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Introduction

En France, les espaces ruraux sont, plus que d’autres, confrontés au vieillissement de leur population[1]. La part des plus de 55 ans dans ces territoires atteint entre 30,6 % et 33,1 % selon les zones, contre 25,4 % à l’échelle nationale (Sabau, Blasquiet-Revol et Lenain, 2010). Pour autant, le déclin démographique des campagnes, entamé dès la fin du 19e siècle, semble stabilisé depuis la fin du dernier mouvement d’exode rural (1945-1975) et il est partiellement compensé par des migrations de population qui s’effectuent des zones urbaines vers les territoires ruraux. Toutefois, ces apports de population concernent inégalement les territoires ruraux. Des groupes de population appartenant à différentes générations, situés diversement dans le cycle de vie et inégaux quant à leurs ressources économiques et sociales s’orientent vers des espaces ruraux différenciés quant à leur situation géographique, à plus ou moins grande distance des villes, et quant à leurs dynamiques socioéconomiques (Sencébé et Lepicier, 2007). Les espaces ruraux à proximité des pôles urbains sont les premiers concernés par le repeuplement et apparaissent attractifs pour de jeunes couples, alors que d’autres territoires, plus éloignés des villes, attirent principalement des personnes à l’âge de la retraite. Ainsi, le vieillissement et la gérontocroissance (Dumont, 2003) affectent plus spécifiquement certaines zones rurales, isolées ou sous faible influence urbaine.

Dans ces espaces, trois phénomènes sont constitutifs d’une part de l’augmentation de la part des plus de 65 ans dans la population locale (vieillissement de la population) et d’autre part de l’augmentation en valeur absolue du nombre de ces personnes (gérontocroissance). Tout d’abord, l’allongement de l’espérance de vie depuis plusieurs décennies est à l’origine de la gérontocroissance : ces zones rurales sont en effet marquées par la présence longue et continue d’octogénaires et de nonagénaires et par le retardement du remplacement des générations. Ainsi, la coexistence de quatre voire cinq générations est fortement répandue. En deuxième lieu, on constate une stagnation du renouvellement démographique liée à une faible natalité. Enfin, les phénomènes migratoires contribuent aussi au vieillissement de la population car ils se caractérisent dans les zones isolées par un départ des jeunes en âge de travailler vers les zones urbaines et parfois par l’installation de retraités venus d’ailleurs.

Ces phénomènes de vieillissement et de gérontocroissance influent sur les dynamiques locales, tant du point de vue économique que social et politique. L’allongement de la durée de vie et la part importante de personnes dans la dernière étape du cycle de vie ouvrent le champ à de nouvelles pratiques sociales (bénévolat, participation…), renforcent les besoins médicosociaux, sont à l’origine d’une évolution de la localisation des populations et d’un allongement de la famille verticale, générant ainsi des remaniements dans les formes de solidarités (Durance, 2005). De plus, les modes et les formes du vieillir observés dans ces espaces ruraux — pratiques sociales ou encore sens donné au processus d’avancée en âge — se distinguent de ceux connus dans les espaces urbains (Gucher, 2012). La forte présence de personnes retraitées et âgées sur les territoires, conjuguée aux caractéristiques de la ruralité, engage des enjeux de cohésion sociale et suscite des modes d’intervention politique renouvelés.

Partant de ce constat, nous nous proposons dans cet article d’analyser les mises en forme individuelles et collectives du vieillissement comme résultant de dynamiques d’influences croisées entre les populations et les territoires. Il s’agit de cerner la nature des interactions entre populations et territoires en fonction d’une part des caractéristiques sociodémographiques des populations et, d’autre part, de la morphologie physique et sociale des territoires, et d’envisager leurs conséquences sur les parcours individuels de vieillissement et sur les dynamiques territoriales. À partir des travaux de l’écologie nord-américaine et de l’École de Chicago révélant des « effets de quartiers » et à partir des travaux contemporains des géographes et des urbanistes qui, souvent mobilisés dans le champ de l’épidémiologie, ont défini des « neighborhood effects »[2], nous proposons d’analyser l’impact de ce que nous nommerons des « effets de milieu » sur les dynamiques territoriales du vieillissement. Si nous avons retenu comme point de départ de l’analyse l’influence de la composition sociale des territoires (caractéristiques socioéconomiques des populations, stratification ou homogénéité sociales) ainsi que leurs caractéristiques physiques et socioéconomiques, généralement mobilisées dans une approche environnementale et contextuelle (Atkinson et Kintrea, 2001), notre approche s’émancipe de propositions trop déterministes. En effet, nos travaux nous amènent à concevoir ces effets de milieu dans une perspective interactionnelle, qui d’une part souligne la dimension essentielle d’appropriation du milieu par les habitants et d’autre part insiste sur l’existence d’un processus de coconstruction des territoires par ceux qui y vivent. Par ailleurs, nous nous inscrivons également dans une perspective morale et identitaire qui postule que les milieux de vie servent de soutien aux processus de socialisation et de constitution des identités sociales et personnelles en tant qu’« espaces fondateurs » (Bonvalet, Gotman et Grefmeyer, 1999). Nous appréhendons alors les territoires comme lieux d’ancrage, qu’ils fassent support ou contrainte dans la vieillesse, et ce, non seulement du fait de leurs caractéristiques intrinsèques mais également du fait des formes d’attache et d’appropriation des populations. À la suite de Durkheim, nous soutenons que ces effets de milieu s’enracinent dans les choses et les personnes qui font le milieu mais aussi dans les grands récits, les mythes, les symboles explicites ou implicites qui lui confèrent sa densité morale (Durkheim, 1967). Ce faisant, nous contribuons à éclairer l’impact des mutations démographiques sur les dynamiques territoriales en les saisissant comme élément d’un système écologique local.

Les matériaux empiriques sur lesquels s’appuie ce travail sont issus de trois recherches développées entre 2007 et 2011 sur deux cantons de Savoie[3], un canton d’Ardèche et une communauté de communes de Creuse[4]. Le corpus se compose de notes et journal d’observation, d’entretiens formels auprès de vieilles personnes et aussi d’élus locaux et de professionnels de l’action sociale et médicosociale. Les zones rurales sur lesquelles se sont développées les enquêtes présentent certaines tendances démographiques communes : vieillissement, déclin de la population agricole et accroissement démographique limité. Cependant, les cantons de Montmélian et de La Rochette apparaissent en voie de périurbanisation : plus ouverts, le renouvellement et la diversification des groupes de population qui y résident sont plus marqués (voir tableau en annexe A pour les caractéristiques démographiques).

Des espaces ruraux diversement confrontés au vieillissement

Malgré le vieillissement marqué de la population française (Bellamy et Beaumel, 2013 ; Robert-Bobée, 2006), les disparités spatiales anciennes (Jacquot, 1994) restent en 2005 particulièrement marquées et le vieillissement concerne particulièrement les espaces ruraux (Paillat et Parant, 1988). Le pourcentage de personnes de 75 ans ou plus est nettement plus important dans les régions encore fortement rurales, comme le Limousin, le Poitou-Charentes, l’Auvergne, la Bourgogne, le Midi-Pyrénées et l’Aquitaine (FNORS, 2008). La carte établie par canton pour la proportion des 75 ans et plus en 2008 (enquêtes de recensement 2006-2010) est à ce sujet parfaitement éclairante. La moyenne nationale est alors de 8,5 %[5] et les 737 cantons qui sont à 50 % au-dessus de ce niveau (soit plus de 12,8 %) sont presque exclusivement des cantons ruraux. Ils appartiennent aux zones de faible densité du Massif central, du Morvan, des campagnes du sud-ouest, du rebord cévenol, de la Bretagne centrale, autant de régions identifiées comme étant des zones rurales socioéconomiquement fragiles (CEMAGREF, 2005).

Force est donc de constater que la carte du vieillissement se superpose à celle de la ruralité. Si l’excédent des arrivées sur les départs concerne un nombre de plus en plus important de communes, ces évolutions démographiques se diversifient selon la catégorie d’espace (Bessy-Pietri, Hilal et Schmitt, 2000). Les zones rurales sous influence de pôles urbains dynamiques engrangent un renouveau fort de population. En revanche, les communes des zones rurales isolées et des pôles ruraux demeurent encore à l’écart de ces mouvements de population[6].

Des espaces ruraux aux propriétés diverses

La ruralité en France fait l’objet, depuis les années 1950, de redéfinitions constantes, signe d’une part des évolutions démographiques et économiques du territoire national et d’autre part de la centralité du paradigme de la mobilité au niveau des instances nationales responsables de l’aménagement du territoire. Le processus d’urbanisation, depuis longtemps engagé, ainsi que le déclin de l’agriculture, fortement marqué depuis le milieu du 20e siècle, suscitent le développement de nouvelles structures économiques, l’ouverture et l’extension des territoires d’échanges et l’aménagement des voies de transport, éléments rendant poreuses les frontières de la ruralité. Les territoires ruraux dans leur majorité ont ainsi connu deux phénomènes décisifs dans leur évolution : la réduction de leur enclavement et la transformation de leur économie, l’agriculture devenant peu à peu résiduelle (Hervieu et Viard, 2001). L’évolution des typologies et leur renouvellement rendent compte de ces transformations. Aussi, le principe initial de définition de la ruralité, qui se faisait par défaut en regard des zones urbaines[7], a-t-il progressivement évolué, intégrant des indicateurs économiques et pas seulement démographiques.

La réduction de l’enclavement des territoires ruraux sous l’effet conjugué des transformations économiques et de l’aménagement du territoire est également à l’origine de transformations démographiques importantes, liées aux mobilités désormais rendues possibles. Les migrations de population vers les espaces ruraux, qu’elles soient définitives, saisonnières ou intermittentes, obéissent à des mobiles différenciés et mettent en mouvement des groupes de population aux caractéristiques socioéconomiques et socioculturelles différentes et aux projets de vie distincts.

Leur position dans le cycle de vie détermine les migrations résidentielles des ménages d’actifs, en désir d’accès à la propriété (Detang-Dessendre, Piguet et Schmitt, 2002). Leur installation se fait principalement, mais pas seulement (en fonction de leurs ressources et du prix du foncier), vers des territoires ruraux sous influence urbaine. Ils constituent un apport de population jeune et participent ainsi à la modération des phénomènes de vieillissement généralement observés en zones rurales. Des mouvements pendulaires de population se développent ainsi, articulés aux nécessités de déplacement entre lieux de vie et lieux de travail (Vincent-Geslin, 2012). L’implication dans le tissu local s’avère parfois difficile.

D’autres stratégies résidentielles concernent les couches moyennes et populaires, qui voient dans l’accès à la propriété en zone rurale une forme d’échappatoire à des banlieues défavorisées et une opportunité d’accès à un statut social ainsi revalorisé (Urbain, 2002). Ces populations aux revenus modestes arrivent généralement plus tardivement dans les espaces ruraux et constituent un groupe de probables futurs retraités. Si leur implantation participe du renouvellement des forces sociales des espaces ruraux, ils se situent généralement plus en marge des échanges économiques.

Les migrations vers les espaces ruraux concernent également les retraités : il s’agit alors soit de retour au « pays », soit d’implantation tardive, à la recherche d’un cadre de vie et d’aménités souvent plus imaginées que réelles. Ces migrants, âgés de 60 à 74 ans, ont, plus que les autres, été concernés par la migration vers les villes à des fins professionnelles. Souvent d’origine rurale, ils ont tendance à retourner vers des espaces familiers ou similaires à l’environnement qu’ils ont quitté durant leur vie active. Il convient de souligner que si ces retraités migrent en priorité vers un espace rural sous influence urbaine (33 % d’entre eux), ils choisissent, plus fréquemment que toutes les autres classes d’âge, les autres types d’espaces ruraux (26 %) (François-Poncet et Belot, 2008). Le choix de ce genre de destination vise à concilier un environnement rural pour leur résidence et la proximité des services et des équipements (Détang-Dessendre et Piguet, 2003). D’autres migrations sont également constatées : celles motivées par l’héliotropisme, qui se concentrent sur le pourtour méditerranéen, et celles qui marquent le desserrement résidentiel de l’Île-de-France, notamment vers la région Centre et, en moindre proportion, vers l’ouest.

Désormais, la définition de la ruralité mise en forme par la DIACT (Direction interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) tient compte de cette diversification des espaces et de l’attraction des zones urbaines, permettant ainsi une typologie des espaces ruraux à partir d’une approche multicritères qui recouvre aussi bien les dimensions démographique, géographique et économique que sociopolitique. Ainsi, trois types d’espaces ruraux ont été définis par les instances interministérielles (Hilal et collab., 2011 ; Observatoire des territoires, 2003)[8]. Les territoires dans lesquels se sont déroulées nos enquêtes s’inscrivent pour deux d’entre eux (canton de Montpezat en Ardèche et communauté de communes de Marche Avenir en Creuse) dans la catégorie des « campagnes fragiles », vieillies et peu densément peuplées. Ces territoires sont caractérisés par un espace rural à dominante agricole et dont le faible tissu industriel connaît un déclin marqué. Les deux autres territoires (cantons de Montmélian et de La Rochette en Savoie) sont considérés comme des « campagnes proches des villes » et plus précisément des espaces « ruraux en voie de périurbanisation » et se caractérisent par une occupation résidentielle importante. L’agriculture y tient une place encore conséquente mais subit une forte pression foncière.

Les phénomènes de vieillissement et de gérontocroissance sont plus marqués dans les campagnes fragiles. Les problématiques du vieillissement y ont une portée tant individuelle que collective dans la mesure où les parcours de vieillissement pour les individus se constituent sur la trame des fragilités du territoire et que les dynamiques territoriales se heurtent à la fragilisation introduite par le vieillissement des populations. Cependant, la gérontocroissance est également forte dans les espaces ruraux en voie de périurbanisation que nous avons étudiés. Par ailleurs, le renouveau démographique, qui limite le phénomène de vieillissement, engendre de nouvelles questions sociales liées à la diversification des populations.

Populations et problématiques de cohésion sociale

Les campagnes fragiles que nous avons étudiées se situent dans des zones enclavées, parfois montagneuses, dans lesquelles l’activité agricole a été longtemps une activité économique à faible rendement marquée par des logiques d’autosubsistance. Cette activité a constitué tout autant une manière de vivre — comprise comme « culture paysanne » (Mendras, 1967) — qu’une activité professionnelle orientée vers la production. Le dépeuplement de ces territoires a généralement correspondu à la raréfaction des exploitations agricoles. L’activité économique de ces espaces ruraux s’est diversifiée au fil du temps : l’artisanat, le petit commerce, quelques activités touristiques mais également des activités de services (autour des hôpitaux locaux) et d’administration (à partir des administrations publiques, de La Poste et des collectivités territoriales) se sont progressivement déployés. Aujourd’hui, alors qu’une grande partie des retraités est issue de l’agriculture, les populations « agricoles » actives se raréfient.

Sur les territoires plus ouverts et déjà engagés dans un processus de périurbanisation, l’apport de populations nouvelles vient renouveler les caractéristiques socioéconomiques et socioculturelles des habitants. L’attrait d’un espace foncier accessible à la construction et plus généralement un lieu de vie abordable économiquement a amené des populations précédemment urbanisées vers les territoires les moins enclavés, comme en Savoie. En Creuse ou en Ardèche, les migrations de retraités récemment intervenues modifient les équilibres sociodémographiques antérieurs (Roussel, Vollet et Herviou, 2005). Il s’agit le plus souvent de personnes issues de ces territoires qui retournent s’y installer après une carrière professionnelle en ville — catégorie que nous avons baptisée les « revenus au pays » —, mais également de personnes récemment retraitées à la recherche d’un lieu de vie imaginé plus amène et plus propice au vieillissement pour des raisons à la fois économiques et de sociabilité (Cribier et Kych, 1994). L’installation de populations en situation de fragilité sociale et de précarité qui imaginent trouver loin de la ville un lieu de vie économiquement plus accueillant (Gatien, Popelard et Vannier, 2010) concerne également les quatre territoires que nous avons étudiés, mais dans une faible mesure.

Ainsi, les populations retraitées agricoles, longtemps emblématiques des espaces ruraux, se confrontent à d’autres groupes de population ainsi qu’à d’autres modèles culturels issus de l’urbanité (Hervieu et Viard, 2001). Cette situation, relativement nette dans les espaces ruraux en voie de périurbanisation, est moins marquée dans les espaces ruraux isolés, que l’enclavement et le faible apport de population extérieure maintiennent dans le contexte socioculturel de la « culture paysanne ». L’espace rural français apparaît donc aujourd’hui comme un lieu où se côtoient des groupes de population d’origine multiple qui développent des usages diversifiés, cherchant à satisfaire des besoins différents, en lien avec leur situation d’actif ou de retraité, ou encore de mobile ou d’immobile (Jeannaux et Perrier-Cornet, 2008). Ces populations se caractérisent par différentes échelles d’appartenance : habitants permanents, résidents secondaires originaires des lieux, autres arrivants non natifs et touristes plus ou moins fidèles.

Concernant spécifiquement les retraités, trois groupes distincts ont été identifiés dans le cadre de nos recherches. En tout premier lieu, les « natifs », encore partout majoritaires (environ 70 % de nos enquêtés). Ils se caractérisent par leur grande stabilité résidentielle, qui est souvent transgénérationnelle. Ils ont toujours vécu dans ces territoires, y sont nés et leurs parents voire leurs grands-parents étaient également ancrés dans les lieux. Ils ont eu une activité agricole ou artisanale, parfois un travail en usine, et leur parcours professionnel est marqué par une très grande continuité. Ils sont membres de grandes familles (nombreux ascendants, collatéraux et descendants) dont l’histoire se confond avec celle des lieux. Le deuxième groupe est celui des « revenus au pays ». Il est numériquement beaucoup plus faible (environ 20 % de notre échantillon total) et constitué de personnes dont la trajectoire se situe dans une dynamique de progression et d’ascension sociales. Elles ont, à la faveur d’une scolarisation avancée, quitté les territoires ruraux de leur origine et ont ensuite développé une carrière professionnelle en milieu urbain. Par exemple employés d’administration ou instituteurs, ils se distinguent de ceux qui sont toujours restés, par leur niveau de qualification et plus généralement par une ouverture sociale et culturelle plus grande. Leur retour au « pays » s’inscrit dans la perspective de renouer avec leurs origines et leur parcours en fait des candidats tout désignés pour un statut de notable local. Le troisième groupe (10 % de nos enquêtés) est constitué de personnes « installées sur le tard ». Généralement, et dans les deux types d’espaces ruraux (campagnes fragiles ou espaces en voie de périurbanisation), l’installation s’est faite au moment du passage à la retraite ou de la cessation d’activité professionnelle. Cet ancrage tardif a parfois été précédé de vacances réitérées dans ces espaces. Le profil de ces « installés sur le tard » varie selon la caractéristique des territoires. Les espaces les plus isolés et les plus enclavés étant également ceux dans lesquels le prix du foncier est le plus faible, ils attirent des populations retraitées de faible niveau socioéconomique — notamment des populations ouvrières du nord de la France. Les espaces en voie de périurbanisation sont plus attractifs pour des retraités de niveau moyen, avec une meilleure capacité financière d’investissement et parfois d’origine étrangère. Il s’agit le plus souvent de couples dans la tranche d’âge des 60 à 70 ans. Cette mobilité correspond à des dynamiques plus générales de circulation résidentielle internationale (Bonvallet, Ogg, 2009). La présence de ces trois groupes de population, inégaux dans leurs aspirations, leurs ressources — économiques, culturelles et sociales — et leur ancrage local, est susceptible de produire certaines aspérités dans la cohésion sociale. En particulier, des questions d’intégration locale peuvent se poser pour les « installés sur le tard » et influer sur les perspectives de vieillissement. Par ailleurs leur présence peut être de nature à bousculer les équilibres anciens des places et des rôles sociaux, à renouveler les modèles de vie à la retraite et à fragiliser l’ancrage des « natifs ».

Formes et sens territorialisés du vieillir dans les espaces ruraux

Nos enquêtes[9] dans les espaces ruraux ont permis de mettre en évidence des modes spécifiques de vie à la retraite et au cours de l’avancée en âge[10]. Les régularités des formes du vieillir qui concernent au premier chef le groupe des « natifs » peuvent aussi être observées, moyennant quelques aménagements, chez les « revenus au pays » ou les « installés sur le tard ». Les espaces en voie de périurbanisation sont concernés, quoique de façon moins homogène que les espaces ruraux isolés, par ces spécificités des formes du vieillir. Trois domaines privilégiés de leur expression ont pu être analysés : celui des sociabilités et des solidarités familiales ou extra familiales, celui des formes de participation à la vie locale et enfin celui du sens conféré au vieillir et à l’« épreuve de l’âge » (Caradec, 2007). Au fil des enquêtes, nous avons ainsi pu établir la « territorialité » des formes et des sens du vieillir : les modes d’organisation de la vie au cours du processus de vieillissement se construisent dans une relation complexe avec les territoires dans lesquels ils s’inscrivent et participent ce faisant de la construction de ces territoires[11].

Coprésence et coveillance : sociabilités et solidarités confondues

Nos travaux révèlent la façon dont les caractéristiques climatiques et géographiques des territoires imposent des rythmes saisonniers aux pratiques sociales. Le milieu rural, surtout dans les espaces isolés, se caractérise autant par une forte « densité morale »[12] que par sa faible densité de population. Ces deux éléments constituent un cadre contraignant pour le développement des sociabilités au cours du vieillissement. En effet, les effectifs restreints de population et la faible diversité des profils sociaux et culturels des habitants de ces territoires amènent les résidants à fonctionner sur une logique de l’entre-soi (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2002). Les relations entre les générations comme les relations de voisinage apparaissent incontournables dans l’économie sociabiliaire de cette ruralité (Gucher, 2012). En outre, y compris dans les espaces ruraux en voie de périurbanisation, les formes de l’habitat (bourgs, hameaux, maisons isolées) pèsent sur les modes de sociabilité : les facteurs objectifs d’isolement résidentiel induisent en effet des variations notables dans les pratiques relationnelles.

Pour les « natifs », les pratiques de solidarité, qui s’inscrivent dans une vision hétéronome du monde (Gucher, Mallon et Roussel, 2008), sont évoquées à la fois comme un devoir et comme une nécessité et ils renvoient aux conceptions sociologiques de la solidarité mécanique. Les liens développés au présent incluent largement l’entourage des personnes, qu’il soit familial ou de voisinage, et ils se situent dans une perspective transhistorique mêlant les vivants et les morts, les générations actuelles et passées. Le souvenir est un élément fondamental de ces liens (Déchaux, 1997). La communauté s’ancre dans un territoire restreint qui se définit à la fois par sa dimension géographique et par tout ce qu’il recèle d’éléments de culture et d’histoire. Plus généralement, et y compris pour les nouveaux venus « installés sur le tard », les rapports à ce territoire restreint sont marqués par une exigence d’affiliation. Ce sont la proximité et les faibles ressources mais aussi la connaissance et le partage d’une histoire commune qui fondent la sociabilité de ces zones rurales. Alors que dans les zones urbaines la rencontre et l’entretien des liens sociaux exigent une démarche volontaire et sélective, dans les territoires enquêtés, ces rencontres se produisent le plus souvent fortuitement et elles comprennent une forte dimension contraignante dans la mesure où elles englobent l’individu dans un cercle déterminé par son inscription territoriale. Les relations électives ne peuvent se développer dans des aires distancées qu’en s’exonérant de la quotidienneté (Gucher et Laforgue, 2009). Pour les « natifs », les sociabilités et les solidarités se fondent ainsi sur l’évidence du lien, alors que pour les « installés sur le tard » elles s’enracinent dans la détermination stratégique de se faire une place dans la communauté d’accueil. « Être ici, et être d’ici » (Sencébé, 2004) est tout l’enjeu des relations sociales et de l’investissement de ces populations. La valorisation de la proximité de ses origines sociales et de ses racines agricoles (même si elles ne sont pas locales) est alors mobilisée dans ces stratégies d’intégration. Même si les « arrivés sur le tard » conjuguent sociabilités du quotidien et sociabilités à distance, plus généralement électives, « coprésence et coveillance » sont, pour tous, les fondements et les impératifs de ces relations de sociabilité, qui incluent les solidarités et se développent préférentiellement sur des dynamiques de voisinage. Veiller sur ses proches et rendre service, mais aussi échanger sur la vie locale — sans toutefois entrer dans une intimité réservée aux relations familiales ou amicales —, tels sont les modes d’expression de ces formes de sociabilité territorialisées. À la proximité géographique qui fait socle aux relations se superposent des liens familiaux pour les « natifs » et les « revenus au pays », la densité relationnelle s’intensifiant alors dans ces territoires immobiles mais où les générations successives demeurent au « pays ». Cependant, les aires des sociabilités quotidiennes des personnes âgées ne varient pas seulement en fonction de la proximité géographique de leurs familles ou de leurs amis, mais aussi en fonction de l’existence ou de la disparition de structures économiques et commerciales et de l’offre de transport. La morphologie des territoires et la persistance plus ou moins grande d’une certaine homogénéité sociale et culturelle ont une forte influence sur les pratiques de sociabilité développées dans les territoires ruraux. L’ancrage territorial demeure cependant le principe structurant des sociabilités des retraités en milieu rural isolé, indépendamment des trajectoires sociales susceptibles de produire des effets discriminants dans la constitution de réseaux de sociabilité.

Vie sociale, engagement et bien commun

Cette « territorialité » se confirme dans le domaine de la participation sociale et de l’engagement des retraités. Les sociabilités se prolongent le plus souvent en solidarités formelles ou informelles et se nourrissent des engagements dans la communauté locale. Alors que la participation associative à l’âge de la retraite apparaît généralement liée au capital socioéconomique et culturel (Febvre et Muller, 2004), les retraités des espaces ruraux développent des formes diverses de participation qui perdurent longtemps dans l’avancée en âge et l’origine populaire de la plupart de ces retraités ne constitue pas un obstacle à leur engagement (Gucher et Laforgue, 2009). De l’engagement distancé de certains — les plus âgés souvent — qui repose principalement sur un « concernement » instinctif, du fait d’une identité qui est collective avant d’être individuelle, à l’engagement actif au sein des conseils municipaux ou des rares supports de la vie associative, les retraités affirment dans leur grande majorité participer à la vie locale et y être engagés. Diverses formes structurantes du collectif (association, groupe informel, instances municipales) soutiennent ces engagements mais, malgré leur diversité, tous se situent dans un lien continu avec la commune, identifiée comme personnalité juridique et morale et qui représente tout ce qui peut faire sens commun sur un territoire restreint. L’investissement et l’engagement ne se trouvent ainsi jamais totalement déliés d’une visée d’intérêt général. Les rares associations existantes s’inscrivent également, au-delà de leurs buts spécifiques, dans une perspective de contribution au bien commun. L’engagement se fonde, pour chaque groupe de population, sur les mêmes fondements que les dynamiques de sociabilité. Pour les « natifs », l’évidence de l’affiliation, mais aussi l’attachement au « pays » et à la communauté, sont les principaux motifs d’engagement. Ces territoires constituent pour ces autochtones des lieux anthropologiques supports d’identité, offrant l’illusion d’un monde presque clos et obéissant à un ordre contraignant et évident car fondé sur un récit commun transcrit dans l’espace (Augé, 1992). Les « revenus au pays » à la retraite fondent leur engagement dans la mobilisation d’un « capital d’autochtonie » (Retière, 2003) reposant sur des stratégies de réappropriation d’un patrimoine et d’une culture locale susceptibles de refonder des positions intégrées ailleurs. L’accès à des positions notabiliaires de responsable associatif ou d’élu local trouve alors son origine dans une double compétence, localement reconnue : celle d’être le même, issu du même milieu, d’en connaître et d’en maîtriser les codes et les usages, et celle d’être autre, marqué par une insertion temporaire mais réussie en milieu urbain et par le fait d’y avoir parcouru une trajectoire sociale le plus souvent ascendante. Enfin, les « installés sur le tard » développent divers engagements sur le territoire dans une perspective stratégique. L’intégration sociale et la création de liens en territoire rural isolé nécessitent en effet des efforts, quand on est étranger au pays, notamment dans des espaces ruraux isolés dont la fermeture est encore forte. Cependant, les nouveaux venus bénéficient d’une présomption de compétences liée à leur origine urbaine et ils font l’objet de sollicitations pour assurer différentes charges d’intérêt collectif.

Le sens du vieillir

Au-delà des formes pratiques du quotidien, le sens conféré au vieillir apparaît également empreint de « territorialité » dans les espaces ruraux. Le territoire est perçu et vécu différemment selon que les individus en font partie intégrante pour y avoir toujours vécu, qu’ils y sont revenus à la retraite ou qu’ils s’y sont installés tardivement. Pour les « natifs », vieillir dans des espaces ruraux est synonyme de « vieillir comme on a vécu » et engage une continuité d’actes et de sens. C’est une conception naturaliste de la vieillisse qui domine. Vieillir se situe dans l’ordre des choses, étape obligée de l’existence. La vieillesse se conçoit dans une perspective de longévité et de continuité. Dans cette vision du cours de la vie, les accidents de santé sont imprévisibles et irréductibles. Lorsque l’idée d’un déclin se fait jour, elle s’inscrit en contrepoint de la longévité, comme perspective normale du vieillissement. Cette vision du déclin se déploie dans un contexte de faible recours à des services d’aide professionnels et où les solidarités familiales et de voisinage compensent les difficultés du quotidien. La mort vient au bout du chemin, quand elle doit venir. Être vieux signifie tout à la fois « avoir une bonne nature » pour durer, pour faire preuve de longévité et « être un ancien », c’est-à-dire bénéficier d’une inscription longue dans le « pays » et en avoir ainsi une connaissance fine qui fait référence. Les difficultés du quotidien imputées à la vieillesse sont rarement analysées ou évoquées dans un registre médical. Elles sont perçues comme les aléas normaux de l’avancée en âge. Chez les personnes « revenues au pays » ou « installées sur le tard », ces représentations de la vieillesse en termes de longévité sont moins prégnantes et les références au risque de maladie et de handicap ainsi que l’évocation de la dépendance sont plus présentes. Le vocabulaire médical et médicosocial se trouve alors davantage mobilisé.

De même, la perception que les personnes âgées ont de leur utilité et de leur place dans la communauté est corrélée aux caractéristiques sociales et morales du territoire dans lequel elles évoluent. La plupart des vieux des espaces ruraux isolés inscrivent le sens de leur vie dans les paysages, leurs terres et dans les relations tissées depuis des générations avec leurs voisins ou parents. Les relations quotidiennes entre les générations nourrissent ainsi les dynamiques de reconnaissance sociale (Gucher, 2012). Pouvoir observer encore les pratiques agricoles et pouvoir échanger avec des jeunes à ce sujet constitue un support efficace contre le sentiment d’inutilité et de vacuité. De manière plus évidente encore, l’appartenance à une configuration familiale, où l’on est personnellement reconnu, et l’inscription dans des réseaux de relations de type communautaire contribuent à solidifier les positions sociales et à donner un sens à l’existence (Gucher, 2013). La continuité des formes d’existence et l’homogénéité sociale des populations constituent ainsi pour les « natifs », en milieu rural isolé, un support essentiel du sens conféré au vieillir.

Les « installés sur le tard » comme « les revenus au pays », ayant opéré une « bifurcation » (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010) de leur parcours de vie et développant volontairement des stratégies d’intégration à même de témoigner de leur utilité et de leur intégration locale, se trouvent amenés à repenser le sens de leur existence à la lumière de ces nouveaux repères, générant des processus d’hybridation culturelle. L’installation dans des zones rurales, qui correspond fréquemment à une accession à la propriété, confère à certains un sentiment d’ascension sociale, qui vient alors couronner leur trajectoire de vie. Les sollicitations dont ils font l’objet, en certains territoires, confortent leur sentiment d’utilité et permettent à certains de réenvisager leur vieillissement dans la perspective d’une seconde carrière.

Cependant, les carences de certains territoires, la perception qu’ont les vieilles personnes du dépeuplement ou plus objectivement des transformations du peuplement de ces territoires ainsi que la disparition des exploitations agricoles et la fermeture du paysage peuvent apparaître comme des empêchements à vivre bien sa vieillesse.

La santé et la mort sont diversement appréhendées dans ces territoires ruraux, en fonction de l’offre de soins existante et des trajectoires de vie antérieure. Ainsi, c’est surtout dans les espaces ruraux isolés, lorsque l’enclavement du territoire rend aléatoire l’accès à une structure hospitalière en temps voulu, en situation d’urgence, que s’énonce une philosophie stoïcienne de la vie et de la mort, notamment chez les « natifs ». L’habitus fondé sur la capacité à être dur au mal, à être fort, à être robuste (Boltanski, 1971 ; Herzlich et Adam, 1994, Laplantine, 1993), peut se comprendre comme un produit des interactions avec le milieu de vie et de la culture paysanne encore dominante. Dans ce contexte, la relative faiblesse de l’offre de santé sur les territoires ne paraît pas poser problème aux « natifs » et l’absence de choix en ce qui concerne les intervenants médicaux ou paramédicaux n’est pas abordée comme étant une difficulté. L’hypothèse d’une mort sans les secours de la médecine est fréquemment envisagée, mais ne contrevient pas au choix fondamental, qui est celui de demeurer vivre là où on a toujours vécu. Certains « installés sur le tard » semblent partager cette vision fataliste de l’existence et s’accommoder de la faiblesse de l’offre de santé. Cependant, d’autres, issus de classes plus aisées et résidant plus généralement dans les espaces en voie de périurbanisation, ont des pratiques de santé se rapprochant davantage de celles des urbains et des aspirations au développement de nouveaux services plus fréquemment exprimées. La conscience d’une fragilité à venir engage des stratégies d’aménagement du quotidien et de recherche de supports de compensation, en techniques ou en services. Ainsi, dans le domaine de la santé, les représentations, les comportements et les attentes ou les jugements portés sur l’offre de soins sont configurés partiellement par les caractéristiques territoriales. Elles renvoient également aux trajectoires sociales et géographiques des populations qui occupent ces espaces.

Le renouveau de l’action publique dans les territoires confrontés au vieillissement

Les territoires ruraux marqués par le vieillissement de leur population font parfois face à des enjeux de survie lorsque la gérontocroissance s’accompagne d’un déclin démographique par exode des plus jeunes. Plus généralement, la diversification des groupes de population génère des problèmes de cohésion sociale, en remettant en question les priorités pour l’aménagement des territoires et le développement des services. Faisant face à des groupes de populations aux intérêts divers et à la nécessité de rendre le territoire attractif pour favoriser l’installation de nouveaux arrivants (si possible jeunes), les élus locaux sont à la recherche d’une définition cohérente et cohésive de l’intérêt général et des meilleures manières — dans un contexte de ressources généralement restreint — de satisfaire aux besoins des populations locales tout en préservant une certaine homéostasie.

Des politiques inclusives

Alors que les politiques nationales du vieillissement et de la vieillesse reposent sur une vision distanciée et homogénéisante des situations de vie des retraités et des personnes âgées, les politiques territoriales que nous avons observées s’en distinguent par une approche globale du territoire et des populations qui l’occupent. Les actions menées cherchent à tenir compte des difficultés ou des besoins de l’ensemble des groupes de populations à partir de la définition d’enjeux communs et partagés tels que l’organisation des déplacements ou l’accès aux soins. La proximité entre les acteurs politiques locaux et leurs administrés favorise la connaissance et la prise en compte des problématiques singulières de tel ou tel foyer. Les actions menées se fondent alors moins sur une catégorisation a priori des personnes âgées en groupes définis par leur état de santé ou leur degré de dépendance que sur l’analyse sensible des situations individuelles et des parcours de vie. Les difficultés de vie dans la vieillesse ne sont pas exclusivement considérées comme des problèmes spécifiques liés à l’âge mais plutôt comme relevant des interactions entre certaines incapacités et « l’insuffisamment bon » aménagement du territoire.

Cette conception induit une vision de la politique à mener qui correspond aux représentations que se font les habitants âgés de ce que doit être l’intervention publique : entretien des réseaux de transport, maintien des pharmacies et des activités commerçantes ainsi que de l’activité médicale et paramédicale, etc. La préservation et la dynamisation de la vie locale sont en effet au coeur des préoccupations des plus âgés, qui y voient la condition sine qua non de leur maintien à domicile. Ces politiques ont secondairement pour vocation de développer une certaine attractivité des territoires qui permettrait l’accueil de populations jeunes et d’éviter la désertification. Elles relèvent également du soutien à l’économie locale. Le fort engagement des retraités dans la vie politique locale — notamment au sein des conseils municipaux —, leur participation à la vie du territoire — participation mémorielle, élective, quotidienne, économique — fondent leur prise en compte au sein des projets territoriaux. L’action publique contribue au maintien d’un ensemble de relations solidaires constitué à parts égales et parfois indistinctes de relations de services professionnels, d’interventions politiques, de soutien de voisinage et d’aide familiale.

Les retraités et les personnes âgées, destinataires et bénéficiaires des actions développées, apparaissent alors à la fois comme utilisateurs réels ou potentiels des services publics offerts et comme clients de l’offre marchande susceptible de se développer. Ils canalisent en quelque sorte la volonté d’action publique qui, in fine, soutient la vie quotidienne de l’ensemble de la population. Leur contribution au développement local peut ainsi être valorisée. Ces politiques échappent de fait aux perspectives sectorielles et de catégorisation administrative reposant sur des critères d’âge ou de dépendance présentes dans l’approche médicosociale territorialisée (Muller, 1985). Ces nouveaux systèmes locaux d’action, ancrés dans la proximité territoriale, retrouvent la capacité de changer la politique et renouvellent également le pouvoir d’agir et de changer le quotidien de ses habitants (Desage et Godard, 2005). Les logiques de développement prévalent ainsi sur les logiques de distribution d’aide et de prise en charge.

De la gestion médicosociale de la vieillesse à l’aménagement territorial : du corps au décor

Depuis vingt ans, en France, à la faveur des lois Joxe (en 1992), Pasqua (en 1995) puis Chevènement et Voynet (en 1999), se sont développées des logiques d’aménagement du territoire dans une perspective de développement durable. Si les dynamiques économiques sont centrales dans ces politiques, la question des transports et des services au public sont également des thématiques porteuses. Ces politiques ont favorisé l’émergence de nombreux dispositifs reposant sur le regroupement ou l’émergence de nouveaux acteurs locaux, notamment en territoire rural. Les syndicats intercommunaux laissent progressivement et partiellement place aux communautés de communes puis aux « pays », dont l’objectif énoncé est de favoriser la définition de véritables projets de territoires. Les contrats globaux de développement, les contrats régionaux de développement local et les contrats de pays apparaissent comme autant d’outils au service du développement de politiques territoriales, qui doivent désormais dépasser les modes d’action traditionnels de nature « sectorielle » considérés comme inopérants (Davéziès, 1999 ; Roussel et Vollet, 2004). Cette territorialisation de l’action publique offre de nouveaux prismes pour le regard et l’action grâce aux « changements d’échelle » introduits dans les processus (Faure, Leresche, Muller et Nahrath, 2007). La formation d’intérêts territorialisés et la définition d’un nouveau bien commun se réalisent lentement, au fil des négociations contractuelles qui sous-tendent la définition des nouveaux périmètres de compétences et des nouvelles formes de coopérations intercommunales.

Or le vieillissement — en tant que processus individuel dynamique impliquant des remaniements physiologiques, psychologiques et sociaux et des phénomènes de déprise (Clément et Mantovani, 1999) justifiant une problématisation sur le registre médicosocial — est à l’origine de réajustements et de remaniements des modalités et des usages du quotidien. Des renégociations des rapports individu/société s’ouvrent alors, et de nouveaux besoins d’adaptation des cadres matériels et sociaux apparaissent. Le décor prend toute sa place dans la scène du vieillissement. Les phénomènes de vieillissement global de la population du territoire et de gérontocroissance (Durance, 2005) justifient un questionnement à la fois économique, sociologique et politique (Vollet et collab., 2013). Ce sont ces domaines d’investissement que privilégient désormais les nouveaux acteurs de l’action publique territorialisée. Ainsi, des projets territoriaux de mise en place de « plateformes » de services ou d’établissements d’accueil pour personnes âgées constituent désormais le fer de lance des politiques territoriales de la vieillesse en milieu rural (Grasset et Louargant, 2005) : ils permettent tout à la fois de « garder les vieux au pays » et de développer une offre d’emploi et des circuits économiques contribuant à la dynamisation des espaces ruraux. Le département de la Creuse, longtemps concerné par le dépeuplement, a adopté une démarche volontariste d’aménagement afin d’endiguer les phénomènes de vieillissement, de gérontocroissance et de désertification (voir la description de la démarche « pays » en annexe B). Les politiques développées s’appuient sur une reconfiguration des formes d’action partenariales entre les acteurs présents sur le territoire et sur une redéfinition moins sectorielle des objets d’intervention.

Ces nouvelles formes d’action publique rendues possibles en France par les redéploiements des compétences territoriales ont positionné sur le devant de la scène les communautés de communes ou d’agglomération et les pays, devenus acteurs prioritaires du développement territorial. Les référentiels du secteur sanitaire sont alors apparus comme peu pertinents en regard des approches territoriales qui se développent dans les espaces ruraux. De nouvelles compétences sont requises pour permettre la mobilisation de l’ensemble des ressources humaines et techniques à l’échelle de territoires souvent peu dotés. Les modèles de développement social local sont mobilisés : sur la base de diagnostics territoriaux, ils engagent des modes de travail collaboratifs et de partenariats et mobilisent les ressources des habitants, qui deviennent ainsi coproducteurs de la rénovation des territoires sur lesquels ils vivent (Mansanti, 2005). La référence au territoire devient de fait le moteur essentiel de mobilisation et d’action pour ces nouvelles formes d’action, plus englobantes et inclusives.

Le territoire, nouveau paradigme de l’action publique ?

Le territoire, dans sa dimension idéelle, en milieu rural comme en milieu urbain, s’offre comme support unificateur, propre à harmoniser les différents points de vue. Au-delà de ses frontières politicoadministratives, tout territoire présente à l’observateur attentif l’épaisseur de la trame des enjeux de vie de ses habitants. Le territoire s’appréhende alors comme « territoire vécu » [13]. Du fait que ses frontières ne dépassent pas les limites du champ d’exercice des diverses pratiques de recours aux services en vue de la satisfaction de besoins économiques, sociaux, culturels ou de santé, le bassin de vie[14] constitue l’emblème de ce territoire, nécessairement restreint, dans lequel la proximité viendrait ré-enchanter les rapports de coopération entre acteurs mobilisés autour d’un même projet, ainsi que les relations des administrés aux édiles locaux. « Le territoire est alors vécu comme une sorte de retour à la matrice originelle, le lieu d’où l’on est, pas forcément celui où l’on est né, mais dans tous les cas celui où l’on vit et où l’on crée les liens qui placent le système familial en équilibre au sein d’un système local. » (Moine, 2006). C’est la fonction fédératrice du territoire qui apparaît ici soulignée. Ce territoire est tout à la fois espace géographique marqué par la spécificité de paysages et de climats, espace social où se jouent des relations inscrites dans une histoire locale et système complexe d’acteurs et de procédures en lien avec son aménagement et les projets qui contribuent à le faire exister. Il est aussi un espace « approprié », constitué du tissu des histoires singulières et des événements historiques dans lequel chacun aspire à se sentir inclus. Et c’est dans ce lien actualisé des temps de l’histoire que s’invente l’avenir des lieux et des hommes qui les peuplent. C’est sans doute parce que le territoire présente cette double nature — matérielle et symbolique ou idéelle — (Moine, 2006) qu’il fonctionne à la fois comme terreau fécond du développement de nouvelles politiques en faveur des retraités et personnes âgées et comme paradigme heuristique de ces nouvelles politiques. Le territoire offre ainsi une opportunité de gommer les frontières concurrentielles des « référentiels sectoriels » (Jobert, 1992). La retraite, le vieillissement, la vieillesse ne sont plus alors pensés en tant que situations spécifiques clairement bornées par des critères administratifs soit d’âge soit de dépendance, mais en tant qu’étapes dans le processus dynamique de la vie des habitants d’un territoire. L’identité territoriale et ses ancrages mémoriels semblent constituer une ressource structurante dans l’énoncé des priorités de l’action publique (Faure, 2008). C’est alors une identité partagée qui sert de support à l’élaboration et à la construction des politiques publiques en direction de la retraite et de la vieillesse. La mobilisation de cette identité bat en brèche l’altérité des « vieux » si présente au niveau national dans la mobilisation du paradigme biomédical. Les vieux sont ici les mêmes, des concitoyens inscrits dans une même pâte qui se travaille collectivement depuis des générations. Les catégories servant de support à l’action publique s’en trouvent alors remaniées : les espaces ruraux permettent le renouvellement de l’action publique, étroitement tissée dans la trame territoriale qui la supporte.

Conclusion : Au croisement des enjeux démographiques et territoriaux, les « effets de milieu » comme clef de compréhension du vieillissement dans les espaces ruraux

Au terme de notre recherche, nous pouvons affirmer que le vieillissement dans les campagnes fragiles ou les espaces ruraux en voie de périurbanisation présente certaines régularités. Cependant, il n’a pas été possible d’établir de similitudes totales entre les formes de vie à la retraite des populations de même origine sociale (agricole) dans tous les espaces ruraux de même type (rural isolé). Les modes de vie des anciens agriculteurs de la communauté de communes Marche Avenir en Creuse se distinguent en effet de ceux de leurs congénères du canton de Montpezat sous Beauzon en Ardèche. En revanche, des groupes de population d’origine diverse qui vivent dans les mêmes territoires semblent au fil du temps adopter les mêmes perspectives de vie dans la vieillesse.

Nous relevons ainsi que, dans ces territoires, « l’espace commande aux corps ; il proscrit ou prescrit des gestes, des parcours, des trajets. Il est produit dans ce but. C’est son sens et sa finalité » (Lefebvre, 1981). L’autochtonie, au fondement des pratiques sociales des « natifs », est un facteur de cohésion de la communauté locale (Retière, 2003). Plus encore, la mise en forme du bien commun, à travers notamment la définition des orientations de l’action publique, révèle le fonctionnement de « communautés épistémiques » (Haas, 1992) qui élaborent et disent le sens commun à l’origine de la densité morale de ces territoires.

Cet espace rural peut alors être compris comme « lieu anthropologique » en ce qu’il résulte d’une « construction concrète et symbolique de l’espace » à partir de laquelle se forment les identités personnelles, s’organisent les relations et se maintient un attachement aux sites et aux repères matérialisés qui permettent de vivre encore dans l’histoire sans devoir s’astreindre à la connaître (Augé, 1992). Cet espace est indissociable de la communauté qui s’y est ancrée et développée. Le souvenir est un élément fondamental de ce lien (Déchaux, 1997). Il est porteur de références patrimoniales et support d’une société d’interconnaissance. Ces éléments contribuent à faire de ces territoires des milieux de vie au sens où ils produisent des « configurations d’appartenance » spécifiques associant des lieux et des liens (Elias, 1991). Ils se révèlent être des « entités, à la fois spatiales et humaines, comme unité de vie collective, cadre de référence auquel sont associées des images et des pratiques spécifiques » (Grafmeyer, 1991, p. 17). L’inscription territoriale constitue alors un soutien à l’identité au cours du vieillissement.

Trois registres sont constitutifs de cette notion d’« effets de milieu » que nous souhaitons défendre. Le premier concerne le « façonnage pratique » des événements susceptibles de survenir dans le parcours de vie. Tout d’abord, le « milieu » contribue à la production de ces événements, carrefours de l’existence, qui obligent à la négociation de « bifurcations » dans le parcours de vieillissement : par exemple, le blocage des routes pendant six jours en hiver pour cause de congères et la privation de soins quotidiens qui en résulte.

Deuxièmement, le « milieu » fournit un cadre pour « l’élaboration d’un sens commun », sur les bases de la culture locale. Ces territoires ruraux fonctionnent comme supports de socialisation, pour toutes les catégories de population âgées qui y résident.

Troisièmement, le « milieu » fonctionne comme « système de contraintes et/ou ressources » mobilisables par les personnes engagées dans le processus de vieillissement. Ainsi, il est possible de mettre en évidence pour le même type d’événements les effets néfastes et les effets compensatoires du « milieu ». L’offre insuffisante et incertaine de services d’aide et de soins à domicile invite à prédire négativement les trajectoires de vieillesse et de dépendance. Cependant, les ressources culturelles et sociales disponibles peuvent venir atténuer, voire gommer, ces facteurs a priori négatifs dans le parcours de vie des personnes.

Enfin, nos travaux montrent que la soumission aux contraintes ou l’activation des ressources ne sont pas identiques selon les trajectoires de vie des personnes et, plus spécifiquement encore, selon la nature du lien qui les « attache » au milieu. Dit autrement, lorsque le milieu de vie dans la vieillesse fonctionne comme une sorte d’institution totale qui encadre toute la trajectoire de vie, alors les effets de ce milieu sont déterminants pour l’orientation des formes et du sens du vieillir et pour la négociation des « bifurcations » qui s’imposent. Le degré de prévisibilité des orientations de l’existence au sortir de certaines crises est alors relativement fort. En revanche, lorsque la trajectoire de vie conduit certaines personnes à des inscriptions multiples dans des milieux très différenciés, les effets du milieu à la vieillesse sont nettement moins marqués. Les ressources et les contraintes du milieu ne sont alors pas « réalisées », au sens où l’ancrage en quelque sorte plus lâche des personnes, qui comprend une moindre dimension identitaire, ne dicte pas les attitudes et les mouvements de réflexivité. La notion « d’effets de milieu » prend en compte ces dynamiques d’activation ou de non-activation inhérentes à la densité de l’attache des personnes aux territoires où elles vivent.