou son désaccord vis-à-vis de son mari ou de sa belle-famille. « Si ton mari te frappe, si tu te disputes avec ton mari, s’il y a quelque chose de grave ou si on ne te donne pas le mil pour la préparation du repas, alors tu peux partir, c’est ce que je pense » (entretien de groupe, jeunes femmes, 2011). « Si tu rassembles tes affaires, là le mari va tout de suite savoir ce que tu as en tête, parce qu’il sait bien que tu ne vas pas rassembler tes affaires sans raison » (entretien de groupe, jeunes femmes, 2011). D’un certain point de vue, la migration en ville va ajouter un niveau d’information sur le degré de gravité de la situation : plus la femme part loin, rapidement et en déconnexion du réseau familial, plus elle exprime sa détermination vers une situation de rupture. « Si une femme veut [vraiment] partir, personne ne la  voit partir et elle part loin » (entretien de groupe, femmes adultes, 2011). À l’opposé, si le départ est préparé aux yeux de tous et se déroule par étapes, cela laisse des ouvertures « le mari ne dit rien en général mais ce sont les autres membres de la famille qui viennent te prier [de rester] ou prennent tes affaires. […] Si tu pars dans ta famille paternelle, quand tu pars là-bas, si l’homme a pu déléguer rapidement quelqu’un pour demander pardon, là tu ne pourras plus partir [plus loin] » (entretien de groupe, jeunes femmes, 2011).

Dans un contexte où la prise de parole est contrainte et subordonnée aux structures d’autorité, les déplacements et projets de déplacement des femmes deviennent finalement des éléments de langage, des façons de dire ses déceptions, sa colère ou sa détermination sur une situation conjugale ou familiale. L’endroit où l’on va, quand, comment, avec qui, auprès de qui, avec ou sans explication, vont être autant d’éléments d’information dont l’entourage pourra se saisir, ou au contraire qu’il pourra choisir d’ignorer. Quand la femme part, la balle est dans le camp du mari : à lui de décider de la réponse qu’il veut donner au message que sa femme lui a adressé en partant. « Quand tu pars de la sorte, maintenant le mari a un choix à faire, le fait d’aller ou de ne pas aller. S’il va à ta recherche, c’est bien ; dans le cas contraire si tu restes longtemps sans le voir, là tu peux dans ce cas faire ce que tu veux. Quand tu quittes [le village] en étant fâchée contre ton mari, tu ne vas [quand même] pas tout de suite te marier, tu vas attendre jusqu’à ce qu’on vienne te chercher et si ce n’est pas le cas, alors tu peux faire ce que tu veux » (entretien de groupe, femmes adultes, 2011). Finalement, en faisant planer la menace de partir et de ne pas revenir, les femmes montrent aussi en creux leur place dans la famille et invitent les hommes à en prendre conscience. Les hommes le reconnaissent : « certaines femmes partent avec un seul esprit [objectif], c’est-à-dire montrer à leur mari la place qu’elles occupent. Elles ne partent pas pour se remarier. […] L’homme doit savoir qu’il doit aller chercher sa femme […] Quand elle est partie toi tu vois la place qu’elle occupe dans le foyer, donc c’est pour cela que toi tu vas aller la chercher pour “boucher ce trou-là” [combler ce manque] » (entretien de groupe, hommes adultes, 2011).

De façon explicite et implicite, les échanges et discussions de groupe réalisés au village montrent que l’option « migration de travail en ville » est désormais partie prenante de l’organisation des relations entre les sexes. Même si elle n’est, au final, pas réalisée, elle fait partie de la gamme des possibles : les femmes peuvent s’y référer à titre d’avertissement, et les hommes ne peuvent plus en ignorer ou en minimiser la portée.

Qu’en est-il alors dans les pratiques : y a-t-il une montée des divorces qui s’inscrirait à la suite de la montée des migrations de travail des jeunes filles ? ou alors le jeu de la migration s’exprime-t-il dans les coulisses, pour (re)négocier les relations entre conjoints plutôt que pour les contester de manière définitive par la rupture d’union ?

L’expérience migratoire joue-t-elle sur la probabilité de rupture d’union ? Examen empirique

Pour mesurer la probabilité de divorce, je m’intéresserai au devenir des premiers mariages des femmes enquêtées, conclus avec un homme également célibataire. Se limiter à ce corpus permet de limiter l’hétérogénéité de l’échantillon tout en se focalisant sur la situation majoritaire des premières unions. Les unions entre célibataires couvrent les trois quarts des premiers mariages des femmes et cinq sixièmes des premiers mariages des hommes. Ce sont aussi les unions les plus stables (figure 3).

Les divorces identifiés par l’enquête concernent soit des unions conclues avec des hommes du village, auquel cas, très généralement, ils correspondent à un départ de l’épouse, soit des unions conclues par les femmes avant leur arrivée au village (cas des femmes remariées au village). En revanche, nos données ne couvrent pas les unions des femmes conclues après un départ du village, en particulier celles des filles des patrilignages qui se sont mariées dans d’autres villages ou qui sont restées se marier en ville à la suite de leur migration de travail.

Par ailleurs, il est question de rupture d’union effective. Les va-et-vient entre le domicile conjugal et la famille paternelle, tout comme un départ en ville dans une situation de conflit, ne sont pas enregistrés comme des divorces s’ils sont suivis d’une conciliation et d’un retour de l’épouse dans des délais assez courts. S’ils ne sont pas déclarés comme divorce dans la biographie matrimoniale, ces déplacements ont également peu de chance d’être enregistrés dans l’itinéraire migratoire, où seuls les déplacements pour une durée de 3 mois au moins sont saisis.

En d’autres termes, si les données qualitatives ont permis d’aborder la complexité des paramètres et des acteurs en jeu dans les démarches de ruptures d’union, les données quantitatives en revanche n’en saisissent que l’aboutissement, la rupture étant cette fois enregistrée non comme un processus, mais comme un événement avéré.

Résultats à l’échelle agrégée

Si l’on compare les tendances du divorce avec celles de la migration de travail adolescente (figure 4), il apparaît d’emblée que l’hypothèse d’une augmentation de la divortialité articulée à l’essor des migrations féminines n’est pas vérifiée. Et cela sur deux principaux points : d’une part la montée du divorce a précédé celle des migrations féminines et ne peut donc en être la conséquence et, d’autre part, la divortialité a cessé d’augmenter et a même eu tendance à reculer parmi les générations de femmes qui ont massivement migré avant le premier mariage.

Nos données suggèrent cependant une relation entre les migrations juvéniles et le divorce, mais elle relève de la mobilité masculine et non féminine. En effet, alors que l’impact de la migration de travail passait de moins de 15 % à près de 90 % entre les générations masculines nées avant 1950 et celles nées au début des années 1970, les risques de divorce faisaient plus que doubler au sein des promotions de mariage concernées, atteignant un mariage sur cinq avant 3 ans et plus d’un sur trois avant 10 ans parmi les unions des années 1980 et 1990.

Cette corrélation peut être interprétée en lien avec les retombées en termes de décohabitation conjugale de la migration masculine. La pratique migratoire des jeunes hommes n’a pas empêché les familles de continuer à organiser leur mariage, en leur cherchant une épouse, en menant à bien les procédures pour organiser la fête du mariage au village dès leur retour, ou même en leur absence en cas de migration prolongée. Les migrations masculines ne cessent pas avec leur mariage et il est attendu que l’épouse reste au village pendant l’absence de son mari. Cependant, à la différence d’autres populations ouest-africaines investies dans la migration internationale, il est jugé anormal que le couple ne vive pas ensemble sur la longue durée. Si un homme prolonge une migration plus d’une saison agricole, il est attendu qu’il vienne chercher son épouse ou la fasse venir auprès de lui. Si la migration se poursuit sans que des signes réguliers justifient sa prolongation (courriers, remise d’argent, message oral d’une tierce personne, etc.), elle est interprétée comme l’expression d’un désintérêt, voire d’un désengagement de l’homme à l’égard de son épouse. On dit qu’il est souhaitable que l’épouse ait la patience d’attendre son mari pendant 2 ans, mais personne ne fera reproche de son départ à une femme que son mari a délaissée au village. D’après notre enquête initiale (Hertrich, 1996), la migration de l’époux apparaissait ainsi comme une cause majeure des ruptures d’union des années 1970-1989.

Figure 4

Tendances du divorce et tendances des migrations de travail pendant l’adolescence

Tendances du divorce et tendances des migrations de travail pendant l’adolescence

Les tendances du divorce se lisent sur l’échelle de gauche. L’indicateur correspond à la proportion de mariages rompus par divorce avant 3 ans, 5 ans et 10 ans d’union, selon l’année du mariage. (Mariages entre célibataires, biographies des femmes enquêtées)

Les tendances des migrations de travail pendant l’adolescence se lisent sur l’échelle de droite. L’indicateur correspond à la proportion d’individus ayant réalisé au moins une migration de travail avant l’âge de 18 ans, par sexe.

En abscisse, l’échelle des promotions de mariage (années de mariage) et l’échelle des générations (années de naissance) sont décalées de 18 ans. L’indicateur de migration d’une génération est attribué à l’année où cette génération atteint l’âge de 18 ans.

Source : Projet Slam, enquête biographique, actualisation 2009-2010

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La divortialité cesse d’augmenter à partir des années 1990, ce qui tient peut-être au fait qu’elle a alors atteint un niveau très élevé, touchant 35 % des unions dans les 10 premières années. Le ralentissement des migrations masculines est peut-être un autre facteur explicatif de l’arrêt de la hausse et du début de la baisse du divorce suggérée par nos indicateurs[5]. Le phénomène des migrations féminines n’a visiblement aucune retombée en termes d’augmentation du divorce. Se pourrait-il qu’il soit un facteur de ralentissement des divorces ? Pour en discuter, on peut comparer le recours au divorce par les femmes en fonction de leur expérience de migration de travail pendant l’adolescence.

Résultats à l’échelle individuelle

La figure 5 compare le devenir des premières unions des femmes nées en 1970-1989 en distinguant 3 types de profil migratoire, en fonction de la durée cumulée de migration de travail réalisée entre 12 et 18 ans : 2 ans ou plus, moins de 2 ans ou aucune migration de travail pendant l’adolescence.

Figure 5

Risque de divorce selon la durée passée par les femmes en migration de travail pendant l’adolescence

Risque de divorce selon la durée passée par les femmes en migration de travail pendant l’adolescence

Unions subsistantes de la table (%) selon la durée du mariage et le nombre d’années cumulées en migration de travail entre 12 et 18 ans (inclus). Mariages entre célibataires, conclus par les femmes enquêtées des générations 1970-1989.

Source : Projet Slam, enquête biographique, actualisation 2009-2010

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Ces résultats confirment que l’expérience migratoire pendant l’adolescence n’augmente pas la probabilité de divorce, bien au contraire. Il n’apparaît aucune différence entre les profils des femmes n’ayant pas migré et celles qui ont migré pour moins de 2 ans : environ un tiers d’entre elles connaissent une rupture avant le cinquième anniversaire de mariage et, au dixième anniversaire, seulement 60 % des unions sont toujours en cours. Le profil est différent pour les femmes qui ont passé au moins 2 ans de leur jeunesse en migration de travail, mais pas dans le sens attendu. En effet, leur risque de divorce s’avère plus faible[6], avec environ 20 % des unions rompues dans les 5 premières années, et l’écart avec les autres catégories se maintient au cours du temps.

Discussion

L’hypothèse envisagée était que les migrations féminines de travail pendant l’adolescence puissent être un facteur favorable au divorce. Les analyses à macroéchelle et à microéchelle convergent pour montrer que ce n’est pas le cas. Les taux de divorce n’ont pas augmenté depuis que les migrations de travail féminines se sont généralisées et les femmes qui se sont le plus investies dans la migration ne rompent pas plus souvent leur premier mariage. Au contraire, les résultats suggèrent que les migrations féminines adolescentes freineraient plutôt le divorce : les taux de rupture sont plus faibles sur la période récente et les premiers mariages des femmes qui ont passé au moins 2 ans de leur adolescence en migration de travail sont plus stables.

Faut-il alors renverser l’hypothèse et considérer que la migration de travail est facteur d’un recours moins fréquent au divorce ? Dans ce cas quels seraient les mécanismes en cause ?

J’en discuterai autour de trois points. D’abord en questionnant, d’un point de vue méthodologique, la validité de la tendance. Puis en proposant une grille de lecture qui permettrait d’intégrer les résultats, en apparence contradictoires, des données qualitatives et quantitatives. Enfin, en suggérant de reconsidérer, par-delà la question des migrations féminines, l’articulation entre divorce et autonomie féminine.

Un recul du divorce associé aux migrations féminines ?

L’observation d’un recul du divorce porte sur la période récente et il faut donc rester prudent avant de l’interpréter comme une tendance lourde : les données des prochains passages permettront de confirmer la tendance ou au contraire de la relativiser s’il s’agissait d’une irrégularité conjoncturelle. Par-delà la confirmation d’une évolution tendancielle à la baisse « réelle », on peut se demander si la rupture de tendance observée pourrait être fallacieuse, liée à la qualité ou à la complétude des données sur la période récente. Deux principaux mécanismes peuvent être envisagés : de sélection, si les mariages enregistrés par l’enquête ne sont pas représentatifs mais plus stables, ou d’omission, si les divorces sont moins bien déclarés sur la période récente.

Concernant le premier point (sélection), rappelons que le corpus analysé comprend les mariages des femmes résidentes et interrogées au village à l’un au moins des passages de l’enquête entre 1988 et 2010, et leur devenir jusqu’à la sortie d’observation de la femme (décès ou émigration). Si l’émigration correspond à une rupture d’union, celle-ci est prise en compte. Par ailleurs, l’enquête est exhaustive à l’échelle du village. Il est probable que les femmes les plus instables, car très mobiles, soient moins bien couvertes par l’enquête (Hertrich 1996), mais il n’y a pas de raison de penser que ce risque serait plus élevé sur la période récente. Un autre facteur à envisager tient au développement des mariages conclus en ville par les jeunes migrantes, qui concerne 20 à 25 % des jeunes générations (Hertrich et Lesclingand, 2012). De façon générale, les biographies des femmes cessent d’être suivies quand elles se marient hors du village, tandis que les biographies de celles qui viennent se marier au village s’ajoutent au corpus. Il est possible que les femmes qui restent se marier en ville aient des comportements différents et, si elles divorcent plus, le taux du divorce calculé à partir des déclarations des femmes enquêtées au village sous-estimera celui de l’ensemble de leur génération. Cependant, il ne faut pas surestimer l’hétérogénéité introduite par la migration. Pour l’instant, selon les informations réunies, les mariages conclus en ville présentent des caractéristiques proches de ceux des villages, du moins en termes d’appariement conjugal : l’endogamie ethnique reste de mise et le mari épousé en ville vient bien souvent d’un village où la femme aurait pu se marier si elle était restée au village. Par ailleurs, la migration est souvent temporaire, auquel cas le couple retournera s’installer au village de l’époux après quelques années. Enfin, on peut aussi envisager que le divorce favorise le retour de la femme au village, auquel cas son premier mariage sera enregistré et pris en compte dans les analyses, amortissant par là même l’éventuel effet de sélection.

Les omissions sont un autre facteur de biais, jouant dans le sens d’une sous-estimation de la divortialité. Il est plus probable de ne pas déclarer, de façon délibérée ou non, une union si celle-ci s’est soldée par un échec, surtout si elle a été de courte durée, inféconde ou sans enfant survivant. Mais là encore il n’y a pas de raison de penser que ce risque serait plus élevé sur la période récente, d’autant plus que le suivi de population, avec un passage tous les 5 ans depuis la fin des années 1980, garantit une régularité et des points de repère dans l’enregistrement des unions.

Au final il semble donc peu probable que l’évolution de la divortialité des mariages entre célibataires décrite par ces données puisse être imputable aux seuls biais d’observation. Même si elle mérite d’être confirmée par la poursuite des tendances, l’interruption de la tendance à la hausse de la divortialité, voire un début de baisse, sont des évolutions plausibles.

Plus de menaces de divorce et moins de divorces ?

Si on ne peut rejeter l’hypothèse d’un ralentissement des divorces, comment pourrait-on alors l’expliquer ? En particulier, comment cette évolution est-elle conciliable avec la perception, relayée dans les entretiens, d’une articulation entre les migrations féminines et l’instabilité matrimoniale ?

Cette incohérence peut sans doute être élucidée en rappelant que les résultats statistiques et les entretiens qualitatifs abordent certes la même question, mais sur des registres différents. Dans les entretiens, les femmes et les hommes nous disent combien la migration est devenue un élément important dans la gestion de la vie conjugale, un instrument entre les mains des femmes, une menace dans la vie des hommes. Le départ vers la ville est associé au divorce parce qu’il en constitue une modalité de réalisation nouvelle, longtemps impensable mais désormais accessible aux femmes. Il y a une dimension subversive dans l’élargissement et le déplacement de l’espace de vie des femmes en dehors des sphères « régulières » de contrôle masculin, qui certainement contribue à la perception d’une sorte de surdétermination du divorce par la migration. Le décalage est probablement double : d’une part, entre les représentations masculines, saturées par la peur des migrations féminines et la mobilité effective des femmes et, d’autre part, entre les migrations des femmes et leur aboutissement au divorce. Il est bien possible que les femmes se déplacent aujourd’hui plus librement vers la ville avec des intentions diverses qui n’intègrent pas nécessairement l’option du divorce. Visite à des parents, travail pour 2-3 mois destiné à acquérir un bien particulier… sont des motivations reconnues qui coexistent aux côtés des projets de rupture plus ou moins déterminés. Parfois, la migration servira simplement de soupape, comme le mentionne une informatrice « Ce ne sont pas toutes les femmes qui partent pour se remarier. Certaines partent pour pouvoir respirer un peu et chercher la paix quelque temps avant de revenir chez leurs maris » (entretien de groupe, femmes adultes, 2011). Mais qui saura faire la part des choses ? Quand une épouse part, l’incertitude s’installe…

Finalement, le décalage entre les représentations et les mesures relatives au divorce et à la migration est en soi un indicateur qui témoigne de la marge d’action que se sont appropriée les femmes autour de la migration, ou plutôt de l’éventualité de la migration. En partant, une femme prend peu de risque : sauf exception, son retour sera toujours bienvenu et, de plus, son mari cherchera probablement à la retrouver en ville, lui signifiant ainsi son respect. Enfin, elle trouvera aisément à se remarier si elle le souhaite. La situation de l’homme est à cet égard moins confortable : s’il n’est pas polygame, il se retrouvera dans la position socialement peu enviable d’un homme sans épouse (Leguy, à paraître), avec la pression d’avoir à y remédier au plus vite en cherchant une nouvelle épouse, et avec la suspicion de ne pas être en mesure de garder une femme… Tout comme la polygamie est une menace qui plane durablement dans la vie des femmes, le départ d’une épouse est une menace pour les hommes, qui s’est renforcée avec les migrations féminines urbaines. À cet égard, l’option de la migration est aussi à comprendre comme un outil de négociation entre les mains des femmes, dont l’intérêt est peut-être davantage de faire peser la menace du divorce que de le mener à bien.

La rupture d’union est-elle synonyme d’autonomie ?

Dans le prolongement de ces idées, peut-être faut-il envisager une grille de lecture opposée à celle de notre hypothèse initiale, où l’autonomie serait associée à la capacité des femmes à développer des alternatives au divorce. Plusieurs arguments pourraient appuyer cette orientation.

Premièrement, si l’autonomie s’exprime par la capacité à prendre du recul par rapport aux normes et à développer des comportements alternatifs, alors on peut l’associer au divorce dans les populations où la rupture est rare. Mais dans les sociétés où la rupture d’union est fréquente et se présente comme l’option par défaut en cas de conflits conjugaux ou familiaux, est-ce que la prise de distance par rapport à la norme n’est pas plutôt de ne pas se plier à cette solution banalisée ?

Deuxièmement, comme on l’a vu, le divorce est une solution lourde à porter pour les femmes car elle suppose de quitter ses enfants et plus largement son réseau relationnel. Il y a donc une rationalité à refuser de partir, pour maintenir son ancrage sur place et ne pas recommencer à zéro ailleurs. Ne pas divorcer signifierait en quelque sorte une prise de conscience de ses intérêts sur place et une revendication à les préserver.

Troisièmement, si le divorce recule, cela signifie peut-être aussi que le statut des femmes et la gestion des relations conjugales évoluent. Peut-être la peur du départ des épouses contribue-t-elle à une vigilance masculine accrue ? Peut-être les femmes sont-elles mieux armées pour faire valoir leurs exigences et leurs droits au sein de l’espace domestique ? Peut-être aussi que les femmes qui ont vécu en ville pendant l’adolescence investissent dans de nouvelles activités (petit commerce par exemple) au village, en reprenant à leur compte les façons de faire de leurs employeuses en ville ?

Divorcer est considéré comme un droit pour les femmes, et il serait impensable pour elles que celui-ci soit remis en question. Le début de baisse du divorce observé ces dernières années n’est en aucun cas à comprendre comme un recul de ce droit : il suggère plutôt un élargissement des modes de gestion conjugale, où le départ serait une réponse mais plus la seule réponse possible au conflit.