Résumés
Résumé
Nécessaire à la décision politique, la prévision des effets qu’aura le vieillissement démographique sur la société doit débrouiller un écheveau de changements économiques, démographiques, politiques et sociaux. Pour comprendre le jeu de ces facteurs, l’auteur analyse, à partir de faits concrets, des transformations socioéconomiques qui, sur fond d’évolution de la pyramide des âges, modulent la relation entre vieillissement et politiques, influençant le rapport à l’activité rémunérée aux divers âges de la vie, les transitions entre études et marché du travail, les visages de la retraite, la productivité du travail, l’équilibre des régimes de retraite, les idées politiques (montée du néolibéralisme, recul du principe de redistribution et de la protection sociale), les formes familiales, la distribution de la richesse. De nombreuses données canadiennes illustrent cet essai.
Abstract
Demographic change and policy reorientation are often conflated with economic and social changes in anticipating the social and policy implications of demographic aging. In this paper, an attempt is made to begin to disentangle these factors to gain a clearer sense of the implications of population aging for social and policy responses. Analyzed here are selected socioeconomic changes that intervene in the connection of demographic aging to policy, such as actual working patterns by age, education to work timing, retirement patterns, productivity shifts, pension investment shifts, policy changes such as the move toward economic liberalism and away from redistribution and social protection, changing family patterns, and shifts among generations in terms of wealth inequality. These are related to shifts in demographic age structures. Data that are more illustrative than the analytical focus of the paper come largely from various Statistics Canada sources.
Corps de l’article
Il est devenu impératif pour les démographes, les sociologues, les économistes et bien sûr les décideurs de déceler les conséquences sociales et politiques du vieillissement démographique. Pour faire face à cette tâche, il importe de réagir devant le « mitraillage » auquel nous soumettent tant d’images répandant une idée fixe : le vieillissement de la population canadienne a « des conséquences sociales catastrophiques » (Gee, 2000 : 5). Il faut prendre conscience des impacts positifs du vieillissement (Cheal, 2000; Merette, 2002) et réviser nos « savoirs », constats et prévisions sur les changements démographiques (Stone, Genest et Légaré, 2003) et économiques liés au vieillissement, et sur leurs conséquences pour la conception de nos mesures sociales. Le défi consiste en somme à débrouiller l’écheveau des changements qui constituent, accompagnent ou suivent le vieillissement démographique et à dénouer, empiriquement et théoriquement, le noeud toujours plus serré des relations entre évolution démo-économique et choix politiques.
Cet article, inspiré de celui de Gee (2000), prolonge et développe sa réflexion, en poursuivant trois objectifs. Il s’agit : 1) de débusquer les postulats qui nous mènent, dans nos théories et nos politiques, lorsque nous envisageons le vieillissement démographique; 2) de vérifier la solidité de ces postulats en les confrontant à des faits révélateurs de l’état et des tendances de nos modes d’organisation sociale et économique, ainsi que des influences qui orientent nos politiques; 3) de discerner les répercussions des changements démographiques, économiques et sociaux liés au vieillissement sur nos mesures sociales, en les examinant dans leur complexité et leurs contradictions et en établissant un cadre d’analyse susceptible de faciliter leur compréhension. L’analyse qui suit avance pas à pas. Les principaux concepts, théories et conceptions politiques qui sous-tendent nos approches démographiques et économiques au vieillissement démographique sont d’abord révisés, et les relations entre économie et démographie mises en évidence. Sont ensuite examinés certains changements d’ordre socioéconomique qui agissent au confluent du social et du politique, modifiant le rapport entre l’âge et l’activité productive, les transitions entre les études et le travail, les visages de la retraite, la productivité, les systèmes de retraite, les fondements de nos politiques (montée du néolibéralisme, recul des principes de redistribution et de protection sociale), la famille, la distribution de la richesse. En arrière-plan se profile l’évolution de la pyramide démographique. Certaines données, de Statistique Canada pour la plupart, appuient mon propos.
La démarche est sociologique : elle porte sur les relations qui parcourent des réalités sociales comme le travail, la retraite, les cycles de vie, l’État et ses politiques, et l’âge, la situation familiale, les rapports entre les sexes. Il convient de sonder certaines « évidences » très répandues qui ont fait du vieillissement démographique un épouvantail (Estes, 2001; Myles et Pierson, 2001). Nous nous inscrivons ainsi dans un courant de recherche apparu en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1970, et qui n’a cessé de gagner des adhérents tout en se diversifiant (Binstock, 2000; Stone, Genest et Légaré, 2003; Walker et Minichello, 1996). Il s’est révélé fécond pour la mise au jour des relations à la fois intimes et contradictoires entre politiques de la vieillesse et nouveaux visages du vieillissement (Guillemard, 2000; Myles, 2002).
Le concept de vieillissement démographique
Le concept de vieillissement démographique est protéiforme. Techniquement précis, il ouvre, au second regard, sur un domaine « vaste et complexe » (Golini, 2002 : 135), un processus « silencieux, secret et difficile ». À cet alliage paradoxal de simplicité et de complexité s’ajoutent les difficultés inhérentes à l’observation empirique : « De nombreux lecteurs seront surpris d’apprendre que, dans une science que l’on dit empirique [la démographie], souvent critiquée pour ses carences théoriques, les relations les plus importantes ne peuvent être établies par l’observation directe, qui livre souvent des informations indéchiffrables et sans cohérence » (Keyfitz, 1975 : 267). Le vieillissement démographique n’est pas visible à l’oeil nu; son image est réfractée par la somme des expériences et décisions individuelles, le choix des indicateurs et les abstractions statistiques. En outre, les phénomènes démographiques sont parfois inattendus, tel le vieillissement de la population, conséquence insidieuse de la chute de la fécondité. Son caractère silencieux et dissimulé, la difficulté de le capter par l’observation directe peuvent, paradoxalement, accroître le pouvoir explicatif accordé au vieillissement démographique. Telles les plaques tectoniques, il avance sous la surface sans être vu, mais avec une force qui semble irrésistible.
La nouveauté et la soudaineté du vieillissement démographique actuel eu égard à ce que nous savons de l’histoire de l’humanité engendrent un sentiment d’urgence, la conviction que la situation est grave. En inaugurant l’année internationale des personnes âgées, en 1998, le Secrétaire général des Nations Unies a ainsi déclaré : « Nous sommes au coeur d’une révolution silencieuse qui déborde la démographie, et qui est lourde de conséquences économiques, sociales, culturelles, psychologiques et spirituelles » (cité par Golini, 2002 : 136). Pour certains, le vieillissement démographique et les faibles taux de natalité qui l’ont précédé — la dépopulation — sont « le moteur des événements projetés au premier-plan de l’actualité » (Ibbitson, 2003 : A21). Des phénomènes aussi différents que les troubles au Moyen-Orient (Ibbitson, 2003 : A21) et les chutes boursières (Tattersal, 2003 : B10) sont expliqués, dans les médias, par des facteurs démographiques. Au dire d’Ibbitson (2003), la virulence du conflit entre Palestiniens et Israéliens tient à l’écart qui sépare les taux de natalité des deux peuples, et selon Tattersal (2003), le rapport de dépendance permet de prédire les taux d’intérêt avec sûreté [1]. Ainsi, en politique et dans l’opinion, le vieillissement démographique passe pour exercer une influence immense sur les événements et sur l’évolution de l’économie; on lui attribue même des pouvoirs de transformation sociale occultes.
Usages de la dépendance
La dépendance, concept charnière, permet de relier le vieillissement démographique aux conséquences sociales et aux choix politiques qui l’accompagnent. C’est le maître mot des politiciens et des décideurs, et d’autant plus que la montée du néolibéralisme lui confère le sens de dépendance envers l’État (Fraser et Gordon, 1994). En France, écrit Guillemard (1986 : 235), « le régime général demeure largement un régime d’assistance ». Dans la plupart des démocraties occidentales, la logique des mesures gouvernementales touchant les personnes âgées obéit à l’idée, fortement politisée, de la dépendance de ces dernières à l’égard de la société, dépendance diversement définie et combattue, et souvent contestée. La « démarchandisation », processus en vertu duquel l’individu peut assurer sa subsistance sans vendre sa force de travail sur le marché, est un concept qui a fait ses preuves dans la réflexion sur les systèmes de protection sociale (Pierson, 2001). Conséquence de la diminution des protections accordées à ceux qui ne sont pas présents sur le marché et sont ainsi contraints de le (ré)intégrer, la remarchandisation est également considérée par les chercheurs comme le fil conducteur de la restructuration de l’État providence (Pierson, 2001 : 422).
En démographie, on utilise couramment le rapport de dépendance comme mesure approximative de la dépendance réelle, un indicateur de l’équilibre entre producteurs et consommateurs. La dépendance, ainsi redéfinie, s’éloigne de son acception courante : le fait de vivre aux crochets d’autrui. Les démographes ont beau reconnaître que cet indicateur est limité, comme le taux de chômage ou le taux d’activité, il n’empêche que les indicateurs passent souvent pour la réalité aux yeux des décideurs et du public (Gee, 2000). « L’importance accordée aux rapports de dépendance et la propension à fonder les décisions sur un mélange de considérations économiques et démographiques caractérisent une grande partie du discours qui entoure les politiques gouvernementales » (Marshall et Mueller, 2002 : 32). Les principales déficiences, brièvement résumées, du rapport de dépendance en tant qu’instrument de décision sont au nombre de quatre : 1) le caractère artificiel de la classification en « dépendants » et « non dépendants »; 2) l’équation entre catégories d’âge et type d’activité (rémunérée, autres); 3) la non-reconnaissance de la valeur du travail non rémunéré ou bénévole; et 4) l’établissement, entre dépendance et autonomie, d’une dichotomie fictive qui ne tient pas compte du rôle vital de l’interdépendance dans la famille et la société.
Le concept de dépendance a évolué socialement et historiquement. Recouvrant jadis tous les rapports sociaux de pouvoir, sans connotation stigmatisante, il a fini par renvoyer, en langage politique, au fait de vivre de charité ou d’assistance (Fraser et Gordon, 1994 : 314-315). Avant l’ère industrielle, la dépendance consistait à travailler pour autrui contre un salaire, pour vivre. En sociologie, elle a désigné l’assujettissement de populations entières à un roi ou à un suzerain (un grand propriétaire) comme condition de subsistance, puis elle est devenue la condition sociale normale des uns (enfants, femmes mariées, certaines personnes âgées) et le malheur des autres. Aujourd’hui, le terme est largement péjoratif, sauf peut-être dans le cas des enfants, des personnes âgées et des infirmes (mais c’est peut-être partie remise, nous le verrons). Qui vit aux dépens de l’État est vite étiqueté anormal, incapable, miséreux. « On en est venu à attribuer à des individus ou à des groupes des caractéristiques anciennement rattachées aux rapports sociaux », écrivent Fraser et Gordon (1994 : 331), qui ajoutent, à propos des États-Unis : « aux vieux liens sociaux succèdent les hypostases de la dépendance, une galerie de portraits où trônent ménagères, indigents, autochtones, esclaves, en compagnie des mères adolescentes pauvres de race noire ». Les personnes âgées vont-elles venir s’y aligner ?
Une réflexion sur la dépendance s’impose pour situer les changements économiques et démographiques dans la problématique du vieillissement. Le mot dépendance a servi et sert encore à désigner des réalités diverses et mouvantes. « Son emploi irréfléchi fige certaines conceptions de la vie en société, voile ou disqualifie d’autres opinions, généralement au profit des groupes qui tiennent le haut du pavé et aux dépens de ceux qui sont obligés de se laisser faire » renchérissent Fraser et Gordon (ibid.). Démographique, économique ou sociale, la dépendance est socialement construite, et engendre des conséquences sociales (Collins, Estes et Bradsher, 2001). Son influence traverse les mesures sociales qui accompagnent l’évolution démo-économique des sociétés vieillissantes.
Théories fondatrices
Plusieurs grandes théories sur l’interaction des phénomènes démographiques et économiques ont joui d’un immense retentissement et imprègnent nos politiques. Pour Malthus, la croissance démographique met en péril les ressources limitées de la planète. Marx pense que la relation entre ces deux facteurs est médiatisée par l’organisation sociale. L’un et l’autre prescrivent une intervention politique. Au XXe siècle, ces théories fondatrices ont engendré des approches qui guident nos politiques. Selon l’approche développementaliste (fortement marquante), la croissance démographique fait obstacle à la croissance économique, et tout effort pour contenir la première est un pas vers la seconde (Furedi, 1997; McDaniel, 2003a). L’approche redistributionniste pose que les problèmes démographiques ne peuvent être résolus que par des réformes économiques et sociales visant à redistribuer les ressources.
Dans les pays riches, deux courants ont dominé la réflexion sur les changements structurels liés à l’âge. Pour Easterlin, les chances et contraintes des individus sont contenues dans l’effectif de leur cohorte de naissance. Dans ce sillage, on accorde de plus en plus d’attention, en démographie et en économie, au cycle de vie, aux modes de consommation selon l’âge, à l’épargne et à la notion de risque (Denton et Spencer, 1998, 2000; Hall, 2002; McDaniel, 2002). La démographie déterminerait ainsi l’économie. Proposant une variation de cette approche, les économistes Geanakopolos, Magill et Quinzi (2002) croient pouvoir prédire les fluctuations boursières à l’aide du rapport entre population d’âge moyen et jeunes adultes. L’augmentation du rapport, assurent-ils, fait monter le ratio cours-bénéfices dans l’ensemble du marché et, après 2018, sa diminution fera décroître le ratio.
Selon une deuxième théorie très influente, associée au nom de Becker mais reprise par de nombreux auteurs, le désir de procréer découle d’un calcul économique des parents, qui sont des agents économiques et substituent la qualité à la quantité à mesure que la société s’enrichit. C’est alors l’économie qui détermine la démographie.
Ces années-ci, une autre approche suscite l’adhésion : ce seraient les gouvernements qui, par l’action ou le laisser faire, influencent la situation économique et démographique. « L’indigence des politiques — non le spectre démographique — est à l’origine de ces problèmes et continuera de les causer, assombrissant […] le paysage de la retraite » (Prince, 2000 : 100). Dans une autre veine, Moen (2003) fait remarquer que nous faisons comme si les horaires de travail et les cheminements de carrière n’avaient pas changé : nos politiques, bonnes pour les années 1950, ne cadrent pas avec les réalités familiales d’aujourd’hui, où hommes et femmes travaillent. Il s’ensuit que la natalité diminue et que la retraite nous inquiète. Dans ce courant de pensée on pose, non que le vieillissement démographique nécessite l’intervention des gouvernements, mais que ceux-ci façonnent à la fois la démographie et l’économie, et surtout la manière dont elles s’emboîtent.
Philosophies politiques
« La transformation de la vieillesse, déclare Castells, est au coeur de la crise de l’État providence, et sera probablement au centre des politiques sociales des années à venir » (2000 : 7). Touraine note, sur le ton de l’évidence, que l’analyse des « politiques de la vieillesse ne consiste pas à expliquer des mesures légales ou administratives et leurs conséquences, mais à comprendre l’emploi qu’une collectivité humaine fait de son bien le plus précieux : la vie humaine » (1986 : 12). La genèse des politiques est un écheveau de causalités mouvantes.
Au fil des changements démographiques et économiques, la logique des politiques sociales évolue et change de cap. Les objectifs de partage et d’égalité des chances de l’après-guerre se sont dilués. Peut-être les politiques de la vieillesse n’ont-elles jamais relevé du principe de la redistribution : la sécurité de la vieillesse serait ainsi un droit institué, l’équivalent d’un capital (Schwartz, 2001 : 31-36). Le dispositif de protection créé par l’État providence au bénéfice des personnes âgées aurait institué ce droit, engendrant des attentes envers prestations déterminées, pensions d’invalidité, voire exonérations d’impôt, assimilables à la propriété dans la mesure où on y voit des revenus assurés. L’enracinement de ce droit dans les consciences était manifeste en France lors des grèves générales suscitées au cours de l’été 2003 par le projet gouvernemental de réforme des retraites. Guillemard (2000) assure que celles-ci n’engendrent pas d’effet redistributif vu l’inégalité devant la mort, inégalité d’autant plus patente que l’espérance de vie n’augmente pas également dans toutes les classes sociales.
L’idée même de protection évolue. Mais déjà, durant les années d’après-guerre (âge d’or de l’État providence), on liait clairement la protection sociale au travail et à un salaire régulier, à la syndicalisation, au niveau des investissements dans tous les secteurs, à la santé de l’économie, à la solidité de la famille, et à une définition précise du parcours de vie : études, emploi assuré, puis retraite, à même les revenus épargnés et les transferts de l’État. Pour la plupart des gens, l’État providence n’était pas le principal garant de la sécurité du revenu, si ce n’est au moment de la retraite, et encore là (comme aujourd’hui), on ne jugeait pas qu’il s’agissait de dépendance envers lui. La retraite était plutôt entendue comme un repos mérité après une vie de travail dont une part de la rémunération avait été différée. Elle était aussi un mécanisme structurel permettant aux employeurs d’éliminer, avec la bénédiction de tous, les travailleurs dits trop âgés et moins productifs. La politique de la vieillesse tenait plus du pacte social que de la protection sociale proprement dite (Estes, 2001; Guillemard, 2000; Myles et Pierson, 2001). Mais, sans qu’on l’ait voulu, ce dernier aspect a pris du relief dans les régimes généraux, en particulier pour les femmes (Statistique Canada, 2003b).
Les transformations du cycle de vie et l’évolution des rapports au travail ainsi que du contexte économique ont abrégé la vie active (Venne, 2001). Les jeunes poursuivent leurs études plus longtemps ou travaillent à temps partiel avant de rallier le monde du travail rémunéré à plein temps. Les travailleurs vieillissants préfèrent la préretraite au chômage (Guillemard, 2000; Myles, 2002; McDaniel, 2003c; Myles et Pierson, 2001). Les catégories traditionnelles se brouillent : on peut être tout à la fois travailleur indépendant, préretraité, demandeur de travail et étudiant à temps partiel (McDaniel, 2003b).
La politique de la vieillesse perd son sens (Guillemard, 2000) lorsque l’admissibilité à la retraite cesse d’être considérée comme un droit lié à une catégorie démographique, pour se muer en moyen d’alléger la pression qui pèse sur les caisses d’assurance chômage. La retraite devient moins une étape attendue de l’existence qu’un avatar de la vie active, un impondérable. Eu égard aux politiques sociales, il s’agit de savoir si ces nouvelles réalités concordent avec les répercussions du vieillissement prévisibles par les instruments démographiques. Si la vie active raccourcit, les conséquences du vieillissement pourraient se révéler plus sérieuses qu’on ne s’y attendait, car la population active sera inférieure aux prévisions démographiques, et les retraités plus nombreux. Les salaires pourraient monter (autre conséquence non envisagée), en particulier ceux des jeunes arrivant sur le marché du travail avec des compétences recherchées (Walberg, 2002). On assiste peut-être, en somme, à l’apparition de nouvelles relations entre le marché et l’âge, le marché et le cycle de vie, et le travail et le non-travail. Certains pays tard venus aux régimes par répartition, tels l’Australie, l’Irlande, les Pays-Bas et la Nouvelle-Zélande, ont ainsi mis en place à l’intention des personnes âgées un système comportant un volet assurance contre la pauvreté et un volet protection contre les aléas du marché du travail (Myles et Pierson, 2001). Les Australiens sont obligés de cotiser à un régime de retraite privé. Ces approches inaugurent un nouveau partage du risque et des responsabilités entre État et individus.
Des chiffres
Dans l’article qui a inspiré celui-ci, Gee (2000) réfute « l’idée simpliste qui fait du vieillissement démographique une catastrophe sociale » : c’est de la « démographie d’apocalypse » dit-elle (2000 : 5). Nous allons étayer sa démarche. La figure 1 illustre une réalité connue. La courbe représentant l’évolution du rapport de dépendance entre les personnes âgées (65 ans et plus) et la population d’âge actif, en ascension lente jusqu’en 2016, s’élance ensuite vers le haut, tandis que, dans le cas des jeunes, la courbe entame une dégringolade au milieu des années 1960 et une descente douce au milieu des années 1990. Or, pour l’ensemble de la population canadienne, le rapport de dépendance ne dépasse pas, dans les premières décennies du XXIe siècle, son niveau d’après la guerre. Certes, le poids des personnes âgées se fait plus lourd, mais de façon à peine sensible pour l’instant. Il ne l’emporte pas avant 2031 (ce qui laisse bien assez de temps pour réfléchir sur les mesures à prendre). Voilà qui met en lumière un aspect crucial du vieillissement au Canada eu égard à un certain nombre de pays européens où il est plus avancé : par son effectif plus nombreux, la cohorte du baby-boom a reculé l’échéance du vieillissement démographique au Canada (McMillan et Baesel, 1990).
Laissons momentanément de côté la question des mesures sociales que supposeraient ces rapports de « dépendance » pour commenter la progression de celui des personnes âgées. Au moins trois aspects doivent être signalés. Le premier est le caractère artificiel de l’âge de 65 ans comme seuil de la vieillesse. « Un seuil est toujours arbitraire, rappellent Denton et Spencer (2002 : 350), et il est clair qu’en conservant celui-là on exagère la croissance à venir de la “population âgée”. » La modulation des mesures sociales risque fort de se compliquer, car la baisse de la mortalité et l’augmentation de la longévité, dont on peut certes se féliciter, sont les facteurs qui justifient le déplacement des seuils définissant les étapes de la vieillesse. Le deuxième aspect échappe plus au raisonnement mais n’est pas moins concluant. À mesure que s’accroît la longévité, nous sommes plus jeunes que nos ancêtres à notre âge. Non seulement nous avons plus de temps devant nous, mais notre espérance de vie sans incapacité est plus longue. Pour faire saisir cet argument, Gee (2000 : 8) nous met une image sous les yeux : « Regardez une photo de votre grand-mère quand elle avait votre âge, vous comprendrez ». Après 65 ans, on est aujourd’hui plus souvent en bonne santé, actif et utile, que dépendant au sens courant du terme.
Le troisième aspect est l’affaiblissement du lien entre l’activité productive et les seuils d’âge utilisés en démographie. « La relation entre vieillissement et économie, écrit Castells, dépend étroitement de la relation entre emploi, retraite et mouvements d’aller-retour sur le marché du travail. Pour évaluer avec justesse les impacts sociaux du nouveau vieillissement, le sociologue doit aller sous la surface et examiner tous ces éléments » (2000 : 7). Les données qui suivent sont signe de ces impacts. La figure 2 présente de nouveau les rapports de dépendance, mais en tenant compte seulement de la population présente sur le marché du travail. Les courbes ressemblent à celles de la figure 1, si ce n’est que les pics sont plus accentués et les creux un peu plus profonds. On se rend compte, surtout, que l’activité devient de plus en plus discontinue, surtout chez les personnes âgées (Rowe et Nguyen, 2002) et chez les jeunes (Heisz, 2002) : tributaire de l’état de l’économie, elle s’annonce plus difficile à prévoir que le vieillissement. Or, c’est la participation au marché du travail, non l’âge de ceux qui s’y trouvent, qui importe pour la viabilité des régimes fondés sur des formules de répartition.
Pour compliquer les choses, la population, l’emploi et le chômage ne suivent pas la même évolution, comme le montre la figure 3. Au cours de la période 1998-2002, les premiers baby-boomers ont rallié le groupe des 55 ans et plus. Il n’y apas de surprise dans le fait que le nombre de personnes occupant un emploi ait considérablement augmenté au sein de cette catégorie d’âge entre 1989-1990 et 1998-2002, de même que le nombre de personnes sans emploi. Chez les jeunes, l’emploi a progressé et le chômage diminué notablement. Dans le cas des 25-54 ans, on remarque la forte progression de l’emploi féminin et la chute du chômage, pour les deux sexes. Lorsque l’économie se transforme rapidement, la démographie, on le voit, est loin de relayer les signaux du destin.
Dans la réflexion sur les programmes sociaux, on a fait grand cas des coûts que représentent les personnes âgées pour les gouvernements eu égard aux coûts assumés par le secteur privé pour la jeunesse. Or les deux âges entraînent des coûts à la fois pour le secteur public et pour le secteur privé. Les écoles publiques, par exemple, coûtent très cher à la collectivité. Malgré l’importance politique évidente de cette question, on a négligé de comparer les coûts sociaux relatifs (publics et privés) des enfants et des personnes âgées. Denton et Spencer (1998), qui l’ont fait, concluent que la dépendance de l’ensemble de la population canadienne ne dépasserait son niveau des années du baby-boom que si le coût collectif des personnes âgées atteignait le triple de celui des jeunes.
D’autres données montrent qu’on ne peut sans risques fonder des politiques sur la notion démographique de dépendance. Elles concernent l’évolution du pourcentage de personnes en âge de travailler ayant occupé un emploi rémunéré au cours des deux dernières décennies (tableau 1). De 1980 à 2000, ce pourcentage a diminué chez les hommes et augmenté chez les femmes. Grâce à l’augmentation enregistrée chez ces dernières, près des deux tiers de la population d’âge actif a travaillé. Il est vrai qu’une grande partie de la croissance de l’emploi a reposé sur le développement du travail à temps partiel, qui procure des revenus moindres et suppose une certaine part de « dépendance ». L’addition des personnes qui poursuivent des études à temps plein ou à temps partiel gonfle la population d’âge actif n’ayant pas occupé d’emploi rémunéré. Les femmes, en particulier, sont du nombre. Étiquetés dépendants, les étudiants d’âge actif sont une main-d’oeuvre démarchandisée, puisqu’ils subsistent hors du marché (sauf s’ils cumulent études et emploi); ils augmentent leur revenu en le différant, de sorte que la faiblesse de leur contribution actuelle au soutien des inactifs jeunes ou âgés est compensée avantageusement par une contribution à venir plus généreuse. La définition de la dépendance et l’évaluation de ses conséquences futures sont ainsi tributaires de l’évolution des modes de participation au marché du travail et aux études, chez les hommes et chez les femmes.
Comme on le voit à la figure 4, durant les deux dernières décennies (1980-1990 et 1990-2000), les revenus moyens les plus faibles ont été ceux des jeunes travailleurs, masculins surtout, n’ayant pas fait d’études supérieures, et la situation des femmes s’est améliorée avec le temps, qu’elles aient ou non fait des études supérieures. Les Canadiens plus âgés et plus instruits, en particulier les femmes plus âgées, sont ceux qui, au cours de la deuxième période, bénéficient de la plus forte croissance de revenu. L’âge et l’expérience sont rentables. La génération du baby-boom, loin de représenter un poids, contribue substantiellement au soutien des retraités actuels et prépare activement son propre avenir, en investissant dans les régimes de retraite d’employeur. On se plaît à le croire.
Mais l’évolution de la proportion de travailleurs protégés par un régime de retraite agréé (tableau 2) a de quoi inquiéter. Cette proportion, d’environ un tiers, a diminué entre 1992 et 2000, pour les hommes surtout. Et si, d’une part, les salariés sont mieux protégés que l’ensemble de la main-d’oeuvre, près de la moitié cotisaient à un régime en 1992 chez les hommes, moins de 42 pour cent en 2000; la situation des femmes s’est moins détériorée, mais elle était plus précaire au départ (le pourcentage passe de 41,6 à 39,3). L’ambiance se ressent des pertes colossales subies en 2002 par de grands régimes de retraite : 1,4 milliard de dollars pour celui des enseignants ontariens (Stewart, 2003), 8,5 milliards pour celui des fonctionnaires québécois (Marotte, 2003). Le fonds de placement du Régime de pensions du Canada n’a pas échappé à la saignée.
Chez les plus de 65 ans, la part des diverses sources de revenus publiques et privées évolue de façon nettement différenciée selon le sexe (figure 5). Tout au long des années 1990, les femmes tirent une grande partie de leurs revenus des prestations de sécurité de la vieillesse mais elles comptent de plus en plus sur les régimes privés, ainsi que sur les pensions du Canada et les rentes du Québec. Le poids des revenus de placement diminue, pour elles et pour les hommes. La composition des revenus de ces derniers diffère. Au fil de la décennie, la part des régimes privés s’y accroît et celle des prestations de sécurité de la vieillesse et des revenus de placement régresse, tandis que les revenus d’emploi prennent de l’importance. Plus que les femmes, les hommes doivent aller chercher des revenus sur le marché du travail après la retraite et sont remarchandisés. L’hypostase surgie du processus a un sexe : plus de femmes que d’hommes âgés deviennent « dépendantes ».
Régime de retraite particulier
Sécurité de la vieillesse
RPC, RRQ
Revenus d'emploi
Revenus de placements
Autres revenus
Autres transferts gouvernementaux
L’âge et le contenu de la retraite changent. Tandis qu’on s’inquiète de la « dépendance » des retraités, leur âge diminue (tableau 3). Il importe d’en prendre note, car il y a quelque danger à fonder des politiques sur des calculs qui fixent à 65 ans l’entrée dans la « dépendance ». La longévité et l’espérance de vie sans incapacité augmentent, mais l’âge de la retraite s’abaisse, poussé d’un côté par le caractère souvent peu gratifiant du travail et par la restructuration du marché du travail, qui dévalue les compétences et le rendement des travailleurs vieillissants, tiré de l’autre par l’accroissement de la richesse au sein des cohortes parvenues au seuil de la retraite (Myles, 2002). La conjonction de ces influences et leur charge d’inégalités ressortent du tableau 3, où l’on constate que l’âge médian de la retraite décline plus vite dans le secteur public. Par ailleurs, les cohortes plus jeunes ne sont pas assurées de la même richesse que leurs aînées (Statistique Canada, 2002b). Faut-il essayer de garder les gens au travail plus longtemps en élevant l’âge de la retraite, ou l’âge de l’admissibilité à la pension (Baker et Benjamin, 2000) ? Il semble clair que cette mesure réduirait la masse des prestations servies sans retarder beaucoup l’heure de la retraite. On connaît étonnamment mal la relation entre prise de retraite et pensions (privées surtout), qui éclairerait la décision (Baker et Benjamin, 2000; McDaniel et Gee, 1991).
Sous le déclin continu de l’âge médian de la retraite se profilent des tendances diverses. La situation n’est pas la même dans toutes les professions, et le secteur de l’éducation se distingue (MacKenzie et Dryburgh, 2003). L’Enquête sur le milieu de travail et les employés nous apprend que l’âge moyen de la main-d’oeuvre au sein des diverses catégories professionnelles n’est pas relié aux taux de retraite. Le secteur de l’éducation avait (en 1999) le taux de retraite à la fois le plus élevé et le plus nettement en hausse, ainsi qu’une main-d’oeuvre vieillissante. Or, dans d’autres secteurs où la main-d’oeuvre est plus âgée, comme les services aux entreprises et les soins de santé, les taux de retraite étaient plus faibles. MacKenzie et Dryburgh (2003) prévoient des prises de retraite par vagues, touchant les secteurs professionnels les uns après les autres.
La retraite précoce est également fonction du sexe et du niveau d’instruction. Plus de femmes que d’hommes prennent une retraite anticipée (Kieran, 2001), mais on trouve aujourd’hui plus de femmes présentes dans la main-d’oeuvre à un stade plus tardif de leur vie active. Dans les couples qui font beaucoup de choses ensemble, il se peut que les conjoints s’organisent en fonction de la retraite de l’homme, en général plus favorisé par les régimes. Souvent les femmes, plus jeunes (de deux ans en moyenne) et gagnant moins, prennent leur retraite en même temps que leur mari et comptent sur sa pension à lui. La retraite précoce est aussi plus fréquente chez les gens qui ont une instruction plus poussée et des revenus plus élevés, et chez les travailleurs du secteur public. Ces éléments confirment que la retraite change de visage et n’est pas le prélude à une vieillesse empreinte de dépendance, mais plutôt un geste par lequel, l’ayant bien mérité, on quitte le monde du travail rémunéré pour se lancer dans des activités qui apportent d’autres types de gains. Ce serait en quelque sorte l’exercice d’un droit de propriété, un retrait de capital précédant une réorientation de carrière. Les personnes qui ont accumulé plus de « droits » peuvent se retirer plus tôt avec leur dû. Mais ceux qu’ils laissent derrière eux gagnent moins, et ne contribuent moins à leur avenir et au soutien des inactifs.
Le déclin de l’âge de la retraite s’accompagne d’une troisième tendance qu’il ne faut pas négliger : on devient retraité mais on ne le reste plus. Presque la moitié des quinquagénaires et des sexagénaires qui ont mis fin à leur carrière à plein temps vers la fin des années 1990 étaient de retour au travail deux ans plus tard (Pyper et Giles, 2002) : parmi les plus jeunes, ceux de 50-54 ans, près de 60 pour cent avaient pris un nouvel emploi à plein temps, et seulement 26 pour cent ne travaillaient pas. On se dit plus rarement retraité aujourd’hui (Pyper et Giles, 2002; Rowe et Nguyen, 2002). Guillemard (2000) a raison de dire que la politique de la vieillesse perd son sens avec la transformation de la retraite, du travail et du rapport à l’activité productive. Ces constats éclairent deux questions déjà abordées. Les retraités sont-ils contraints de revenir s’offrir sur le marché en voyant reculer la possibilité de jouir d’une vraie retraite, où l’on a de quoi vivre à loisir dans l’indépendance financière ? L’avenir le dira mais, à tout le moins, la tendance se dessine. À l’inverse, est-on en train de faire d’eux une hypostase de la dépendance, un nouveau portrait dans une collection déjà ancienne ? Ils y échapperont si la remarchandisation met le holà, si la retraite devient autre chose que le droit de vivre de prestations. Mais la réponse reste à venir.
La retraite précoce inquiète les économistes (Rowe et Nguyen, 2002 : 25) : les régimes de pensions fondés sur des formules de détermination verront fondre leurs réserves et seront en péril si les durées de prestation dépassent les durées de cotisation. Mais les sorties de main-d’oeuvre qui accompagnent l’avance en âge, même baptisées retraite, ne signalent plus forcément la fin de l’activité productive, et d’autant moins que les pensions apparaissent comme l’équivalent d’un capital, non comme une mesure de redistribution ou de protection sociale. Les personnes vieillissantes qui abandonnent leur travail ne renoncent pas toutes à l’emploi (Rowe et Nguyen, 2002). Même après 65 ans, elles ont plus souvent des revenus d’emploi, les hommes surtout. Elles sont 8 pour cent à l’avoir déclaré à l’échelle nationale (Duchesne, 2002); d’autres peuvent avoir un emploi sans le signifier quand elles ont à indiquer un statut. Les personnes âgées s’attendent désormais à travailler (Leitch et Galt, 2003). Ce sont les plus instruites qui tendent le plus à prendre à la fois une retraite précoce et un emploi après la retraite. Les personnes âgées actives sont aussi plus susceptibles d’avoir un travail indépendant (Duchesne, 2002). En particulier, nombreux sont les juges, prêtres, pasteurs et producteurs agricoles encore actifs à plus de 65 ans.
Pour bien discerner les rapports entre vieillissement et changements démo-économiques, il y a lieu de tenir compte, vu ses incidences sur les politiques, d’un autre aspect lié aux nouvelles modalités de la retraite et au fonctionnement des systèmes de pension. Il concerne l’impôt. Si les travailleurs qui se retirent du marché du travail sont nombreux à liquider leur REER et leur régime de retraite particulier, la retraite se solde par des rentrées d’impôt accrues et non pas diminuées. En pareil cas, la démarchandisation enrichit les gouvernements,contrairement aux transferts redistributifs ou aux prestations d’assurance. Stoffman (2002) calcule que les sommes perçues compenseraient largement le coût des pensions et des soins de santé des baby-boomers.
Cet effet économique du vieillissement démographique n’est pas le seul qui incite à l’optimisme. On trouve au tableau 4 les taux de croissance annuels moyens du produit intérieur brut et de la productivité du travail pour les années 1981-2000, subdivisées en trois sous-périodes. Malgré une progression irrégulière, le PIB présente une forte croissance annuelle moyenne, sauf entre 1988 et 1995; son ascension est même impressionnante au cours de la dernière période. Quant aux gains de productivité, ils dépassent 1 pour cent par an depuis 1988. Selon les calculs de Brown, Damm et Sharara (2001), ils devraient compenser les effets démographiques du vieillissement. Stoffman (2002) partage cet avis.
Merette (2002) apporte de l’eau au moulin en mettant en lumière d’autres impacts économiques positifs du vieillissement. Dans une analyse minutieuse, il reconnaît que les retraités liquideront des actifs, mais les besoins de financement du capital physique diminueront, et avec eux l’utilisation des épargnes, de sorte que celles-ci ne présenteront pas de déficit net. À l’inverse des prédictions habituelles des analystes, il y aura diminution du rendement du capital relativement aux salaires; s’ensuivra une hausse de ces derniers durant la période où le vieillissement démographique atteindra son point culminant. La principale conclusion de Merette n’était pas attendue : le vieillissement démographique est une bonne nouvelle pour tout le monde, surtout pour les travailleurs plus jeunes, dont les revenus augmenteront. Dans chacun des sept pays industrialisés comparés par Merette, le manque de main-d’oeuvre est compensé par des investissements dans le capital humain et par le taux d’activité. Il ressort que la flexibilité des politiques est une nécessité, et qu’il importe de considérer globalement lejeu des facteurs et des forces en présence pour comprendre les interactions entre vieillissement et changements économiques, et interpréter des tendances aux effets contradictoires.
En ce qui concerne les inégalités, il existe une relation nette entre l’évolution de la richesse moyenne et celle de la distribution des familles selon l’âge du soutien principal (tableau 5). Entre les deux années pour lesquelles nous avons des données sur la richesse et les actifs au Canada (1984 et 1999), le vieillissement démographique a eu deux effets : il a accru la richesse moyenne de la population canadienne et réduit les inégalités (Morissette, Zhang et Drolet, 2002). La richesse moyenne de l’ensemble des Canadiens a crû de 37 pour cent, 28 pour cent si on exclut le quintile le plus riche. La part de cette croissance attribuable au vieillissement démographique se situe, en gros, entre 30 et 39 pour cent. Pour ce qui est des inégalités, le vieillissement a réduit le poids relatif des familles les moins riches (les plus jeunes) et accru celui des familles de la strate intermédiaire. Même si les inégalités ont augmenté, la distribution de la richesse s’est égalisée, grâce au vieillissement.
Vue d’ensemble
Ce travail sur le vieillissement démographique visait à en saisir les effets sociaux et l’arrimage avec les politiques sociales. Il a permis de discerner certains postulats et interactions dans nos théories et politiques, et de les confronter à des données qui témoignent des réalités et tendances actuelles. Les changements démo-économiques et sociaux accompagnant le vieillissement de la population canadienne ont été examinés, de même que leur rapport avec l’évolution des politiques sociales. Nous avons retracé l’évolution des concepts de vieillissement et de dépendance, présenté certaines opinions relatives au vieillissement en montrant comment les causes et leur puissance y sont perçus, abordé la transformation éventuelle des personnes âgées en catégorie cible des mesures sociales. Une brève histoire des idées a fait ressortir d’autres rapports de causalité, où économie et démographie se précèdent l’une l’autre ou sont précédées toutes deux par les politiques. Plus encore que pour les autres groupes protégés par l’État providence, le climat semble favoriser une évolution des politiques sociales dans le cas des personnes âgées. De moins en moins considérées comme une catégorie démographique jouissant d’un droit à certaines prestations, les aînés deviennent une force de travail remarchandisée ou des hypostases de la dépendance.
Nous avons examiné un certain nombre de transformations socio-économiques qui éclairent la problématique du vieillissement. Le rapport de dépendance de la population canadienne atteint, nous l’avons constaté, son plus bas niveau de l’histoire. Au total, l’augmentation du poids des personnes âgées par rapport à celui des jeunes n’impose pas à la collectivité des coûts sociaux plus lourds. En fixant sans autre examen le seuil de la vieillesse à 65 ans et en l’utilisant comme critère pour l’application des mesures sociales, on exagère le vieillissement démographique et on se persuade que la dépendance existe bien avant qu’elle ne se soit installée. À défaut de tenir compte de l’évolution des rapports à l’activité productive, du visage de la retraite, du travail et de l’emploi ainsi que des mouvements d’aller-retour sur le marché du travail, on fait du vieillissement une source d’inquiétude exagérée. La transformation rapide de l’économie fait évoluer les liens entre réalités démographiques et réalités économiques. L’investissement dans le capital humain que représentent, en particulier, les jeunes et les femmes compense les coûts présumés du vieillissement. Les Canadiens plus âgés et plus instruits, les femmes surtout, sont ceux qui jouissent des hausses de revenus les plus fortes. Les retraités enrichissent l’État par leurs impôts lorsqu’ils liquident leurs REER, et le vieillissement tend à faire augmenter la richesse globale et à réduire les inégalités.
Cette évaluation des conséquences politiques des changements démo-économiques qui accompagnent le vieillissement démographique au Canada permet de dresser un portrait à la fois plus complexe et plus simple qu’on ne le croit d’habitude. Certes, les effets de ces changements sont plus interreliés et plus contradictoires qu’à première vue, et plus tributaires des choix politiques. Mais la découverte qu’en fin de compte le vieillissement démographique n’a pas à être le premier critère des choix politiques et ne gouverne pas les transformations de l’économie réjouit par sa simplicité.
Il ne suffit cependant pas de constater les multiples aspects et interactions qui caractérisent le rapport entre vieillissement démographique et mesures sociales, même si c’est un premier pas nécessaire, qui n’avait pas été fait. Une vue d’ensemble fait apparaître, dans le processus de vieillissement, des incohérences et des contradictions qui sont la cause et le résultat de toutes sortes de décisions politiques, spontanées ou palliatives, et de toutes sortes de lectures des changements démographiques et économiques et de leur interactions.
Nous devrons nous doter d’un cadre théorique solide avant de poursuivre l’analyse sociologique du vieillissement démographique et de ses conséquences sociales et politiques. Où en trouverons-nous les éléments ? Ce travail atteste la nécessité d’étudier les données, les résultats de recherche et les politiques pour formuler les bonnes questions, et ce avant de passer aux hypothèses. En effet, affirment McMullin et Connidis (2002 : 596), « en science, les hypothèses traînent le poids de vieux postulats qui incitent à faire du chercheur un expert, à fixer les limites de l’enquête alors qu’elle n’est pas commencée, à creuser des variables plutôt que des idées, et à hiérarchiser les relations à l’avance ».
Un regard sur les données, les recherches et les politiques qui éclairent la relation entre vieillissement démographique et mesures sociales fournit quelques grandes lignes susceptibles d’encadrer l’analyse.
Les changements démo-économiques qui accompagnent le vieillissement démographique sont des processus sociaux, négociés socialement, produits socialement et soumis au changement social.
Les décisions politiques (initiatives et mesures de redressement), leurs effets, les approches qui les inspirent, tous les tenants et aboutissants des politiques de la vieillesse sont également des processus sociaux, fruits de l’histoire et de la logique d’intervention des gouvernements dans le champ de la vieillesse; ils peuvent influencer les changements démographiques et économiques.
Produits socialement, les changements économiques et démographiques, ainsi que les idées et les dispositifs politiques, se transforment en réseaux de relations sociales qui construisent notre lecture du vieillissement démographique et des mesures sociales qui s’y rapportent, pour le meilleur ou pour le pire.
En matière de changements économiques et de vieillissement démographique aussi, les sociétés et les politiques s’édifient sur des idéologies et des idées qui structurent les rapports sociaux et la manière dont nous envisageons et mettons en relation les problèmes sociaux et les solutions politiques. L’analyse et l’information empiriques ne disent rien des racines idéologiques des phénomènes sociaux.
Les politiques contribuent à la création des relations sociales d’une société vieillissante tout autant qu’elles sont déterminées ou engendrées par les demandes de cette société.
Éprouvé comme une force inexorable, le vieillissement démographique tend à transformer les relations sociales, et ainsi à en créer de nouvelles dans la société qu’il touche. Ce n’est pas parce qu’il est une fatalité, mais parce que les conséquences sociales et politiques qui lui sont prêtées par avance lui confèrent signification et puissance, rendant la population et les décideurs aveugles aux effets contradictoires qu’il entraîne sous leurs yeux.
Parties annexes
Remerciements
Merci à Kara Granzow, qui m’a assistée dans cette recherche, à Angie Gerrard (Sociology Information Centre, University of Alberta), qui m’a aidée à trouver la documentation, à Douglas Wahlsten, Yves Carrière, Hervé Gauthier et Leroy Stone, qui m’ont encouragée, à Marc Tremblay et à trois arbitres anonymes, dont les commentaires m’ont été utiles, et à ma chère amie et collègue, feu Ellen Gee, qui m’a inspiré cet article.
Note
-
[1]
Tattersal est tellement persuadé de la parfaite cohérence des « sourdes » influences démographiques qu’il ajoute : « Ce doit être fantastique d’être professeur en démographie : on prépare ses cours, et il suffit de les réviser tous les vingt ans » (2003 : B10).
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Liste des figures
Régime de retraite particulier
Sécurité de la vieillesse
RPC, RRQ
Revenus d'emploi
Revenus de placements
Autres revenus
Autres transferts gouvernementaux