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Dès les années 1980, les transformations socio-économiques qui se sont produites en Afrique subsaharienne ont fait naître une préoccupation majeure pour les problèmes de santé de la reproduction des jeunes. Parmi ces transformations, l’urbanisation croissante, l’élévation du niveau d’éducation, la persistance d’un contexte économique tendu retardant l’accès des jeunes à l’autonomie (Antoine et al., 1998) ont contribué à favoriser le recul de l’âge au mariage et à accroître ainsi la durée de la jeunesse sociale [1]. Le retard d’entrée dans l’âge adulte, entrée définie par l’accès au mariage et à l’autonomie économique, constitue en effet l’un des faits marquants de l’évolution sociale de bon nombre de pays africains au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Contrairement à ce que l’on observe ailleurs, notamment en Europe (Bozon, 2002), le mariage suivi de la maternité (ou de la paternité) continue d’y faire figure d’établissement dans la trajectoire d’un individu, de voie obligée pour accéder au rang d’adulte socialement reconnu. Dans les sociétés urbaines tout particulièrement, cette accession est fortement dépendante du facteur économique (pour régler la compensation matrimoniale, trouver un logement autonome, notamment). Un jeune célibataire n’exerçant aucune activité génératrice de revenus se trouve donc retardé dans son évolution vers la maturité sociale.

Le changement du calendrier du mariage a également modifié les conditions d’exercice de la sexualité, qui tend à se dissocier de plus en plus des cadres socialement reconnus de la sphère conjugale. Dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, l’écart entre l’âge d’entrée en vie sexuelle et l’âge d’entrée en union augmente chez les femmes (Blanc et Way, 1998). Un tel changement révèle une modification profonde des normes, valeurs et pratiques entourant le contrôle et la gestion de la sexualité des jeunes (Mensch et al., 1999).

L’augmentation de la sexualité prémaritale suscite un certain nombre de préoccupations liées aux risques sanitaires qui lui sont associés : IST-VIH, grossesses non désirées, recours à l’avortement (Nichols et al., 1986 et 1987; Gage-Brandon et Meekers, 1994; Guillaume, 2004). Mais elle soulève également un autre type de préoccupation, lié cette fois au risque social. En effet, dans bien des pays encore, la maternité des célibataires est l’objet d’une stigmatisation sociale. À travers le risque de contracter une grossesse imprévue, l’élargissement de la période de vie prémaritale expose ainsi les jeunes mères au rejet familial et à la marginalisation sociale. Elle pose également la question du statut de l’enfant naturel et des conséquences de ce statut pour ses conditions de vie [2].

Autrement dit, la dégradation du contexte économique depuis les années 1970, en contribuant au recul de l’âge d’entrée en première union, a transformé la problématique des grossesses précoces en problématique des grossesses prénuptiales. En effet, aujourd’hui, les enjeux reposent moins sur les risques sanitaires (pour la mère et l’enfant) d’une maternité physiologiquement précoce que sur les risques sociaux (rejet familial et social) d’une maternité survenant dans des circonstances non conformes à la norme. Ce risque social est d’autant plus fort que la société considère toujours le mariage comme le seul cadre acceptable d’exercice de la sexualité et de la procréation.

En Afrique subsaharienne, la tolérance sociale à l’égard des grossesses avant le mariage varie selon les sociétés. Exposée en termes d’indice synthétique, la fécondité prémaritale varie de 0,16 enfant par femme au Nigeria (1990) à 0,83 à Madagascar (1997), soit entre 2,8 % et 14,3 % de l’ensemble des naissances (Garenne et Halifax, 2000). Si, pour certaines sociétés, comme les Beti au Cameroun ou encore les Mina au Togo, mettre au monde un enfant avant de se marier est considéré comme une preuve de fertilité valorisante pour une jeune célibataire candidate au mariage (Kishimba, 2003; Thiriat, 1998), ailleurs, elle constitue une inconduite sociale grave. C’est le cas au Sénégal, où c’est avant tout la procréation, en tant que finalité essentielle de l’union conjugale, qui légitime l’acte sexuel. Bien que l’on parle d’affaiblissement du contrôle de la communauté sur les pratiques amoureuses et sexuelles des jeunes, mariage et procréation demeurent fortement associés dans les représentations sociales (Adjamagbo et al., 2004; Mané et al., 2001; Nanitelamio, 1995; Diop, 1994). Pour autant, avec le recul de l’âge au premier mariage, auquel s’ajoutent des résultats relativement mitigés en matière de pratique contraceptive, la maternité avant le mariage est une réalité de plus en plus fréquente. Loin d’être un phénomène circonscrit aux villes, elle s’observe également dans les campagnes (Delaunay, 1994).

Faire un enfant avant le mariage n’est pas forcément un événement accidentel, mais peut résulter d’un choix délibéré de la part d’une femme et de son partenaire pour imposer à la famille leur projet conjugal. Cela peut aussi correspondre à une stratégie de la part d’une jeune femme pour contraindre un partenaire hésitant à s’engager dans le mariage (Dramé, 2003). Quel que soit le cas de figure, la tendance de plus en plus répandue qui consiste à mettre un enfant au monde en dehors du cadre formel du mariage dans un pays comme le Sénégal témoigne d’un changement social important, qui mérite d’être mieux connu.

Cet article traite des changements qui s’opèrent au Sénégal au cours des générations en matière d’entrée en vie féconde et de mariage. À partir d’une comparaison entre deux populations contrastées, celle de Dakar, la capitale du pays, et celle de Niakhar, région rurale du bassin arachidier, nous avons cherché à mieux comprendre les mécanismes urbains et ruraux d’entrée en vie conjugale et maternelle au Sénégal. Il s’agira plus particulièrement de s’intéresser à la relation qui s’établit entre le premier mariage et la première naissance. Partant du constat selon lequel il existe une plus forte dissociation entre mariage et grossesse (ou naissance) en ville qu’en milieu rural, nous chercherons à répondre à un certain nombre de questions : à l’heure où la période de vie prénuptiale s’élargit et où la prévention des grossesses indésirées reste insuffisante, quelle sorte d’interaction entre les deux événements « premier mariage » et « premier enfant » observe-t-on ? Que devient le modèle idéal de constitution des familles associant successivement mariage puis naissance ? Les mécanismes observés en milieu rural sont-ils une réplique « à retardement » de ceux observés en ville ?

Après avoir résumé les grandes tendances du mariage et de la fécondité au Sénégal, nous présentons les deux enquêtes dont sont issues les données utilisées, ainsi que quelques définitions. Nous exposons alors les résultats obtenus à Dakar et à Niakhar en matière de première naissance et de premier mariage et mettons en évidence un modèle explicatif de la fécondité prémaritale dans les deux régions.

Il convient de souligner que notre réflexion se focalise sur les femmes. Ainsi, dans cette contribution, nous abordons la question des naissances prénuptiales du point de vue des femmes célibataires uniquement.

Mariage et fécondité au Sénégal, les grandes tendances

Depuis les années 1970, le Sénégal traverse une crise profonde qui a sérieusement affecté les conditions de vie des ménages dans les villes comme dans les campagnes (Duruflé, 1994; Diagne et Daffé, 2002). La crise sénégalaise revêt plusieurs facettes, reliées entre elles, parmi lesquelles il convient de citer : la dégradation de la production arachidière, principal moteur de l’économie sénégalaise (elle-même liée à la baisse des prix payés aux producteurs à la fin des années 1960); parallèlement, une trop lente progression de la production de céréales, entraînant des contraintes d’importation onéreuses; une dégradation des revenus annuels par habitant. À cela s’ajoutent les désordres climatiques, en particulier la baisse de la pluviométrie, dont la production agricole est fortement dépendante dans ce pays sahélien. Ce contexte général de récession s’accompagne d’un certain nombre de changements socio-démographiques.

Le Sénégal est l’un des pays africains où le plus grand nombre d’enquêtes nationales concernant la fécondité a été réalisé. À l’Enquête mondiale sur la fécondité (EMF) de 1978 a succédé une série d’enquêtes démographie et santé (EDS; DHS en anglais) menées en 1986, 1993 et 1997 (Ministère de l’Économie et des Finances, 1981 ; Ministère de l’Économie, des Finances et du Plan, 1988, 1994, 1998). En 1999, une enquête sénégalaise sur les indicateurs de santé (ESIS) a été réalisée sur le modèle des EDS (Ministère de la Santé, 2000). Ce corpus de données permet de bien cerner les phénomènes démographiques dans le pays.

Le recul de l’âge au mariage, un phénomène national

Comme dans de nombreux pays où le mariage demeure le cadre socialement prescrit des relations sexuelles et de la procréation, l’âge au mariage joue un rôle important en ce qui concerne le niveau de la fécondité au Sénégal. Si l’intensité du mariage reste très élevée (le célibat définitif n’existe pratiquement pas au Sénégal), le recul de l’âge médian au premier mariage a indéniablement été un des facteurs déterminants de la baisse de la fécondité observée au cours des dernières décennies du 20e siècle [3]. Le retard d’entrée en union est souvent lié à l’ampleur des difficultés économiques et aux incertitudes sur le marché de l’emploi. Face à de telles contraintes, les hommes hésitent à s’engager dans une union. Le mariage de plus en plus tardif des femmes est en partie le résultat d’une contrainte liée à une « pénurie » d’hommes sur le marché matrimonial du fait des difficultés que ces derniers rencontrent dans l’acquisition d’une stabilité économique (Adjamagbo et al., 2004). Le niveau d’instruction est un autre facteur déterminant des comportements matrimoniaux. Selon les résultats de la dernière enquête fécondité (ESIS-99), en milieu urbain, la répartition des femmes âgées de 15 à 49 ans selon le niveau d’instruction est le suivant : 38 % de non scolarisées, 36 % ayant le niveau primaire et 26 % ayant le niveau secondaire ou plus. En milieu rural, la grande majorité des femmes (86 %) n’a pas fréquenté l’école, et seulement 2 % ont atteint le niveau secondaire.

Pour l’ensemble de la population féminine sénégalaise, l’âge médian au premier mariage [4] passe de 16,1 ans en 1978 à 17,4 ans en 1997 (EMF, 1978; EDS, 1997) (tableau 1). Le phénomène est commun aux villes et aux campagnes ; mais c’est en milieu urbain que le mariage est le plus tardif : l’âge médian atteint près de 20 ans dans les villes contre 16 ans en milieu rural. L’effet de l’instruction se confirme ici : les femmes instruites se distinguent nettement des femmes moins scolarisées ou non scolarisées par un âge médian au premier mariage plus élevé : 23,6 ans, soit 6 ans de plus que les femmes sans instruction et 3 ans de plus que celles du niveau primaire.

Tableau 1

Âge médian au premier mariage et âge médian au premier rapport sexuel à différentes enquêtes (ensemble des femmes de 25-49 ans)a

Âge médian au premier mariage et âge médian au premier rapport sexuel à différentes enquêtes (ensemble des femmes de 25-49 ans)a

Données : Enquête mondiale de fécondité (EMF) 78; Enquête Démographie et santé (EDS) I, II, III. Source : Adjamagbo et Antoine, 2002.

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En italiques : âge médian au 1er rapport sexuel. (b) En 1978, l’âge médian au 1er mariage pour la catégorie « primaire et plus » est de 21,6 ans.

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Le retard d’entrée en union a pour conséquence majeure d’augmenter le nombre des jeunes femmes célibataires. L’allongement du temps de vie en célibat affecte nécessairement les comportements sexuels des générations récentes. Certes, encore influencé par le mariage, le début de la vie sexuelle tend à reculer : en 1993, pour l’ensemble des femmes de 25-49 ans, l’âge médian au premier rapport sexuel est de 16 ans ; en 1997, il atteint 17,1 ans. L’évolution est plus sensible dans les villes (17,6 ans en 1993, 18,6 ans en 1997) que dans les campagnes (15,7 ans en 1993, 16,2 ans en 1997). Néanmoins, à l’exception des femmes du milieu rural ou de celles, peu instruites, pour lesquelles il y a une relative concordance entre l’entrée en première union et le premier rapport sexuel, pour la plupart des femmes, instruites et urbaines notamment, la tendance est nette : le premier rapport sexuel a lieu 1 à 2 ans avant le premier mariage (Adjamagbo et Antoine, 2002). Autrement dit, pour ces femmes, l’entrée plus tardive dans le mariage implique qu’elles se trouvent exposées au risque de grossesses imprévues.

La baisse de la fécondité

L’évolution de la fécondité au Sénégal au cours des dernières décennies peut se résumer par deux particularités (tableau 2). Tout d’abord, on observe une baisse générale d’intensité de la fécondité, qui démarre en milieu urbain pour se répandre progressivement au milieu rural. En effet, alors que les signes de fléchissement du nombre moyen d’enfants par femme sont nettement observables dans les villes sénégalaises dès le début des années 1980, il faut attendre la fin de cette décennie pour que l’indicateur passe sous la barre des 7 enfants par femme dans les campagnes. Enfin, la baisse de la fécondité a été plus intense dans les villes que dans les campagnes. En vingt ans, la fécondité a diminué de 2,7 enfants dans les villes alors que, dans le même laps de temps, elle n’a baissé que de 1,4 enfant en milieu rural. De 1978 à 1999, on passe de 6,6 enfants par femme à 3,9 en 1999 en milieu urbain, mais de 7,5 à 6,1 en zone rurale. Ainsi, malgré la tendance à la baisse en milieu rural, l’écart entre les deux milieux reste important.

Tableau 2

Évolution de l’indice synthétique de fécondité entre 1978 et 1999 selon le niveau d’instruction et le lieu de résidencea

Évolution de l’indice synthétique de fécondité entre 1978 et 1999 selon le niveau d’instruction et le lieu de résidencea

Données EMF 78; EDS I, II, III; ESIS 99. Source : Adjamagbo et Antoine, 2002.

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Les données de ce tableau sont présentées à la date de l’enquête. Ce sont des données rétrospectives, qui traduisent le niveau de fécondité sur la période de 10 ans précédant l’enquête, et sont donc centrées 5 ans plus tôt que l’année d’enquête.

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Le fléchissement de la fécondité dans les villes dans sa phase initiale est surtout le fait de femmes jeunes et instruites (études secondaires et plus). Plus récemment, la tendance se propage à des femmes n’ayant que le niveau primaire et concerne même de plus en plus de femmes qui n’ont aucune instruction (Adjamagbo et Antoine, 2002).

Un recours modéré à la contraception

En dépit d’un regain d’initiatives privées et publiques au cours des années 1990, la prévalence contraceptive moderne reste relativement faible au Sénégal. En effet les résultats enregistrés sont nettement inférieurs aux prévisions, qui tablaient sur une extension rapide de la contraception dans la décennie 1990, menant le taux de prévalence contraceptive moderne à 40 % en 2015 (Ayad et Ndiaye, 1998). En 1999, ce sont en fait 10,5 % des femmes mariées âgées de 15 à 49 ans qui utilisent un moyen de contraception quelconque, dont 2,3 % un moyen traditionnel et seulement 8,2 % un moyen moderne, les méthodes les plus prisées étant la pilule (3,2 %) et les injections (2,3 %) (ESIS, 2000).

Les taux de prévalence de la contraception varient considérablement d’une région à l’autre. Les progrès en matière de planification des naissances sont plus sensibles dans les villes. En effet, l’usage de la contraception moderne chez les femmes mariées passe de 6,7 % en 1986 à 19,3 % en 1997 en milieu urbain, alors que, dans la même période, l’augmentation est nettement plus faible dans les zones rurales : 0,3 % à 2,1 % (EDS I et EDS III). Les écarts entre les villes et le milieu rural sont le résultat d’un fort déséquilibre régional en matière d’équipement. En 1994, sur les 180 points de prestations de services de planification familiale recensés dans les dix régions du Sénégal, près de la moitié (47 %) sont localisés à Dakar (FNUAP, 1998).

Parallèlement à la progression de la contraception, le recours à l’avortement provoqué est de plus en plus visible. On ne dispose souvent que d’un aperçu partiel du phénomène du fait de la rareté des statistiques autres qu’hospitalières. Par exemple, à Pikine en 1986, 30 % des femmes ayant connu au moins une grossesse ont fait l’expérience de l’avortement (Diouf, 1994). Des études menées dans différentes structures médicales publiques et privées soulignent le caractère non négligeable d’une telle pratique dans la population des jeunes célibataires. Notamment, une étude menée en 1993-1994 dans plusieurs hôpitaux de Dakar et des environs mentionne que 19 % des avortements en milieu hospitalier sont des avortements provoqués clandestins (CEFOREP, 1998a, 1998b).

Toutes ces tendances : recul de l’âge au premier mariage, baisse d’intensité de la fécondité, activité sexuelle plus tardive, faible recours à la contraception moderne, sont donc communes aux villes et aux campagnes sénégalaises. L’étude comparée de l’interrelation entre le premier mariage et la première naissance à Dakar et à Niakhar permet cependant de nuancer les tendances générales et de faire ressortir la complexité des mécanismes à l’oeuvre.

Les enquêtes biographiques à Dakar et Niakhar

Données et méthodes

Les données que nous utilisons reposent sur deux enquêtes biographiques réalisées, l’une à Dakar en 2001, l’autre dans la région de Niakhar en 1999. L’enquête « jeunesse et devenir de la famille à Dakar » [5], réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 1290 individus, dont 636 hommes et 654 femmes âgées de 15 à 59 ans, a pour but d’étudier les changements économiques et sociaux survenus dans les familles dakaroises, dans un contexte de crise persistante. La population choisie restitue ainsi la diversité des catégories sociales du tissu urbain dakarois. Les données recueillies retracent l’itinéraire résidentiel, professionnel, génésique et matrimonial des individus.

La zone d’étude de Niakhar englobe une population d’environ 30 000 personnes réparties dans 30 villages. La population de Niakhar fait l’objet depuis 1983 d’un suivi démographique et épidémiologique conduit par l’IRD (Delaunay et al., 2003). L’enquête « Idéaux et comportements en matière de fécondité » (ICOFEC) a été menée auprès de 1832 personnes, dont 804 hommes de 20 à 69 ans et 1039 femmes de 15 à 54 ans, résidant dans la zone d’étude de Niakhar. Cette étude devait permettre de mieux comprendre les conditions d’une transition de la fécondité dans cette zone, en proie par ailleurs à d’importantes mutations économiques et sociales. Dans cette perspective, son objectif était d’analyser l’évolution des comportements de reproduction en liaison avec les stratégies matrimoniales (entrée en union, polygamie, divortialité) et la connaissance et la pratique de la contraception. Le questionnaire d’enquête retrace l’histoire résidentielle, matrimoniale et génésique des hommes et des femmes.

Nous disposons ainsi d’un corpus de données similaires pour deux régions offrant des caractéristiques contrastées et qui sont à des stades différents de la transition de la fécondité. En effet, cette comparaison oppose le milieu urbain, représenté par la capitale, Dakar, à la pointe du changement social et démographique, au milieu rural, incarné ici par Niakhar, considérée comme un milieu « traditionnel», figure de la résistance au changement.

Dans un premier temps, nous procédons à des analyses de type descriptif permettant de mettre en relief les différences entre nos deux populations. Nous passons ensuite à l’explication de ces différences en recourant à deux méthodes de l’analyse biographique (Trussel et al., 1992; Courgeau et Lelièvre, 1989; Bocquier, 1996). L’estimateur d’Aalen (1978) est particulièrement bien adapté à l’analyse de risques concurrents comme l’alternative mariage-naissance pour le début de la vie familiale. Le modèle de Cox (Cox, 1984) permet de prendre en considération les états successifs vécus par un individu au cours de toute la période observée. L’analyse causale prend ainsi en compte la dimension temporelle, en particulier lorsque les individus changent de caractéristiques au cours du temps. Nous l’avons choisie pour fournir un modèle explicatif des premières naissances avant le premier mariage à Dakar et à Niakhar.

Définition du mariage

Alors que la naissance d’un enfant renvoie à un acte clairement défini dans le temps et dont le repère est immuable, le mariage se réfère à des pratiques susceptibles d’évoluer dans le temps (fiançailles, paiement de la compensation matrimoniale, cohabitation, cérémonie civile ou religieuse). Le caractère fluctuant du mariage peut induire un biais dans la mesure de son évolution, en fonction du marqueur que l’on retient. Afin d’éviter toute méprise, il importe de définir clairement ce que l’on entend par mariage dans chacune des enquêtes.

À Niakhar, aux cérémonies traditionnelles s’ajoute une cérémonie religieuse : à l’église pour les chrétiens et à la mosquée ou en la présence d’un imam pour les musulmans. La cérémonie musulmane, appelée takk, intervient le plus souvent avant la cohabitation. Aujourd’hui, le takk peut intervenir dès la promesse de mariage et même avant le versement de la compensation matrimoniale (Delaunay, 1994). Cependant, si le prétendant tarde à honorer ses dettes, le processus de mariage peut être annulé. Le takk est en général considéré comme un mariage à part entière et a été enregistré comme tel dans l’enquête. En effet, il autorise les visites du garçon dans la maison de la jeune fille et même parfois les rapports sexuels. Les enfants issus de ces unions sont considérés comme légitimes. Il faut signaler que le takk intervient aussi pour légitimer les naissances prénuptiales; il est alors célébré le jour du baptême. Le mariage chrétien est plus exigeant, non pas que le montant de la compensation matrimoniale soit plus élevé, mais le mariage ne peut avoir lieu qu’après le versement d’au moins une partie de celle-ci. Le mariage, tel qu’il a été enregistré dans l’enquête, est daté par la cérémonie religieuse.

À Dakar, la collecte de la date de mariage suit le même principe puisque c’est la date de la célébration religieuse (à la mosquée ou à l’église), marque d’une reconnaissance sociale de l’union, qui en fixe le début. En effet, même en milieu urbain, le mariage civil concerne essentiellement des catégories sociales qui ont besoin d’un certificat de mariage pour disposer d’avantages sociaux (fonctionnaires, actifs du secteur moderne). Le mariage religieux prime sur le mariage civil.

Dakar, Niakhar : deux populations, deux contextes

Capitale portuaire, Dakar dépasse largement les 2,2 millions d’habitants et abrite à elle seule environ le quart de la population du pays (Antoine et Fall, 2002). Elle concentre par ailleurs plus de la moitié de la population urbaine du pays. Sa croissance démographique, alimentée pendant longtemps par les flux migratoires, s’est ralentie depuis les années 1980 et est aujourd’hui principalement due à sa croissance interne (Antoine et al., 1998).

Principal pôle d’activité du pays, Dakar est directement concerné par la récession économique. Le taux de chômage reste relativement élevé ; il était estimé à 16,4 % en 1994 et à 13,2 % en 1996 (Ministère de l’Économie, des Finances et du Plan, 1997a, 1997b). Selon notre enquête, en 2001, environ 13 % des hommes (de 10 à 55 ans) qui sont dans la population active se déclarent à la recherche d’un emploi. Les contraintes qui pèsent sur le secteur moderne de l’économie et limitent les possibilités d’embauche entraînent un phénomène de repli sur le secteur informel. Les hommes sont loin d’être les seuls à s’impliquer dans l’informel. Ce secteur est en effet fortement investi par les femmes et les enfants, dans le cadre de stratégies familiales de survie. Entre 1960 et 1990, le pouvoir d’achat des populations baisse considérablement. Dans les villes, la baisse du revenu annuel par tête est estimée à 48 % (Duruflé, 1994). La dévaluation du franc CFA qui intervient en janvier 1994 contribue encore à diminuer de façon radicale le pouvoir d’achat des citadins (Antoine et al., 1998). Un tel contexte retarde l’accès des jeunes à l’autonomie.

Le système social dominant à Dakar est celui du groupe culturel wolof et repose sur le principe de hiérarchie ordonnant les pouvoirs et les statuts selon l’âge et le sexe (Diop, 1987). Les relations familiales admettent une certaine domination masculine et l’on observe une forte fréquence de la polygamie. L’environnement culturel se caractérise par ailleurs par la prédominance de la religion musulmane. La persistance des contraintes économiques a introduit dans l’organisation sociale des changements importants, dont l’un des principaux repose sur l’obligation croissante qu’ont les femmes de travailler pour compléter les revenus nécessaires aux besoins des ménages (Adjamagbo et al., 2004).

Niakhar, située à 155 kilomètres au sud-est de Dakar dans la région de Fatick, est une zone densément peuplée du bassin arachidier sénégalais. Son système agraire repose sur l’association de la culture de céréales de subsistance (mil et sorgho) et de la culture de l’arachide, d’une part, et sur l’élevage et l’entretien d’un parc arboré, d’autre part.

Depuis les années 1960, Niakhar connaît de fortes tensions agricoles, environnementales et démographiques qui, conjuguées, entraînent une modification du système économique et social. La baisse des cours de l’arachide, la réduction des subventions de l’État, la limitation des crédits permettant l’achat d’intrants et de matériel agricoles sont en effet autant d’obstacles au développement économique des campagnes arachidières du Sénégal (Lombard, 1993). Parallèlement, la forte croissance démographique entraîne une surexploitation des sols et leur appauvrissement. En 1966, la densité de population de l’arrondissement de Niakhar est de 85 habitants au kilomètre carré et la population croît de 25 % au cours des années 1960 (Becker et al., 1994). Aujourd’hui, la zone d’étude de Niakhar compte 160 habitants au kilomètre carré.. Ces phénomènes, accentués par la baisse de la pluviométrie, contribuent plus généralement à la détérioration de l’environnement et à une baisse des rendements agricoles (Lericollais, 1999).

La dégradation progressive des conditions de production agricole a conduit la population de la région de Niakhar à développer des stratégies de lutte pour l’amélioration des conditions de vie. En particulier, les familles ont très tôt opté pour des solutions migratoires. Désormais bien ancrés dans les habitudes, d’importants mouvements de migration temporaire se produisent aujourd’hui encore. Ils concernent plus particulièrement les jeunes célibataires, qui partent vers Dakar en période de saison sèche pour trouver un emploi. Environ la moitié des filles de 15 à 19 ans et 80 % des 20-24 ans sont concernées par ces mouvements (Delaunay, 1994). La principale activité dans laquelle ces jeunes filles s’impliquent est le travail domestique dans les familles. La figure 1 schématise dans les grandes lignes les formes d’expression de la crise dans les deux régions étudiées, telles que nous les avons décrites.

Figure 1

Schéma des grandes facettes de la crise à Dakar et à Niakhar

Schéma des grandes facettes de la crise à Dakar et à Niakhar

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Premier mariage et première naissance à Dakar et à Niakhar

Comme dans bon nombre de pays africains, les disparités régionales sont importantes au Sénégal et, dans bien des domaines, la situation reste nettement plus favorable dans la capitale, qui concentre les principales actions des politiques (en santé et en éducation notamment).

La baisse de la fécondité : deux modèles, urbain et rural

Sur le plan démographique, c’est à Dakar que les changements sont les plus marqués. En vingt ans, les progrès en termes de baisse de la fécondité notamment y ont été plus sensibles que dans le reste du pays. En effet, le nombre moyen d’enfants par femme passe de 7,1 en 1978 (ESF, 1978) à 5,2 en 1999 (ESIS, 1999) et descend jusqu’à 3,5 dans la capitale. C’est également à Dakar que la pratique de la contraception moderne est la plus répandue puisque 21 % des femmes en union y ont recours en 1997. Le niveau de la fécondité à Niakhar reste, quant à lui, parmi les plus élevés du Sénégal. En 1996, le nombre moyen d’enfants par femme y est de 7,1 [6], alors qu’il est de 6,7 pour l’ensemble du milieu rural (Ayad et Ndiaye, 1998). Même si les niveaux moyens de fécondité restent élevés (6,9 entre 1996 et 2000), certaines études mettent en lumière des changements dans les comportements socio-démographiques qui suggèrent, à terme, une baisse durable de l’intensité de la fécondité. On observe, en effet, un recul de l’âge d’entrée en premier mariage et un allongement du premier intervalle entre les naissances qui d’ores et déjà se traduisent par un retard de calendrier de la fécondité dans les générations récentes (Delaunay, 2000, 2001). En outre, on voit émerger dans la région l’expression d’une demande en matière de planification des naissances (Ndiaye et al., 2003). Néanmoins, dans le paysage national, Niakhar fait partie des régions identifiées comme celles où la pratique contraceptive est la plus faible. En 1999, la prévalence contraceptive moderne ne dépasse pas 1,5 % parmi l’ensemble des femmes et 1,4 % chez les femmes mariées (Ndiaye et al., 2003).

Le calcul de la descendance atteinte à 20 ans et à 30 ans selon le groupe de générations permet d’observer l’évolution du calendrier de la fécondité. Ainsi, on observe à Dakar, entre les deux premiers groupes de générations, une baisse de la descendance atteinte à 20 ans, mais dont le niveau semble avoir atteint un plancher. On peut établir une relation entre cette baisse et l’évolution du niveau d’instruction. La scolarisation des jeunes filles a progressé : dans la génération 1942-1956, 64 % ne sont pas scolarisées, 24 % ont le niveau primaire et 12 % ont atteint ou dépassé le secondaire (au moins 6 ans d’études). Pour la génération 1967-1976, on compte respectivement 32 % de femmes non scolarisées, 40 % ayant atteint le primaire et 28 % ayant atteint le secondaire. La descendance atteinte à l’âge de 20 ans dans les différentes générations à Dakar selon le niveau d’instruction confirme le phénomène de diffusion de la baisse de la fécondité des catégories de femmes les plus instruites vers les groupes non scolarisés (tableau 3). Si la descendance à 20 ans diminue chez les femmes non scolarisées, on constate que l’indicateur augmente chez les femmes de niveau « primaire et plus » pour la génération la plus jeune. La baisse de la fécondité aux jeunes âges est donc plus ancienne dans les catégories instruites, mais semble remise en question aujourd’hui.

L’évolution de la descendance atteinte à 20 ans à Niakhar au cours des générations suit un profil relativement similaire à celui des catégories non instruites de Dakar, mais reste toutefois à un niveau légèrement plus élevé. Cette similitude renvoie aux caractéristiques socio-démographiques communes entre ces deux populations. Les populations identifiées comme les moins instruites en ville sont en grande partie composées de populations rurales récemment installées. Les différences entre les descendances atteintes des groupes scolarisés et non scolarisés à Niakhar sont peu marquées, avec une fécondité légèrement inférieure chez les femmes de niveau « primaire et plus » à l’âge de 30 ans, essentiellement pour la génération la plus jeune. Il convient de préciser que la scolarisation à Niakhar reste faible : seulement 23 % des femmes enquêtées ont été scolarisées (3 % ont atteint le niveau secondaire).

On observe par contre une nette distinction entre les non-instruites de Dakar et la population de Niakhar dans l’évolution de la descendance atteinte à l’âge de 30 ans. Dans la capitale, l’évolution se traduit par une nette diminution du nombre d’enfants à cet âge au cours des générations. Alors que les femmes non scolarisées nées entre 1942 et 1956 avaient 4 enfants à 30 ans, les femmes nées entre 1967 et 1976 n’en ont plus que 2,1. Tant pour les femmes ayant le niveau primaire que pour celles ayant atteint (ou dépassé) le niveau secondaire, la fécondité a été réduite de plus de moitié entre les générations extrêmes, passant de 3,9 à 1,7 enfant pour les « primaires » et de 2,5 à 1,1 enfant pour les « secondaires ». Cette diminution ne s’opère pas à Niakhar. À 30 ans, les femmes des générations récentes ont quasiment le même nombre d’enfants que les générations plus anciennes (autour de 4).

Tableau 3

Descendance atteinte à 20 et à 30 ans, par génération et par niveau d’instruction, à Dakar et à Niakhar a

Descendance atteinte à 20 et à 30 ans, par génération et par niveau d’instruction, à Dakar et à Niakhar a
a

Ce calcul est effectué pour les personnes présentes dans la localité concernée à chaque âge exact mentionné (20 ans, 30 ans).

Source : nos calculs, à partir des enquêtes IFAN-IRD (2001) et ICOFEC (1999).

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On voit donc nettement s’opérer une distinction entre un modèle urbain de fécondité qui se traduit par une diminution de la fécondité à l’âge de 30 ans au cours des générations, quel que soit le niveau d’instruction atteint, et un modèle rural où la baisse de la fécondité traduit davantage un report des naissances, la fécondité baissant aux jeunes âges uniquement. À Dakar, si la descendance atteinte semble stagner à 0,5 enfant par femme à 20 ans, elle diminue d’une génération à l’autre à 30 ans (passant de 3,8 à 1,6 enfant par femme). Ce phénomène traduit un changement profond de modèle de fécondité dans la capitale.

Évolution de l’âge au premier mariage et à la première naissance

À Dakar comme à Niakhar, le mariage des hommes est bien plus tardif que celui des femmes. L’existence d’un important écart d’âge entre hommes et femmes est une condition du maintien de la polygamie. Le recul de l’âge au mariage observé au niveau national, apparaît sensiblement dans nos deux populations (tableau 4). À Niakhar et surtout à Dakar, ce recul est plus accentué chez les femmes que chez les hommes. Dans la capitale, on note un écart de plus de 4 ans entre les hommes de la génération 1942-1956 et ceux de la génération 1967-1976, alors que chez les femmes cet écart atteint 8,5 ans. À Niakhar, l’écart entre la génération la plus ancienne et la plus récente est de 3 ans chez les hommes et de 2 ans chez les femmes entre la génération 1945-1954 et la génération 1965-1974.

Dans les deux populations, l’âge à la première naissance connaît également un recul des générations les plus anciennes aux plus récentes. La confrontation des deux phénomènes, premier mariage et première naissance, suggère des changements importants. À Dakar, alors que les naissances arrivaient nettement après le mariage chez les femmes nées dans la génération 1942-1956, on s’aperçoit que, pour la génération la plus récente, la naissance intervient un peu avant. Cette inversion de l’occurrence des événements « premier mariage » et « première naissance » confirme l’hypothèse d’une tendance à l’augmentation des naissances avant le premier mariage à Dakar. À Niakhar, ce phénomène d’inversion ne se produit pas. Pour les hommes comme pour les femmes, les âges médians au premier mariage restent inférieurs aux âges médians à la première naissance. Autrement dit, il semble bien que le recul de l’entrée en union ait entraîné un retard des premières naissances.

Tableau 4

Âge médian au premier mariage et à la première naissance parmi les hommes et les femmes à Dakara et à Niakhar

Âge médian au premier mariage et à la première naissance parmi les hommes et les femmes à Dakara et à Niakhar
a

À Dakar, nous avons sélectionné les individus résidant à Dakar dès l’âge de 15 ans, afin d’éliminer les migrants récents, dont les comportements pourraient se rapprocher de ceux du milieu rural.

b

La méthode de Kaplan-Meir (1958), dans le cas des données fortement censurées autour de la médiane donne un résultat prédictif. C’est le cas pour cette génération (1967-76) qui est âgée de 25 à 34 ans au moment de l’enquête : il s’agit d’une estimation de la valeur médiane.

Source : Nos calculs à partir des enquêtes IFAN-IRD (2001) et ICOFEC (1999).

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Pour savoir plus précisement s’il existe ou non un phénomène de décrochage du premier mariage et de la première naissance à Niakhar et à Dakar, il importe de raisonner par individu, ce que nous permettent nos données biographiques.

Modèles de constitution des familles : l’annonce de changements

Dans l’étude biographique des interrelations entre naissance et mariage, on s’intéresse à l’ordre dans lequel interviennent les deux événements. Selon le modèle dominant, la naissance a lieu après le mariage ; l’occurrence inverse annonce un changement de comportement et sa fréquence permet d’en mesurer l’importance.

Le tableau 5 présente la proportion de femmes ayant commencé leur vie familiale par un mariage ou par une naissance selon les générations à Niakhar et à Dakar. Il ressort que dans la capitale comme à Niakhar, les modes de constitution des familles restent encore très conformes à la norme dominante : le mariage précède la naissance, qui intervient donc dans le cadre formel du mariage. Les autres modèles démarrant par une naissance avant le mariage restent encore relativement peu fréquents à Niakhar comme à Dakar. Néanmoins, deux tendances nettes se dégagent : d’une part ces cas de figure, qui dévient de la norme, tendent à augmenter d’une génération à l’autre. D’autre part, ils sont sensiblement plus fréquents en milieu urbain qu’en milieu rural. Nous sommes donc ici en présence de comportements encore relativement marginaux face à une norme dominante, mais qui, somme toute, ont dépassé le stade de l’émergence pour s’imposer au fil des générations comme de nouveaux modèles.

Les naissances prénuptiales sont nettement plus fréquentes à Dakar qu’à Niakhar. Elles constituent une réalité sociale déjà relativement ancienne puisqu’elles concernent près d’un quart des femmes de la génération 1957-1966. La forte augmentation qui s’opère dans cette génération par rapport à la précédente (1942-1956) est à mettre en relation avec le net retard d’entrée en union mis en évidence dans tableau 4 entre ces deux générations. Beaucoup moins importantes que dans la capitale, les naissances prénuptiales sont néanmoins bien réelles à Niakhar et connaissent même une nette augmentation. Dans la génération la plus récente (1965-1974), on compte déjà 12,2 % de naissances avant le premier mariage, contre 5,1 pour les femmes nées en 1955-1964. Ce net accroissement peut s’expliquer par le remarquable essor des migrations saisonnières urbaines observable dès la seconde moitié des années 1970 ; ces migrations offrent la particularité de concerner les femmes de plus en plus jeunes, pour une période de plus en plus longue (Delaunay, 1994). Ces changements dans le type de migration ont vraisemblablement créé des conditions favorables à l’affaiblissement du contrôle familial sur la sexualité des jeunes. Dans notre échantillon, plus des trois quarts des femmes de la génération 1965-1974 ont effectué au moins une migration saisonnière, alors que dans la génération 1945-1954 seulement 37 % sont concernées.

Tableau 5

Proportion de femmes ayant commencé leur vie familiale par un mariage ou par une naissance, selon les générations, à Niakhar et à Dakar, parmi les femmes ayant vécu au moins l’un des deux événements

Proportion de femmes ayant commencé leur vie familiale par un mariage ou par une naissance, selon les générations, à Niakhar et à Dakar, parmi les femmes ayant vécu au moins l’un des deux événements
Source : Nos calculs à partir des enquêtes IFAN-IRD (2001) et ICOFEC (1999).

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Le modèle citadin de constitution de la vie familiale est donc assez contrasté par rapport au modèle rural de Niakhar. La plus forte propension à l’antériorité des naissances par rapport au premier mariage à Dakar participe des changements sociologiques qui accompagnent la transition de la fécondité dans les villes sénégalaises dès les années 1970 (Adjamagbo et Antoine, 2002). En décalage par rapport à ces changements, les zones rurales emboîtent le mouvement plus tardivement et dans des proportions plus modestes. Il n’en demeure pas moins sensible, puisque 12 % des jeunes filles nées entre 1965 et 1974 (c’est-à-dire âgées de 25 à 34 ans au moment de l’enquête) ont déjà eu une naissance alors qu’elles ne se sont pas encore mariées.

Une norme de plus en plus menacée

Les méthodes d’analyse biographiques permettent de modéliser l’interaction entre première naissance et premier mariage selon le principe suivant : dès qu’une personne a connu un des phénomènes, l’autre n’est plus pris en considération. Les deux événements sont exclusifs l’un de l’autre, c’est-à-dire que l’on ne retient que le moment où se produit le premier de ces événements, naissance ou mariage. Les courbes d’Aalen, qui représentent ainsi le risque relatif de commencer la constitution de sa famille par une naissance ou par un mariage, offrent une illustration parlante des deux modèles urbain et rural étudiés ici (figure 2). Cet indicateur est entièrement non paramétrique, c’est-à-dire qu’il est estimé sans référence à une loi statistique, ce qui constitue un atout majeur. Les courbes sont particulièrement adaptées pour la description des risques compétitifs, c’est-à-dire des risques dont l’occurrence d’une modalité rend impossible l’occurrence d’une autre modalité. L’interprétation graphique de cet estimateur se fait par la comparaison de pentes des courbes de quotients cumulés instantanés, ce qui permet d’avoir à chaque instant du temps une idée de l’intensité de chacun des risques en question. Les courbes de Aalen peuvent donc avoir des valeurs supérieures à 1. Seule leur pente indique l’intensité des événements et sont interprétables, leur niveau n’a pas d’interprétation (Lelièvre et Bringé, 1998).

Figure 2

Risques concurrents de commencer sa vie familiale par un mariage ou une naissance parmi les femmes de Dakar et de Niakhar, selon les trois générations

Risques concurrents de commencer sa vie familiale par un mariage ou une naissance parmi les femmes de Dakar et de Niakhar, selon les trois générations

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Le profil des courbes des générations les plus anciennes, à Dakar et plus encore à Niakhar, correspond au schéma attendu d’une société qui prohibe les naissances en dehors du mariage. À Dakar, avant 20 ans, le risque de naissance avant le mariage est quasi inexistant, puis apparaît mais reste relativement faible passé 20 ans. À Niakhar, le risque est très faible et disparaît après 18 ans, les femmes étant déjà mariées au-delà de cet âge. Dans les deux zones étudiées, la vie familiale débute essentiellement par le mariage.Un double changement affecte Dakar : net ralentissement de l’entrée en union (la pente de la courbe correspondant au mariage s’aplanit de plus en plus). À l’inverse, la courbe du risque d’une naissance précédent le mariage est nettement plus inclinée à partir de 22 ans pour la génération 1957-1966. Il y a donc une légère accentuation du risque de commencer sa vie de femme par une naissance avant le mariage.

Contre toute attente, l’accroissement du risque de naissance prémaritale n’apparaît plus aussi nettement pour la génération la plus récente. L’effet de basculement qu’indiquaient les âges médians ne se produit pas. Le recul de l’âge au mariage semble s’accompagner d’un recul de l’âge à la première naissance. Néanmoins, à partir de 21 ans les pentes des deux courbes sont parallèles, signe d’un risque relativement voisin de commencer sa vie de femme par l’un ou l’autre des deux événements. En filigrane, on peut penser que le recul de l’âge au mariage à Dakar s’accompagne de fait d’un meilleur contrôle de la fécondité dans les générations récentes. Cette interprétation est renforcée par le fait que les jeunes citadines ont atteint la maturité sexuelle au début des années 1990, précisément au moment où les programmes de planification dirigés spécifiquement vers les jeunes se développent.

À Niakhar, les deux plus anciennes générations affichent des changements mineurs. Dans l’ensemble, on note pour chacune d’entre elles une entrée rapide en union à partir de 15 ans et un risque très faible de commencer sa vie de jeune femme par une naissance prénuptiale. En revanche, la génération 1965-1974 montre un ralentissement du risque d’entrée en union et une accélération du risque d’avoir une naissance avant le mariage. Les deux courbes sont bien différentes : une pente relativement marquée pour le risque de naissance, par rapport aux générations antérieures, entre 18 et 24 ans. Au-delà de cet âge, la pente s’infléchit nettement par rapport à la génération précédente ; le risque semblant même plus grand de connaître l’événement premier enfant avant le premier mariage.

Quelle que soit la génération, on remarque, à Niakhar comme à Dakar, un très faible risque de naissance avant le mariage en deçà de 18 ans. Un autre aspect commun aux deux zones est le rapprochement relativement progressif d’une génération à l’autre entre les deux risques de commencer sa vie familiale par une naissance ou un mariage.

À Niakhar, le risque d’avoir une naissance avant le premier mariage après 21 ans croît sensiblement d’une génération à l’autre. Dans la génération la plus récente, la courbe des naissances se redresse nettement à partir de cet âge Cette différence renvoie très probablement moins à une moindre sexualité prénuptiale en ville qu’à une meilleure prévention des grossesses par les Dakaroises. En effet, l’utilisation de la contraception, facilitée par une offre plus importante, est une pratique sensiblement plus ancrée chez les femmes à Dakar qu’à Niakhar. D’autre part, il convient de rappeler ici le rôle possible de l’avortement, une autre façon d’éviter une grossesse prénuptiale non désirée, qui est plus accessible aux femmes dans la capitale. Les Dakaroises n’ont donc probablement pas moins de comportements sexuels « à risque » (risque relatif à l’arrivée imprévue d’une grossesse) que les femmes de Niakhar, mais elles sont sans aucun doute dans de meilleures conditions pour gérer un mariage tardif par la prévention d’une grossesse imprévue.

Un modèle explicatif des premières naissances prémaritales

Le modèle de Cox prend en considération le temps passé par les femmes en célibat avant la survenue d’une naissance. Ainsi, dès qu’une femme se marie, elle sort de l’observation car elle n’est plus soumise au risque de connaître une première naissance prémaritale.

Les variables introduites dans les modèles ont été choisies en fonction des disponibilités propres à chacune des enquêtes et en fonction d’un certain nombre d’hypothèses. Pour Dakar, deux types de variables ont été introduits dans le modèle (tableau 6). Une première série de variables décrit les caractéristiques socio-démographiques individuelles (génération, niveau d’instruction, ethnie, religion, activité). Un second groupe de variables illustre les caractéristiques relatives à l’environnement familial et à la cohésion parentale; il s’agit du niveau d’instruction de la mère, de la vie maritale des parents (divorce ou non), de la corésidence ou non avec les parents biologiques. Certaines caractéristiques des femmes ne sont pas fixes, elles évoluent au cours du temps ; c’est le cas en particulier de l’activité et du statut de résidence. Ainsi, par exemple, une femme peut d’abord être exposée au risque d’une naissance avant le mariage dans la catégorie « étudiante », puis quelques années plus tard dans celle d’« employée qualifiée ». Dans les tableaux, ces caractéristiques sont indicées « cvt » (covariable variant dans le temps).

Tableau 6

Modèle de Cox concernant le risque de 1re naissance prémaritale parmi les femmes à Dakara

Modèle de Cox concernant le risque de 1re naissance prémaritale parmi les femmes à Dakara
a

Ce sont les valeurs de exp(ß) qui sont données dans le tableau. Le symbole *** indique que la valeur est significative au seuil de 1 %, ** au seuil de 5 % et * au seuil de 10 %. cvt : covariable variant dans le temps.

b

Certaines modalités variant dans le temps, il s’agit de la répartition de la durée d’exposition au risque pour 100 femmes-années.

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Afin de bien appréhender la spécificité des modèles urbains et ruraux, pour certaines analyses nous avons sélectionné dans chacune des enquêtes les seules personnes socialisées au cours de leur enfance dans les zones respectives. Ainsi, parmi les femmes interrogées à Dakar, 388 ont passé leur enfance dans la capitale ; parmi celles interrogées à Niakhar, 772 ont grandi dans la région. Pour Dakar, le modèle a été construit dans un premier temps pour les femmes ayant été socialisées dans la ville (modèle 1), puis pour l’ensemble des femmes présentes à Dakar à 12 ans (arrivées célibataires et sans enfant à Dakar), quel que soit le lieu de résidence dans l’enfance (modèle 2). Dans ce second modèle, la variable lieu de socialisation dans l’enfance a été rajoutée afin de voir l’effet de l’origine urbaine ou rurale sur le risque de naissance prénuptiale.

Les hypothèses qui sous-tendent le choix de ces variables sont les suivantes. On s’attend à ce que les femmes jeunes aient un risque de grossesse avant le mariage supérieur à celui des plus âgées. De même, les femmes peu instruites ou non instruites sont susceptibles d’être davantage exposées au risque d’avoir un enfant en période de célibat que les femmes instruites, plus aptes à se procurer des méthodes contraceptives. Le choix de la prise en compte de l’activité dans le modèle repose sur l’hypothèse d’une plus grande exposition au risque de naissance prémaritale parmi les femmes issues des catégories socio-professionnelles subordonnées. Les variables religion et ethnie sont quant à elles susceptibles de dévoiler des particularismes comportementaux basés sur des préceptes religieux ou culturels spécifiques. Enfin, la deuxième série de variables, donnant un proxy de l’environnement familial et social de la femme au cours du temps, permet de vérifier les hypothèses selon lesquelles le fait d’avoir eu une mère non instruite ou encore des parents divorcés à un moment de sa vie sont des facteurs favorisant le risque de grossesse avant le mariage.

Pour Niakhar, le choix des variables repose sur des hypothèses similaires pour ce qui concerne la génération, le niveau d’instruction et la religion. La forte dominance de l’ethnie sereer (95 % des femmes de l’échantillon) rend cette variable peu discriminante et n’a donc pas été prise en compte dans le modèle présenté ici. Les variables relatives à l’environnement familial n’ont pas été introduites non plus car l’information n’est pas disponible dans l’enquête ICOFEC. En revanche, l’expérience urbaine a été introduite ; il s’agit ici de vérifier l’hypothèse selon laquelle le fait d’avoir fait des séjours en ville favorise le relâchement du contrôle social sur la sexualité et donc expose les femmes à un risque plus important de contracter une grossesse.

Les « bonnes » : un groupe à risque à Dakar

En ce qui concerne Dakar, les résultats montrent que peu de variables retenues dans le modèle 1 influencent le risque de naissance prénuptiale (tableau 6). Contrairement à l’hypothèse formulée, l’instruction n’a guère d’effet négatif significatif sur le risque d’avoir une naissance prénuptiale. Parmi les femmes ayant passé la majeure partie de leur enfance à Dakar (modèle 1), seules la corésidence parentale et l’activité se révèlent déterminantes. Le fait de vivre avec sa mère (le père étant absent) contribue à accélérer le risque de naissance prénuptiale. Ce risque est cependant relativement moins significatif que pour l’activité. En effet, le fait de travailler comme domestique augmente très significativement le risque par rapport aux autres femmes. Les bonnes courent un risque 3,6 fois plus grand que les ménagères de connaître une naissance avant la première union. Cette particularité renvoie aux conditions de vie précaires des femmes de cette catégorie socio-professionnelle. Soumises à une autorité patronale sans bornes, elles sont le plus souvent considérées dans la famille où elles travaillent comme des individus de second rang. Il n’est pas rare qu’elles soient abusées sexuellement par l’employeur ou les jeunes présents dans le ménage. Le psychothérapeute Omar Ndoye (2003) évoque à plusieurs reprises le rôle des jeunes bonnes dans l’apprentissage sexuel des jeunes gens. Outre ces formes d’abus sexuels, les jeunes bonnes, généralement issues du milieu rural, sont soumises à un contrôle social amoindri qui leur permet une vie amoureuse et sexuelle plus libre. Qu’ils soient forcés ou non, les rapports sexuels sont rarement protégés. Le manque d’information et l’isolement dans lequel se trouvent ces jeunes filles les maintiennent dans cet état de vulnérabilité face aux grossesses non désirées, qu’elles sont par la force des choses bien souvent contraintes de mener à terme.

Le modèle 2, considérant l’ensemble des femmes présentes à Dakar à 12 ans quel que soit leur lieu de résidence antérieur, met principalement en lumière la même influence. On retrouve l’effet significatif de l’activité, avec un risque encore très accru pour les jeunes domestiques. L’hypothèse de la socialisation se vérifie : les femmes ayant grandi en milieu rural sont plus exposées au risque de naissance prémaritale que celles qui ont grandi en milieu urbain. Par contre, les jeunes accueillies par des tuteurs à Dakar semblent connaître un risque deux fois moindre.

À Niakhar, l’expérience urbaine accroît le risque de naissance prénuptiale

Contrairement à ce que l’on observe pour Dakar, le niveau d’instruction a un effet significatif sur le risque d’avoir une naissance prénuptiale à Niakhar, mais ce risque va à l’encontre de ce que nous escomptions (tableau 7). En effet, les femmes scolarisées se révèlent plus exposées au risque de naissance prénuptiale. Cela renvoie probablement à l’effet conjugué d’un mariage tardif et du faible recours à la contraception. La religion a un effet multiplicateur sur le risque d’avoir un enfant avant le mariage, les chrétiennes ayant un risque significativement plus élevé que les musulmanes. Ce particularisme est difficile à interpréter. Il mériterait d’être exploré plus à fond par le biais d’analyses complémentaires. Cependant, on peut penser que la moindre exigence du mariage musulman permet de célébrer l’union plus tôt dans le processus de versement de la compensation, dont les montants sont considérables (Guigou, 1992). De plus, aujourd’hui, la tendance est à un allégement des exigences au moment du takk. Ces évolutions peuvent être interprétées comme une adaptation du système matrimonial visant à limiter le recul du mariage lié aux difficultés économiques, afin également de réguler la sexualité des adolescents (Delaunay, 2001). Ce phénomène renvoie aussi probablement à des modes spécifiques d’insertion urbaine qu’il conviendrait d’éclairer par des investigations qualitatives.

L’expérience urbaine joue un rôle très fort de multiplicateur du risque d’avoir une naissance avant le mariage. Cela confirme l’hypothèse selon laquelle les femmes qui effectuent des séjours en ville, du fait du moindre contrôle social sur leur fécondité, sont plus exposées au risque d’avoir un enfant avant de se marier. Ce résultat est par ailleurs intéressant car il montre que l’expérience urbaine ne conduit pas nécessairement les femmes d’origine rurale à s’approprier des pratiques répandues dans la ville, telles que le recours aux services de planification familiale.

Tableau 7

Multiplicateur de risque de 1re naissance prémaritale parmi les femmes à Niakhar

Multiplicateur de risque de 1re naissance prémaritale parmi les femmes à Niakhar

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Conclusion

Le recours à l’approche biographique a permis de confirmer de manière rigoureuse le phénomène de décrochage entre la maternité et le mariage chez les femmes au cours des générations que laisse apparaître l’examen des âges médians au premier mariage et à la première naissance. En raisonnant par individu, l’analyse biographique offre ainsi l’avantage de restituer des modèles comportementaux à l’échelle des trajectoires personnelles et de voir leur évolution à travers les générations successives. La confrontation de deux sources de données identiques fait ressortir l’existence d’un phénomène commun entre la ville et la campagne, mais avec des rythmes, calendriers et intensités différents.

En effet, la comparaison entre la capitale du Sénégal, Dakar, et l’une des zones rurales les plus pauvres du pays, Niakhar, montre que le recul de l’âge au mariage et l’augmentation de la fécondité prénuptiale sont aujourd’hui des expériences communes aux populations des villes et des campagnes sénégalaises. Ces évolutions s’inscrivent dans un contexte plus général de transition de la fécondité qui, après avoir démarré dans les villes chez l’élite scolarisée, se répand dans les autres catégories urbaines moins instruites et plus défavorisées ainsi que dans les campagnes. Même si les changements observés à Niakhar sont plus récents et moins accentués qu’à Dakar, il n’en demeure pas moins qu’en matière d’entrée en vie maternelle et féconde, la capitale n’est plus l’unique lieu du changement.

L’allongement de la période de vie prémaritale et l’augmentation corrélative des naissances au cours de cette période ne renvoient pas aux mêmes réalités dans l’une et l’autre zone considérée. Lieu de démarrage du processus, Dakar est aussi l’endroit du Sénégal où les naissances prénuptiales sont les plus fréquentes et concernent déjà dans des proportions non négligeables les générations nées dans les années 1950-1960.Longtemps perçue comme une société ancrée dans ses valeurs et peu ouverte au changement, Niakhar n’est cependant pas en reste : les femmes s’y marient également plus tard d’une génération à l’autre et les plus jeunes d’entre elles sont fortement exposées au risque d’avoir une naissance avant le mariage. Les changements paraissent néanmoins plus progressifs.

Ces différences nous permettent de conclure que nous avons affaire, dans le cas de Dakar, à un processus bien affirmé de changements des modèles d’entrée en vie maternelle et conjugale, alors qu’à Niakhar le phénomène peut être considéré comme en phase d’émergence.

L’observation de l’évolution des risques montre que les tendances observées se ralentissent chez les générations récentes de Dakaroises, alors qu’à Niakhar elles semblent au contraire se renforcer. De ce point de vue, le recours à l’analyse comparative de l’indicateur d’Aalen est très éclairant. À Niakhar, les générations récentes (nées entre 1965 et 1974) ont un risque accru de commencer leur vie familiale par une naissance, alors que la tendance se ralentit à Dakar. Les jeunes rurales auraient-elles une sexualité plus intense que leurs consoeurs citadines ? Bien que nos données ne nous permettent pas de le démontrer, ces différences sont très probablement liées à des modes de gestion des risques associés à une naissance prémaritale distincts entre les deux populations. Les jeunes Dakaroises sont certainement mieux dotées que leurs consoeurs de Niakhar pour prévenir toute grossesse imprévue. Dakar a longtemps concentré les programmes de planification familiale et bénéficie aujourd’hui encore d’équipements plus nombreux. D’autre part, les jeunes Dakaroises nées dans les années 1970 ont commencé leur vie sexuelle dans les années 1990, précisément au moment où les programmes de santé de la reproduction pour les jeunes ont pris de l’essor. Il convient de noter par ailleurs l’incidence des programmes de lutte contre le VIH, qui, en favorisant l’usage des préservatifs, influent sur le risque de grossesse. Certes, les programmes changent aujourd’hui et tendent à se focaliser sur les campagnes (Mané et al., 2001) ; mais il faudra certainement attendre quelques années avant de voir leur efficacité confirmée. Enfin, les données disponibles sur l’avortement à Dakar donnent à penser que cette pratique est loin d’être négligeable (CEFOREP, 1998a, 1998b). Tout porte à croire que de nombreuses naissances non désirées sont ainsi évitées par les jeunes filles.

La question de la gestion des risques de grossesse pose également le problème plus général du contrôle des jeunes filles sur leur propre sexualité. De ce point de vue, les jeunes rurales apparaissent nettement comme les populations à qui une partie de ce contrôle échappe. C’est là, il nous semble, le principal enseignement qui ressort de nos modèles de Cox. À Niakhar, peu importe la caractéristique sociale, c’est l’expérience urbaine qui s’avère la plus déterminante pour le risque de devenir mère célibataire. De même, à Dakar, lorsque l’on considère l’ensemble de la population, toutes origines géographiques confondues, le fait d’avoir grandi en milieu rural renforce le risque de mettre un enfant au monde avant de se marier. Par ailleurs, à caractéristiques sociales et démographiques similaires, ce risque est sensiblement plus fort chez les filles qui travaillent comme domestiques (activité principalement exercée par les jeunes migrantes saisonnières originaires de la région de Niakhar) que dans toute autre catégorie socio-professionnelle.

Ces résultats soulignent le statut précaire de cette population de jeunes migrantes d’origine rurale à Dakar, parties en ville pour pallier les difficultés de survie de leur famille restée au village. L’éloignement de la famille d’origine et l’isolement social et affectif font d’elles des individus vulnérables à plusieurs égards. En matière de santé reproductive, elles sont particulièrement soumises au risque de sexualité non protégée et d’abus sexuel. La reconnaissance de cette population vulnérable donne aujourd’hui lieu, à Dakar, au développement dans le milieu associatif d’initiatives d’accueil et de soutien à cette catégorie spécifique des jeunes rurales. Parmi ces initiatives, il convient de citer celle du Centre Emmanuel, qui oeuvre précisément pour l’aide à l’insertion des jeunes bonnes sereer venues travailler à Dakar. Les programmes de santé de la reproduction de l’Association sénégalaise de bien-être familial (ASBEF) et ceux du ministère de la Jeunesse et des Sports s’organisent également pour mieux servir les besoins des jeunes migrantes.

L’autre enseignement important de cette étude concerne l’effet de l’expérience urbaine sur les populations rurales. Alors que l’on est porté à croire qu’un séjour en ville est l’occasion de se familiariser avec des pratiques novatrices, comme le recours à la contraception moderne, notre étude nous montre que les choses sont plus compliquées. On voit ici à quel point les rapports sociaux et les rôles statutaires peuvent influer sur la capacité des individus à contrôler leur destinée.

La question épineuse du contrôle des individus sur leur sexualité ne doit pas être négligée. Elle est d’ailleurs devenue un thème très prisé par la presse sénégalaise au cours des dernières années. Les journaux quotidiens regorgent en effet d’articles sur des cas d’inceste ou de viol perpétrés sur des jeunes filles, ainsi que d’histoires d’avortements (illégaux) ou d’infanticide. La violence sexuelle est certainement un élément à prendre en compte dans la mise en place des programmes de planification familiale. Le développement des méthodes contraceptives a encore du chemin à faire au Sénégal. Mais son avenir va autant dépendre des moyens mis à la disposition des femmes pour leur permettre de maîtriser leur fécondité, que de leur capacité à s’approprier le contrôle de leur sexualité. De ce point de vue, c’est certainement dans cet espace de vie prémaritale, où les statuts individuels sont fragiles, que les enjeux sont les plus forts.