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La Chine est un pays passionnant à bien des égards, non seulement par son immensité géographique et démographique, mais aussi par les expériences extrêmes d’ingénierie sociale qui y ont été menées. Son évolution a un impact certain sur celui de la planète. Aussi accueille-t-on avec intérêt ce livre de 600 pages, qui fait le point sur les questions démographiques et sociales et qui présente la particularité de faire la part belle aux chercheurs d’origine chinoise, qui signent la moitié des 22 chapitres.
Dans une introduction lumineuse, Jean-Luc Domenach souligne combien la démographie constitue un point de vue éclairant sur l’histoire politique d’un pays et sur les mutations de son régime. Les travaux réunis confirment pour l’essentiel l’évolution connue de la démographie chinoise. Ainsi, le régime communiste des premières décennies a permis les deux tiers des progrès réalisés dans l’espérance de vie jusqu’à nos jours. Deux périodes ont été particulièrement meurtrières : 1950-1952 et 1959-1961. En revanche la révolution culturelle n’a guère eu d’incidence au niveau démographique, peut-être parce qu’elle ne se serait pas étendue aux campagnes de manière durable. L’évolution de la politique de contrôle des naissances dépendrait non seulement de l’évolution des objectifs généraux du régime, mais aussi de la mutation du pacte implicite qui le liait à la population pour obtenir son obéissance. Dans un premier temps, il aurait échangé la liberté politique contre une nouvelle latitude pour créer de vastes familles et vivre dans leur sein une réelle autonomie privée. Dans les années 1970, le régime change unilatéralement le pacte et accorde plus de liberté, notamment dans le domaine économique, mais contrôle plus rigidement la procréation. Ce pacte a été moins bien accepté et le Parti communiste doit y consacrer ses dernières capacités totalitaires. Par ailleurs, la politique de modernisation économique présente un coût social important, que ce soit la stagnation de l’espérance de vie dans les années 1990 ou l’augmentation des inégalités. En fait, comme le montre Isabelle Attané, la société maoïste était déjà très inégalitaire, mais cette inégalité était cachée alors qu’aujourd’hui elle ne l’est plus. Au total, selon Jean-Claude Chesnais, les inégalités de revenus sont actuellement plus fortes en Chine qu’en Inde ou qu’au Pakistan et aussi élevées qu’aux États-Unis, cela au détriment des ruraux, des inadaptés et dans une certaine mesure des femmes. Les politiques sociales sont d’une efficacité fort variable et dépendent encore de l’implication du Parti communiste chinois. Les exigences sociales d’équité représentent un véritable appel d’État ; cependant l’émergence d’un État moderne n’est pas proche, ce qui marque une profonde crise du régime chinois.
Selon Michel Cartier, les historiens disposent d’une abondante documentation chiffrée, officielle et non officielle, notamment prosopographique, qui doit cependant être traitée avec circonspection. L’évolution de la Chine est déphasée par rapport à celle des autres continents. Le pays traverse une longue période de croissance soutenue entre les 15e et 18e siècles, tandis qu’il n’entre que tardivement dans le processus de transition démographique. Alain Monnier montre que dans les vingt dernières années, le taux de la croissance de la population de la Chine est de près de 1 % par an, malgré la baisse rapide de la fécondité, du fait d’un potentiel de croissance considérable. Peng Xizhe souligne d’ailleurs que la transition de la fécondité n’a pas touché toutes les régions ou tous les groupes ethniques avec la même intensité. De plus, si le programme de limitation des naissances a été l’élément déclencheur de cette baisse, il ne faut pas sous-estimer le rôle du développement socio-économique dans l’amorce et surtout l’accélération de ce processus. Selon Li Jianmin, en 2050, la population de la Chine n’excédera pas 1,6 milliard d’habitants, même en cas d’abandon de la politique de l’enfant unique. Cependant, la pression démographique restera importante.
D’après Peng Fei et Emmanuelle Cambois, l’espérance de vie à la naissance a augmenté de 35 ans entre 1930 et 1995 mais, d’une part, les disparités entre les régions s’accroissent et les femmes connaissent une surmortalité atypique, d’autre part, cette espérance de vie stagne depuis 1990. La situation globalement favorable est due au développement des régions côtières. En milieu rural, l’effondrement du système de santé remet en question l’universalité et l’égalité dans l’accès aux soins de santé primaire. Certes, selon Lu Yuanli et William Hsiao, pendant l’ère égalitaire (années 1950-1970), les hôpitaux facturaient leurs soins, mais à des tarifs accessibles. En revanche, depuis les réformes économiques des années 1980 à 1990, l’état de santé des Chinois dépend de plus en plus de leur capacité à payer des soins qui sont de plus en plus chers alors même que leur qualité se détériore. En zone rurale, dès 1983, la moitié des villages n’avaient plus accès au système collectif de soins. Pour remédier à cette situation, des réformes majeures ont été mises en oeuvre pour donner à tous les travailleurs un ensemble de garanties de base, mais elles ne touchent pour le moment que le milieu urbain. En revanche, selon Charlotte Caillez, les statistiques des années 1949 à 1979 étaient totalement fausses, au point que l’on appelait les bureaux de statistiques locaux « bureaux de collecte des bonnes nouvelles ». Les « médecins aux pieds nus » étaient choisis pour leur pureté politique et savaient à peine pratiquer les premiers soins. Les hôpitaux manquaient de médicaments, d’équipements et de personnel qualifié. Néanmoins, la décentralisation ultérieure s’est faite de façon totalement anarchique et inégalitaire. En 1993, les dépenses de santé par tête dans le Guangdong rurbain étaient 33 fois supérieures à celles du Tibet rural. Dans les villages, les médecins ont abandonné leur travail de prévention, sont devenus praticiens privés, voire se consacrent à l’agriculture. Ils étaient 5,5 millions en 1978 et seulement 1,7 million en 1988. En conséquence, on assiste à un retour des épidémies, notamment de la tuberculose.
Isabelle Attané montre que la structure nucléaire a toujours constitué la norme. Au 16e siècle, comme actuellement, les deux tiers des ménages étaient constitués de deux générations. Cependant très peu de jeunes acquièrent un logement indépendant avant le mariage, et la cohabitation se prolonge souvent jusqu’après la naissance du premier enfant. En outre, plus de la moitié des personnes de 65 ans et plus vivent au sein de ménages de trois générations. Enfin, il n’y a pas de modèle chinois unique et des provinces économiquement développées, comme le Jiangsu et le Guangdong, présentent un quart de ménages à trois générations, du fait de l’existence de clans et de lignages. Tan Lin souligne que, depuis les années 1950, la société chinoise s’est efforcée de mettre en pratique l’égalité entre les sexes. Toutefois, même si l’analphabétisme a fortement baissé, le taux féminin est toujours deux fois plus élevé que le taux des hommes. De plus, la restructuration de l’État dans les années 1980 s’est accompagnée d’une baisse du taux d’activité général des femmes et de la proportion de femmes cadres. D’ailleurs, en zone rurale, les femmes consacrent près de cinq heures par jour aux tâches domestiques, soit trois heures de plus que les hommes. Que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain, les hommes gardent un rôle dominant lors de la prise de décisions importantes.
Cai Fang analyse les migrations internes en Chine : alors qu’elles étaient strictement limitées jusqu’en 1980 par le système du Hukou, le contrôle de la mobilité se relâche actuellement et un véritable marché du travail voit le jour. De jeunes travailleurs relativement instruits migrent des régions rurales vers les villes ou de l’Ouest et du Centre vers les provinces côtières de l’Est, à la recherche de meilleurs revenus. En effet, le revenu par habitant est deux à trois fois plus élevé en ville que dans les campagnes. Alors que les gouvernements des zones rurales encouragent l’émigration vers les villes, ceux des zones urbaines prennent diverses mesures pour freiner cet afflux. Jean-Louis Rallu souligne que si la Chine garde l’image d’un pays fermé, sa diaspora est la première du monde. Les deux millions d’émigrants légaux ont des caractéristiques très différentes de celles des immigrants illégaux, beaucoup plus nombreux. De toute façon, la Chine n’essaie plus de les contrôler car l’immigration joue un rôle de soupape important et apporte des revenus essentiels pour certaines zones.
Youssef Courbage étudie la situation des minorités nationales, qui étaient au nombre de 55 selon le recensement de 1953. Elles représentent actuellement 10 % de la population de la Chine mais elles occupent 60 % de son espace. La Chine se veut depuis la constitution de 1978 un État multinational. Cependant, malgré une politique officielle de discrimination positive, les minorités souffrent de diverses discriminations, au niveau de l’éducation primaire, mais surtout secondaire et universitaire, et de la santé. Du fait d’une fécondité élevée, leur croissance est forte et un doublement de leur population est prévisible.
Les évolutions démographiques et les politiques menées placent donc la Chine devant une série de défis. L’un des plus sérieux est celui du vieillissement, dont Mo Long analyse les conditions : il sera plus rapide dans les régions les plus rurales et les plus pauvres. Ainsi, selon Li Shuzhuo, Hu Ping et Jin Xiaoyi, un tiers des hommes âgés ne subsistaient que grâce à leur travail et 40 % grâce au soutien de leurs enfants, alors que pour les femmes les proportions étaient respectivement de 13 % et de 75 %. Une loi de 1996 fait d’ailleurs de cette aide une obligation juridique. Zen Yi s’interroge sur les stratégies à adopter face à ce nouveau déséquilibre ainsi qu’au déficit en filles. Liang Xiaaoyan analyse les nouveaux défis de l’enseignement en Chine. L’accès au système primaire reste généralisé, malgré un recul récent, mais sa qualité est très inégale car elle dépend des capacités financières des districts. En revanche, les taux bruts de scolarisation atteignent seulement 15 % dans le second cycle général du secondaire. Il est difficile de trouver des enseignants car ils sont mal payés et peu valorisés. Cette situation est très mal vécue par les Chinois, qui ont de plus en plus d’attentes pour l’avenir de leurs enfants, et cela d’autant plus que ceux-ci sont souvent enfants uniques.
D’après Claude Aubert, les projections concernant les besoins alimentaires futurs de la Chine sont rendues malaisées par les incertitudes statistiques qui pèsent sur les niveaux réels tant des consommations que des productions. Il se demande si les succès alimentaires de la Chine sont bien réels. La production réelle de viande serait inférieure d’un tiers, voire de moitié, aux estimations officielles. En revanche, il y aurait excédent dans la production de grains. Selon Jiang Leiwen, la masse énorme de la population de la Chine et son explosion économique récente concourent à dégrader son environnement naturel, d’autant qu’en termes de niveau par habitant, la plupart de ses ressources naturelles sont moins abondantes que la moyenne mondiale. Ainsi, chaque Chinois ne dispose, par rapport à la moyenne mondiale, que d’une superficie trois fois moindre en terres agricoles et six fois moindre en forêts ; il a aussi deux fois moins de ressources minérales et quatre fois moins d’eau.
Ce livre roboratif satisfait donc les attentes, d’autant qu’il présente également de belles cartes ainsi que deux index — thématique et des noms de personnes — et plusieurs encadrés fort instructifs d’Isabelle Attané.