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Introduction

Depuis 2010, le festival californien de musiques populaires Coachella est retransmis en direct sur YouTube, participant de sa renommée et fournissant un standard dans le monde professionnel de la captation audiovisuelle des concerts. En guise d ’ exemple, en 2013, cette retransmission en direct a atteint les 5 millions de vues (Trainer, 2015), faisant de la présence numérique du festival une véritable «   c é r é monie m édiatique   » que se retrouve dans de nombreux festivals dans le monde (Holt, 2018). La retransmission en direct ( livestreaming ) fait ainsi l ’ objet de beaucoup de spéculation au sein de l ’ industrie musicale et participe à l ’ essor de nouvelles formes de production professionnelle de vidéos de musique live , notamment depuis la pandémie de cor onavirus . Les technologies numériques ont, de fait, démultiplié les productions audiovisuelles de la musique, par le biais d ’ un accès plus facile aux outils de captation ( smartphones , caméras lé g ères, etc.) et de diffusion des concerts (plateformes de streaming de type YouTube) , t émoign ant plus gé n éralement d ’ un «   tournant vidé o   » ( video turn ) dans la consommation et la production de la musique depuis la fin des années 2000 (Holt, 2011), et ce malgré la difficulté historique à valoriser économiquement les contenus vidéo lié s à la musique (Buxton, 2018). Les captations vidéos de concerts proprement dites c ô toient de nombreux autres formats voisins sur les plateformes numériques, comme les showcases , les documentaires et reportages musicaux, les clips faits à partir d ’ images de concerts, autant de formats vidéos qui constituent de nouveaux «   carrefours   » dans la médiatisation des succès musicaux (Heuguet, 2018), dans la «   visualité   » et la mémoire des scènes musicales locales (Creton, 2019; Casemajor et Straw, 2017 ; Bennett et Rogers, 2016).

Qu ’ elles soient diffusées en direct ou non, sur le lieu du concert ou ailleurs, faites par des professionnels ou des amateurs, les vidéos interrogent le concert comme rituel public et collectif, ancré dans une coprésence des musiciens et des auditeurs, pris dans le «   maintenant   » du son musical et «   l ’ ici   » de sa diffusion dans un espace physique commun. Les vidéos de concert sont, en France, souvent appelées captations, notamment par les professionnels de la musique et de l ’ audiovisuel, terme qu ’ il s ’ agira d ’ examiner au prisme des différentes valeurs qu ’ il véhicule. Dans cet article, nous abordons comment les vidéos de concert opèrent un déplacement de valeurs vis- à -vis du concert comme situation socio-musicale particulière, notamment à l ’ère des plateformes numériques. Nous nous appuyons pour cela sur une enqu ê te exploratoire par entretiens, que nous avons menée auprès de professionnels fran ç ais engagés dans la production et la diffusion de vidéos de concert [1] . Toutefois, cet article vise moins à pr ésenter des résultats empiriques qu’à synthétiser un certain nombre d ’ enjeux autour de la captation audiovisuelle des concerts dans un contexte de plateformisation de la culture (Nieborg et Poell, 2018 ; Helmond, 2015 ; Gillespie, 2010). Dans une première partie, nous mettons en évidence la tension entre secret et publicité propre à la situation de concert qui perdure aujourd ’ hui à l ’è re num érique. Dans une seconde partie, nous étudions le paradoxe que pose la volonté de transposer à l ’écran et sur des plateformes la dimension exclusive du concert, sous forme de document. Dans une troisième partie, nous étudions la manière dont la captation, lorsqu ’ elle s’émancipe du r ô le de document de concert, affecte en retour le concert et devient elle-m ê me performance musicale, phé nom ène particulièrement visible à travers les nouveaux formats de captation à l ’è re num érique. Chacun des paradigmes renvoie, de maniè re sp écifique, à un processus de patrimonialisation qu ’ il s ’ agira d ’ examiner de manière critique.

Le concert comme situation exclusive

Pour appréhender comment se traduit un concert sur le plan audiovisuel et comment cela entra î ne des modes de valorisation particuliers à l ’ère des plateformes numériques, il est d ’ abord nécessaire de revenir sur les conditions matérielles et objectives qui le définissent, et comment celles-ci ont é volu é jusqu’à aujourd ’ hui. Notre but est de souligner ce qui relè ve d ’ une grande permanence   : la tension, présente au cœur des pratiques de concert, entre le «   public   » et le «   r é serv é   », l ’ importance de montrer et l’égale importance de cacher. Nous pointons ainsi que le concert est affaire de désir, ici en relation à une expérience per ç ue comme exclusive. Pour cela, nous nous en tiendrons essentiellement à la manière dont s ’ est édifié le concert historiquement en Europe.

Le concert peut ê tre défini comme une pratique sociale ré gul ée, dont l ’ objet est le spectacle d ’ une performance musicale exclusive. Sur quoi porte cette régulation ? Sur son lieu, son temps — son inscription dans les temps sociaux — , les comportements des participants, certains usages normés, parfois comparé s à des rituels (Ricard, 2000). Le concert se différencie ainsi d ’ une simple performance musicale par son aspect de «  rendez-vous » collectif, impliquant un accè s restreint et des conventions comportementales. De la sorte, le concert fournit un cadre visuel et acoustique à l ’ ensemble de ses participants, cadre dont les limites sont négociées selon les genres musicaux. Sur le plan juridique, le concert est une activité particulièrement encadrée au moins depuis le XIX e  si ècle, encouragée ou limitée selon qu ’ il soit associé aux classes aisées ou populaires (Frith et al ., 2013 ; Guibert, 2006).

La compréhension sociologique et historique du concert met aussi en évidence un aspect moins connu de ces régulations   : dès ses préfigurations au XVI e  si ècle en Europe [2] , le concert repose sur une tension entre public et secret  : ce constat se d égage d ’ une lecture historique et transversale de la mise en place du concert au fil des siècles en Europe, m ê me si à notre connaissance il n ’ est pas explicité dans la bibliographie existante . En effet, avec une lecture historique sur un temps large, il est possible de poser que le public d ’ un concert est un groupe d ’ auditeurs qui n ’ appartient pas nécessairement au cercle d ’ interconnaissances des musicien s  ; le concert met ainsi en place un dévoilement . Mais, dans le m ê me temps et inverse ment , il ménage aussi du secret, de l ’ exclusivité, et ce pour des raisons diverses — é thiques, intellectuelles, politiques. Dès les premières mises en place de ce que serait le concert deux à trois siècles plus tard, il importe, certes, que la performance musicale donnée en spectacle soit connue et cé l é br ée, et ce internationalement, mais il importe tout autant de la protéger contre des émules ou une divulgation qui lui feraient perdre en valeur.

La notion de secret rev ê t donc ici pour nous plusieurs sens. Si l ’ ethnomusicologue Gilbert Rouget parle du secret dans La musique et la transe (1980) , celui-ci est lié aux situations d ’ initiation et correspond à la phase de ré p étition et aux coulisses du rituel, à la manière dont les musiciens se préparent  :

L’initiation, dont la durée et la complexité varient beaucoup d’un culte à un autre, est dans la plupart des cas le moment où l’adepte fait l’apprentissage de la possession et où se nouent pour lui le plus étroitement les relations de la musique et de la transe. […] Mais qui dit initiation dit presque nécessairement secret. (Rouget, 1980, p. 82) [3]

Le secret en ce sens permet, voire garantit, une certaine dimension sacrée des performances musicales spectaculaires. Le contraste entre secret de l ’ initiation et spectacles publics résultants est clair pour Rouget, par exemple dans le culte vodun au Bé nin (Rouget, 1980, p.  91-98). Et plus gé n éralement, selon lui,

tout culte de possession ou presque comporte deux aspects, l’un qui est celui des rites intimes, réservés aux initiés ou à ceux qui sont en voie de le devenir, l’autre qui est celui des rites publics, auxquels adeptes et zélateurs réunis participent et qui prennent toujours, plus ou moins, la forme d’un spectacle dont les danses de possession constituent l’élément central. (Rouget, 1980, p. 156)

Or, à la différence des contextes rituels de transe é tudi és par Rouget, pour revenir au concert tel qu ’ il s ’ est constitué en Occident, nous élargissons cette notion de secret et considérons qu’il y a, en quelque sorte, un «   secret du spectacle   » lui-m ê me, et non pas seulement de ses coulisses ou de ses préparatifs. Ce qui est montré (le show ) est, dans le m ê me temps, ré serv é , pr é serv é, et cela selon des modalités variables. Ainsi, de nos jours, le concert est gé n éralement ré serv é à ceux qui ont payé leur place. Mais d’autres «   tickets d’entré e   » peuvent ê tre mis en œuvre , selon les époques et les lieux   : le concert peut ê tre ré serv é à ceux qui l ’ ont co-produit, par exemple les concerts à souscription, à Vienne, fin XVIII e — début XIX e  si ècles (Elias, 1991 ; DeNora, 1995, p. 37-59) ; à ceux qui ont é t é invités ( concerto delle donne à Ferrare)  ; à ceux qui ont é t é s électionnés pour leur «   compétence d ’ auditeur   » (Académie de Baï f) ; à ceux qui appartiennent au cercle de la cour (spectacles royaux) , à un certain cercle d ’ interconnaissance (concerts privés aux XVII e ou XVIII e  si ècles, free parties de nos jours), ou à ceux qui sont abonnés (une pratique dé jà en place avec le système de cotisation et de jetons de l ’ Académie de Baï f). Le secret du spectacle musical qu ’ est le concert est donc en premier lieu défini par son exclusivité, au sens strict  : on exclut d ’ une manière ou d ’ une autre certaines personnes en réservant l ’ accè s à certaines autres.

Par voie de conséquence, le secret va faire l ’ objet de démarches de préservation   : les documents lié s à ce qui a é t é joué, chanté et entendu lors du concert font l ’ objet de protection et ne peuvent circuler librement, à la manière d ’ un privil ège que l ’ on n ’ a pas le droit de partager. En guise d ’ exemple, les spectateurs d ’ un concert tant ô t n’ont pas le droit de noter ce qu ’ ils entendent — le secret des ornements du Miserere d ’ Allegri est «   soigneusement gardé   » par la Chapelle Sixtine au XVIII e  si ècle (Roche, 2001) ; tant ô t les partitions sont interdites de publication ( concerto delle donne à Ferrare), ou ne doivent pas ê tre sorties du lieu par les musiciens (risques de copie et de diffusion) ni m ê me regardées par les auditeurs (Académie de Baïf). De m ê me, pendant des décennies, les enregistrements audio s d ’ un concert pris hors autorisation par un auditeur sont des enregistrements «   pirates   », interdits.

Ainsi se manifeste une tension, que l ’ on peut considérer comme essentielle à la situation de concert, entre montrer et cacher. Et c ’ est bien cela m ê me qu ’ on montre (le spectacle) que l ’ on veut en m ê me temps ne pas montrer à tous. L ’ une des principales régulations du spectacle du concert, au-del à du cadre de temps, de lieu et de divers usages normés, c ’ est qu ’ il est ré serv é à certaines personnes. L ’ interdiction de copier (comme dans le mot copyright ) vs le désir d’être réputé et notoire, constituent le double enjeu dans la situation de concert, un enjeu qui ne relève pas seulement de l’économique   : le paiement d ’ un ticket n ’ est qu ’ une des traductions, parmi bien d ’ autres existantes ou ayant existé, de la tension centrale du concert entre publicité et secret, qui en constitue la valeur centrale. Ajoutons que cette exclusivité est lié e à la singularit é du concert, à l ’ unicité de l’é v ènement, au fait que ce qui s ’ y produit relè ve d ’ un présent par essence impossible à reproduire, «   é ph é m è re  » et non «   maté riel  » (Bratus, 2019, p.  11-14). Mais, si ce lien entre l ’ exclusivité du concert et son é ph é m ère immatérialité éclaire la définition, le maniement et la valeur des «   captations   » vid éo de concert, telles que nous allons les étudier un peu plus bas, en revanche ces deux phé nom ènes ne sont pas l’équivalent l ’ un de l ’ autre.

L ’émergence de l ’ industrie du disque au XX e  si ècle [4] a fait évoluer le concert vers de nouvelles formes de spectacularisation et de marchandisation, le plus souvent en prolongeant l ’ expérience avant tout médiatique de la musique par les publics (Auslander, 2008) . Pour nombre de commentateurs, le disque et les autres déclinaisons matérielles de la musique semblaient avoir englouti la valeur particulière des concerts (Holt, 2021). Toutefois, l ’ engouement pour les concerts n ’ a jamais cessé et les conditions matérielles pour les faire advenir se sont complexifiées au point de constituer un véritable «   écosystè me   » (Behr et al ., 2016) [5] . Si la dimension économique de l ’ industrie du live a pris une ampleur encore plus importante du fait de la concentration récente du secteur autour de quelques multinationales (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013), elle reste conditionnée et, d ’ une certaine manière, limitée par la dimension exclusive, secrète, du concert, m ême à l ’è re des festivals de masse (Holt, 2010). Par ailleurs, les nombreux é l éments technologiques qui interviennent aujourd ’ hui durant l ’ élaboration et le d éroulement du concert (promotion sur les réseaux sociaux, vente de billets numérique, usage des écrans, etc.), font de lui une expérience toujours plus médiatique, mais aussi plus exclusive (hausse du prix des billets, mise en scène de la présence des spectateurs sur les sites de réseaux sociaux, etc.), accentuant encore davantage la tension entre secret et publicité .

En outre, dans le contexte de dématérialisation et de crise des ventes de disques des années 2000, les avatars de la musique live sont de plus en plus pré sent és comme la manière ultime d ’ apprécier la musique (Cloonan, 2013). Ainsi, depuis une vingtaine d ’ ann ées, de nouveaux acteurs à la croisée de l ’ industrie technologique, médiatique et du divertissement, cherchent à capter la valeur renouvelée du concert. Dans la suite de cet article, nous allons observer comment la mise en vidéo des concerts et leur circulation médiatique s ’ inscrit dans ces évolutions récentes, tout en entretenant un rapport paradoxal avec la dimension exclusive de la situation de concert.

La captation de concert comme document

Comment comprendre les vidéos de concert au regard de la définition du concert que nous venons de donner ? Une manière courante d ’ envisager la mise en vidéo d ’ un concert est celle de la conception professionnelle [6] de la «   captation   » , c ’ est- à -dire l ’ entreprise qui vise à enregistrer le concert «   tel qu ’ il a é t é con ç u afin d’être repré sent é devant un public présent ou non lors de cette captation   » [7] . Son ambition première est de retranscrire l ’ essence per ç ue du concert — inscription dans un temps et un lieu donnés, présence du public (le plus souvent), etc. — et de la fixer sur un support afin de la rendre disponible à un public. La captation constitue une forme de médiatisation indépendante de la conception du concert et, d ’ une certaine maniè re, post érieure à celle-ci. Elle s ’ inscrit dans l ’ histoire des technologies d ’ enregistrement [8] , sans pour autant se confondre avec l ’ enregistrement studio qui se popularise au XX e  si ècle.

La captation diffè re a priori ontologiquement d ’ autres formes de médiatisation des performances musicales. En guise d ’ exemple, les showcases t é l é vis é s sont des prestations musicales qui ne sont organisées qu ’ en vue de leur médiatisation té l évisuelle — et ce m ê me si un public est présent sur le tournage et visible dans la vidé o r ésultante. Quant au clip , il est par définition un objet vidéo, con ç u comme alliance entre des images et une chanson ou production musicale, celle-ci lui préexistant g é n éralement sous la forme d ’ un enregistrement en studio ( Spanu et Kaiser , 2018  ; Berland, 1993). Tant les showcases té l é vis é s que les clips se situent au cœur d’écosystè mes m édiatiques en constante évolution, avec MTV comme cas emblématique de l’ère té l évisuelle, et YouTube pour l’è re num érique .

La captation se définit , quant à elle, par une forme de secondarité vis-vis de l ’é v énement musical — un concert — sur lequel elle se greffe pour ainsi dire facultativement. En ce sens, l ’ entreprise de captation est nécessairement paradoxale car elle ne peut se prévaloir de retranscrire fidèlement un é v énement musical sans l ’ alt érer. Tant sur le plan théorique que pratique, on sait que la médiatisation ne consiste jamais à refl éter simplement une ré alit é musicale préexistante (Wallach, 2003). De fait, la production d ’ une captation nécessite souvent des ajustements du concert pour que la caméra puisse œuvrer au mieux. Toutefois, il est intéressant de conserver le terme « captation   » d e par son ambition explicite de rester fidèle au concert originel, c ’ est- à -dire de fonctionner comme un «  document  » postérieur (Maisonneuve, 2009) [9] . Un site web de production audiovisuelle fran ç ais présente par exemple son activité de captation comme ceci  : «   il ne s ’ agit pas seulement de poser sa caméra et d ’ attendre que ç a passe. En fait c ’ est une reprise sensible du spectacle, une retranscription vidéo de l ’ atmosphè re  » [10] . Cette ambition se matérialise bien souvent par une mise en scène centrée sur la prestation scénique des artistes, entrecoupée de quelques images du public. On peut citer à ce titre les films de concert d ’ artistes de varié t é nationale ou internationale, par exemple les très nombreux concerts filmés de Johnny Hallyday (cf. image 1) [11] .

Image 1

Lot de DVD de concert de Johnny Hallyday à vendre sur une plateforme numérique de ventes aux enchères

Lot de DVD de concert de Johnny Hallyday à vendre sur une plateforme numérique de ventes aux enchères

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Un tel format nous amè ne à interroger le déplacement de la valeur «   secret   ». Positionnons-nous d ’ abord du point de vue des publics potentiels de la captation. Sortie de la temporalité du concert, la diffusion a posteriori d ’ une captation dispose avant tout d ’ une valeur nostalgique (Fast, 2006), tant pour ceux qui ont pu assister au concert que pour ceux qui n’étaient pas l à et pour qui la captation est censée donner l ’ impression d ’ y ê tre, de voir l ’ artiste sur scè ne . Si les prises de vue des captations offrent gé n éralement un regard privilé gi é, proche de l ’ artiste, il n ’ a pas vocation à remplacer l ’ expérience physique du public sur place . C ’ est particulièrement le cas des concerts de musiques populaires amplifiées qui bé n éficient d ’ un son et d ’ une ambiance frisant souvent avec la liminalité , une caract éristique considérablement alté r é e par le visionnage d ’ une captation à domicile par exemple [12] . Certains publics envisagent donc la captation autrement, comme une «   trahison de l’œuvre originale   » [13] . Ce caractère altéré explique qu’une grande partie des captations de concert se soit d éveloppée en marge de l ’ industrie musicale et médiatique, sous forme de produit bonus pour les fans (DVD ou VHS), d ’ enregistrements pirates ou de retransmissions tardives sur les cha î nes de té l évision [14] .

Concernant les nouvelles formes de captation amateures permises par divers appareils d ’ enregistrement numériques, notamment les smartphones , les travaux universitaires sur la question montrent comment l ’ utilisation des appareils connectés durant les concerts permet de nouvelles formes de circulation entre pairs, de viralité, de promotion de soi et de création de communauté s  ; tout en insistant sur le fait qu’être physiquement sur place pour apprécier la performance reste la valeur absolue pour la plupart des fans de musique (Bennett, 2015 et 2012). I l s ’ agit d ’ une forme de documentation du concert et surtout de soi en concert qui amplifie la sensation d’être sur place, tout comme les écrans géants dans certains concerts de grande jauge. La captation en direct sur grand écran a non seulement pour but de compenser l’éloignement du public de la scène, permettant alors de voir l ’ artiste, mais aussi de se voir en tant que public et ainsi de mettre en scène la collaboration public/artiste comme nécessaire à la situation de concert (Leveratto, 2014 ; Small, 1998). Ce type spécifique de captation fonctionne alors comme un exhausteur de la présence du spectateur et de la dé sirabilit é du concert, accentuant indirectement le privilège «   d ’ en être   » au détriment des autres.

Pour les professionnels du concert, la diffusion postérieure d ’ une captation peut constituer une forme de transgression de la valeur présentielle et exclusive du concert. C ’ est particulièrement le cas des producteurs de concerts dans le domaine des musiques populaires où le concert peut être envisagé comme un véritable spectacle (et pas seulement comme l ’ ex écution en public d ’ une œuvre musicale) [15] . En effet, selon les résultats de notre enqu ê te, ces professionnels se sentent peu concernés par la captation de leurs propres é v énements parce qu ’ ils la per ç oivent comme une dévalorisation de leur travail d’élaboration d ’ une rencontre musicale «  unique » (circonscrite dans le temps et l ’ espace) et non reproductible, voire un obstacle à l ’ expérience véritable de la prestation de l ’ artiste (du fait de la présence des caméras qui pourrait g ê ner le public ou des smartphones qui trahissent un manque d ’ attention).

Même si les moyens se sont allégés, il y a des types de captation qui ont de vrais effets sur le live . Moi je le refuse. Il peut y avoir des demandes de l’équipe de capta[tion] : il faudrait plus de face, plus de lumières, pour avoir un rendu vidéo. Ça pour moi c ’ est no way . J ’ ai toujours considéré que les gens qui achetaient leur place, ils venaient pour un spectacle, pas un plateau télé […]. Moi je défends du live , pas de la vidéo. (J., producteur de spectacle et ancien administrateur de salle de concert, entretien réalisé en 2019.)

En ce sens, les producteurs de spectacles repr ésentent les garants de la valeur exclusive du concert, moins pour éviter une dilution de leur public (qui serait tenté de ne plus se déplacer) que pour entretenir la priorité de l ’ expérience du public sur place, en réaction à un environnement social toujours plus surchargé m édiatiquement [16] . Certains artistes participent de cette tendance en interdisant formellement l ’ usage du smartphone lors de leurs concerts. L ’ un des exemples les plus connus étant celui de l ’ artiste Jack White (fondateur du groupe de rock White Stripes), que l ’ on peut associer au fétiche «   analogique   » de la relation «   directe   » avec l ’ artiste hé rit é d ’ une certaine culture rock, ainsi qu’à une volonté de contr ô le de l ’ image de l ’ artiste sur scène propre au star system .

En outre, l ’ id ée qu ’ une captation contredi se la valeur présentielle et exclusive du concert s ’ exprime paradoxalement chez certains producteurs de captations, mais cette fois pour d ’ autres raisons. En effet, ces derniers voient parfois leur action comme le produit d ’ un travail technique sans ambition créative, loin des «   signatures   » artistiques que l ’ on trouve dans d ’ autres genres audiovisuels comme le cinéma, la fiction té l évisuelle, le documentaire, ou encore le clip musical.

Je suis fan de certains groupes, on m ’ a donné les DVD [de concert], je ne les ai jamais regardés. Pour moi c ’ est un grand mystère […]. Et regarder c ’ est un mot ambigu car on écoute. Nous, une des meilleures audiences de Culturebox [ plateforme de diffusion de concerts ], c ’ est Laurent Garnier. Il y a quoi à voir  ? Rien. C ’ est Laurent Garnier qui fait un set de DJ. C ’ est très bien, je suis pas en train de critiquer, mais le niveau visuel c ’ est zéro. C ’ est un mec en train de passer des disques […]. Les gens regardent pas les captations. C ’ est ça que je voulais dire tout à l ’ heure : moi je suis grand consommateur de télé mais ce boulot je le fais de façon alimentaire. Si on me disait vas-y cite moi les meilleures captations de tous les temps, je serais bien en peine d ’ en parler et ça me fait mal […]. Et en fait la qualité de la capta[tion], à part effectivement si le son est mauvais, si la caméra filme le mec à côté […], faut être très mauvais pour qu ’ on vienne te reprocher la qualité de ta captation. (N., employé dans une entreprise de production audiovisuelle parisienne, entretien réalisé en 2019.)

La nature ayant horreur du vide, les producteurs se mettent à faire du flux, et après ils disent « créatif » […]. Après, capter… il a des gros plateaux, Opéra Bastille, etc., mais sinon, quand vous captez machin, un pianiste avec un gars, c ’ est pas tellement créatif… ce qui va être jugé, c ’ est l ’ intérêt artistique du plateau, que ce soit pas de la variété, mais du répertoire. (J., ancien cadre d ’ Arte Live Web, entretien réalisé en 2019.)

Dans ces extraits, le paradoxe entre valeur et pratique de la captation professionnelle s ’ exprime par sa dépendance à des hiérarchies culturelles instituées (varié t é vs. r épertoire) ainsi qu’à des scènes musicales dotées de valeurs spécifiques (la dimension non spectaculaire de certaines musiques électroniques). Par ailleurs, ce paradoxe s ’ exprime par des rapports interprofessionnels particuliers. En effet, le réalisateur de captation ne dispose pas toujours d ’ une marge de manœuvre créative étendue, notamment lorsque son statut se limit e à de la prestation de service. C ’ est le cas lorsqu ’ un label souhaite commercialiser la captation de concert d ’ un de ses artistes et qu ’ il a recours à un producteur audiovisuel [17] .

Comment intervient la particularité des captations en direct (ou livestream ) vis -à -vis de ce paradigme du document ? Si le direct fait partie des é l éments constitutifs du concert, il n ’ en constitue pas une valeur similaire dans l ’ environnement médiatique où sont diffusées les captations, comme en témoigne la relativement faible importance des programmes de retransmission en direct des concerts sur les cha î nes de té l évision [18] . Pour cela, il suffit de les comparer avec les retransmissions des grands é v énements sportifs ou les té l écrochets en direct comme Star Academy ou The Voice, dont la valeur repose sur l ’ articulation entre direct et compétition, gé n érant un suspense propre à l ’économie médiatique du divertissement (principalement té l évisuel) [19] .

L ’ opposition schématique entre le concert et sa documentation sous forme de captation épuise-t-elle l ’ ensemble des valeurs associées à cette derniè re  ? La captation a-t-elle vocation à n ’être qu ’ un succé dan é ou une prothèse visuelle du concert   ? La réponse se trouve sans doute dans le statut de document lui-m ême, à savoir la possibilité de représenter quelque chose qui a eu lieu et qui n ’ est plus, à l ’ instar d ’ une archive. Pourtant, les institutions muséales dé di ées à la conservation de la musique et autres bibliothèques musicales s ’ en sont peu saisi. Elles ont d ’ ailleurs longtemps é t é r éticentes aux enregistrements musicaux sous toutes leurs formes (en partie pour des raisons techniques), pré f érant les instruments et les représentations plastiques de la musique (Maisonneuve, 2017) [20] .

Comme nous l ’ avons souligné pr é c édemment, les professionnels du concert sont eux-mêmes peu intéressés par la captation. Néanmoins, une minorité l ’ a investie, non seulement pour garder une trace de son activité sous forme d ’ archive audiovisuelle, mais aussi pour valoriser son activité au-del à de sa dimension é v énementielle [21] . Aujourd ’ hui, I nternet et les technologies numériques ont rendu plus communes ces pratiques d ’ auto-documentation à travers la captation. C ’ est le cas d ’ institutions comme les philharmonies de Paris et Berlin ou le Metropolitan Opera à New York, pour qui l ’ auto-production de captations est parfois financièrement soutenue par des sponsors , voire permet justement de les attirer (Holt, 2014). C’est le cas aussi des salles de musiques actuelles (SMAC), en France. La création d ’ une cha î ne YouTube avec des captations fonctionne comme une archive permettant de justifier de leur activité auprès des décideurs politiques, notamment dans un optique de soutien aux artistes locaux et de développement culturel du territoire. Comme nous avons pu le constater dans le cadre d ’ un entretien avec la salle de concert 4Ecluses à Dunkerque, les captations constituent une forme d ’ archive audiovisuelle de la scène locale, ainsi qu’un levier promotionnel pour le développement des artistes du cru et de la salle comme installation culturelle d ’ envergure régionale. Certains artistes en début de carrière l ’ utilisent également afin de documenter leur style scénique et ainsi démarcher des professionnels (Creton, 2019), voire tout simplement pour garder un souvenir qu ’ ils peuvent partager ultérieurement avec leurs fans.

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Capture d’écran de la page YouTube de 4Ecluses

Capture d’écran de la page YouTube de 4Ecluses

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Du point de vue des publics, l ’ archivage des concerts sous forme de vidéos est assez ancien. Les fans et collectionneurs enregistrent les concerts de leurs idoles ou des scènes qu ’ ils fr équentent sous forme de bootlegs depuis que la technologie le leur permet, parfois de manière très organisée et systématique (Neumann et Simpson, 1997). Cette activité patrimoniale amateure est aujourd ’ hui répandue via les plateformes de vidéo comme YouTube et l ’ usage des smartphones . Elle interroge certes le cœur de l ’ activité de captation professionnelle, à savoir la cession des droits à des fins d’exploitation audiovisuelle [22] , mais elle permet surtout à des pans entiers des scènes musicales marginalisées par les institutions culturelles de trouver un espace d ’ exposition (Spanu, 2022 ; Roberts et Cohen, 2014 ; Cohen et al. , 2015). En effet, la production et la diffusion de captations «   pirates   » a permis la création de véritables fonds d ’ archives alternatifs et informels. Cette activité amateure s ’ inscrit dans un travail affectif gé n éralement dé nu é d ’ int é rê ts économiques et constitue une sorte de patrimoine du quotidien, souvent rattaché à une scène musicale locale (Strong et Whiting, 2018 ; Long et al ., 2017 ; Bennett et Rogers, 2016).

En France, au moins depuis 1986 [23] , ce sont les cha î nes de té l évision qui ont é t é les plus actives dans le domaine de la diffusion de captations à titre patrimonial, des cha î nes spécialisées dans la diffusion de captations (telles que Mezzo, créée en 1998) aux cha î nes publiques dont le cahier des charges comprend une obligation de diffusion de captations et qui disposent d ’ une aide spécifique du CNC [24] . Toutefois, les intentions patrimoniales de ces captations ont longtemps é t é limitées par leur relégation aux confins des grilles de programmes (pour les cha î nes non spécialisées), par leurs répertoires relativement élitistes, et par leur difficile accès en dehors des horaires de diffusion. Le développement de plateformes numériques comme Arte Concert (anciennement Arte live web) en 2009 et CultureBox en 2013 a permis l’élaboration de catalogues de captations importants et variés, toujours selon un critère patrimonial imposé par le CNC (Guibert, Spanu, Rudent, 2022). En l ’ occurrence, il s ’ agit d ’ un critère indexé sur l ’ exploitation dans le temps long (critère objectif) et une vision davantage créative de la captation de concert (critère subjectif soumis au jugement des pairs du secteur musical et audiovisuel). Or, cette vision créative met en tension le paradigme de la documentation, puisqu ’ elle implique une intervention plus importante du réalisateur de la captation, à la manière d ’ un cinéaste plut ô t que d ’ un simple technicien. Cette valeur davantage créative de la captation est l ’ objet de la partie suivante.

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Capture d’écran de la page d ’ accueil de la plateforme Arte Concert (site visité le 24 janvier 2023)

Capture d’écran de la page d ’ accueil de la plateforme Arte Concert (site visité le 24 janvier 2023)

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On observe ainsi que le paradigme documentaire de la captation, s ’ il est nécessairement en tension avec la valeur exclusive du concert, trouve un espace d ’ expression, voire d’expansion, dans l ’ environnement médiatique des plateformes numériques. Cette tendance est lié e à des formes de valorisation variées, entre économie de l ’ attention propre aux plateformes, auto-promotion des é v énements musicaux, mais aussi dimension patrimoniale, c ’ est- à -dire vocation à durer dans le temps en fonction d ’ un inté rê t culturel. Concernant ce dernier point, il s ’ agit bien d ’ une vocation et non d ’ une ré alit é pleine et entière, où les interfaces des plateformes jouent un r ô le de médiation ambivalent (Spanu, 2022 ; Cambone, 2019 ; Gayraud et Heuguet, 2015).

La captation comme performance

La captation de concert constitue, on vient de le voir, un premier paradoxe, en ce qu ’ elle articule l’exclusivité du concert — ce qui le rend désirable comme expérience — et sa mise à disposition sous forme de document. Une mise à disposition d ’ autant moins exclusive que les plateformes numériques l ’ ont extrait des grilles de programmes té l é vis és ou d ’ autres formes restreintes de distribution. Un autre paradoxe de la captation de concert est qu ’ elle se pr é sente comme un objet certes postérieur au concert qu ’ elle repré sente , mais pas nécessairement si dépendante de celui-ci, en tant qu ’ objet médiatique. En effet, dans certains cas, elle participe non seulement étroitement à cette performance en requérant des ajustement s sp écifiqu es , mais devient elle-m ê me performance, à la manière d ’ autres formats musicaux audiovisuels (Sercombe, 2006) [25] .

L ’ un des exemples les plus emblématiques est sans doute le festival de Woodstock, dont la premiè re édition a é t é un désastre financier, mais dont le film du m ê me nom (1970), lauréat d ’ un Oscar, a largement contribué à sa reconnaissance et son succès ultérieur, tout en constituant un é l ément important de la contre-culture hippie étatsunienne (Bennett, 2004). Ce type de captation dépasse largement son statut de trace, de document, pour devenir une véritable œuvre audiovisuelle, ici consacrée dans le champ cinématographique. Pour ce faire, ce type de captation s’éloigne sensiblement de la mise en scène conventionnelle de l ’ artiste sur scè ne face à son public, afin d ’ explorer plus profondément les sens multiples des performances musicales en public, voire de les fa ç onner de toute piè ce.

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Un des posters originaux accompagnant la sortie du film Woodstock (1970 ) , disponible sur un site de vente aux enchères

Un des posters originaux accompagnant la sortie du film Woodstock (1970 ) , disponible sur un site de vente aux enchères

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Afin d ’ envisager ce deuxième paradoxe, il faut repenser son articulation avec le concert comme concrétisation en direct de la rencontre entre un artiste, son œuvre et son public. En tant que «   rendez-vous   » collectif, le concert incarne de manière visible, concentrée dans le temps et l ’ espace, comment la musique relie les individus. Christopher Small montre, par exemple, que le public d ’ un concert performe sa propre existence en tant que corps social, sur un mode idé alis é (Small, 1998). Pour lui, le concert est une «   exploration », une «   affirmation   » et une «   c é l ébration   » des valeurs d ’ un groupe social. Le concert est ainsi le lieu privilé gi é de communautés ou scènes musicales, c ’ est- à -dire de dynamiques sociales et de formes de collaboration, participation et identification, tant au niveau local que translocal (Straw 1991, 2004, 2014 ; Bennett et Peterson 2004). En mettant en scène ce phé nom ène, la captation peut jouer un r ô le important de définition, voire de prescription des communautés musicales (Bratus  2019, p. 4-7).

Comment cette performance de la captation a-t-elle lieu ? Tout d ’ abord, rappelons que malgré sa pr étention à fournir un accès direct à l ’ artiste ou à son œuvre, le concert est lui-m ê me une mise en scène, un é v énement soumis à d ’ innombrables médiations technologiques et socioculturelles (Marshall 2006   ; Daley 2006). Il relève en cela d ’ un compromis acceptable entre art et technologie (Frith, 1986), renvoyant à une relation de dépendance, d ’ imbrication entre concert, enregistrement, reproduction et médiatisation, et non une relation d ’ opposition (Auslander, 2008) [26] . Trois formes d ’ authentification d ’ une performance musicale peuvent être mentionnées (Moore, 2002, cité dans Bratus 2016)  : 1) celle de l ’ expression du musicien («   first person authenticity   »), 2) celle de l ’ expérience vécue du public («   second person authenticity   »), et 3) celle de l ’ origine de la pratique ou du genre musical («   third person authenticity   »). Les captations de concert articulent ces formes à travers les choix de réalisation   : plan serré sur l ’ artiste, émotions manifestes du public, ou encore mise en scène du lieu où se d éroule la performance. Ces formes peuvent se superposer mais ne sont pas nécessairement toutes présentes au sein d ’ une captation. En guise d ’ exemple, dans le cas d ’ un concert filmé sans public, c ’ est davantage la première et la troisième qui priment, comme dans les cas de Live at Pompei de Pink Floyd en 1972 et The Encounter de Korn en 2010 (Bratus 2016). Les cas des genres house , techno ou electronic dance music (EDM) sont intéressants, car le geste instrumental est moins apparent que pour d ’ autres genres de musique, impliquant un déplacement du regard vers le public [27] . Dans le cas du festival Tomorrowland, l ’ accent est davantage mis sur la liesse du public, voire sur le corps sexualisé des femmes, renfor ç ant le regard hé t éronormé au sein de l ’ EDM (Holt, 2018 et 2021).

Dans le contexte particulier de la diffusion vidéo sur des plateformes numériques, la diversité des formats de captation a é t é renouvelée, participant d ’ une certaine émancipation de la captation vis- à -vis de son statut de document. Le site anglais Boiler Room, fondé en 2011, est certainement celui qui a le plus participé au d éplacement du regard de la captation, en propos ant aux internautes des prestations filmées en direct, où les DJ sont face cam éra tout en tournant le dos au public  :

Il se crée une sorte de flottement sur la question du public pour lequel son mix est construit […]. Le groupe réuni à l ’ image est alors comme invité à produire pour la caméra la performance visible d ’ un échantillon d ’ une communauté d ’ amateurs réunis autour d ’ une expérience commune […]. L ’ originalité du programme proposé par Boiler Room se situe dans le compromis entre le minimalisme des techniques vidéo, proche de l ’ esthétique webcam, et le recours à ce choix de mise en avant du public, qui relève plus de la télévision professionnelle que de la club culture. (Heuguet, 2014 a, §23).

Il s ’ agit l à d ’ un exemple manifeste du brouillage entre la captation et d ’ autres contenus vidéo-musicaux, mais aussi et surtout entre le concert et sa captation. C ’ est particulièrement le cas pour les vidéos de Boiler Room qui renforcent l ’ aspect exclusif de l’é v énement (qui fonctionne souvent sur invitation) et où la présence du public est fixé e à jamais dans le marbre de sa propre performance vidéo, en communion avec l ’ artiste. On peut dès lors parler d ’ un e forme de continuum entre le concert et sa captation, voire dans certains cas de rétroalimentation, notamment lorsque le concert est pensé pour sa captation et que cette dernière amplifie la dé sirabilit é du concert.

C ’ est sur ce mécanisme de rétroalimentation que repose une autre plateforme, Sofar Sounds, qui propose des concerts secrets à travers le monde (Riom, 2020). Toutefois, au-del à de son instrumentalisation commerciale, il s ’ agit bien d ’ une forme d ’ autonomisation de la captation comme objet esthétique qui, en retour, contribue à la définition des cultures musicales, à travers les relations, les gestes et les attitudes qu ’ elle met en scè ne .

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Exemple de vidéos accessibles sur la page YouTube de Boiler Room (visité le 24 janvier 2023)

Exemple de vidéos accessibles sur la page YouTube de Boiler Room (visité le 24 janvier 2023)

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Autre exemple emblématique de la captation comme performance à l ’ère des plateformes numériques   : le «   concert à emporter   » de La Blogothèque. À rebours des captations surproduites à grands frais dans d ’ immenses salles de concert [28] , les vidéos de La Blogothèque se sont fait remarquer à partir de la fin des années 2000, en proposant principalement des plans-séquences d ’ artistes reconnus ou émergents dans des espaces musicaux non conventionnels [29]  :

Dans ces vidéos […], on tente d ’ enregistrer une part de réel et ses imperfections inéluctables. La caméra numérique, portée à la main, se veut participative, très mobile, fluide et légère […]. Grâce à la mobilité des caméras numériques, on peut être non seulement près des musiciens, mais aussi des gens, et tourner sans éclairage sophistiqué, dans des lieux publics notamment. […] On peut sentir, dans ces images, un désir de communauté ou, du moins, une volonté d ’ en finir avec le supposé clivage qui oppose d ’ une part l ’ artiste et l ’ homme de la rue et, d ’ autre part, l ’ espace scénique occupé par l ’ artiste et l ’ espace occupé par ses spectateurs […]. En outre, ils donnent à voir le regard porté par les gens sur les musiciens, acte qui renvoie à notre propre regard de spectateur. (Desrochers, 2010, p. 12)

Tout comme Boiler Room dans le milieu des musiques électroniques (voire au-del à ), La Blogothèque est devenue une ré f érence dans le milieu pop rock dit indépendant ou indie [30] . Aujourd ’ hui convertie en socié t é de production parisienne, nous avons eu la possibilité de rencontrer un de ses anciens employés ayant œuvré à une série de captations professionnelles dans des salles de concerts parisiennes. Son témoignage éclaire justement comment les choix techniques s ’ inscrivent dans une esthétique propre  :

S ’ ils voulaient trois cadreurs, c’était justement pour pouvoir utiliser la salle [Le Trabendo] comme « obstruction » ; par exemple dans la foule ils voulaient vraiment avoir le derrière de la tête des gens, et quand ils étaient sur scène ils voulaient toujours se cacher derrière l ’ ampli, le décor, les claviers. Utiliser tout ça pour cadrer […], c’était ça qui évoquait la cinématographie classique de la Blogothèque. (L., ancien coordinateur des captations à La Blogothèque, entretien réalisé en 2019)

Il s ’ agit l à d ’ une manière de perturber volontairement le signal visuel ou, dit autrement, «   épaissir la médiation pour intensifier la relation   » (Rudy et Citton, 2014), en ré f érence à une esthétique «   lo-fi   » tr ès présente dans la culture indie (Blake, 2012). Elle fixe l ’ id é e d ’ un regard emp êch é, de l ’ acceptation des contingences propres au concert dans différents espaces, construisant ainsi un régime de valeurs à rebours des situations de concerts usitées. Si notre interlocuteur va jusqu’à parler de «   cinématographie   » , c ’ est parce que le travail précurseur de Vincent Moon [31] de La Blogothèque a non seulement participé à fixer les contours de la culture indie , mais il a aussi renouvelé les codes de réalisation de la captation professionnelle, notamment dans le milieu des musiques actuelles fran ç ais où le caract ère créatif et «   immersif   » de la captation est devenu un nouveau standard. Tant du c ôt é de la Blogothèque que de Boiler Room, Sofar Sounds et d ’ autres pourvoyeurs de vidéos de prestations musicales sur I nternet, comme Tiny Desk de la National Public Radio, on s ’éloigne certes de la captation vidéo de concert au sens traditionnel, mais c ’ est bien une certaine mise en scène de l ’ intimité avec l ’ artiste, pour ne pas dire du secret de la performance, qui est au cœur de l ’ expérience médiatique de ces vidéos musicales. Elles dramatisent en ce sens la condition du concert à l ’è re num érique.

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Capture d’écran de la vidéo du «   concert à emporter   » de Bon Iver dans un appartement parisien. Vidéo diffusée le 19 juin 2008

Capture d’écran de la vidéo du «   concert à emporter   » de Bon Iver dans un appartement parisien. Vidéo diffusée le 19 juin 2008

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La dimension faussement secrète de ces vidéos et leurs effets sur les cultures musicales qu’elles cherchent à représenter est amplifiée, dans une certaine mesure, par leur statut de social media entertainment (Craig et Cunningham, 2019). En effet, l’attractivité des vidéos comme celles de Boiler Room et de La Blogothèque repose non seulement sur une médiation particulière de l’authenticité (impression de réel et d’intimité), mais aussi sur une accentuation de la connectivité permise par les plateformes numériques comme YouTube, sur leur inscription dans un flux médiatique particulier. La consommation de ces vidéos de concert devient une manière de prolonger l’expérience d’une œuvre musicale pour le public, tant sur le plan visuel de la mise en spectacle d’une œuvre, que sur le plan de l’écoute des variations par rapport à un enregistrement studio (différence d’arrangement, d’intensité du jeu ou du chant, variantes et improvisations, imperfections, etc.). Donnant accès à différentes versions d’une même œuvre, ces vidéos augmentent la désirabilité du concert et participent au renversement historique de l’industrie musicale : les artefacts enregistrés (distribués gratuitement dans le cas de ces vidéos) constituent une sorte de promotion pour l’économie des concerts, contrairement à ce qui a prévalu dans le passé. En cela, la vidéo crée non seulement des horizons d’attente particuliers, mais aussi des critères de jugement qui lui sont propres : la vidéoperformance s’inscrit dans une carrière d’auditeur au même titre que l’écoute d’un album, par exemple. Ce phénomène semble d’ailleurs renforcé par les formes de recommandation algorithmique des plateformes numériques comme YouTube, où l’écoute d’une même œuvre produite en studio est souvent associée à une ou plusieurs versions filmées en concert. Se dessine alors un continuum entre l’œuvre enregistrée en studio et sa version en concert, où la captation s’ajoute aux nombreuses vidéoperformances et autres versions alternatives d’une même chanson, par exemple celles de la série de vidéos à succès Tiny Desk de la National Public Radio (NPR) déjà citées et qui consistent à capter en direct des performances d’artistes dans le cadre intimiste des bureaux de la radio. Une telle multiplication des formats alimente à bien des égards l’économie de l’attention des plateformes numériques comme YouTube, économie dans laquelle les carrières artistiques sont chaque jour davantage enchevêtrées (Heuguet, 2018), loin de tout débat sur le patrimoine audiovisuel du spectacle vivant, voire le patrimoine musical tout court, que pourraient représenter les captations performances.

Conclusion

Nous avons défini le concert comme une pratique sociale régulée, dont l’objet est le spectacle d’une performance musicale exclusive. S’il se distingue du vaste ensemble des performances musicales par son aspect de « rendez-vous » collectif, impliquant des usages sociaux normés et des règles d’accès restrictives, il entraîne aussi une forme de secret au cœur même de sa dynamique de mise en scène, en la posant comme un « dévoilement exclusif ». Dès lors, la captation vidéo peut être considérée comme une opération qui se greffe sur un concert dans une forme de secondarité. Son but est de reproduire le concert en captant ce qui fait sa valeur et sa désirabilité : elle est construite sur un premier paradoxe, la reproduction et la divulgation de ce qui vaut — entre autres — par son exclusivité, un paradoxe qui prend une ampleur inédite dans le contexte d’une diffusion sur des plateformes.

M ais les paradoxes de la captation à l ’è re num érique ne s ’ arrê tent pas l à  : elle est aussi une opération dont la frontière avec la performance supposée premiè re — le concert capté — est brouillée dans un contexte technologique qui facilite et multiplie l ’ utilisation des images captées, non seulement après l’é v ènement mais m ê me pendant celui-ci, selon des modes de mise en scène toujours plus développé s . La captation devient alors performance de l’idée de liveness (Auslander, 2008), au point de concurrencer le concert dans un de ses r ô les reconnus, celui de souder, sur un mode tant symbolique que concret, des cultures et des communautés musicales. Ce faisant, la captation joue un rô le de maintien de l ’ authenticité associé e à la situation de concert, alors m ê me qu ’ elle n ’ est en théorie que la reproduction de l’é v énement authentique (le concert) et devrait ê tre voué e à l ’ inauthenticité de la réplique.

E nfin, la captation, rendue aisée par la technologie contemporaine et facilement conservée ou diffusée sur les plateformes de contenu gé n é r é par les utilisateurs, rev ê t une ambivalence entre document et œuvre médiatique, artistique ou promotionnelle. Si cette ambivalence de la captation est antérieure aux mutations numériques, celles-ci la mettent bien plus en évidence qu ’ auparavant. Dans un contexte où tout peut ê tre capté, conservé ou publi é par chacun, la question de la valeur et de l ’ usage des captations ne cesse de se poser. Objet complexe et fragmenté , tr ès dépendant de l ’ environnement numérique dans lequel il évolue aujourd ’ hui, la captation vidéo représente l ’ un des nombreux avatars de la plateformisation de la culture. L ’ inscription de ces vidéos dans une économie de l ’ attention et dans des interfaces médiatiques singulières ouvre de nombreuses questions de recherche que cet article a cherché à esquisser, à partir des notions de secret, d ’ intimité, de document/archive, de performance et de promotion.

D ans le contexte actuel de développement des technologies de certification et authentification des objets numériques, notamment des NFT ( non-fungible tokens ), nous pouvons nous interroger sur le r ô le que joueront ces vidéos musicales pour les collectionneurs du futur   : entre objet de spéculation et inté rê t pour un passé musical révolu. Si des contenus d ’ apparence aussi banale que des extraits vidéo de matchs de NBA, des images de footballeurs (sur le modèle des images Panini), des œuvres publi ées sur Instagram, sont aujourd ’ hui au c œ ur de l ’ int é rê t de ces nouveaux collectionneurs, les vidéos de concert entendues comme document/archive conna î tront certainement un regain d ’ int é rêt. Parall èlement, les relations particulières avec les fans que permettent ces technologies d ’ authentification laissent également présager un usage toujours plus ancré dans le présent des carrières musicales, dans la volonté de créer des objets esthétiques uniques reposant sur l ’ intimité et le secret de la relation artiste-public. De telles projections témoignent de l ’ int é rê t particulier et renouvelé des contenus vidéos liés aux concerts dans l ’ environnement numérique qui caractérise aujourd ’ hui notre rapport à la culture.