Résumés
Résumé
Les études sur la relation entre l’action publique et la fécondité cherchent habituellement à mesurer l’effet d’une ou plusieurs mesures sur la fécondité. Dans cet article, nous ne nous intéressons ni à l’effet d’une mesure en particulier, ni à l’effet de l’action publique dans son ensemble sur la fécondité, mais plutôt à la manière dont les couples canadiens susceptibles d’avoir le premier enfant réagissent à l’environnement que créent l’État et le marché du travail. Nous utilisons des données qui proviennent d’une enquête longitudinale prospective auprès des ménages menée par Statistique Canada, l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu. Nos résultats montrent que peu de facteurs ont un effet appréciable. Il semble que la décision qui conduit à la première naissance soit régie par deux mécanismes différents, selon que le revenu du couple est modeste ou non. Lorsque le revenu familial est modeste, la décision repose sur le montant des aides financières récurrentes ; lorsque le revenu est moyen, la décision repose plutôt sur le montant des prestations de maternité qui compensent la perte de revenu pendant le congé de maternité. Dans tous les cas, l’emploi permanent de la conjointe joue un rôle déterminant. La propriété de la résidence familiale joue également un rôle important. La décision d’avoir le premier enfant semble donc dépendre avant tout de la condition de la conjointe et de l’évaluation que le couple fait de ce que sera la situation financière de la famille une fois l’enfant né.
Abstract
Studies of the relationship between public policy and fertility usually seek to identify the effects of one or more policy measures on fertility. This article, rather than studying the effect of a particular measure or of public policy as a whole, examines the ways in which Canadian couples in a position to have their first child react to the environment created by the State and by the labour market. Using data from a longitudinal prospective household survey carried out by Statistics Canada, the findings show that a small number of factors have an important effect. It appears that decisions resulting in first births are governed by two different mechanisms, depending on whether the couple does or does not have a low level of income. When the family income is low, the decision is related to the expected amount of recurrent financial support that would be received following the birth of the child; otherwise, it is related to the expected value of maternity benefits which would be received by the mother during maternity leave. In all cases, the woman’s permanent job plays a determining role. Ownership of the family home also plays an important part. The decision to have the first child seems to be governed above all by the situation of the woman, and by the couple’s evaluation of their family financial situation following the birth of the child.
Corps de l’article
Le Canada, comme la plupart des pays occidentaux, connaît, depuis plusieurs décennies, un régime de faible fécondité qui accélère le vieillissement de sa population et qui ne lui permet pas, à terme, d’éviter la décroissance (Ram, 2003). Ce fait est bien connu de même que ses effets sur l’économie et la pérennité des programmes sociaux dont l’assurance maladie et les régimes de retraite (Denton et Spencer, 2000). Pour remédier à cette situation, les autorités canadiennes encouragent l’immigration et il semble que cette approche puisse en effet suffire à assurer la croissance de la population (Statistique Canada, 2005). Bien entendu, on pourrait au contraire, ou en plus, encourager la fécondité.
Peu de pays occidentaux ont aujourd’hui une politique franchement nataliste et les études tendent à montrer que ces politiques ont des effets mitigés (Gauthier, 1996, 2007 ; Gauthier et Hatzius, 1997) ou très limités (Blanchet et Ekert-Jaffé, 1994). L’approche socioculturelle de la fécondité conduit à penser que la fécondité n’augmentera que lorsque la structure des préférences qui prévaut aujourd’hui accordera plus de poids aux enfants, autrement dit lorsque, chez les adultes en âge d’avoir des enfants, le rapport entre le désir d’enfant et les autres désirs sera plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. L’approche économique conduit plutôt à croire qu’on peut augmenter la fécondité en réduisant le coût relatif des enfants.
Dans cet article, nous nous intéressons non pas à l’effet d’une mesure de politique sur la fécondité, ni même à l’effet de l’action publique dans son ensemble sur la fécondité, mais plutôt à la manière dont les couples susceptibles d’avoir le premier enfant réagissent à l’environnement que créent l’action publique et le marché du travail. L’article suit un plan conventionnel : nous présentons brièvement les éléments de théorie qui nous guident, nous résumons quelques travaux récents sur des questions proches de celle que nous traitons, nous présentons nos données, notre méthode et nos résultats puis nous terminons par une partie de discussion.
L’action publique et la fécondité
L’étude des politiques sociales en tant qu’ensemble tend à montrer qu’elles ont un effet sur les choix individuels et spécialement sur la participation des femmes au marché du travail, sur la formation des unions et sur la fécondité. La synthèse la plus complète sur ces questions demeure celle que G. Esping-Andersen développe depuis les années 1990 (Esping-Andersen, 1990, 1999). Esping-Andersen analyse la manière dont, dans chaque pays, la responsabilité de pourvoir aux besoins des individus est partagée entre l’État, le marché et la famille. Il s’intéresse entre autres aux relations qui existent entre les politiques sociales, les politiques familiales, les politiques d’emploi, le chômage, la pauvreté, l’emploi des femmes et la fécondité. Il propose une typologie dont la version la plus simple distingue trois grands types ou modèles d’État providence : le modèle conservateur, qu’on retrouve surtout en Europe continentale, le modèle libéral, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons dont le Canada, et le modèle social-démocrate, qu’on retrouve surtout dans les pays scandinaves. L’État providence conservateur fait reposer l’essentiel de la responsabilité de pourvoir aux besoins des individus sur la famille à laquelle ils appartiennent et fait en sorte que la famille obtienne l’essentiel de ses ressources par l’intermédiaire de l’emploi de son chef. La doctrine sociale de l’État providence conservateur a ses racines dans celle de l’Église et l’État providence conservateur favorise la famille à père pourvoyeur et mère au foyer. L’État providence libéral, dont on retrouve l’exemple le plus pur aux États-Unis, repose sur l’idée que le marché est la meilleure manière de répondre à tous les besoins des individus et fait reposer sur l’individu l’essentiel de la responsabilité de pourvoir à ses besoins. Le modèle social-démocrate repose sur la volonté explicite de réduire l’incertitude socioéconomique et les risques sociaux auxquels les individus et les familles sont soumis, de soutenir les familles où les deux parents travaillent et de réduire le coût des enfants pour les parents. Le modèle social-démocrate a ses origines dans les années 1930 et doit beaucoup aux travaux de Gunnar Myrdal (1940) et Alva Myrdal (1941) qui ont été les premiers à soutenir que dans une société démocratique fondée sur l’économie de marché, la seule manière de réagir à la faible fécondité est d’atténuer les effets négatifs que l’industrialisation et l’économie de marché elle-même ont sur la capacité des couples à faire face au coût croissant de l’entretien des enfants au moyen d’une politique familiale intégrée à une politique sociale de grande envergure. On l’oublie souvent, mais le modèle suédois est né de l’étude de la baisse de la fécondité : il est constitué d’un ensemble cohérent de politiques dont le but est de favoriser le remplacement des générations dans une société démocratique qui a adopté l’économie de marché.
Dans les pays où l’État providence est de type libéral, on admet communément que le choix d’avoir ou non des enfants relève des seuls individus et que l’État n’a pas à encourager les individus à choisir entre les termes de cette alternative. On ne s’interroge pas sur les conséquences de la politique sociale ou de son absence sur la fécondité des couples. Pourtant, les politiques, minimales ou développées, ont toujours un effet sur les choix des personnes, peu importe leur nature et la doctrine sur lesquelles elles se fondent, parce qu’elles créent un environnement, ou une structure de contraintes, qui oriente les choix. L’effet obtenu peut être contraire à celui recherché, comme c’est le cas dans les pays dont l’État providence est de type conservateur et vise à encourager la famille à père pourvoyeur, mais où la fécondité est faible ou même très faible. On le voit en Allemagne, et encore plus en Italie et en Espagne, dont le modèle d’État providence constitue un sous-type distinct (Ferrera, 1996).
L’effet des politiques peut cependant être celui qu’on vise, comme c’est le cas en Suède et en France, pays où la fécondité est la plus élevée en Europe occidentale. La France, difficile à classer dans la typologie d’Esping-Andersen, s’éloigne radicalement du type conservateur dans sa politique familiale. On s’y est préoccupé de la baisse de la fécondité dès le recensement de 1871 et surtout à cause de la forte fécondité de l’Allemagne. On y a d’abord adopté des mesures dirigistes, notamment en interdisant la « propagande néomalthusianiste », mais la volonté de contrer la chute de la fécondité a prévalu et on a rapidement accepté d’adopter des politiques natalistes qui facilitaient le travail des femmes : on y a organisé sérieusement la maternelle pour accueillir les enfants à partir de l’âge de deux ans dès la fin du xixe siècle (Norvez, 1990). La politique actuelle, qui s’est développée de manière moins planifiée qu’en Suède, fait en sorte qu’en Europe, les Françaises combinent aujourd’hui taux d’emploi élevé et taux de fécondité relativement élevé (Barrère-Maurisson et Tremblay, 2009). On ne doute plus aujourd’hui que la relation traditionnelle qui associait la faible fécondité au travail des femmes ne tient plus et que, de manière générale, la faible fécondité est désormais plutôt associée à l’inactivité des femmes, au moins dans les pays développés (Chesnais, 1996 ; Castles, 2003).
On peut soutenir que l’État n’a pas à s’occuper de la fécondité des citoyens, mais si on croit que l’État doit s’en préoccuper, il est clair que la doctrine du modèle conservateur ne fonctionne pas dans les sociétés occidentales contemporaines (voir Neyer, 2003) : l’adoption de mesures natalistes autoritaires comme l’interdiction de la contraception et de l’avortement ou les sanctions contre les célibataires ou les couples sans enfant y est impensable. La « doctrine » des Myrdal semble décrire la seule voie que les autorités des pays démocratiques peuvent emprunter aujourd’hui si elles souhaitent amener la fécondité au niveau du remplacement des générations : adopter des mesures qui rendent économiquement neutre la décision d’avoir des enfants ou qui, à tout le moins, réduisent nettement le coût de l’entretien, du soin et de l’éducation des enfants. En langage économique, cette forme d’action publique n’intervient pas dans la formation des préférences des personnes ni dans les décisions qu’elles prennent, mais intervient en modifiant les conditions qui contraignent le choix (Folbre, 1994). Intervenir de cette manière signifie soutenir les familles où les deux parents travaillent, et spécialement faire en sorte que les services de garde, l’éducation, les soins de santé et le logement aient peu d’impact sur le budget des familles. Cela signifie aussi réduire l’incertitude qui naît du risque de perdre son emploi et de ne pas percevoir de prestations d’assurance emploi suffisantes. L’analyse que les Myrdal ont faite de la situation de la Suède des années 1930 suppose que lorsque les conditions le permettent, les couples ont suffisamment d’enfants pour que les générations se remplacent. Ceci revient à supposer que, au moins lorsque la fécondité est sous le seuil du remplacement des générations, les couples souhaitent plus d’enfants qu’ils n’en ont. Il s’agit d’une hypothèse forte qu’il est très difficile de vérifier autrement qu’en adoptant les mesures que recommande l’analyse : étudier directement la relation entre la fécondité désirée et la fécondité réalisée est difficile et généralement assez peu concluant (Toulemon et Testa, 2005). Si cette hypothèse vaut pour le Canada du début du xxie siècle et que les Canadiens en âge d’avoir des enfants souhaitent en avoir davantage qu’ils en ont et en auraient effectivement davantage si élever des enfants était plus facile financièrement, les mesures que nous venons de décrire devraient accroître la fécondité.
Cette question a été peu étudiée. Les études sur les effets des mesures franchement natalistes, comme par exemple les primes à la naissance, cherchent généralement à évaluer l’effet des mesures une à la fois et prises isolément. Les études sur les relations entre les modèles d’État providence et la fécondité se limitent généralement à la comparaison de données agrégées (p. ex. Esping-Andersen, 1999 ; Gauthier et Hatzus, 1997) : on y compare les pays au niveau « macro » sans comparer les processus qui régissent les comportements des couples dans chacun des pays. Les études réalisées au cours des quinze dernières années sur les liens entre les mesures de politique familiale et la fécondité au Canada ont utilisé des données agrégées ou transversales (p. ex. Lefebvre, Brouillette et Felteau, 1994 ; Parent et Wang, 2007) ou des méthodes qui ne se prêtent pas à la modélisation statistique (p. ex. Milligan, 2005). Très peu d’études ont été faites à partir de données individuelles longitudinales alors que seules des études de ce genre permettent d’analyser correctement les processus qui conduisent à un événement comme la naissance d’un enfant. Beaupré et Turcotte (2005) étudient l’effet de l’emploi des femmes sur leur fécondité à partir de microdonnées longitudinales, mais l’enquête biographique rétrospective qu’ils utilisent ne contient pas d’information sur l’emploi des conjoints ni sur le revenu. Bingoly-Liworo et Laplante (soumis) utilisent les données d’une enquête prospective auprès des ménages pour évaluer l’effet de l’emploi des femmes sur leur fécondité, mais ils ne s’intéressent pas aux politiques sociales et leurs résultats ne permettent pas de comprendre dans quelle mesure le processus qui mène à la décision d’avoir un enfant est lié à ces politiques.
Nous étudions le processus qui conduit à la naissance du premier enfant au sein des couples canadiens. Nous nous intéressons principalement au rôle de l’action publique, mais nous ne cherchons pas à évaluer l’effet, sur la fécondité, d’une mesure en particulier. Nous cherchons au contraire à comprendre comment l’action publique dans son ensemble, dans la mesure bien sûr où les données dont nous disposons permettent de l’appréhender, façonne l’environnement dans lequel ces couples prennent ou non la décision d’avoir le premier enfant et comment ces couples réagissent à cet environnement. Bien entendu, nous souhaitons pouvoir établir si, oui ou non, l’ensemble de l’action publique façonne un environnement favorable à la réalisation du désir d’enfant, étant entendu qu’en matière de fécondité, l’État démocratique ne peut avoir d’autre but légitime.
Dans une étude qui s’intéresse à la relation entre l’action publique et la fécondité dans la perspective que nous retenons, l’expression « action publique » peut être entendue de deux manières. Au sens étroit, elle renvoie aux mesures de politique familiale dont le but et de permettre aux couples d’avoir les enfants qu’ils souhaitent. Au sens large, elle désigne l’ensemble des mesures de politique sociale, y compris dans des domaines qui ne sont pas directement liés à la fécondité ou à la famille comme le droit du travail, qui peuvent contribuer à façonner l’environnement ou la structure de contrainte dans lequel les couples choisissent ou non d’avoir un enfant. Dans cette perspective, l’opposition entre l’État et le marché du travail prend un sens différent : les règles qui régissent le marché du travail sont comprises comme le résultat d’une partie de l’action publique. Pour simplifier les choses, nous réserverons l’usage de l’expression « action publique » aux mesures de politique familiale, tout en gardant à l’esprit que les lois positives qui régissent le marché du travail sont le produit de l’action législative.
Nous nous concentrons sur les couples où les deux conjoints sont actifs et salariés avant la naissance de leur premier enfant. Ce choix découle de considérations méthodologiques et conceptuelles. Au Canada, la plupart des enfants naissent de parents qui vivent ensemble, qu’ils soient mariés ou conjoints de fait. Les enfants qui naissent de mères seules sont relativement peu nombreux et le processus qui conduit ces femmes à donner naissance à un enfant est certainement différent de celui qui régit la décision des couples. Représenter cette différence par une simple variable binaire n’aurait aucun sens et estimer les effets de toutes les autres variables séparément pour les femmes qui vivent avec un conjoint et celles qui vivent seules n’est pas possible étant donné le faible nombre de ces dernières dans l’échantillon. Un raisonnement analogue conduit à limiter l’étude aux couples où les deux conjoints sont salariés : au Canada, selon les données de l’EDTR, environ 75 % des couples sans enfant mais en âge de procréer sont formés de deux conjoints salariés. Les couples sans enfant en âge de procréer où l’un des conjoints est inactif sont relativement peu nombreux et le processus qui les conduit à avoir un enfant est vraisemblablement différent de celui qui régit les couples où les deux conjoints sont salariés, ne serait-ce que parce que ces couples suivent un modèle de relation entre le travail des femmes et la fécondité qui a peu changé, alors même qu’il est devenu minoritaire (Pacaut, Le Bourdais et Laplante, accepté). Les travailleurs indépendants sont également relativement peu nombreux et plusieurs des informations sur l’emploi qui nous servent à vérifier nos hypothèses ne sont pas recueillies auprès des travailleurs indépendants dans les enquêtes réalisées par Statistique Canada.
Méthode
Les données
L’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) est une enquête par panels auprès des ménages dans laquelle les ménages échantillonnés sont interrogés chaque année pendant six ans. Il s’agit de la seule source de données canadienne qui permette d’étudier, de manière longitudinale, les liens entre les événements démographiques, l’emploi et le revenu au sein des familles.
Nous utilisons les données de deux panels : le panel 3, observé de 1999 à 2004, et le panel 4, observé de 2002 à 2006. Nous utilisons le sous-échantillon des couples où les deux conjoints vivent dans le même ménage et où la femme est un enquêté longitudinal ce qui signifie, dans le jargon de l’EDTR, qu’elle appartient à un ménage échantillonné au début du panel et qu’elle est interrogée durant les six années du panel même si elle déménage ou si elle quitte le ménage auquel elle appartenait au début de la première année de référence du panel. Comme nous nous intéressons à la fécondité, nous ne retenons que les couples où la femme a entre 20 et 49 ans pendant au moins une partie des années au cours desquelles elle est interrogée. Comme nous nous limitons au processus qui mène à la naissance du premier enfant, nous ne retenons que les femmes qui n’ont jamais eu d’enfant. Pour des raisons que nous avons déjà expliquées, nous limitons l’analyse aux couples où les deux conjoints sont salariés, ce qui nous fait exclure les couples où l’un des conjoints est inactif ou travailleur indépendant. Finalement, nous retirons les couples dont le revenu familial après impôt dépasse 150 000 $, qui sont atypiques et peu nombreux : ils comptent pour moins de 1 % des couples de salariés dont la conjointe n’a pas eu d’enfant.
L’information que recueille l’EDTR permet de reconstituer la formation et la rupture des unions qui ont précédé le moment où commence l’observation de l’enquêté. L’EDTR recueille également l’information qui permet de suivre l’union en cours au moment où commence l’observation ainsi que la formation et la rupture de nouvelles unions pendant l’observation. Nous utilisons cette information pour constituer notre sous-échantillon et construire le groupe à risque.
L’EDTR ne recueille pas l’histoire génésique et ne recueille pas non plus d’information complète sur les enfants auxquelles les femmes ont donné naissance. On sait cependant à quel âge la femme a donné naissance à son premier enfant si elle a eu au moins un enfant avant le début de l’observation. L’EDTR recueille par ailleurs la date de naissance de tous les enquêtés, y compris ceux qui se mettent à habiter avec un enquêté longitudinal après le début de l’observation, ce qui est le cas des nouveau-nés. Ces renseignements nous servent à repérer les femmes qui n’ont pas eu d’enfant avant le début de l’observation et à calculer leur âge au moment de la naissance de leur premier-né si cet événement survient en cours d’observation.
L’EDTR recueille de l’information détaillée sur l’emploi, les sources de revenu, les avantages sociaux et les impôts auprès de tous les enquêtés. Selon sa nature, cette information est disponible au mois ou à l’année. Nous l’utilisons pour construire les variables qui nous permettent de mettre à l’épreuve nos hypothèses sur les effets du marché du travail et de l’action publique sur la fécondité.
La décision d’avoir un enfant dépend, en partie, de la condition économique du couple, mais également de la perception que le couple peut avoir de la stabilité de cette condition à court terme. Le couple qui désire avoir un enfant et jouit d’une condition qu’il juge propice peut néanmoins reporter le moment de la conception s’il juge que le contexte économique le met à risque de perdre une partie de ses revenus ou de ses avantages sociaux. Nous contrôlons l’effet du taux de chômage par âge, sexe et région pour tenir compte du contexte économique dans lequel se trouvent les couples.
Les variables et l’opérationnalisation des hypothèses
Nous opérationnalisons notre hypothèse générale en estimant l’effet d’une série de variables liées au marché du travail et d’une série de variables liées à l’action publique sur le risque instantané de donner naissance au premier enfant. Chacune de ces variables est mesurée auprès de la conjointe, auprès du conjoint ou bien au niveau du couple ; nous les présentons dans cet ordre. On trouvera des précisions supplémentaires sur ces variables en annexe.
Les variables liées au marché du travail mesurées auprès de la conjointe sont le statut de l’emploi (temporaire ou permanent), le secteur d’emploi (privé ou public), la couverture syndicale, le régime de travail (temps partiel ou temps plein), la participation à un régime de retraite offert par l’employeur, le revenu après impôt[1] et le taux de chômage régional courant par âge. Les variables liées à l’action publique mesurées auprès de la conjointe sont le droit au congé de maternité, le droit aux prestations de maternité et le montant prévisible des prestations de maternité hebdomadaires. Au cours de la période que couvrent les deux panels de l’EDTR que nous utilisons, le droit aux prestations de maternité était lié au droit aux prestations d’assurance emploi ; on ne peut donc pas estimer séparément l’effet du droit aux prestations de maternité et l’effet du droit aux prestations d’assurance emploi.
Les variables liées au marché du travail mesurées auprès du conjoint sont identiques à celles qui sont mesurées auprès de la conjointe. Les variables liées à l’action publique sont différentes : on n’y retrouve pas le droit au congé de maternité, le droit aux prestations de maternité et le montant prévisible des prestations de maternité, mais on y trouve le droit à l’assurance emploi. Pendant la période que nous étudions, le congé de paternité était rare et consenti par l’employeur. Depuis janvier 2006, le gouvernement du Québec offre un régime d’assurance parentale qui permet au couple de partager le congé et les prestations entre les conjoints ; cette nouvelle mesure est entrée en vigueur à la toute fin de la période que nous étudions et son effet ne peut pas être estimé avec les données dont nous disposons.
Deux variables liées au marché du travail sont définies au niveau du couple : le revenu après impôt ajusté de la famille économique et le nombre des avantages sociaux offerts par les employeurs (aucun, un ou deux, trois). Une variable liée à l’action publique est définie au niveau du couple : le montant prévisible du soutien financier supplémentaire récurrent — crédits d’impôt remboursables et montants provenant de divers programmes sociaux — qu’entraînerait la naissance du premier enfant.
Nous contrôlons l’effet du type d’union (mariage ou union de fait), du niveau d’éducation des deux conjoints (secondaire ou moins, diplôme d’études postsecondaires non universitaires, grade ou certificat d’études universitaires), du mode d’occupation du logement (propriétaire ou locataire) — la propriété de la résidence familiale étant le principal élément de patrimoine des ménages canadiens — et du lieu de résidence (provinces de l’Atlantique, Québec, Ontario, provinces des Prairies, Colombie-Britannique).
Nous nous attendons à ce que les variables qui réduisent l’incertitude ou la part des risques sociaux que doivent assumer les couples ou les individus augmentent le risque instantané de la naissance du premier enfant. On s’attend donc à ce qu’avoir un emploi permanent plutôt que temporaire, travailler dans le secteur public plutôt que dans le secteur privé, bénéficier de la couverture syndicale et participer au régime de retraite de son employeur augmentent le risque instantané de la première naissance. On s’attend également à ce que le droit au congé de maternité, le droit aux prestations de maternité et le droit à l’assurance emploi augmentent le risque instantané de la première naissance. Ce risque devrait également augmenter en proportion du montant prévisible des prestations de maternité et du montant prévisible du soutien financier supplémentaire récurrent qu’entraînerait la naissance du premier enfant. On s’attend également à ce que le risque instantané de la première naissance augmente en fonction du revenu net, au moins jusqu’à un certain point. Plus on dispose d’un revenu élevé, moins on est sensible aux risques sociaux, mais on imagine mal que la décision d’avoir un enfant ou non dépende du revenu lorsqu’on dispose déjà d’un revenu confortable : on s’attend donc à ce qu’au-delà d’un certain niveau, le risque instantané de donner naissance au premier enfant ne varie plus en fonction du revenu. Nous calculons le montant prévisible du soutien financier supplémentaire récurrent qu’entraînerait la naissance du premier enfant à partir des données de l’EDTR et au moyen du logiciel Canadian Tax and Credit Simulator (CTaCS) de K. Milligan (2008) ; nous calculons le montant hebdomadaire prévisible des prestations de maternité à partir des données de l’EDTR et des règles qui régissent ce programme. Nous nous attendons à ce que le risque instantané de donner naissance au premier enfant diminue en raison inverse du taux de chômage puisque le risque de perdre son emploi augmente en raison du taux de chômage. On s’attend à ce que le risque instantané de donner naissance au premier enfant soit plus élevé chez les couples mariés que chez les couples de conjoints de fait.
Dans notre échantillon, 55 % des couples proviennent du panel 3 et 45 % du panel 4. Le tableau 1 contient la description du groupe à risque. Toutes les variables indépendantes que nous utilisons peuvent varier au fil du temps. Étant donné que l’estimation des effets de ces variables est basée sur le temps à risque dans chacune de leurs modalités, nous avons basé leur description sur le temps à risque et la proportion du temps à risque total plutôt que sur les effectifs absolus et relatifs au début de l’observation ou à des moments précis.
Le modèle statistique
On sait à priori que le risque de donner naissance croît puis décroît du début à la fin de la vie reproductive. Les modèles de risque paramétriques se prêtent mal à l’étude des processus dont le risque de base varie de manière non monotone. Nous estimons l’effet des variables indépendantes au moyen du modèle semi-paramétrique à risque proportionnel de Cox (1972, 1975). Le modèle de Cox est couramment utilisé en recherche sociale parce que, contrairement aux modèles paramétriques, il ne force pas à représenter le risque de base par une loi de probabilité paramétrique et permet d’obtenir des estimations sans biais des coefficients associés aux variables indépendantes sans se soucier de la forme de la relation entre le risque de base et le temps.
On utilise habituellement les modèles de risque avec des données biographiques complètes, c’est-à-dire des données recueillies de manière à ce que l’on connaisse la valeur des variables indépendantes à chacun des moments où l’individu est à risque de changer d’état (voir Courgeau et Lelièvre, 1989 ; Box-Steffensmeier et Bradford, 2004). L’EDTR ne recueille pas des informations biographiques complètes, puisque les enquêtés ne sont observés qu’au maximum durant six ans. Dans ce cas, on peut combiner les intervalles d’âge pendant lesquels les individus sont observés de manière à reconstituer l’intervalle sur lequel on souhaite estimer la fonction de risque, ici entre 20 et 49 ans (Korn et Graubard, 1999). Laplante, Santillán et Street (2009) fournissent quelques exemples d’utilisation de cette approche dans l’analyse des événements familiaux.
Les estimations ponctuelles sont obtenues en utilisant les poids longitudinaux finaux — c’est-à-dire les poids correspondants à la dernière année d’un panel — des femmes longitudinales. Ces poids visent à représenter la population des dix provinces canadiennes au 31 décembre 2004 pour le panel 3 et au 31 décembre 2006 pour le panel 4.
Afin de pouvoir représenter graphiquement les fonctions de risque de base, qui ne peuvent pas être obtenues en utilisant le modèle de Cox, nous estimons de nouveau certaines de nos équations en utilisant un modèle à risque proportionnel dans lequel le risque de base est modélisé à l’aide d’une spline cubique (Royston, 2001 ; Royston et Parmar, 2002). Les coefficients associés aux variables indépendantes ont les mêmes propriétés que ceux provenant des modèles proportionnels conventionnels et peuvent être interprétés de la même façon. Étant donné que, dans ces modèles, le risque de base est une fonction algébrique, il peut être représenté graphiquement sans avoir recours à un lissage empirique. Nous utilisons également la spline cubique pour modéliser l’effet non linéaire de certaines variables indépendantes continues (de Boor, 2001 ; Royston et Sauerbrei, 2007).
La fonction spline linéaire, ou plus simplement la spline linéaire, est une suite de plusieurs fonctions linéaires, c’est-à-dire une suite de plusieurs segments de droites dont chacun se joint au suivant en un point nommé « noeud ». La fonction spline cubique, ou spline cubique, est une suite de plusieurs fonctions polynomiales du troisième degré. On trouve donc, entre chacun des noeuds d’une spline cubique, une fonction du troisième degré plus souple et plus précise que la fonction du premier degré de la spline linéaire (de Boor, 2001).
On représente souvent le modèle de Cox par
hi (t) = h0 (t) exp(xiβ),
où hi(t) désigne la fonction de risque de l’individu i, h0(t), la fonction de risque dite « de base », xi, le vecteur des variables indépendantes et β, le vecteur des coefficients associés aux variables indépendantes. De manière analogue, on peut représenter le modèle à risque proportionnel où la fonction de risque de base est représentée par une spline cubique par
où n est le nombre des segments de la spline, k représente chacun des n segments de la spline, et sk représente le polynôme du ke segment.
Nous estimons les erreurs-types des estimations obtenues par le modèle de Cox au moyen du rééchantillonnage repondéré, méthode que Statistique Canada recommande pour les analyses réalisées à partir des données de l’EDTR. Cette méthode permet d’obtenir des estimations sans biais de la variance et de la covariance d’un grand nombre de statistiques, dont les coefficients des modèles linéaires, lorsque celles-ci sont estimées à partir de données qui proviennent d’échantillons à plan complexe (Rao et Wu, 1988 ; Binder et Roberts, 2003). Pour l’EDTR, Statistique Canada fournit une série de 1 000 poids de rééchantillonnage repondéré. Nous n’utilisons pas cette méthode pour estimer les erreurs-types des coefficients obtenus par le modèle à spline cubique parce que les ressources informatiques des centres de données de recherche de Statistique Canada ne permettent pas de le faire dans un temps raisonnable.
Résultats
Nous menons l’analyse en trois temps : nous estimons les effets des caractéristiques de la conjointe, puis ceux des caractéristiques du conjoint, puis finalement les effets des caractéristiques des deux conjoints et du couple. Nous regroupons les variables indépendantes selon qu’elles sont liées au marché du travail, à l’action publique au sens étroit ou bien à autre chose. Nous limitons ici le commentaire aux principaux résultats.
Les effets des caractéristiques de la conjointe
La première colonne du tableau 2 contient les effets bruts de chacune des variables indépendantes. Les trois colonnes suivantes contiennent les résultats de trois équations qui servent à estimer l’effet net de trois mesures qui sont représentées par des variables corrélées et dont il n’est pas possible d’estimer conjointement les effets nets à cause de la colinéarité : avoir droit au congé de maternité, avoir droit aux prestations de maternité et le montant hebdomadaire prévisible des prestations de maternité.
Le statut de l’emploi est la seule variable liée au marché du travail qui a un effet brut et des effets nets significatifs : que l’emploi de la conjointe soit permanent plutôt que temporaire augmente de près de trois fois le risque de donner naissance au premier enfant. Le secteur d’emploi, la couverture syndicale, le régime de travail, la participation au régime de retraite offert par l’employeur et le revenu n’ont pas d’effet significatif.
Le droit au congé de maternité ou aux prestations de maternité et le niveau d’éducation n’ont pas d’effet significatif. Le montant prévisible des prestations de maternité est la seule variable liée à l’action publique qui ait un effet net significatif. Cet effet n’est pas linéaire : on le représente dans la figure 1. On y voit que la relation entre le montant prévisible des prestations de maternité et le risque relatif est à peu près exponentielle : le risque d’avoir le premier enfant augmente avec le montant des prestations de maternité. Le risque relatif de la conjointe qui prévoit ne recevoir aucune prestation est 0,5 alors que celui de la conjointe qui prévoit recevoir le montant maximum, soit environ 400 $, est trois fois plus élevé[2].
Les effets des caractéristiques du conjoint
Le tableau 3 présente les résultats des modèles qui permettent d’estimer les effets des caractéristiques du conjoint. On y voit qu’aucune de ces caractéristiques n’a d’effet brut ou net significatif sur le risque d’avoir le premier enfant.
Les effets des caractéristiques des conjoints et du couple
Le tableau 4 présente les résultats des modèles qui permettent d’estimer les effets des caractéristiques des conjoints et du couple. Le statut de l’emploi de la conjointe est la seule des variables liées au marché du travail dont l’effet brut et les effets nets sont significatifs ; ce résultat est similaire à ce qu’on voit dans le tableau 2. Les autres variables liées au marché du travail n’ont pas d’effet significatif.
Aucune des variables qui représentent l’action publique n’a d’effet brut significatif et une seule a un effet net significatif : le montant prévisible du soutien financier supplémentaire récurrent qui suivrait la naissance du premier enfant. La relation entre cette variable et le risque n’est pas linéaire : on la représente dans la figure 2. Entre 0 et 2 000 $, la relation est linéaire et positive ; au-delà de 2 000 $, la courbe se stabilise et le risque relatif demeure constant à environ 1,8 jusque vers 2 500 $, montant à partir duquel on note une très légère inflexion vers le bas.
Les autres variables qui représentent l’action publique n’ont pas d’effet net significatif. Le montant prévisible des prestations de maternité, qui a un effet net significatif dans le tableau 2, n’en a pas ici.
À l’exception de l’éducation, les autres variables indépendantes ont toutes un effet brut et des effets nets significatifs[3]. Le type d’union a un effet brut et un effet net significatif sur la décision d’avoir un premier enfant. Cet effet n’est pas proportionnel et nous le représentons au moyen d’une fonction de l’âge de la conjointe : les couples mariés sont plus à risque d’avoir le premier enfant que les couples de conjoints de fait et cet écart augmente avec l’âge de la conjointe. Par ailleurs, le mode d’occupation du logement a lui aussi un effet brut et un effet net significatifs : toutes choses égales par ailleurs, être propriétaire de son logement plutôt que locataire multiplie par environ 2,4 fois le risque de donner naissance au premier enfant.
Nous contrôlons l’effet du lieu de résidence dans l’équation 4. Les effets bruts montrent que les provinces des Prairies et la Colombie-Britannique se distinguent du reste du Canada par un risque plus faible. Contrôler l’effet du lieu de résidence modifie l’effet du type d’union et fait en retour disparaître la différence entre les provinces des Prairies et l’Ontario. Ce contrôle ne change pas les effets des variables qui représentent le marché du travail ou l’action publique[4].
Nous utilisons un modèle à spline cubique pour estimer le risque instantané brut de la première naissance ainsi que le risque de base de l’équation finale — qui sont des fonctions de l’âge de la conjointe — et obtenir une représentation graphique de chacun. La figure 3 représente le risque instantané brut d’avoir le premier enfant en fonction de l’âge de la conjointe ; la figure 4 représente le risque instantané de base de l’équation 5, c’est-à-dire le risque instantané brut d’avoir le premier enfant en fonction de l’âge de la conjointe net des effets des variables indépendantes.
La courbe de la figure 4 est plus aplatie que celle de la figure 3 ; on s’attend à ce résultat puisque dans le second cas, la variation du risque est expliquée par les variables indépendantes et que, dans les modèles de risque, le risque de base est l’analogue du terme d’erreur d’une régression conventionnelle[5]. Le risque de base atteint son maximum vers 27 ou 28 ans et diminue par la suite. Nous avions exclu de l’analyse les conjointes de moins de 20 ans. Ce choix se fondait sur le fait que peu de femmes de moins de 20 ans sont actives et salariées et vivent avec un conjoint lui-même actif et salarié. Le risque élevé vers 20 ans est probablement dû au fait que les femmes qui vivent en couple avant 20 ans ont une fécondité très élevée (voir Laplante, 2009 : 133). Ce genre d’anomalie est sans conséquence sur l’estimation des effets des variables indépendantes ; on s’en préoccupe d’autant moins que nous n’utilisons les résultats de ce modèle que pour produire les figures.
Discussion
Nous supposons que l’insécurité socioéconomique freine la réalisation du désir d’enfant et retarde la première naissance, et que les ressources que les couples obtiennent du marché du travail grâce à l’action publique réduisent l’insécurité et accélèrent la réalisation du désir d’enfant et la première naissance.
Nous nous attendions ainsi à ce que certaines qualités de l’emploi réduisent l’insécurité socioéconomique et favorisent la réalisation du désir d’enfant. Nous nous attendions à ce que l’emploi permanent soit moins porteur d’insécurité que l’emploi temporaire, que le salarié du secteur public soit moins soumis à l’insécurité que le salarié du secteur privé, que le salarié protégé par une convention collective soit moins soumis à l’insécurité que celui qui ne l’est pas, et que le salarié employé à temps plein soit en situation moins précaire que le salarié à temps partiel. D’après nos résultats, ces qualités n’ont pas d’effet sur la première naissance. Le statut de l’emploi de la conjointe est la seule caractéristique de l’emploi qui ait un effet significatif : avoir un emploi permanent plutôt que temporaire multiplie par environ 2,5 le risque de donner naissance au premier enfant. Nous supposions que les avantages sociaux offerts par l’employeur ont pour effet de réduire l’insécurité et de favoriser la première naissance. D’après nos résultats, ni la participation au régime de retraite offert par l’employeur, ni le droit aux autres avantages sociaux n’ont d’effet sur la première naissance, même s’il demeure raisonnable de supposer que ces avantages réduisent l’insécurité à laquelle les conjoints sont soumis.
Nous supposions que le risque de la naissance du premier enfant diminue en raison de son coût d’opportunité, et donc que ce risque diminue en raison du revenu de la conjointe. Nous supposions que le niveau d’insécurité auquel est soumis le couple varie en raison inverse du revenu du conjoint et qu’en conséquence, le risque de donner naissance au premier enfant augmente en raison de celui-ci ; pour la même raison, nous supposions que le risque de donner naissance au premier enfant augmente en raison du revenu après impôt ajusté de la famille économique. D’après nos résultats, aucun des effets de ces différentes conceptions du revenu n’est significatif.
Nous nous attendions à ce que les mesures de l’État qui réduisent l’insécurité socioéconomique accélèrent la première naissance. Nous nous attendions à ce que le droit à l’assurance emploi, le droit au congé de maternité, le droit aux prestations de maternité, leur montant et celui des aides financières aient un effet significatif. D’après nos résultats, que le conjoint ait droit à l’assurance emploi n’a pas d’effet. À lui seul, le droit au congé de maternité n’a pas d’effet ; on ne s’en étonne pas puisque la plupart des femmes salariées y ont droit. Le droit aux prestations de maternité n’a pas non plus d’effet, mais le montant des prestations de maternité a un effet positif et significatif de même que le montant prévisible des aides financières récurrentes supplémentaires.
En résumé, de tous les facteurs liés au marché du travail dont nous avons estimé l’effet, seul le statut de l’emploi de la conjointe a un effet significatif. Deux seulement des variables représentant l’action publique ont un effet : le montant prévisible des prestations de maternité et celui des aides financières récurrentes supplémentaires qui suivraient la naissance.
L’effet du statut de l’emploi de la conjointe se comprend facilement. La maternité entraîne le plus souvent l’arrêt du travail ou la réduction du temps de travail. L’emploi permanent ouvre le droit au congé de maternité qui garantit de retrouver son emploi et le revenu qui en provient au terme du congé. Il n’est pas surprenant que, pour les femmes qui travaillent, avoir un emploi permanent soit une condition préalable à la première naissance.
Bien qu’ils ne soient pas parfaitement robustes — l’effet des prestations est significatif dans certaines équations, mais ne l’est pas dans toutes —, nos résultats semblent montrer que c’est plutôt le montant de ces prestations qui influence la décision. Si on admet qu’elles ont un effet, les prestations de maternité ne l’ont vraiment que lorsqu’elles sont substantielles : leur effet n’est pas linéaire, mais d’apparence exponentielle, de sorte que le risque de donner naissance au premier enfant est multiplié par environ 2,5 lorsque le montant passe de 0 à 400 $ par semaine. Les prestations de maternité remplacent une partie du revenu perdu pendant le congé ; elles sont fixées en proportion du revenu d’emploi, mais sont limitées. La forme de la relation donne à penser qu’elles n’ont pas d’effet appréciable lorsque le revenu d’emploi, et donc la perte de revenu, sont faibles, mais que leur effet devient important lorsque le revenu d’emploi, et donc la perte de revenu, sont substantiels. Il semble donc qu’elles sont importantes pour les femmes dont l’emploi est relativement bien rémunéré, mais pas pour les femmes dont l’emploi est peu rémunéré.
L’effet du montant du soutien financier supplémentaire qui suivrait la naissance est significatif. Il n’est pas linéaire : il augmente de 0 à environ 2 000 $, de sorte que le risque du couple qui recevrait 2 000 $ est près de quatre fois celui du couple qui ne recevrait rien. Sans surprise, le soutien financier supplémentaire récurrent faible n’a pas une grande influence sur la décision du couple puisqu’il n’augmente pas son revenu disponible. Généralement, ce sont les couples les plus fortunés qui reçoivent le soutien financier le plus faible, puisqu’au Canada ce soutien est habituellement calculé en fonction des ressources du couple. Les résultats suggèrent que les couples mieux nantis ne basent pas leur décision sur le soutien financier récurrent qu’ils recevraient. Par contre, augmenter de 1 000 ou 2 000 $ le revenu disponible d’un couple moins fortuné est plus susceptible d’influencer sa décision. Contrairement aux prestations de maternité, qui compensent en partie la perte de revenu pendant le congé de maternité, le soutien financier récurrent augmente le revenu disponible pendant une période qui peut se prolonger aussi longtemps que l’enfant est à la charge de ses parents. En effet, plusieurs des programmes qui constituent le soutien financier récurrent prennent en considération l’âge des enfants et les familles peuvent profiter de ce soutien jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge fixé par la loi. Il semble donc que le soutien financier récurrent joue un rôle analogue, pour les couples dont le revenu est modeste, au rôle que joue le montant des prestations de maternité pour les couples où la femme occupe un emploi relativement bien rémunéré.
On peut examiner autrement nos résultats. Nous avons estimé les effets de plusieurs facteurs qui permettent d’anticiper les conditions de la conjointe et de la famille après la naissance. Trois d’entre eux ont un effet déterminant sur la première naissance : le statut de l’emploi de la conjointe, le montant prévisible des prestations de maternité et celui du soutien financier récurrent supplémentaire qui suivrait la naissance. Ces trois facteurs ont en commun de réduire le degré d’insécurité économique auquel serait soumise la nouvelle famille et d’avoir cet effet à court terme après la naissance plutôt qu’à long terme.
Un autre élément semble jouer un rôle déterminant dans le processus qui mène à la naissance du premier enfant : le mode d’occupation du logement. Nos résultats montrent que le risque instantané d’avoir le premier enfant des couples propriétaires de leur logement est environ 2,4 fois plus élevé que celui des couples locataires. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce résultat. On peut imaginer que plusieurs couples souhaitent être propriétaires avant d’avoir un enfant pour mieux contrôler les dépenses de logement ou s’obliger à une certaine forme d’épargne avant de s’engager dans le projet à long terme d’élever une famille. On peut également imaginer que la décision de devenir propriétaire et celle d’avoir un enfant sont prises ensemble et sont en réalité deux conséquences de la décision plus profonde de vivre ensemble à long terme sur laquelle l’EDTR ne recueille évidemment pas d’information : l’achat du logement précéderait alors la naissance pour des raisons pratiques. On peut cependant pousser l’interprétation un peu plus loin.
La constitution canadienne range le droit privé parmi les compétences exclusives des provinces. Afin de réduire l’écart de fortune entre les conjoints qu’agrandit souvent la maternité, toutes les provinces de droit privé anglais (common law) ont adopté des lois qui font de la résidence principale un élément du « patrimoine familial » sur lequel les époux et, dans la plupart des cas, les conjoints de fait ont des droits égaux, peu importe qu’un seul ou les deux conjoints en soit propriétaire, peu importe la fortune de chacun et peu importe la part des dépenses communes qu’il prend à sa charge. Le Code civil du Québec contient des dispositions analogues pour les époux. Au Canada, la loi fait donc en sorte que la propriété de la résidence principale accroît la fortune de la conjointe lorsque ses moyens sont inférieurs à ceux de son conjoint et même si son revenu diminue à cause de la maternité. Les règles du partage du patrimoine familial font ainsi que la propriété de la résidence principale, en soi généralement un excellent investissement et le principal actif des familles, réduit l’insécurité socioéconomique des femmes encore plus que celle des hommes. Cette réduction n’est peut-être pas négligeable aux yeux des femmes qui prennent le risque d’interrompre ou de ralentir leur carrière pour avoir un enfant. Elle joue probablement mieux son rôle si le couple devient propriétaire avant la naissance et donc avant l’interruption de la carrière.
Conclusion
Seul un petit nombre des facteurs dont nous avons estimé l’effet jouent un rôle important dans le processus qui conduit à la naissance du premier enfant. Il semble que la décision qui conduit à la première naissance soit régie par deux mécanismes différents, selon que le revenu du couple est modeste ou non. Chez les couples dont le revenu familial est modeste, la décision repose notamment sur le montant du soutien financier récurrent, qui augmente le revenu dont la famille disposera après la naissance et pendant la plus grande partie de la période où l’enfant sera à la charge de ses parents. Chez les couples à revenu moyen où le revenu d’emploi de la conjointe n’est pas négligeable, la décision repose plutôt sur le montant des prestations de maternité qui compensent la perte de revenu pendant le congé de maternité. Dans tous les cas, l’emploi permanent de la conjointe, qui assure le maintien de son revenu et du revenu familial à la fin du congé de maternité, joue un rôle déterminant. La propriété de la résidence familiale, vraisemblablement parce qu’elle assure à la conjointe le droit à la moitié de la valeur de la résidence principale en cas de rupture peu importe la valeur de sa contribution, joue également un rôle important. En bref, la décision d’avoir le premier enfant semble dépendre avant tout de la condition de la conjointe — et non de celle du conjoint — ainsi que de l’évaluation que peut faire le couple de la situation financière de la famille une fois l’enfant né.
Étant donné ces résultats, comprendre le rôle de l’action publique dans la décision que prend le couple revient à comprendre le rôle qu’il joue dans la détermination de la condition de la conjointe et dans la situation financière de la nouvelle famille une fois l’enfant né.
Au Canada, le droit du travail relève principalement des provinces, mais les principes qui le guident sont sensiblement les mêmes dans toutes les provinces et sont ceux du libéralisme anglo-saxon. Même dans ce contexte plutôt précarisant, la distinction entre l’emploi permanent et l’emploi temporaire est importante dans la mesure où elle signifie que le salarié qui occupe un emploi permanent ne peut pas, au moins en principe, être mis à pied aussi facilement que celui qui n’occupe qu’un emploi temporaire. Dans les faits, la protection juridique qu’on associe à l’emploi permanent naît du temps pendant lequel on a occupé cet emploi plus que du statut de l’emploi lui-même. Cette protection appartient au droit du travail et n’a jamais été conçue comme une mesure de politique familiale. Le congé de maternité appartient lui aussi au droit du travail et le droit de s’en prévaloir s’acquiert à peu près comme la protection juridique associée à l’emploi permanent ; il s’agit avant tout d’une mesure d’équité entre les sexes.
Les prestations de maternité et le soutien financier des familles sont bien évidemment des formes de l’action publique clairement dirigées vers les familles. Les aides récurrentes semblent être importantes pour les familles à revenu modeste alors que les prestations de maternité semblent l’être pour les familles à revenu moyen. Les mesures qui constituent le soutien financier des familles sont principalement présentées comme des mesures de lutte contre la pauvreté des enfants, et non comme des mesures natalistes ou même de soutien à la réalisation du désir d’enfant ; les prestations de maternité sont souvent présentées comme des mesures d’équité entre les sexes et, en dehors du Québec, relèvent encore du régime d’assurance emploi. Esping-Andersen relève que le régime social-démocrate se distingue du régime libéral notamment parce qu’il répond aux demandes de la classe moyenne et pas seulement aux besoins impérieux des moins favorisés. Dans le processus qui conduit à la naissance du premier enfant, les besoins des moins favorisés et ceux de la classe moyenne sont différents et l’État canadien, si libéral qu’il soit en général, semble, au moins sur cette question, répondre, par son action, aux attentes des deux classes.
La propriété de la résidence familiale est le principal élément du patrimoine des ménages canadiens lorsque, bien sûr, le ménage en est propriétaire. La propriété immobilière est en soi, normalement, un actif et donc un élément qui réduit l’insécurité économique à laquelle la famille est soumise. Les provinces de droit privé anglais ont toutes adopté des lois qui font de la résidence familiale un élément du patrimoine familial sur lequel les deux époux ont des droits égaux, peu importe qui en est propriétaire et peu importe la contribution financière de chacun, et étendent cette règle à une fraction importante des couples de conjoints de fait. Le Québec a modifié son Code civil pour imposer la même règle aux époux, peu importe le régime matrimonial ; bien que la chose ne soit pas étudiée, il n’est pas déraisonnable d’imaginer qu’une fraction non négligeable des couples de conjoints de fait qui acquièrent leur résidence le font à parts égales. Il semble donc que dans la plupart des couples canadiens dont la résidence principale appartient à au moins un des membres du couple, la conjointe a droit à une part de la valeur égale à celle du conjoint. Dans un tel contexte, il devient difficile d’imaginer que le rôle important que la propriété de la résidence joue dans la décision qui conduit à la naissance du premier enfant ne soit pas lié à ce droit. Cette question n’a jamais été pensée comme une mesure de politique familiale, mais bien comme une mesure d’équité entre les sexes et plus généralement une manière de protéger le conjoint le moins fortuné. Il semble pourtant que le droit que confère cette mesure joue un rôle important dans le processus de réalisation du désir d’enfant.
Notre étude a bien sûr des limites. Elle ne traite que de la naissance du premier enfant ; elle ne traite pas du processus qui régit les naissances de rang plus élevé. Elle ne porte que sur les femmes salariées dont le conjoint est lui-même salarié : nous ne traitons pas des femmes qui ont le premier enfant sans avoir de conjoint, ni des couples où l’un des conjoints est travailleur autonome, ni de ceux où la conjointe ne travaille pas ; nous avons expliqué plus haut les raisons de ce choix. Faute d’information, elle ne tient compte ni de la perception subjective de l’insécurité économique, ni des intentions de fécondité, ni des opinions sur les rôles des hommes et des femmes. Pour la même raison, elle ne tient pas compte d’autres facteurs qui pourraient jouer un rôle, par exemple l’épargne, les dettes ou encore les prestations de maternité complémentaires que versent certains employeurs. On y contrôle l’effet du contexte économique par le taux de chômage en présumant que cet effet est immédiat, alors qu’on pourrait imaginer qu’il agit avec retard ou encore que son effet varie d’un couple à l’autre.
Il n’est pas possible d’intégrer à nos modèles certaines des mesures qui façonnent le contexte dans lequel les couples prennent leur décision parce qu’elles sont parfaitement universelles et affectent également tous les couples canadiens. Le Canada tout entier se distingue de certains pays d’Europe par le rôle restreint que le revenu familial joue dans son droit fiscal : le revenu familial ne sert au plus qu’à ouvrir le droit au soutien financier et en déterminer le montant, il ne sert pas à calculer l’impôt. L’école accueille les enfants toute la journée et, en règle générale, les services de garde font de même, ce qui libère entièrement la journée des parents et permet aux mères de travailler si elles le souhaitent. Au Canada, personne ne pense que la durée de la journée d’école soit autre chose qu’une règle administrative des ministères de l’Éducation des provinces, mais il suffit de connaître les débats qui entourent cette question dans les pays où la règle veut que les enfants ne fréquentent l’école que la moitié de la journée pour comprendre que cette règle impose des contraintes difficiles à surmonter aux mères qui souhaitent travailler. Paradoxalement, au Canada, on admet spontanément que les services de garde sont un élément essentiel de toute politique qui cherche à simplifier la conciliation famille-travail.
Notre étude n’est pas une comparaison interprovinciale, même si, au Canada, les questions qui touchent à la famille relèvent principalement des provinces. Ce n’était pas l’objectif de l’étude, mais ce n’est pas la seule raison. Les différences interprovinciales dans l’action publique en matière de politique familiale sont récentes : l’étude diachronique montre qu’on ne constate pas de véritables différences entre les provinces jusqu’à tout récemment (Billette et Ram, 2009). Le Québec, contrairement aux autres provinces, s’est doté d’une véritable politique familiale, mais la mise en oeuvre des mesures qui la composent (notamment le soutien financier aux familles, les services de garde à contribution réduite et le régime québécois d’assurance parentale) s’est faite progressivement de telle sorte qu’il n’est pas facile d’évaluer l’effet de l’ensemble de la politique. Nous cherchions à comprendre comment les couples prennent la décision d’avoir le premier enfant dans le contexte que crée l’action publique ; nous ne cherchions pas à estimer l’effet de l’action d’un gouvernement en particulier. L’essentiel des différences entre les provinces et les périodes est remplacé par le calcul exact des aides et des prestations, ce qui permet d’étudier directement le lien entre les mesures par lequel l’État agit, plutôt qu’indirectement par les différences entre les territoires et les périodes.
Parties annexes
Annexe
Compléments sur les politiques sociales et la statistique sociale au Canada
La famille économique
L’EDTR est réalisée par Statistique Canada qui utilise, dans cette enquête, les concepts et les définitions qu’elle utilise de manière routinière dans ses activités statistiques.
À Statistique Canada, la famille économique est une norme générale, c.-à-d. une « norme approuvée par le Comité des politiques, dont l’application est par conséquent obligatoire, à moins d’obtenir une exemption explicite aux termes de la présente politique ». Elle est définie comme suit : « La famille économique renvoie à un groupe de deux personnes ou plus habitant dans le même logement et apparentées par le sang, par alliance, par union libre ou par adoption. Le couple peut être de sexe opposé ou de même sexe. Les enfants en famille d’accueil font partie de cette catégorie. »
La retraite
Le système canadien des retraites comprend deux régimes publics et deux formes générales de régimes privés. Le premier régime public — la « sécurité de la vieillesse » — est de pure répartition : il verse le même montant, modeste, à toutes les personnes âgées d’au moins 65 ans et un montant additionnel à celles qui n’ont pas d’autres sources importantes de revenu. Le second régime public est administré au Québec par la Régie des rentes du Québec (RRQ) et, dans le reste du Canada, par le Régime de pensions du Canada (RPC). Il verse une rente mensuelle calculée en fonction des revenus du travail touchés entre 18 ans et le moment de la retraite ; ces régimes combinent la répartition et la capitalisation et leur gestion est contrôlée par des actuaires. Les régimes privés comprennent les régimes de retraite complémentaires offerts par les employeurs et l’épargne individuelle, généralement sous la forme du Régime enregistré d’épargne-retraite qui permet de reporter le paiement de l’impôt au moment des sorties, c.-à-d. lorsque le revenu annuel est plus faible et le taux marginal d’imposition plus bas. Ces régimes sont entièrement capitalisés ; certains des régimes offerts par les employeurs sont gérés par des actuaires et permettent de prévoir à priori le montant de la prestation. Les régimes se cumulent : les prestations des régimes complémentaires à prestations déterminées sont généralement ajustées aux prestations du régime public de la RRQ et du RPC.
Cesser de percevoir un revenu pour s’occuper de ses enfants n’a pas d’effet sur la prestation de sécurité de la vieillesse, mais peut en avoir sur tous les autres éléments de la retraite. L’ampleur de l’effet est difficile à prévoir pour un cas particulier et presque impossible à évaluer en général à cause de la variété des dispositions qui régissent les régimes complémentaires des employeurs. Le problème se complique lorsqu’on veut tenir compte des règles qui gouvernent les relations patrimoniales des conjoints : dans toutes les provinces canadiennes, le droit privé prévoit que la valeur des droits et des sommes accumulés dans les régimes de retraite — à l’exception du régime public de répartition — sont partagés entre les époux au moment de la séparation ou du divorce. Ils peuvent l’être entre les conjoints de fait dans les provinces de droit privé anglais. En conséquence, la perte de la valeur de la retraite, en droits ou en épargne, causée par le congé de maternité ou l’interruption plus prolongée de la vie de travail liée à la naissance et à l’éducation des enfants est répartie entre les époux et, dans certains cas, même entre les conjoints de fait. Le couple perd, mais la perte est répartie entre les deux conjoints. Nous ne connaissons pas d’étude qui s’intéresse à la manière dont cette socialisation du risque à la seule échelle du couple influence la décision d’avoir ou pas le premier enfant.
L’assurance emploi
Au Canada, depuis 1997, l’assurance chômage se nomme « assurance emploi ». Il s’agit d’un régime fédéral. Les règles qui le gouvernent sont complexes. Le droit est établi en fonction du nombre d’heures à l’emploi au cours de l’année qui précède la demande, le nombre d’heures requis variant selon la conjoncture économique mesurée par le taux de chômage régional. En principe, le chômeur a droit aux prestations si, au cours des 52 semaines qui précèdent la demande, il a été à l’emploi 35 h par semaine pendant 12 à 20 semaines ou l’équivalent, ou 15 h par semaine pendant 28 à 47 semaines ou l’équivalent ; selon la conjoncture économique mesurée par le taux de chômage régional, le chômeur a droit aux prestations après un nombre d’heures d’emploi variant de 420 à 700. Le seuil est de 910 heures pour le chômeur qui a perdu son premier emploi ou qui revient sur le marché du travail après une absence de deux ans. Le montant des prestations peut atteindre 55 % du salaire ; elles sont versées pendant 14 à 45 semaines.
Le congé de maternité
Le congé de maternité est la mesure qui protège le lien d’emploi de la mère lorsqu’elle s’absente après la naissance. Cette mesure appartient au droit du travail. Au Canada, elle relève des provinces, sauf lorsque l’employeur exerce son activité dans un secteur que la Constitution de 1867 réserve à la compétence du parlement fédéral. Le congé de maternité est distinct du régime qui verse les prestations de maternité. Au cours de la période que nous étudions, dans certaines provinces, le congé de maternité était moins long que la période pendant laquelle la mère pouvait recevoir des prestations de maternité.
Les prestations de maternité et le montant des prestations de maternité
Pendant la période que nous étudions, les prestations de maternité relevaient du régime d’assurance emploi dans tout le Canada ; depuis 2006, au Québec, elles relèvent du régime d’assurance parentale. La mère a droit aux prestations de maternité du régime d’assurance emploi lorsqu’elle a accumulé 600 heures d’emploi assurable au cours des 52 semaines qui précèdent la demande. Les règles qui gouvernent ces prestations sont complexes ; en pratique, elles sont versées pendant 15 à 50 semaines. Le montant des prestations peut atteindre 55 % du salaire.
La couverture syndicale
Au Canada, le droit du travail relève des provinces, sauf lorsque l’employeur exerce son activité dans un secteur que la Constitution de 1867 réserve à la compétence du parlement fédéral. Les principes du droit du travail sont cependant semblables dans tout le pays. La décision de former un syndicat est prise par les salariés de l’entreprise ou d’une partie de l’entreprise, qui forme alors une unité de négociation. Une fois formé, le syndicat doit être reconnu par l’administration compétente. Une fois accrédité, le syndicat peut négocier une convention collective avec l’employeur. Il n’y a qu’un syndicat par unité de négociation et il bénéficie du précompte syndical généralisé et obligatoire : l’adhésion est libre, mais le salarié est tenu de contribuer aux dépenses du syndicat qui lui doit les mêmes services qu’à ses membres. Bénéficier de la couverture syndicale signifie occuper un emploi dans une entreprise ou une partie d’une entreprise dont les salariés sont protégés par un syndicat et une convention collective même s’ils n’en sont pas membres.
Les avantages sociaux
Au Canada, le régime public d’assurance maladie est universel, mais ne couvre pas les médicaments, les soins dentaires et les soins de la vue. Plusieurs employeurs offrent des régimes privés qui remboursent totalement ou en partie les dépenses de santé non couvertes par le régime public. Plusieurs employeurs offrent un régime d’assurance invalidité ou d’assurance vie. En règle générale, il suffit qu’un conjoint bénéficie du régime pour que tous les membres de sa famille en bénéficient. Nous avons regroupé les régimes offerts par les employeurs en trois catégories : assurance maladie complémentaire, assurance dentaire et assurance vie ou assurance invalidité. Nous avons classé les cas selon le nombre de régimes regroupés dont ils bénéficient : aucun, un ou deux, trois.
Le soutien aux familles
Le calcul du soutien aux familles tient compte des programmes du gouvernement fédéral et des programmes des gouvernements des provinces. Les programmes fédéraux dont nous tenons compte sont 1) le crédit d’impôt remboursable pour la taxe sur les produits et les services (TPS), 2) la prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE) et 3) le supplément de la prestation nationale pour enfants (SPNE). Les programmes provinciaux dont nous tenons compte sont 1) la prestation pour enfants de Terre-Neuve et du Labrador, à partir de 1999, 2) la prestation pour enfants de la Nouvelle-Écosse, à partir de 1998, 3) la prestation fiscale pour enfants du Nouveau-Brunswick, à partir de 1997, 4) le supplément au revenu gagné du Nouveau-Brunswick, 5) la nouvelle version de l’allocation familiale du Québec, de 1997 à 2004, 6) le crédit d’impôt remboursable pour frais de garde d’enfants du Québec, 7) l’aide aux parents pour leurs revenus du travail du Québec (APPORT), de 1988 à 2004, 8) le soutien aux enfants du Québec, à partir de 2005, 9) la prime au travail du Québec, à partir de 2005, 10) le supplément de revenu de l’Ontario pour les familles de travailleurs ayant des frais de garde d’enfants, à partir de 1997, 11) le programme de revenu supplémentaire pour les parents du Manitoba, à partir de 1988, 12) le supplément à l’emploi de la Saskatchewan, à partir de 1998, 13) le crédit d’impôt à l’emploi familial de l’Alberta, depuis 1997 et modifié de manière importante en 2005, 14) la prestation familiale de la Colombie-Britannique, à partir de 1996 et enfin 15) la prestation sur le revenu gagné de la Colombie-Britannique. Le calcul est fait au moyen du logiciel Canadian Tax and Credit Simulator (CTaCS) de K. Milligan (2008).
Notes
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[1]
En règle générale, le revenu de la mère baisse après la naissance de l’enfant. Pour contourner ce problème, nous imputons le revenu de l’année qui précède la naissance au revenu de l’année de la naissance. Lorsque la naissance a lieu au cours de la première année au cours de laquelle la mère est observée, nous estimons son revenu annuel à partir de son revenu au cours des mois qui précèdent la naissance.
-
[2]
Le logiciel qui calcule les splines cubiques a été écrit par un biostatisticien et suit un usage courant en biostatistique : la valeur de référence est la moyenne.
-
[3]
Les niveaux de scolarité des conjoints sont corrélés : utiliser le niveau de chacun dans la même équation ne donne pas de coefficients significatifs à cause de la colinéarité. En principe, le niveau de scolarité joue vraisemblablement un rôle dans la décision d’avoir le premier enfant. Il est même raisonnable de supposer que les effets de certaines des variables qui nous intéressent plus spécialement varient en fonction de la combinaison détaillée des niveaux de scolarité des deux conjoints. Notre échantillon n’a tout simplement pas la puissance statistique qui permette de vérifier ce genre d’hypothèses. Utiliser le niveau de chacun des deux conjoints suffirait à contrôler l’effet de la scolarité des deux conjoints en présumant que l’effet des deux variables est linéaire, même si les coefficients n’étaient pas significatifs simplement à cause de la colinéarité. Nous utilisons une solution intermédiaire qui consiste à combiner les niveaux de scolarité des deux conjoints de manière à faire apparaître les effets potentiels de l’hétérogamie. Cette paramétrisation suffit à contrôler l’effet de la scolarité en supposant qu’il soit linéaire, mais ne fait pas apparaître, elle non plus, de différences significatives. Par ailleurs, il est possible que les différences qui pourraient être liées au niveau de scolarité et à la différence des niveaux de scolarité entre les conjoints soient captées par les différences de revenu, qui sont plus centrales pour notre propos.
-
[4]
Ce résultat peut étonner, mais il n’est pas rare. Les effets des deux variables indépendantes sur la variable dépendante sont indépendants l’une de l’autre. Plus précisément, la covariance entre le risque de donner naissance au premier enfant et les variables qui représentent l’action publique et le marché du travail ne recouvre pas la covariance entre le lieu de résidence et le risque de donner naissance au premier enfant. Il est possible que les distributions des variables qui représentent le marché du travail ou l’action publique varient d’un lieu à l’autre, mais cette covariance est distincte de la variation du risque en fonction de chacune des variables qui représentent le marché du travail ou l’action publique.
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La loi de probabilité qui constitue l’élément non déterministe d’un modèle de risque paramétrique représente le processus aléatoire qui génère l’erreur. Du point de vue purement mathématique, on pourrait n’y voir qu’une fonction qui lisse la relation entre le risque et le temps. Du point de vue de la statistique mathématique, il s’agit vraiment d’un processus stochastique ; dans ses articles de 1972 et 1975, D. R. Cox développe son modèle semi-paramétrique et la méthode de la vraisemblance partielle à partir de cette interprétation. R. Pressat a tenté d’imposer le point de vue purement mathématique dans ses Éléments de démographie mathématique, mais c’est la vision de R. A. Fisher qui s’est répandue dans toutes les sciences sociales.
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