Résumés
Résumé
Cet article remet en question la vision malthusienne d’une Asie dominée par les freins positifs. À l’aide de travaux récents sur le Japon, les présupposés malthusiens sont démontés ici, par l’examen de divers indicateurs démographiques. L’analyse des freins préventifs met en lumière des moyens différents de réduire la pression de la fécondité. Les Japonais pouvaient faire varier leur âge au mariage, contrôler leur fécondité matrimoniale et réguler la survie de leurs enfants selon les conditions économiques, sociales et démographiques. Ce constat met en évidence le fait que la vision malthusienne, si puissante soit-elle, ne rend pas compte de l’extrême diversité qui a cours parmi les populations au fil de l’histoire. L’examen du système démographique japonais incite à réexaminer la définition des freins positifs et préventifs et à prendre en compte le contexte social des comportements démographiques.
Abstract
This article addresses the issue of the Malthusian vision of an Asia governed by positive checks. In summarizing recent studies on Japan, the article examines demographic indicators and uses them to dismantle Malthusian assumptions. An analysis of preventive checks indicates that different means existed to reduce fertility pressures. The Japanese could adapt their age at marriage, control their marital fertility and regulate the survival of their children according to economic, social and demographic circumstances. The Malthusian vision, however comprehensive, does not take into account the extreme diversity among historical populations. Analysis of the Japanese demographic system highlights the need to reformulate the definition of positive and preventive checks and to place demographic behaviours in their social context.
Corps de l’article
Dans la seconde édition (1803) de son ouvrage intitulé Essai sur le principe de population ou exposé de ses effets sur le bonheur humain, dans le passé et le présent, avec des recherches sur nos perspectives de supprimer ou de diminuer à l’avenir les maux qu’il occasionne, le pasteur anglican Thomas Robert Malthus aborde les différentes régions du globe selon les principes régulateurs de leur population, et propose une métagéographie [1] démographique basée sur les différents moyens d’obtenir l’homéostasie au sein d’une société.
Pour Malthus, il existe deux mécanismes régulateurs, deux types de freins : le frein préventif, qui caractérise le monde européen « moderne » et permet de contrôler la croissance de la population en restreignant l’accès au mariage, et le frein positif, qui s’applique à l’Europe traditionnelle et au monde non européen, où la population croît de façon incontrôlée jusqu’à ce que la mortalité augmente à cause de l’accroissement de la pauvreté.
En localisant ces deux types de freins, Malthus a proposé une géographie du monde. De son analyse demeure une division du globe en deux reposant sur les principes régulateurs. Dans la métagéographie malthusienne, l’Europe, par le contrôle de la reproduction, s’oppose à l’Asie, où règne la pratique d’un mariage précoce qui favorise une forte fécondité des couples, plongeant la majorité de la population dans la misère. Pour Malthus, comme pour beaucoup d’autres, l’Orient et l’Occident se différenciaient non seulement économiquement, mais aussi moralement !
Le travail que nous proposons est une remise en question de la vision malthusienne d’une Asie préindustrielle dominée par les freins positifs. L’influence des travaux de Malthus a introduit un biais dans la lecture démographique de l’Asie (Goody, 1999). Notre relecture tente modestement de proposer une vision alternative. Tout travail de cette envergure a des limites, et celui-ci n’échappe pas à la règle. Nous concentrons notre attention sur un seul pays asiatique, le Japon, durant la période Tokugawa (1603-1868). La démographie historique du Japon est bien documentée, mais peu d’études offrent une lecture comparative du système démographique japonais [2]. Notre analyse [3] recourt à des sources secondaires. Les études utilisées ont été menées à un niveau local et à des périodes différentes ; ce manque de représentativité, tant spatiale que temporelle, doit être gardé à l’esprit lors de la lecture et de l’analyse des divers éléments de ce travail. Notre démarche n’aborde pas les freins positifs mais se concentre plutôt sur les freins préventifs. Dans un premier temps, la nuptialité, frein préventif classique, est abordée dans le détail. Les indicateurs matrimoniaux standard (âge moyen au mariage, célibat) sont passés en revue pour les deux sexes, mais, dans la mesure où les interruptions d’union influencent la fécondité, les causes de mariage incomplet (décès du conjoint, divorce) sont également envisagées, ainsi que les remariages. La reproduction des couples japonais est ensuite examinée. Les différences entre la fécondité en Europe et au Japon sont présentées et mises en relation avec les pratiques liées à l’intervalle protogénésique, à l’arrêt de la reproduction et à l’espacement des naissances. Enfin, l’effet des migrations dans le système démographique japonais est analysé. Notre conclusion souligne la plus grande diversité des mécanismes de régulation des populations japonaises par rapport aux populations européennes.
Le Japon dans le regard de Malthus
Dans la seconde édition de son essai, où apparaît sa métagéographie, Malthus aborde la Chine et le Japon dans le même chapitre, dont la Chine est le sujet central ; seules quelques lignes, en fin de chapitre, sont consacrées au Japon. Malthus explique que la ressemblance entre les deux pays est trop forte pour qu’il soit nécessaire de présenter le cas japonais en détail [4].
Selon le pasteur anglican, les Chinois et les Japonais reconnaissent deux finalités au mariage (1963 [1803] : 154) : « la première], de perpétuer les sacrifices dans le temple de leurs pères ; [la seconde], la multiplication de l’espèce ». Dans la perspective malthusienne, en Extrême-Orient, malgré les conditions géographiques naturelles avantageuses de certaines régions et les niveaux élevés de la production et de la productivité agricoles, la fréquence d’un mariage universel et précoce, couplée à la pratique d’un héritage égalitaire, a réduit la majorité des individus à un faible niveau de vie et forcé les pauvres à vivre dans la misère (Malthus, 1963 [1803] : 154-155).
Malthus reconnaît que cet accroissement de la pauvreté ne va pas de pair avec des épidémies fréquentes (1986 [1826] : 156), mais soutient que les famines sont nombreuses (1986 [1826] : 131). Sa conclusion est que les populations chinoise et japonaise sont dominées par les freins positifs plutôt que par les freins préventifs. Il considère les famines comme le plus puissant des freins positifs à la population de la Chine et du Japon, ajoutant toutefois que le caractère « plus belliqueux, plus séditieux, moins tempérant et plus ambitieux » des Japonais a conduit à de nombreuses guerres sanglantes (Malthus, 1963 [1803] : 158).
Pour Malthus, l’Extrême-Orient est une région où dominent les freins positifs. En essayant de voir s’il existait des freins préventifs au Japon, est-il possible de mettre sa thèse en question ? Un examen de la nuptialité puis de la reproduction des couples japonais nous permettra de nuancer le point de vue de Malthus.
La nuptialité : le frein préventif classique
Pour Malthus, il existe deux postulats de base : « Premièrement, que la nourriture est nécessaire à l’homme ; Deuxièmement, que la passion réciproque entre les sexes est une nécessité, et restera à peu près ce qu’elle est à présent » (Malthus, 1980 [1798] : 24).
Il faut donc freiner toute croissance démographique (conséquence de la passion entre les sexes) pour ne pas dépasser les ressources disponibles. Malthus définit deux types de frein : positif et préventif. Selon sa théorie, les freins positifs sont incontrôlables, alors que les freins préventifs, essentiellement d’ordre moral, sont soumis à la rationalité humaine. Ce sont le célibat prolongé ou définitif, le mariage tardif ou l’abstinence. Dans le système malthusien, le mariage constitue le frein « préférable » à la croissance de la population.
Il est communément admis, depuis Malthus, que, dans les sociétés préindustrielles, le moyen le plus efficace pour contrôler la fécondité était de restreindre l’accès au mariage. Dans un contexte où la population dépendait exclusivement des ressources à disposition, le seul moyen d’assurer sa survie était de maîtriser sa croissance, donc les naissances. Le mariage occupe une place centrale dans les régimes démographiques préindustriels : il offre le droit à la reproduction. Ainsi, la nuptialité peut se décomposer en deux éléments principaux :
d’un côté, la rapidité avec laquelle une génération se mariait, une fois atteint l’âge requis par la biologie (la puberté était plus tardive qu’aujourd’hui, vers 15-16 ans), par les conventions sociales, les lois ou la religion ; de l’autre, la proportion de ceux qui ne se mariaient pas au cours de leur période de fécondité. La première composante peut se synthétiser en âge moyen, ou médian, au premier mariage, la seconde en taux de célibat définitif, c’est-à-dire la proportion de ceux et celles qui ne sont pas mariés à 50 ans ».
Livi Bacci, 1999 : 159
En d’autres termes, le mariage tardif et le célibat définitif étaient les seuls freins préventifs, le contrôle de la fécondité au sein du mariage étant inexistant. Depuis Malthus, on pensait communément que la croissance de la population japonaise était largement contrôlée par les freins positifs, par la mortalité, et qu’il n’y avait pas de frein préventif à la croissance de la population dans le système démographique préindustriel japonais. Le mariage y était précoce et universel et, en l’absence de moyens de contrôler la fécondité au sein du ménage, les Japonais connaissaient les mêmes taux de reproduction que certaines populations d’ailleurs dans le monde. Pourtant, il paraît très probable que la croissance démographique de ce pays a été contrôlée par des mécanismes préventifs.
Depuis Malthus, la plupart des recherches démographiques sur la nuptialité, surtout en démographie historique, ont porté sur l’efficacité du frein préventif, à travers le mariage tardif. À la suite de Hajnal (1953, 1965), d’autres études se sont concentrées sur les techniques de calcul des statuts matrimoniaux et de l’âge au mariage. Cependant, les différences entre les sexes sur le marché matrimonial et leurs implications pour le système démographique ont été très peu abordées. Les taux élevés de mortalité infantile et juvénile féminine ont eu des conséquences fondamentales pour le marché matrimonial, l’institution du mariage et les pratiques matrimoniales durant les périodes préindustrielles en Extrême-Orient. La pénurie de femmes a empêché une grande proportion d’hommes de se marier. Par conséquent, le marché matrimonial n’était pas le même pour les deux sexes.
Les caractéristiques du mariage japonais
Les différences entre pays européens eu égard aux caractéristiques du mariage ont été théorisées pour la première fois par John Hajnal, qui a discerné des modèles différents pour l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Le système ouest-européen se caractérise par un mariage tardif (à plus de 26 ans pour les hommes, à environ 23 ans pour les femmes) et par un fort taux de célibat ; en Europe de l’Est, le mariage est précoce et le taux de célibat faible (Hajnal, 1965). Hajnal a développé sa théorie dans un article plus récent sur la formation des ménages : les règles de formation des ménages simples valent dans toute l’Europe du Nord et de l’Ouest, et les règles de formation des ménages élargis valent aussi bien en Europe de l’Est qu’en Asie, notamment dans des pays comme la Chine ou l’Inde (Hajnal, 1983).
Plusieurs scientifiques ont fait valoir que le mariage japonais prémoderne était une variation du modèle ouest-européen. Par exemple, Hanley et Yamamura ont souligné que l’âge au mariage était relativement élevé au Japon durant cette période et qu’il variait en fonction des conditions économiques à court terme, comme en Europe occidentale (1977 : 248). Selon Osamu Saito, le mariage japonais prémoderne n’était comparable ni au modèle ouest-européen ni au modèle est-européen. Il souligne que le système familial japonais était nettement différent de la famille nucléaire d’Europe de l’Ouest, et que le taux de célibat était plus bas durant les périodes Tokugawa et Meiji que les niveaux de l’Europe occidentale préindustrielle (Hamano, 1996 : 1). En fait, le modèle japonais traditionnel du mariage se distinguait à la fois du modèle de l’Europe occidentale et des modèles des autres pays asiatiques, y compris la Chine.
Mais les études les plus récentes, dont une partie est synthétisée ici, cherchent à dépasser les préoccupations conceptuelles de Hajnal et un intérêt méthodologique trop étroit pour l’âge moyen au mariage et la proportion de célibataires. Elles mettent en lumière « la coexistence de multiples régimes matrimoniaux dans le Japon préindustriel, et la nécessité d’examiner les conséquences du premier mariage (y compris la dissolution du mariage et le remariage) dans le contexte des systèmes familiaux » (Tsuya et Kurosu, 2000 : 132, notre traduction).
Le système matrimonial japonais sera abordé en trois temps. Le premier examen porte sur le mariage féminin, le deuxième sur le mariage masculin ; la plupart des études de démographie historique sur le Japon ne prennent pas la peine de décomposer le mariage, alors que cela permet de mieux comprendre les caractéristiques matrimoniales d’une population. La troisième partie aborde les comportements matrimoniaux sous-jacents aux indicateurs démographiques généraux de l’âge au mariage et du taux de célibat : les stratégies cachées. Les deux premiers volets présentent les caractéristiques du mariage selon les critères méthodologiques proposés par Hajnal, le dernier s’efforce de dépasser ces critères.
Le mariage féminin
Bien que ressemblant à de nombreux égards à la Chine (aux yeux de Malthus), le Japon connaissait pourtant une situation différente en matière de mariage. Le mariage féminin y était un peu plus tardif qu’en Chine. En outre, les proportions de Japonaises mariées variaient selon les régions. Akira Hayami fournit des données sur les proportions de femmes de 23 sai mariées et d’hommes de 28 sai mariés, par préfecture, en 1886 [5]. À 23 et 28 sai, les Japonaises et les Japonais du Nord-Est tendaient à se marier plus précocement et plus universellement que leurs compatriotes des deux autres régions (Hayami, 1987 : 63-70). Il existait au Japon une forte variation géographique.
La figure 1 présente la proportion de femmes célibataires par groupe d’âge pour la Suède, la Chine et le Japon aux 18e et 19e siècles. À cette époque, à 20-24 ans, la plupart des Chinoises sont déjà mariées tandis que la majorité des Japonaises sont encore célibataires. Vers 30-34 ans il n’y a presque plus de femmes célibataires en Chine, mais elles sont encore environ 15 % au Japon et près de 30 % en Europe (Suède). Après 35-39 ans, la proportion de Japonaises non mariées augmente ; cela s’explique par les interruptions non voulues du mariage suite à la mort du conjoint. Le mariage féminin japonais, tel qu’il apparaît sur cette figure, ne répond pas aux critères du modèle est-européen. Il se situe à la frontière entre le modèle matrimonial chinois et le modèle euro-occidental.
Si on examine les cinq villages sur lesquels la proportion de femmes célibataires a été calculée pour le Japon, une forte variation des comportements apparaît (figure 2). Le pourcentage des femmes non mariées à Fujito et à Nishikata connaît une forte hausse après 35 ans, influençant le profil des quatre villages japonais de la figure 1. Ces variations ne s’expliquent pas, ou s’expliquent seulement en partie, par la situation géographique des villages de l’échantillon. Les quatre localités rurales analysées par Hanley et Yamamura (1977) appartiennent à la même province (Sud-Ouest), alors que Nakahara (étudiée par Smith, 1977) appartient à une province centrale. Cette diversité implique plutôt l’existence de diverses stratégies.
Les caractéristiques matrimoniales nationales illustrées par la figure 1 sont confirmées par l’analyse de l’âge féminin au premier mariage : le tableau 1 présente les données pour divers villages Tokugawa, selon le système de comptabilité de l’âge traditionnel (Kazeodoshi). Dans ce système, un enfant est âgé d’un sai à sa naissance, de deux l’année suivante, de trois l’année d’après, et ainsi de suite. Les âges japonais traditionnels équivalent à l’âge occidental plus un.
Au Japon, l’âge moyen féminin au premier mariage varie entre 14 et 23 ans. Cette forte variation reflète une division géographique assez marquée. Les données du tableau 1 sont ordonnées du nord au sud du Japon. L’âge au premier mariage des femmes témoigne d’une tendance au mariage plus précoce dans le nord et plus tardif dans les régions centrales et méridionales [6]. Si l’on s’en tient à la moyenne nationale, les Japonaises se marient pour la première fois à 20,4 sai, l’équivalent d’un peu plus de 19 ans en âge occidental [7]. Le mariage féminin japonais est tardif pour les standards asiatiques, mais pas autant que le mariage féminin européen. Le tableau 1 ne montre pas l’évolution de l’âge au mariage des femmes. Selon Hamano (1996 : 2), il était à la hausse durant le 18e et le 19e siècle.
Le mariage masculin
Les études sur la nuptialité concernent principalement les femmes ; en raison de sa moindre importance pour la fécondité, le mariage masculin n’est, très souvent, pas abordé. Les seules données asiatiques que nous possédions concernent le Liaoning pour la Chine et Nakahara pour le Japon ( figure 3) ; elles mettent en perspective la proportion des hommes célibataires par groupe d’âge en Chine, au Japon et en Suède au 18e-19e siècle.
À cette époque, les Chinois se marient plus tôt que les Japonais et les Suédois. Pourtant, dans chaque pays, plus d’un homme sur cinq est toujours célibataire à 30-34 ans : environ 20 % le demeurent en Chine, et plus de 40 % au Japon ! À 40-44 ans, près de 15 % des Chinois et des Japonais sont encore célibataires; la proportion est moindre en Suède.
Or, si la proportion d’hommes non mariés est plus élevée en Chine et au Japon qu’en Europe occidentale, les Asiatiques se marient néanmoins plus tôt. Pour les Japonais, la transition matrimoniale s’effectue entre 19 et 30 ans, l’âge moyen étant de 25.6 sai, soit près de 25 ans en âge occidental (tableau 2). L’âge au mariage masculin est ainsi plus élevé au Japon qu’en Chine, flirtant avec la limite proposée par Hajnal (plus de 26 ans pour les hommes). Par ailleurs, la distribution géographique de l’âge au mariage des hommes fait pendant à celle des femmes ; le nord-est du pays se signale encore ici par un âge au mariage plus précoce que dans le centre et le sud-ouest de l’archipel.
Les caractéristiques du mariage masculin japonais ne correspondent pas au modèle dressé par Malthus et affiné par Hajnal. En fait, les Japonais avaient autant de chances de se marier que les Européens de l’Ouest. Mais alors que le célibat masculin japonais était principalement dû à un déséquilibre du marché matrimonial (marriage squeeze), c’est-à-dire à l’indisponibilité des femmes, le célibat masculin en Europe trouvait son explication dans le report, parfois indéfini, du mariage, attribuable à des raisons socio-économiques.
Au Japon, la nuptialité féminine était précoce et universelle, mais la pénurie de femmes et les coûts liés à un mariage semblent avoir empêché des hommes de se marier. Les raisons du taux de célibat masculin japonais ont à voir avec la pratique de l’infanticide sélectif, cause d’un déséquilibre sur le marché matrimonial [8].
L’explication simple et séduisante des taux de célibat féminin et masculin japonais — déséquilibre du marché matrimonial lié à la pratique de l’infanticide sélectif — masque un phénomène bien plus complexe. Au Japon, l’âge moyen au mariage des femmes était plus bas que celui des hommes, quelle que soit la région considérée. La variance était plus élevée chez les hommes que chez les femmes [9]. En fait, les caractéristiques du premier mariage étaient totalement différentes selon le sexe. Selon Tsuya et Kurosu (2000 : 136), la probabilité du premier mariage féminin entamait une lente ascension après l’âge de 15 ans et atteignait son plus haut niveau à 20 ans, puis retombait rapidement. Pour les hommes, l’évolution était totalement différente. Le risque augmentait jusqu’à un certain niveau, atteint vers l’âge de 20 ans et représentant seulement le tiers de celui des femmes, et y demeurait pendant une dizaine d’années (figure 4) [10].
Comme le mariage conférait le droit à la reproduction dans les régimes démographiques d’autrefois, tous les facteurs susceptibles d’influencer l’accès à ce « sésame » doivent être examinés. L’âge moyen au mariage et le taux de célibat ne sont pas les seuls facteurs matrimoniaux qui influencent la fécondité. Il faut également prendre en considération les mariages interrompus par la mort ou le divorce, ainsi que les remariages : est-ce qu’on se remariait après la perte d’un mari ou d’une épouse, et au bout de combien de temps ?
Le mariage incomplet : décès du conjoint, divorce et remariage
La recherche historique s’étant très peu penchée sur la deuxième cause d’interruption du mariage, le divorce et le remariage dans les populations anciennes n’ont guère été abordés.
Lorsqu’on parle d’interruption du mariage dans ce contexte, on prend soin de distinguer entre mariage complet et mariage incomplet. Le mariage est complet lorsque la femme a atteint le terme de ses années fécondes (45-50 ans), et incomplet lorsque ses années fécondes ne sont pas terminées. Si le mariage est interrompu lorsqu’il est complet, l’incidence de cet événement sur la fécondité est nulle ; si le mariage s’interrompt alors que les années reproductrices de la femme ne sont pas terminées (mariage incomplet), l’événement a un impact sur la fécondité. Comme nous cherchons à cerner les mécanismes qui freinent la croissance démographique, seuls les mariages incomplets sont examinés ici.
Au Japon, moins de la moitié des mariages étaient complets, l’autre moitié était interrompue avant que la femme atteigne 45 ans (Tsuya, 2001). Parmi les causes des mariages incomplets, le décès du conjoint occupait la première place, le divorce venant loin derrière (Smith, 1977 : 99). La durée du mariage et les raisons entraînant la fin d’une union étaient diverses. En général, les classes aisées et moyennes avaient deux fois plus de chances de connaître un mariage complet. Lorsqu’elles vivaient un mariage incomplet, souvent l’union n’était pas interrompue par un décès ; la mortalité était moins forte parmi les couples des classes aisées et moyennes (ibid.).
Dans son étude sur Nakahara, Smith remarque que le rapport entre les veufs et les veuves fait apparaître une différence de classe dans les mariages incomplets ; il est en effet « de 1 pour 1 dans les classes pauvres, de 1 pour 2 dans les classes moyennes et de 1 pour 14 dans les classes aisées » (1977 : 99-100, notre traduction). Cela s’explique par le fait que, à âge au mariage masculin égal, la différence d’âge entre les époux augmentait avec le statut économique du mari. Étant plus âgés relativement à leur femme que les hommes mariés des classes pauvres, les hommes mariés des classes aisées avaient plus de probabilité de mourir avant elle.
Les classes sociales ne semblent pas avoir eu de forte incidence sur le divorce au Japon (ibid. : 99). Par contre, l’absence d’enfant occupe une place importante dans les causes de rupture. La proportion des mariages incomplets de femmes divorcées sans enfants est la plus grande. Cela souligne l’importance des enfants pour la continuation du mariage (Smith, 1977 : 102 ; Tsuya, 2001). Cependant, il ne faut pas conclure hâtivement que le fait de ne pas avoir d’enfants était la seule cause importante du divorce. S’il est vrai qu’une grossesse qui ne se présentait pas pouvait avoir des conséquences matrimoniales, les attentes de la belle-famille en matière de reproduction (assurer la continuité de la lignée) pouvaient être plus ou moins déterminantes selon la sympathie à l’égard de la nouvelle bru. Les sentiments de la bru envers sa belle-famille entraient aussi en ligne de compte (Smith, 1977 : 102). En fait, « au contraire de l’impression habituelle, les femmes dans les campagnes japonaises prenaient l’initiative du divorce » (ibid., notre traduction).
Déséquilibré par l’infanticide, le marché matrimonial était également affecté par le remariage. La différence entre les sexes était renforcée par les restrictions culturelles liées au remariage des femmes. Comme en Occident, le remariage était plus une affaire d’hommes. D’après Smith (1977 : 100), il touchait à peu près les mêmes proportions de veufs (environ un tiers) et de veuves (un cinquième peut-être) à Nakahara qu’en Europe.
La différence d’âge entre les époux présente de nombreuses variations car les célibataires et les veufs recherchaient en premier lieu une jeune épouse. Au Japon, le remariage féminin a été plus étudié. La plupart des femmes divorcées se remariaient tandis que la majorité des veuves ne le faisait pas. La raison principale semble être la présence des enfants, qui liait la veuve à la famille de son défunt mari, alors que les divorcées avaient moins d’attaches. De plus, en moyenne, les divorcées étaient plus jeunes que les veuves lors de l’interruption du mariage. Le divorce mettait un terme à un mariage infécond (du moins jusque-là) et débouchait sur un rapide remariage (Smith, 1977 : 103). La proportion des femmes divorcées remariées dépassait celle des veuves remariées (Smith, 1977 : 102-103 ; Tsuya, 2001). Elles se remariaient assez rapidement ; environ la moitié des remariages à Nomo se produisaient deux ans après la fin du premier mariage. Cependant, dans ce même village, la durée moyenne jusqu’au remariage était plus courte pour les veuves que pour les divorcées (Tsuya, 2001).
La raison de l’interruption du premier mariage est associée à des différences dans les chances des remariages d’être complets. Près de la moitié des remariages de divorcées duraient jusqu’à ce que la femme atteigne 45 ans, tandis qu’environ les trois quarts des remariages de veuves étaient complets (Tsuya, 2001). Cela s’explique principalement par l’écart d’âge entre les époux au remariage, qui était en moyenne moins élevé pour les veuves que pour les divorcées [11]. L’examen de la distribution des écarts d’âge au remariage présentés par ces deux groupes fait aussi ressortir que les divorcées se remariaient peu avec un homme plus jeune, alors que la plupart des veuves le faisaient. En agissant ainsi, les veuves remariées avaient moins de chances de connaître un nouveau deuil que les divorcées remariées avec des hommes plus âgés.
Pourquoi les divorcées se remariaient-elles avec des hommes plus âgés ? Tsuya (2001) avance trois raisons. L’une d’elles est d’ordre démographique. À la fin de leur premier mariage, les veuves étaient en moyenne plus âgées que les divorcées. Mais ce n’est, semble-t-il, pas la raison principale, car l’âge moyen à la fin du premier mariage était d’environ 32 ans pour les divorcées et 36 ans pour les veuves. La deuxième possibilité est le choix délibéré des femmes, basé sur des considérations démographiques. Le remariage était moins répandu parmi les veuves que parmi les divorcées ; lorsqu’une veuve se remariait, elle voulait s’épargner un nouveau deuil. En troisième lieu, les choix pouvaient résulter d’un alliage entre les besoins affectifs des femmes et la situation économique des hommes (plus jeunes). Le statut des veuves au sein du village était plus stable que celui des divorcées et elles avaient certainement hérité de quelques biens leur assurant une indépendance économique. Si cela était le cas, les veuves pouvaient choisir un nouveau conjoint de façon plus libre, selon leurs préférences plutôt que pour des raisons utilitaires. De même, pour les jeunes hommes en quête de ressources économiques, une veuve ayant hérité constituait un bon parti, non seulement sur le plan économique mais également en raison de son expérience de la conduite d’un ménage dans une économie familiale préindustrielle.
L’inverse est peut-être vrai pour les veufs. Un veuf dont le statut était assuré choisissait certainement une épouse plus jeune autant pour ne pas connaître un nouveau deuil que par désir de s’assurer une descendance. Dans la même logique, les divorcés tendaient à se remarier avec des femmes également plus jeunes, dans la mesure où, dans une société patriarcale, leur statut ne devait pas souffrir d’un divorce et où une descendance devait être assurée dans le cas d’un premier mariage infécond [12]. L’expérience d’une veuve dans la conduite d’un ménage ne les attirait pas ; la barrière de l’âge faisait planer la menace d’un décès et celle d’une union sans descendance. La perspective de ne pas être le chef du ménage et la dépendance économique mais aussi sociale à l’égard d’une femme devaient également les déranger. Ce sont là des hypothèses, mais qui méritent d’être étudiées.
Figurant parmi les causes des mariages incomplets, le divorce n’a cependant pas contribué de façon significative au contrôle de la fécondité car il débouchait sur un remariage rapide, qui intervenait avant que la femme ait atteint le terme de sa vie reproductive (voir plus loin). Mais les mariages incomplets interrompus par la mort de l’un des conjoints ont influé sur la fécondité des femmes japonaises car ils étaient assez fréquents et rarement suivis d’un remariage. En ce qui concerne les remariages, il semble que la préférence pour une femme jeune (et dans une mesure moindre pour un homme jeune, car les veuves se remariaient moins) détournait une grande proportion d’hommes de trouver une conjointe de leur âge. Au sein d’un marché matrimonial déséquilibré, le problème semble donc bien avoir été, non pas le nombre de femmes disponibles mais bien le nombre de jeunes femmes n’ayant jamais été mariées.
La reproduction au Japon
La fécondité : les différences avec l’Europe
Malthus pensait que la passion entre les sexes était une nécessité et qu’elle était la même dans toutes les sociétés ; les niveaux de fécondité étaient les mêmes en Extrême-Orient que partout ailleurs. Les rares exceptions en matière de contrôle de la fécondité provenaient de conséquences fortuites liées à la pauvreté. En d’autres termes, il n’existait pas de moyens de restreindre la fécondité au sein des couples ; seule la contrainte morale [13] offrait un contrôle sur la fécondité.
Cette affirmation a été admise par la majorité des démographes contemporains ; il n’existait pratiquement pas de contrôle volontaire de la reproduction avant la transition de la fécondité. En fait, la maîtrise de la fécondité reposait uniquement sur la fréquence des rapports sexuels. Les démographes ont dressé un modèle de fécondité matrimoniale incontrôlée dans lequel seule l’amplitude de la courbe change, le profil restant fondamentalement le même. Ils ont identifié un âge type de la fécondité et l’ont appelé « fécondité naturelle ». La fécondité est élevée durant la jeunesse et, sous un régime de forte fécondité, diminue seulement lorsque la capacité biologique de reproduction se réduit, avec l’âge. De nombreuses études ont confirmé que la fécondité prétranstionnelle était « naturelle », validant le modèle malthusien. Les travaux sur la transition de la fécondité en Occident ont longtemps tendu à montrer que cette transition s’opérait entre un régime de fécondité naturelle et un régime de contrôle de la fécondité appelé limitation des naissances (Flinn, 1981).
La fécondité naturelle est une combinaison entre des facteurs physiologiques (âge à la puberté, ovulation, fécondabilité, aménorrhée post-partum…) et des comportements conformes aux normes sociales (allaitement, tabous sexuels, précocité du mariage, désir d’avoir une descendance nombreuse ou réduite…). Le taux de fécondité totale peut être inférieur au maximum possible pour deux grandes raisons. La première repose sur des facteurs influençant le niveau des capacités de reproduction des femmes et des hommes. La seconde est la conséquence du nombre désiré d’enfants [14].
Ces deux grandes raisons s’inscrivent dans des habitudes sociales, comme le tabou des rapports sexuels durant l’allaitement ou le séjour des femmes chez leurs parents, qui peuvent diminuer le risque de conception. L’âge au mariage peut également affecter la fréquence des rapports sexuels, et par conséquent le risque de conception. Un âge élevé au mariage est donc associé à une basse fécondité.
Nous l’avons dit, Malthus avait identifié deux motivations au mariage au Japon : « [la première], de perpétuer les sacrifices dans le temple de leurs pères ; [la seconde], la multiplication de l’espèce » (1963 [1803] : 154). Ces deux finalités du mariage s’inscrivaient dans un régime matrimonial universel et précoce qui conduisait la population japonaise à la surpopulation. Un mariage précoce et universel devait déboucher, dans la logique de Malthus, sur une descendance abondante. d’autant plus que les normes sociales asiatiques encourageaient la fécondité (importance d’une descendance).
Selon Lee et Wang (1999), le modèle de la transition de la fécondité perçue comme le passage d’un régime de fécondité naturelle à un régime de planification familiale ne correspond pas à l’expérience des populations non occidentales, anciennes ou actuelles. La fécondité prétransitionnelle du Japon (comme de la Chine) était plus faible que la fécondité des populations prétransitionnelles européennes. Un grand nombre d’études ethnographiques et historiques ont montré qu’il existait un contrôle de la fécondité dans ces sociétés, mais parce qu’ils sont largement non quantitatifs, ces travaux ont été ignorés, rejetés au motif que le moyen de contraception était anecdotique et involontaire. Comparativement à la mortalité, les faibles taux de fécondité naturelle au Japon durant la période préindustrielle ont été beaucoup moins abordés.
En Extrême-Orient, les taux de fécondité des populations étaient inférieurs à ceux des populations prétransitionnelles européennes. Le tableau 3 présente la fécondité légitime de quelques villages japonais et européens. En général, les Japonaises ont eu moins d’enfants que les Européennes. Mariées à 20 ans ou avant, elles avaient rarement plus de 6 enfants en moyenne si elles restaient mariées jusqu’à 50 ans ; en Europe les femmes avaient en moyenne plus de 8 enfants.
Cette faible fécondité est une des spécificités du régime démographique extrême-oriental. La figure 5 offre un aperçu de la différence entre la fécondité légitime de six populations asiatiques et celle de six pays européens aux environs de 1600-1800. Le contraste est évident. La fécondité européenne était plus élevée, surtout dans les groupes d’âge jeunes.
Au Japon, il existe en matière de fécondité, comme de nuptialité, une grande différence entre la partie centrale et le nord-est du pays (figure 6). Cependant, c’est dans le nord-est de l’archipel nippon, région où le mariage est le plus précoce, que l’on trouve les taux de fécondité légitime par âge les plus bas, ce qui contredit totalement les présupposés malthusiens.
Intervalle protogénésique, arrêt précoce de la reproduction et espacement des naissances
La faible fécondité extrême-orientale est le produit d’une reproduction limitée. Comme nous l’avons vu, le mariage des femmes survenait plus tôt en Asie qu’en Europe, et la reproduction aurait donc dû y atteindre des niveaux supérieurs ou, tout au moins, les même niveaux. Or il n’en est rien. Trois mécanismes ont permis aux populations asiatiques de limiter leur fécondité : un âge élevé à la première maternité ou un grand intervalle protogénésique (intervalle entre le mariage et la première naissance), l’arrêt précoce de la maternité et l’espacement des naissances (intervalle intergénésique).
Au Japon, il est difficile de déterminer l’intervalle entre mariage et première naissance, car dans le Japon des Tokugawa, le mariage n’était enregistré légalement qu’après la conception ou la naissance du premier enfant (Hanley et Yamamura, 1977 : 235 ; Cornell et Hayami, 1986). À notre connaissance, Smith (1977 : 79-81) est le seul à fournir des données à ce sujet, qui établissent l’intervalle protogénésique à près de 31 mois (2,6 ans) [15], contre 16 mois en France et 14 mois en Angleterre (Flinn, 1981 : 33), et quelque 3-4 ans en Chine (Wang, Lee et Campbell, 1995 : 389 ;mm Lee et Campbell, 1997 : 92).
Beaucoup de couples asiatiques mettaient prématurément un terme à leur reproduction. Au Japon, la dernière naissance survenait à l’âge moyen de 34,6 ans. La figure 7 résume l’âge moyen à la dernière naissance en Chine, au Japon et en Europe.
Les valeurs de l’âge moyen à la dernière naissance en Extrême-Orient sont inférieures à celles qui ont été calculées pour diverses populations en Europe. Les modèles asiatique et européen d’arrêt de la reproduction sont fondamentalement différents. Les Orientaux pouvaient limiter leur fécondité au moyen d’un arrêt prématuré de leur vie féconde [16].
En Europe, le mariage et l’âge à la dernière maternité étaient plus tardifs ; la reproduction des couples s’étalait sur un peu plus d’une dizaine d’années. Une moyenne de plus de 8 enfants implique des intervalles intergénésiques très courts. Les couples asiatiques avaient également un peu plus d’une décennie pour assurer leur descendance. Durant cette courte période de reproduction, les couples n’avaient pas plus de 6 enfants. Ce nombre autorise de plus grands intervalles. L’espacement des naissances (intervalle intergénésique) est également un moyen de réduire la fécondité. De longs intervalles intergénésiques sont souvent associés à la pratique de l’allaitement, réputé prolonger la durée de l’aménorrhée post-partum (la période après l’accouchement durant laquelle une femme n’est pas fertile et ne peut tomber à nouveau enceinte).
Au Japon, l’espacement des naissances varie selon le rang de naissance et le nombre d’enfants (Tsuya, 2001). De manière générale, une fécondité élevée est associée à des intervalles intergénésiques courts ; les couples avec de nombreux enfants ont besoin d’intervalles courts pour atteindre leur forte fécondité. Les intervalles intergénésiques étaient plus longs au Japon qu’en Europe. Les intervalles moyens entre le premier et le deuxième enfant étaient de 28 à 31 mois en Angleterre et de 23 à 27 mois en France (Flinn, 1981 : 87), représentant seulement la moitié ou les deux tiers de ceux qui étaient observés dans les villages Tokugawa au Japon (Hanley et Yamamura, 1977 ; Tsuya, 2001).
Malgré les traditions culturelles et l’importance d’une descendance, les couples asiatiques ont limité leur fécondité en recourant à trois mécanismes qui leur ont permis d’avoir moins d’enfants que les Européens. Malthus et ses disciples n’ont pas su voir la complexité des actions de limitation de la fécondité des populations asiatiques. En prolongeant l’intervalle protogénésique, en stoppant leur reproduction prématurément et en espaçant un peu plus les naissances, les couples chinois et japonais ont eu deux ou trois enfants de moins que leurs vis-à-vis européens. Les couples européens avaient recours à une contrainte morale [17] limitant l’accès au mariage pour contrôler leur fécondité, tandis que les Chinois et les Japonais recouraient à des contraintes matrimoniales encore plus efficaces. Un autre mécanisme de régulation des naissances a été utilisé par les couples asiatiques : l’infanticide. En recourant à l’infanticide, les Chinois et les Japonais limitaient leur descendance mais pouvaient également contrôler sa composition. De plus, l’infanticide offre une explication à certains grands écarts intergénésiques.
L’infanticide
Malthus concevait l’infanticide comme un acte désespéré, dont l’existence attestait l’état de pauvreté de l’Extrême-Orient. Comme le notent Lavely et Wong (1998 : 736), la terminologie associée à l’infanticide tend à refouler son importance homéostatique : « l’infanticide est littéralement associé à la mortalité et au vice malthusien, mais son confinement aux freins positifs le colore d’une teinte excessivement malthusienne » (notre traduction).
L’infanticide est intégré ici dans les freins préventifs — au sens strict de ce terme, indépendamment de la morale religieuse que Malthus y associait — car c’est une action réfléchie de la part des parents. Selon Lee et Campbell (1997 : 70), l’infanticide doit être considéré comme un avortement post-natal. Il n’est pas fortuit, et constitue un moyen volontaire et réfléchi de limiter la reproduction pour que l’effectif de la famille ne dépasse pas le niveau des ressources disponibles. D’un point de vue purement rationnel, c’est la stratégie de mortalité la plus efficace. Il permet d’éliminer des enfants non désirés avant qu’ils deviennent un coût pour les parents.
L’infanticide ne figure pas toujours dans les statistiques asiatiques, à cause du sous-enregistrement de la mortalité des enfants. Il est difficile d’en apprécier l’impact réel. Pourtant, quelques études permettent de briser l’image malthusienne liant l’infanticide à la pauvreté.
L’image collective de l’Asie est fortement marquée par la pratique de l’infanticide. Cette perception occidentale a tellement pénétré les esprits qu’elle fait oublier que les Européens ont aussi eu recours à l’infanticide (Lynch, 2000). Alors qu’en Europe, depuis le 17e siècle, l’infanticide a diminué, en Asie (Chine, Corée, Inde…), il subsiste. Il a longtemps été reconnu comme un phénomène universel, mais son importance en tant que comportement démographique n’a été abordée que récemment. Les études sur le Japon Tokugawa ont été parmi les premières à montrer que l’infanticide pouvait être utilisé comme un moyen rationnel de contrôle de la reproduction, non seulement pour limiter la taille de la famille mais également pour choisir le sexe des enfants [18].
Dans son analyse de la fécondité à Nakahara, Smith met en évidence la pratique de l’infanticide répandue dans l’ensemble de la société (1977 : 83). Il montre que le nombre des enfants, leur sexe, la taille de la « ferme » et celle de la famille avaient une influence sur cette pratique (ibid. : 64-79), dont les filles surtout faisaient les frais. Hanley et Yamamura (1977 : 233-241) font les mêmes remarques mais signalent la pratique de l’avortement, par des méthodes passablement développées : « les techniques d’avortement dépassaient tout ce qu’on peut appeler “médecine populaire” » (ibid. : 234, notre traduction).
Néanmoins, malgré les preuves du recours à l’infanticide ou à l’avortement qu’elles contiennent, ces études sur le Japon ne mettent pas en perspective des proportions qui permettraient une comparaison, si bien qu’il est difficile de se rendre compte de l’incidence finale de ces pratiques. L’infanticide au Japon nécessiterait des études plus poussées.
Les migrations
« Le fonctionnement d’un système démographique, quel qu’il soit, ne se comprend pleinement que si l’on tient compte de la mobilité des individus et de sa fonction de rééquilibrage, qui est essentielle » (Livi Bacci, 1999 : 181). Outre les trois mécanismes de limitation de la reproduction et l’infanticide, les migrations permettent également d’expliquer la basse fécondité asiatique.
Le Japon est resté longtemps fermé sur l’extérieur. Les migrations internationales ont été quasi inexistantes entre le 17e et le 19e siècle. L’impact essentiel des migrations s’est exercé sur le plan interne : elles ont décongestionné certaines régions.
La migration interne au Japon a été bien étudiée. Elle a revêtu la forme d’une migration temporaire ou définitive liée au travail. La société Tokugawa est caractérisée par une pratique migratoire de travail ou de service domestique, le dekasegi (quitter la maison pour le travail). Cette pratique, bien qu’exercée par toutes les couches sociales, était essentiellement le fait des basses classes — près de 65 % pour les hommes et près de 75 % pour les femmes (Hayami, 2001 : 140). Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus cette pratique s’atténue. Au total, plus de 60 % de toutes les femmes ont expérimenté cette activité. Son intensité mais aussi son début et sa durée variaient selon le statut. Le dekasegi offrait un moyen efficace de redistribution du travail selon les conditions économiques et une méthode de répartition de la population. Sa pratique a eu un triple effet sur la croissance démographique. D’abord, en réduisant directement la population d’un village, il en maintenait la population au niveau de subsistance ; deuxièmement, ceux qui revenaient du dekasegi et se mariaient le faisaient à des âges plus élevés et avaient par conséquent moins d’enfants. Enfin, la fécondité était plus basse parmi les couples où le mari était absent (Hanley et Yamamura, 1977 : 255 ; Hayami, 2001 : 153). En éloignant temporairement ou définitivement des individus, la migration a rempli la fonction de soupape de sécurité au Japon.
De la simplicité à la complexité… les « erreurs » de Malthus
Les systèmes démographiques du passé en Extrême-Orient ne correspondent pas à l’image dressée par Malthus. La version simpliste d’une Asie dominée par les freins positifs occulte la diversité des mécanismes de contrôle démographique à disposition des populations. Le système démographique préindustriel japonais est beaucoup plus complexe. Le dualisme malthusien opposant l’Occident à l’Orient n’offre plus une interprétation satisfaisante de la réalité historique de l’Asie orientale.
L’opposition soulevée par Malthus se concentre sur la question du mariage. Les populations occidentales ont inventé le frein vertueux qui a caractérisé le système européen (mariage tardif et célibat définitif élevé). Dans la métagéographie malthusienne, en Orient, le mariage est universel et précoce et, en l’absence de contraception, la fécondité est très élevée. La pression démographique qui en découle grève les ressources et plonge la région dans la pauvreté et la famine. Le recours à l’infanticide pour soulager cette pression est perçu comme une solution inhumaine adoptée par des gens pauvres dénués de sentiments. Cette vision des choses a persisté. La production scientifique a même reproduit les modèles malthusiens, en les affinant, offrant une justification à l’unicité de l’Europe !
Avec la découverte de nouvelles sources et le développement de nouvelles techniques d’analyse, les historiens ont pu renouveler l’étude des populations asiatiques du passé. Ce renouveau s’est trouvé dynamisé par la réappropriation de leur propre passé par certains historiens orientaux, qui a permis de remettre en question les modèles malthusiens. Les systèmes démographiques orientaux ont été beaucoup plus inventifs. Comparé au système européen, où le mariage était le seul frein volontaire à la croissance de la population, le système japonais avait de multiples freins volontaires et était par conséquent bien plus complexe et rationnel que Malthus et ses émules ne le pensaient.
Parmi les freins préventifs, la population japonaise a eu recours à plusieurs mécanismes de contrôle de la croissance démographique. On se mariait plus tôt qu’en Europe, mais cela n’entraînait pas une fécondité élevée et un accroissement démographique galopant. Au contraire, la fécondité des couples était étonnamment basse, grâce à un début tardif de la maternité, à la pratique du dekasegi, à un arrêt précoce de la reproduction et à un certain espacement des naissances. À cela s’ajoute l’infanticide, qui a permis aux couples, non seulement de limiter leur descendance et la taille de leur famille, mais également d’en choisir la composition. La combinaison de l’infanticide et des trois mécanismes de limitation de la reproduction a débouché sur une fécondité matrimoniale plus basse qu’en Europe, et sur des taux de reproduction qui, les âges à la première et à la dernière maternité étant contrôlés, n’étaient en tout état de cause pas plus élevés que les taux observés en Europe à la même époque. L’infanticide féminin a également conduit à un déséquilibre du marché matrimonial ; le manque de femmes non mariées a empêché de nombreux hommes de contracter une union.
Évidemment, cet article n’a nullement pour objet de condamner Malthus, qui ne disposait pas de toutes les informations auxquelles nous avons accès aujourd’hui. Mais la vision malthusienne de l’Asie influence encore profondément les historiens et les démographes. C’est pourquoi, sans lui faire un procès facile, il importe de dénoncer ses « erreurs ». D’ailleurs, Malthus a eu raison sur un point : les sociétés d’Extrême-Orient avaient un comportement fondamentalement différent de celui des sociétés européennes. Toutefois, pour Lee et Wang (1999 : 136), ce qui distingue surtout les deux mondes, ce « n’est pas la nature des freins démographiques, mais plutôt le contexte social des comportements démographiques ».
Parties annexes
Remerciements
Nous tenons à remercier Michel Oris et deux évaluateurs anonymes pour leurs lectures et commentaires.
Notes
-
[1]
« Par métagéographie, nous entendons l’ensemble des structures spatiales par lesquelles un peuple ordonne sa connaissance du monde : les cadres souvent inconscients qui organisent l’étude de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’économie, de la science politique, et même de l’histoire naturelle » (Lewis et Wigen, 1997 : ix, notre traduction).
-
[2]
Voir, pour un examen de différents aspects liés à la mortalité, Derosas et Oris (2002) et Bengtsson et al. (2004) ; pour une approche couvrant la mortalité, la nuptialité et la fécondité, voir Caldwell (2001).
-
[3]
Notre analyse s’inspire largement des travaux sur la Chine de Lee et Campbell (1997) et de Lee et Wang (1999).
-
[4]
« Le Japon ressemble tellement à la Chine que si nous voulions examiner ce pays en détail il faudrait répéter en partie ce que nous venons de dire » (Malthus, 1963 [1803] : 157).
-
[5]
Dans le système de comptabilité traditionnelle de l’âge (Kazeodoshi), un enfant est âgé d’un sai à sa naissance, de deux l’année d’après, etc. Les âges traditionnels japonais équivalent à l’âge occidental plus un.
-
[6]
Akira Hayami fournit une illustration cartographique pour le Japon en 1886. Elle montre que la région du Nord-Est est caractérisée par un mariage précoce. Un mariage tardif domine le centre et le sud-ouest du pays. Ces traits se retrouvent pour les deux sexes (Hayami, 1987 : 57-72 ; Hayami, 2001 : 165-168).
-
[7]
Kiyoshi Hamano (1996 : 2) suggère d’exclure les données de la province de Mutsu, qui sont considérées hors limite pour calculer l’âge au mariage. En excluant les données de Mutsu, nous trouvons comme âge moyen féminin au premier mariage 20,7 sai, soit près de 20 ans en âge occidental.
-
[8]
Tsuya et Kurosu (2000 : 153) notent qu’il existe un déséquilibre sur le marché matrimonial des deux villages japonais qu’ils étudient, Shimomoriya et Niita : « Un excédent d’hommes “non encore mariés” aux âges du premier mariage comparé aux femmes non mariées aux âges du premier mariage au sein des villages réduit également la probabilité des premiers mariages masculins et augmente celle des premiers mariages féminins » (notre traduction). Smith (1977 : 103-106) voit également là un obstacle à l’accès au mariage : « Un frein puissant à la fécondité peut avoir été un déficit de femmes au sein de la population, résultat d’un biais général à l’égard des femmes dans la pratique de l’infanticide » (p. 106, notre traduction).
-
[9]
Kinoshita fait cette observation sur la distribution de l’âge au mariage pour le village de Yambe dans le nord-est du Japon (1993 : 8) : « La différence dans l’écart type indique que la distribution de l’âge pour les fiancées était plus concentrée autour de la moyenne, alors que la distribution était plus étendue pour les fiancés » (notre traduction).
-
[10]
Cette différence entre sexes doit être mise en rapport avec la préférence matrimoniale marquée pour une épouse plus jeune (caractéristique des sociétés patriarcales).
-
[11]
À Nomo, de l’ordre de 5,1 ans pour les remariages de divorcées et – 2,3 années pour les veuves (Tsuya, 2001).
-
[12]
Il n’existe pas, à notre connaissance d’analyse du remariage masculin (veufs, divorcés) au Japon. Les hypothèses assez logiques présentées ici ne reposent sur aucune preuve statistique.
-
[13]
Le terme de contrainte morale renvoie à une « modification volontaire du comportement procréateur » (Vilquin, 1998 : 194-198).
-
[14]
Dans la première, la fécondité des femmes et des hommes peut être inférieure au maximum car le niveau de la capacité reproductive peut varier de 0 à 100 pour cent selon les facteurs environnementaux, comme la qualité et la quantité de nourriture, la présence de maladies, le travail physique, l’altitude, et des facteurs intrinsèques comme l’âge. Dans la seconde, un petit nombre d’enfants peut être désiré. Les différences touchant les désirs d’enfants sont influencées par les systèmes de valeurs, le coût des enfants, les croyances religieuses, le niveau de la mortalité infantile et juvénile ou encore le sentiment de la capacité reproductive (Frisch, 1983 : 393-394).
-
[15]
Notons qu’une des raisons citées du divorce était l’infertilité des épouses. Comment un mariage qui n’est enregistré que si l’épouse est enceinte ou a déjà enfanté peut-il se solder par un divorce motivé par la stérilité ?
-
[16]
Les mères japonaises mettaient un terme à leur reproduction une fois qu’un de leur fils avait un enfant.
-
[17]
Voir la note 13.
-
[18]
Cornell (1996), sans remettre en question l’incidence de l’infanticide, soutient cependant que cette pratique n’a joué qu’un rôle minime dans la régulation de la population.
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