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Les déterminants de la fécondité est le deuxième volume de la formidable collection d’ouvrages constituée par le traité de démographie que la communauté scientifique doit à l’initiative de G. Caselli, J. Vallin et G. Wunsch. Il s’agit d’un livre de 460 pages, subdivisé en trois parties : la première s’intitule « Un préalable à l’expression de la fécondité : la formation du couple » et compte cinq chapitres; la deuxième porte sur « Les facteurs biologiques et sociaux de la fécondité vus au niveau de l’individu et du couple », qui sont traités en sept chapitres; la troisième et dernière partie est axée sur « Les facteurs socio-économiques et culturels de la fécondité », regroupés en trois chapitres. Chacune des parties est précédée d’une courte introduction de la part des directeurs du traité.

La première partie est consacrée au principal déterminant de la fécondité : la formation du couple. Le chapitre 25 (les chapitres sont numérotés par rapport à l’ensemble du traité), rédigé par P. Festy, rappelle avec une grande clarté la méthodologie pertinente pour mesurer sans biais la formation et la dissolution des unions, en insistant sur la nécessité de tenir compte de l’enchaînement des événements les uns par rapport aux autres pour bien en saisir la fréquence et le calendrier, que le point de vue soit longitudinal ou transversal. Le lien entre nuptialité et fécondité n’est abordé que brièvement, pour faire ressortir que cette relation s’est considérablement affaiblie dans le monde occidental. Enfin, l’auteur constate aussi que la démographie semble pour l’instant avoir renoncé à une étude de la nuptialité qui rechercherait un indice unique prenant en compte simultanément les effectifs masculins et féminins en présence. Les exemples retenus sont européens.

Les deux chapitres suivants portent sur la polygamie en Afrique. Rédigés par P. Antoine, ils abordent d’abord une question méthodologique fondamentale en plaçant la question de l’état matrimonial observé à un moment donné en opposition avec les différents statuts qui marquent le cycle de vie de l’individu (chapitre 26). Seule une approche qui tient compte de ce cycle peut témoigner de la complexité et de la diversité des cheminements individuels, et cette réalité est amplifiée dans les sociétés où, non seulement le divorce existe, mais la polygamie — plutôt la polygynie — est acceptée et fréquente. L’auteur insiste sur la nécessité de recueillir des données biographiques et de les analyser avec les méthodes appropriées qui permettent de neutraliser l’effet des troncatures. Il suggère aussi le recours à l’analyse des transitions (modèle de Cox), qui introduit la durée dans l’analyse de régression.

Dans le chapitre 27, l’auteur s’attaque à la complexité de la nuptialité africaine en analysant le lien entre l’âge au mariage, l’écart d’âge entre conjoints et l’importance de la polygamie. Insistant sur les embûches que pose la définition même du mariage, P. Antoine met en évidence l’augmentation de l’âge au mariage chez les femmes et identifie dans la littérature de nombreux facteurs qui y sont sous-jacents, dont l’urbanisation et ses corollaires, la scolarisation de plus en plus fréquente, l’activité dans le secteur moderne, l’adoption de nouvelles conceptions des relations amoureuses avant le mariage ainsi que de nouvelles règles juridiques qui attribuent de nouveaux droits aux femmes; par contre, chez les hommes, seules les difficultés matérielles semblent influencer les changements dans l’âge au premier mariage. L’augmentation de l’âge au mariage chez les femmes et chez les hommes a contribué à maintenir l’écart d’âge important entre les conjoints africains; cet écart, combiné à une pyramide des âges à base large, fournit les conditions démographiques nécessaires au maintien de la polygamie. Cette caractéristique du système matrimonial présente de fortes variations, mais les zones de forte polygamie sont centrées sur l’Afrique de l’Ouest; la polygamie est aussi plus fréquente en milieu rural qu’en milieu urbain (attention : les légendes désignant les zones urbaines et rurales ont été inversées dans les figures 3 et 4); par ailleurs, la vie en milieu urbain ne semble pas avoir atténué la prévalence de la polygamie. La section 4 de ce chapitre, intitulée « La perception démographique de la polygamie », est particulièrement intéressante et éclairante par la présentation détaillée et raffinée de la dynamique de ce phénomène très contrasté entre les hommes et les femmes : « si tout homme polygame a d’abord été monogame, une femme peut passer directement du célibat à la polygamie en épousant un homme déjà marié » (p. 92). L’auteur explore de nombreuses situations possibles, provoquées par le veuvage et le divorce, et illustre grâce à la figure 6 (p. 93) la complexité et la complémentarité des cheminements masculins et féminins. Le chapitre se termine sur l’évolution de l’importance de la polygamie, en régression plus ou moins marquée dans divers pays. Ces deux chapitres semblent une contribution importante de l’approche démographique pour comprendre un phénomène très complexe.

Le chapitre 28, rédigé par Thérèse Locoh, porte sur « Les facteurs de la formation des couples » et se divise en quatre parties. La première fait un tour d’horizon des diverses formes d’union, que l’auteure tente timidement de situer dans leur signification anthropologique, soulignant certaines de leurs caractéristiques ainsi que les difficultés de l’observation statistique lorsqu’elles sont coutumières ou consensuelles; des formes d’union très rares sont évoquées (mariages de femmes, p. 112), de même que des formes appelées à devenir plus visibles et mieux acceptées socialement (unions homosexuelles, p. 112). Cette section semble s’appuyer sur l’Europe et l’Afrique et ne mentionne que très occasionnellement les autres régions du monde. La deuxième section, qui examine les variations de l’âge au mariage grâce à des données statistiques variées et très intéressantes, illustre la diversité des sociétés et discute de la précocité des rapports sexuels, de l’accès à la contraception et des divers facteurs qui influencent l’âge au mariage; enfin, les liens entre célibat définitif et précocité du mariage sont abordés, et l’auteure en déduit que dans les pays développés la définition du célibat doit être revue. La troisième partie traite du choix du conjoint. Elle présente d’abord les sociétés où des normes rigides régissent la dot et la compensation matrimoniale, contrôlant ainsi le marché matrimonial; l’exemple contrasté de l’Inde du sud et de l’Afrique sont éclairants; dans le premier cas, les ajustements relatifs aux déséquilibres des effectifs de « mariables » se font par les écarts d’âge entre conjoints; en Afrique, l’excédent de jeunes femmes favorise le maintien de la polygynie. L’auteure distingue ensuite les sociétés fondées sur la famille étendue, modèle qui s’appuie sur des stratégies familiales, lignagères ou claniques, où les parents jouent un rôle déterminant dans le choix du conjoint de leurs enfants, et les oppose aux sociétés où domine la famille nucléaire; dans ce cas le rôle des parents est relativement peu important. Enfin, il est question de l’endogamie, situation où le choix du conjoint se fait dans un groupe désigné, qui se distingue de l’homogamie, situation où les époux se ressemblent. La quatrième et dernière section de ce chapitre s’intitule « Vie et mort des unions »; on y parle à grands traits de la monogamie, de la polygamie, des diverses modalités de résidence et de vie en union, de divorce et de remariage ainsi que de veuvage. La conclusion débouche sur la question du couple et du statut des hommes et des femmes. Il s’agit d’un chapitre riche d’idées, souvent trop brièvement développées, mais qui suscitent la réflexion et inciteront chercheurs et étudiants à les explorer davantage et à documenter les régions du monde, en particulier le Moyen-Orient et l’Asie, pour lesquelles ce texte reste incomplet.

Le chapitre 29 pose une question très importante au plan méthodologique : comment mesurer la fécondité dans le mariage et hors mariage ? Les auteurs situent d’abord le problème dans une perspective historique fondée essentiellement sur les sociétés de civilisation européenne. Trois régimes servent de points de repère : l’ancien régime, la première transition démographique et la seconde transition démographique. Les liens entre fécondité, âge au mariage, âge de la femme et durée de l’union sont illustrés en fonction de ces trois réalités historiques. On discute ensuite des enjeux liés à l’observation des phénomènes dans un cadre où la formation des unions se fait sans enregistrement systématique, et de leurs répercussions sur la mesure et l’analyse de la fécondité dans un contexte où les sources d’hétérogénéité des groupes se multiplient : ruptures d’unions, mariages et unions libres, unions successives. Ce chapitre termine la première partie du livre.

La deuxième partie porte essentiellement sur les aspects biologiques de la fécondité. Ces chapitres sont, en général, très techniques, mais fort bien écrits, avec un sens pédagogique remarquable; cela constitue une ressource précieuse pour l’enseignement. Les nombreuses notions physiologiques ou biologiques qui décrivent le processus entourant la fécondité sont présentées de façon claire et nuancée, les tableaux et les figures montrant les niveaux des indices, leur évolution avec l’âge ou le temps ou encore la durée écoulée depuis le début de l’union ou depuis la naissance précédente. On y trouve des données intéressantes, souvent difficiles à trouver pour le non-spécialiste, comme l’âge médian aux premières règles ou à la ménopause, le pourcentage des femmes déjà ménopausées selon l’âge, les variations de l’intervalle moyen entre naissances selon l’âge au sevrage ou l’âge au décès du premier des deux enfants, la distribution des fécondabilités, la relation entre les durées d’allaitement et d’aménorrhée (chapitre 30). On y découvre aussi les notions de fécondabilité totale, reconnaissable et effective, ainsi que leur évolution en fonction de l’âge de la femme, des données sur la fréquence des rapports sexuels suivant l’âge et selon la durée de vie en couple (cas de la France), des données fascinantes sur les liens entre l’intensité de l’allaitement et la durée de l’aménorrhée, et sur différents indices liés à la contraception (chapitre 31). Le chapitre de C. Gourbin sur la mortalité foetale (chapitre 32), bien que portant sur un objet très spécialisé, met à la disposition des démographes les résultats récents des recherches sur ce phénomène très difficile à observer et situe cette question dans le cadre de l’offre de soins entourant la grossesse et la santé des femmes. H. Leridon, au chapitre 33, traite avec sa clarté habituelle des causes et des traitements de la stérilité; ici encore, les indicateurs de l’ampleur du phénomène sont fort utiles. Le même auteur poursuit au chapitre 34 en présentant les niveaux et les modèles qui décrivent la fécondité naturelle et la fécondité contrôlée. Le chapitre 35, de G. Dalla Zuanna, présente le recours à l’avortement dans divers contextes définis en fonction de la transition démographique; l’auteur examine aussi les méthodes d’estimation de ce phénomène et constate que même si on combine diverses méthodes les erreurs restent très importantes; enfin, l’auteur discute des méthodes d’analyse pour tenter de percevoir les causes de l’avortement; tant les approches statistico-quantitatives que les approches anthropologiques restent limitées et insatisfaisantes; ces approches pourraient éventuellement se renforcer l’une l’autre, mais la recherche est peu avancée dans cette direction. M. Bozon termine cette partie de l’ouvrage avec un chapitre fort intéressant sur les liens entre démographie et sexualité, montrant d’abord l’absence d’intérêt des démographes pour cette dimension fondamentale de la reproduction et discutant ensuite de la contribution de la démographie à l’élaboration des connaissances sur la sexualité, en particulier grâce aux concepts de biographie sexuelle, de relations sexuelles et de type d’activité sexuelle. L’auteur insiste ensuite pour bien insérer l’analyse démographique des comportements sexuels dans celle des relations conjugales, des comportements familiaux et des rapports de genre, tout en l’enrichissant de comparaisons culturelles.

La troisième et dernière partie du livre est consacrée aux théories explicatives de la fécondité. Les chapitres 37 et 39, rédigés respectivement par H. Joshi et P. David et par B. de Bruijn, reprennent chacun à leur façon la contribution des grandes disciplines des sciences sociales, sociologie, anthropologie et économie, à l’interprétation de l’évolution de la fécondité à travers le temps et l’espace. Malgré une certaine redondance, les textes sont intéressants et stimulants; on y exprime, bien entendu, le regret que la démographie ne propose pas une théorie intégrée de ce qui détermine les niveaux de la fécondité, mais on fait aussi ressortir de façon convaincante la nécessité de reconnaître la complexité des processus sociaux, économiques et culturels qui encadrent la fécondité et ses déterminants proches. De toutes les limitations des diverses interprétations proposées au fil de l’abondante littérature sur la fécondité, c’est sans doute l’incapacité des chercheurs de combler le fossé entre les réalités macrosociales et les comportements individuels qui constitue le défi le plus difficile à relever; tant au plan des méthodes qu’à celui des avancées théoriques, les relations « macro »-« micro » constituent encore une boîte noire à laquelle la relève devra s’attaquer. Dans cette perspective, le chapitre 38, de R. Lesthaeghe et K. Neels, représente une tentative : l’approche géographique, combinée à l’histoire, vient éclairer les « lignes de force » qui sous-tendent les changements démographiques. De cette dernière partie, au-delà de l’intérêt des synthèses qui sont présentées, il faut signaler les sept questions auxquelles les auteures du chapitre 37 s’attaquent; ces questions portent sur les liens entre développement et réduction de la fécondité, sur la baisse de la fécondité dans les pays pauvres, sur l’influence de l’instruction des femmes, sur les liens entre fécondité et incertitude de la vieillesse, sur les fluctuations de la fécondité dans les pays riches, et finalement sur l’incidence des politiques publiques pour réduire ou augmenter la fécondité. Deux de ces questions, la fécondité dans les pays riches et l’incidence des politiques publiques pour augmenter la fécondité, touchent particulièrement ceux qui travaillent sur la fécondité au Québec; on retiendra la prudence des auteures : elles affirment que la « fécondité post-transitionnelle est encore relativement récente même dans les pays industrialisés. Il est possible qu’il soit encore trop tôt pour généraliser mais il ne semble pas qu’elle se caractérise par un cycle régulier ni par une tendance inexorable à la baisse » (p. 359). Quant à la capacité des politiques publiques d’infléchir la fécondité à la hausse, on constate avec plaisir que ce sont les écrits d’une démographe québécoise qui fondent leur jugement : « L’histoire complexe du développement de ces politiques suggère qu’elles résultent elles-mêmes en partie de changements démographiques (Gauthier, 1996) mais que leur capacité à provoquer ces changements est plus douteuse » (p. 362).

Rendre compte du contenu d’un tel ouvrage est une tâche difficile tant sa densité est grande, et tant il faudrait être spécialiste de très nombreuses questions pour juger de la valeur précise de chaque chapitre. Pour ma part, j’ai lu ce livre sans me lasser, y trouvant de nombreuses idées stimulantes. Indéniablement, les professeurs s’en serviront abondamment, les synthèses me semblant couvrir la littérature de façon fort satisfaisante. L’ouvrage porte la marque de la démographie européenne et de ses grands auteurs, ce qui fera plaisir à ceux qui s’en inspirent et qui les feront découvrir à ceux qui les connaissent moins. On peut toutefois regretter, mais cela reflète sans doute l’état des connaissances, que la fécondité des grandes populations, comme celles de la Chine, de l’Inde, de l’Amérique latine, soit peu présente. Peut-être l’évolution de la fécondité ne pourra-t-elle être vraiment comprise que lorsque les faits qui les touchent pourront être intégrés dans la réflexion.

On remarquera peut-être que j’ai accordé plus d’importance à la première partie, qui porte sur la formation du couple. Cela est sans doute lié à la fascination qu’exerce présentement la transformation de la formation des couples québécois pour qui s’intéresse à la fécondité d’ici. À cet attrait s’ajoute aussi l’intérêt des chapitres qui touchent à la polygamie, sans doute la contribution la plus originale de ce livre à l’analyse démographique de la famille africaine. Ayant souvent lu les travaux des étudiants africains, et m’étant à l’occasion interrogée sur ce phénomène, j’ai trouvé dans ces textes des orientations méthodologiques éclairantes.

Il faut rendre hommage à Caselli, Vallin et Wunsch d’avoir suscité la rédaction d’un tel ouvrage.