Résumés
Résumé
Cet article propose d’étudier le capitalisme affectif dans sa matérialité et son rapport au corps par l’intermédiaire de ce qui rend le numérique accessible, les gestes de manipulation des interfaces tactiles. Ces outils d’écriture numérique permettent d’interroger la technique et le numérique ainsi que la façon dont celui-ci et ses industries, avec leurs manières de faire et leurs enjeux, pénètrent notre quotidien, nos modes de communication et nos pratiques sociales. Ces manipulations ayant acquis un caractère répétitif, elles sont ainsi popularisées et intégrées aux modèles économiques des plateformes. À l’aide d’une analyse sémiopragmatique de ces gestes, articulant analyses technosémiotiques avec discours d’escorte et imaginaires des utilisateurs, nous allons voir que le capitalisme affectif les instrumentalise et produit de nouvelles formes communicationnelles. Au cœur d’une relation de confiance entre utilisateurs et concepteurs, ces manipulations, en tant qu’expérience vécue acceptée par les publics, s’établissent comme pratique constitutive du capitalisme affectif contemporain.
Mots-clés :
- capitalisme affectif,
- digipulation,
- communication numérique,
- design affectif,
- dispositif numérique,
- interface tactile,
- petit geste,
- pratique sociale numérique
Abstract
This article aims to study the affective capitalism through its materiality and its relation to the human body, a digital accessibility made possible by the manipulation gestures of touch-screen interfaces. Through these writing tools, we will examine the technic and the digital, and the way these devices and the digital industries enter our daily lives, our modes of communication and our social practices. As these gestures are generalized and incorporated into the economic models of these platforms, the affective capitalism uses them to produce new forms of communication. With the help of a semio-pragmatic analysis of these gestures, articulating techno-semiotic analyses with accompanying discourses, and users’ imageries, we will see that affective capitalism instrumentalizes these gestures and produces new forms of communication. Through a trust-based relationship between users and designer, manipulation gestures build up an experience that public consent to perform. These small gestures appear as a constitutive practice of the affective capitalism.
Keywords:
- affective capitalism,
- digipulation,
- digital communication,
- digital device,
- digital social practice,
- emotional design,
- small gesture,
- tactile interface
Corps de l’article
[T]rès souvent, la technique se résume à déclencher la passion pour la passion, de capter l’attention à tout prix, au risque de malmener la chair par excès de sollicitation. Fabienne Martin-Juchat (2008, p. 113)
La « digipulation », une écriture au service du capitalisme affectif
Outils nécessaires à l’usage des écrans tactiles, les gestes de manipulation des interfaces mobiles, désignés par swipe (« glisser »), scroll (« défiler ») ou tap (« appuyer ») (cf. Glossaire), engagent désormais un rapport intime et corporel avec la technique. Alors que l’usage d’un ordinateur fixe ou portable, manipulé à l’aide d’un pavé tactile ou d’une souris, inclut une médiation, au travers de ces gestes réalisés du bout du doigt, le corps est en contact direct avec la machine. C’est pourquoi nous avons proposé le terme de « digipulation » (Garmon, 2019b) pour les désigner, d’après les deux sens auxquels le préfixe « digi » renvoie : dictus, le doigt et digital, numérique. Ces petits gestes sont des impensés de l’usage de nos dispositifs numériques. Façonnés au fil de notre usage des techniques, ils ne sont rien de moins que naturels, contrairement à la prétention de certains discours, et c’est le contact récurrent aux écrans qui nous a habitués à nos services mobiles et aux procédures kinésiques qui en permettent l’usage. Ces artefacts techniques permettent un branchement au corps de l’utilisateur récupéré par les industries du numérique sur mobile.
Ces petits gestes participent en effet à la transformation en valeur économique de ce qui a touché l’utilisateur, ce qu’il déclare par activation d’un texte ou d’une forme à l’écran étant enregistré puis, par exemple, traité par les algorithmes de personnalisation. Les « fonctionnalités affectives » (Alloing et Pierre, 2017), telles que les réactions sur Facebook, les émojis destinés à exprimer une émotion, les boutons « j’aime » sur diverses plateformes ou ceux de réponses à des sondages en ligne enregistrent et capitalisent ce qu’il déclare apprécier. Plus généralement, tous les gestes d’interfaces mobiles et tactiles sont capables de capter, si les concepteurs l’ont prévu, ce qui a affecté l’utilisateur sans que celui-ci ne le déclare. Par exemple, le temps investi sur un profil, sur un produit, ou encore la nature et la fréquence des échanges avec une personne peuvent être interprétés sous un angle émotionnel par le dispositif. Ils sont ainsi le lieu où les émotions et les affects sont transformés en données objectivées et interprétables. Enfin, ils sont, par leur forme même, capables d’exciter des affects et des émotions, une satisfaction intime liée à leur dimension tactile et à leur forme de pulsion, puisque « [t]oucher, c’est déjà se toucher soi-même » (Merleau-Ponty, 1964, p. 308). Réputés agréables et plaisants, certains jouissent d’une représentation sociale de l’« addiction », comme le swipe (« glissé » à droite ou à gauche pour accepter ou rejeter un profil) de Tinder, le scroll (glissé vertical pour faire défiler une page, un fil d’actualité) d’Instagram et de Facebook, ou encore le swipe up (glissé vers le bas) de rechargement d’une page.
Effectués à la surface de l’écran mobile, ces gestes seraient donc construits pour générer des émotions pour l’utilisateur tout en opérant leur inscription et leur industrialisation. Valorisant économiquement les affects et mis au service des intentions affectives du design, ces outils d’écriture numérique (Souchier, 2012) pourraient jouer un rôle particulier dans le modèle économique de ces industries. En cela, ils semblent participer au capitalisme affectif typique des plateformes numériques et mobiles, entendu comme « les différentes formes d’exploitation des affects numériques/numérisés, de leur circulation et de leur mesure » (Alloing et Pierre, 2017, p. 32). Ainsi, nous cherchons à savoir dans quelle mesure la digipulation des écrans participe des processus et des ambitions du capitalisme affectif de ces plateformes.
Afin de répondre à cette question, nous proposons de faire dialoguer différentes approches. L’étude présentée dans cet article se situe dans le cadre conceptuel de la matérialité des médias informatisés (Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, Étienne Candel et Dominique Cotte, par exemple) et de l’analyse de l’économie scripturaire telle que l’a définie Jeanneret (2014)[1]. Elle demande d’articuler plusieurs champs de recherche au sein des sciences de l’information et de la communication pour comprendre ces petits gestes dans leur épaisseur sociotechnique et sémiopragmatique. Par la déconstruction de ces deux couches et de leurs modalités, nous souhaitons mettre au jour ce qui a lieu dans l’actualisation quotidienne de ces gestualités. Il s’agit d’affiner la réflexion sur les médias informatisés et leurs opérativités techniques, communicationnelles, sociales, économiques, politiques et symboliques. Ces gestes de médiation, désormais mobilisés par les productions culturelles numériques, en réalité, serviraient moins l’utilisateur que les industries derrière ces plateformes et, finalement, le déploiement du capitalisme affectif sur mobile.
Une analyse de type sémioanthropologique de cas typiques de ces gestes permet de les saisir dans toutes leurs dimensions : technosémiotique (Cotte, 2014), économique, sociale et communicationnelle. Cette approche permet l’analyse de la circulation des affects au sein de ces plateformes, mais aussi d’observer comment ils sont provoqués et valorisés par ces médiations gestuelles. Il s’agit, à l’aide d’une étude exploratoire, d’interroger les usages, les imaginaires et les circulations des médiations qui donnent accès à ces dispositifs et la façon dont elles cristallisent des situations et des enjeux stratégiques, cela en vue de saisir leur inscription économique et sociale.
Nous reviendrons d’abord sur l’approche théorique et méthodologique adoptée. Pour caractériser la dimension affective des gestes de digipulation, deux approches sont essentielles : les analyses contemporaines sur les industries du web mobile et marchand, articulées à celle initiée par Fabienne Martin-Juchat (2008) de l’anthropologie du corps communicant. Puis, présentant les résultats de l’analyse des discours et des analyses technosémiotiques des écrans des applications observées, nous reviendrons sur la question des enjeux de pouvoirs traversant ces gestualités et sur la façon dont celles-ci participent à la normalisation du capitalisme affectif.
Le corps à l’épreuve de l’économie scripturaire
Notre propos vise d’une part la déconstruction de l’activité de digipulation et la mise au point d’une approche compréhensive de cette pratique et, d’autre part, l’étude du capitalisme affectif par le prisme de sa matérialité et de son vécu. En cela, nous proposons une rencontre entre deux échelles : celle micro des pratiques routinières, des gestes et des émotions, avec celle macro du capitalisme affectif et du fonctionnement du Big Data.
Une anthropologie communicationnelle du capitalisme affectif
L’étude de l’économie des services numériques, celle des écrits d’écran et celle du corps communicant sont articulées en vue d’apporter des éléments pour la compréhension des usages des dispositifs numériques, de nos modes de faire et d’existence au temps du capitalisme émotionnel. Il s’agit d’étudier ce capitalisme dans sa réalité technique et sémiotique et dans la façon dont il induit des programmes interprétatifs et émotionnels.
Partant de l’hypothèse que ces gestes servent le capitalisme affectif décrit par Camille Alloing et Julien Pierre (2017), c’est à leur suite que nous proposons de nous situer. Comme eux, nous souhaitons faire affleurer toutes les strates (sémiotiques, pragmatiques, calculables, sociales, techniques, éthiques) de ces médiations prises dans le capitalisme affectif et dans ses maillages techno et sociosémiotiques. Ces gestualités peuvent également être approchées par le prisme du travail et de l’activité productive, c’est-à-dire sous l’angle de leur dépense musculaire. La sociologie a mis en évidence les formes nouvelles de travail dans nos sociétés (Dujarier, 2014) et il est admis que l’activité numérique demande la participation active du consommateur-usager. Dès lors, il s’agit de comprendre les spécificités de ce capitalisme affectif et d’observer dans quelle mesure les gestes de digipulation des interfaces, mettant à l’écriture l’usager (cf. Jeanneret, 2014), seraient une des modalités du digital labor (Casilli et Cardon, 2015), un travail du clic qui repose en partie sur l’affect.
Ensuite, considérant le numérique comme de l’écriture, c’est dans le champ de l’étude des écrits d’écran que nous poursuivons notre réflexion. L’analyse des écrits d’écran s’intéresse à la façon dont les médias, textualisant les pratiques (Souchier, 2012), c’est-à-dire les mettant en texte à l’écran, les transforment. De ce point de vue, ce sont des outils de lecture et d’écriture, ce que Souchier nomme de « lettrure », et non seulement des gestes entendus comme mouvement du corps. En effectuant un geste de tap sur une forme, l’utilisateur produit, lit et interprète son action (l’attribution d’un « j’aime », un partage, l’envoi d’un message ou d’une photo). Il produit également, sans que rien ne l’indique, du calcul pour la machine, essentiel au fonctionnement des plateformes numériques, potentiellement ensuite transformé en données monétisables. Partant de leur dimension sémiotique et opératoire, nous avons appelé « petits gestes » ces lieux où se rencontrent des gestes usuels et des « petites formes » (Candel, Jeanne-Perrier et Souchier, 2012) dont l’activation entraîne un changement à l’écran, une rétroaction visuelle ou sensorielle. Ces « petites formes », écritures activables, sont diverses : il peut s’agir d’émojis, de formes linguistiques, iconiques ou symboliques. Elles sont associées aux gestes standards de manipulation : glissé horizontal ou vertical, appui ou double appui sur l’écran, etc. Le design particulier de ces plateformes donnant un sens nouveau à des pratiques habituelles, c’est au cœur de ces formes nouvelles de communication que cherche à s’insinuer le capitalisme affectif. L’étude des formes par lesquelles s’opère cette communication engage à observer la façon dont ce modèle économique et son idéologie encadrent et conditionnent les pratiques sociales et culturelles liées au numérique.
Enfin, nous prêtons une attention particulière au corps, convaincue que les écrans mobiles et leurs virtualités suscitent des affects réels, c’est-à-dire que l’expérience des dispositifs mobiles, quoique projective et symbolique, est affective, comme le sont les interactions de la réalité quotidienne et physique. L’anthropologie du corps communicant de Martin-Juchat (2008) est donc mobilisée pour comprendre les différentes façons dont l’utilisateur peut être ému face à la technique. Nous nous appuyons sur sa distinction entre passion, affects, émotions et sentiment pour élaborer le spectre des réactions considérées. Nous observons ainsi deux formes affectives suscitées par ces plateformes et couvrant un large ensemble affectif, allant de l’affect inconscient au sentiment diffus, en passant par l’émotion verbalisée : les passions et les émotions primaires, qui « sont des mouvements involontaires déclenchés par des stimuli non conscients et [qui] relèvent de mécanismes instinctifs[, et les] émotions secondaires où les sentiments sont des mouvements qui impliquent la conscience du sujet ému » (Martin-Juchat, 2008, p. 67).
Tout en ayant en tête leurs différences[2], nous choisissons de considérer aussi bien les sentiments conscients, proposés par les concepteurs et repris par les utilisateurs, que les passions non conscientes et « subies » au quotidien, provoquées et exaltées par les industries médiatiques. Il s’agit d’étudier le sentiment construit, ce qui implique un usager passif tout comme ce qui le met en mouvement (émotion, du latin e-movere, mettre en mouvement). Il est ensuite question de dénaturaliser des gestes qui aujourd’hui ont intégré nos grammaires technoperceptives, qui font partie de notre modèle sensoriel et de nos routines et qui offrent une prise aux industries mobiles et numériques sur le corps. Enfin, cette approche met en évidence la complexité du rapport corps/écrans. Le capitalisme affectif reposerait sur un « accord implicite » dans lequel concepteurs et utilisateurs trouveraient leur compte :
Il serait réducteur de considérer de manière univoque les utilisateurs/usagers comme de pures victimes de cette instrumentalisation de leur fonctionnement affectif. Dans l’histoire de la modernité, le succès de cette économie repose sur un accord implicite et tacite entre acteurs, promoteurs et consommateurs de services. (Martin-Juchat et Staii, 2016, p. 183.)
Nous proposons d’apporter des éléments pour comprendre cette capacité qu’ont les dispositifs numériques à capter, mais aussi à se faire accepter. Ce constat constitue le point de départ de la recherche et il indique par où commencer l’analyse : quel est le contrat de communication contenu dans ces gestes ?
Articulées et confrontées, ces différentes approches visent à comprendre ce qui a lieu lorsque le capitalisme émotionnel de ces plateformes s’actualise dans les mobiles. L’anthropologie de la communication, perspective développée par Yves Winkin (1996), propose un point de vue inédit pour comprendre les situations en jeu, mais nécessite un ancrage pluridisciplinaire et une méthode d’analyse multidimensionnelle un peu « sauvage[3] » (Citton, 2012).
Une anthropologie sauvage du capitalisme affectif
Pour analyser ensemble les différents éléments impliqués, le corps, la technique et l’industrie numériques, nous proposons une méthode articulant l’analyse des écrits d’écran à celle des discours qui les escortent dans le social.
Dans le cas de services populaires divers (réseaux sociaux, médiation de l’information, application de courses en ligne et de formation professionnelle, par exemple), notre corpus est composé de cas typiques de gestes. Large, il met en évidence des pratiques communicationnelles hétérogènes dans une visée qualitative. Il est composé de captures d’écran issues, par exemple, de Facebook, Instagram, Tinder, Twitter, Snapchat, La Matinale du Monde, Asos et Zara (dans leur version IOS); nous en présentons quelques extraits au fil de l’analyse. À partir de ce corpus non exhaustif, mais représentatif d’applications populaires et de gestes usuels, nous proposons d’abord d’étudier la manière dont ils font agir et donnent à ressentir pour l’utilisateur, tout en observant comment ils s’inscrivent dans des stratégies de profilage et de captation de l’émotion. Ensuite, une place particulière est accordée aux discours d’escorte de ces objets émis par les marques et ceux de type promotionnel (produits par les designers et les spécialistes des applications), mais aussi aux discours médiatiques et à ceux des utilisateurs. Nous nous appuyons également sur un corpus d’entretiens qualitatifs que nous avions menés auprès d’utilisateurs de Tinder il y a trois ans et qui visaient à obtenir les représentations, les impressions et les imaginaires des usagers interrogés sur le geste typique de tri de l’application. Ce corpus de discours, dont une partie est encore à l’état exploratoire, vise à cerner aussi bien les bonnes manières de faire du design (conseils, manuels, etc.) telles qu’elles sont édictées, que les imaginaires des utilisateurs de certaines gestualités. En étudiant le capitalisme affectif au regard des pratiques gestuelles qu’il suscite et des discours qui les entourent, nous montrerons comment il est pris dans un système vaste de signes, d’objets et de pratiques.
À l’articulation du corporel, du sémiotique et du computationnel, ces gestes offrent un point de vue inédit pour observer la façon dont s’actualise, dans les pratiques, le capitalisme affectif mis en œuvre par les industries numériques. Comment, avec leurs manières de faire et leurs enjeux, celui-ci pénètre-t-il notre quotidien, notre intimité, nos modes de communication et nos pratiques sociales ? S’intéresser à la manipulation des écrans tactiles dans le cadre des productions culturelles et de leur économie, c’est se demander comment les interfaces sont capables de faire interagir de façon complexe les images, les sons et les corps, mais aussi comment nos expériences techniques, sociales et affectives sont entrelacées d’enjeux économiques.
Ainsi, l’enjeu, d’une part, est de comprendre ce qui est susceptible de mettre en mouvement le corps de l’utilisateur, de le toucher dans sa tête et d’éprouver sa chair, mais aussi dans quelle mesure il en a conscience et en connaît les ressorts. D’autre part, il s’agit de mettre à distance les discours enthousiastes et idéologiques sur les affects numériques. À l’aide du cadre conceptuel que nous avons proposé, nous allons montrer que ces microprocédures engagent des enjeux de pouvoir d’une violence symbolique et réelle pour l’utilisateur-digipulateur.
La standardisation des émotions : les « petits gestes », des fabriques d’affects en série
Martin-Juchat (2008) évoque, pour décrire la relation entre usagers et concepteurs de technologies numériques, un accord qu’elle qualifie d’implicite et, semble-t-il, nécessaire pour que l’économie affective fonctionne. Dans le cas des plateformes numériques, cet accord s’appuie sur la matérialité de ces dispositifs et sur une rhétorique discursive élaborée par les concepteurs. Accompagnés de représentations euphoriques, fétichisés par le social, les imaginaires de ces gestes participent d’une disposition à la standardisation culturelle des émotions que produisent les concepteurs par l’uniformisation des interfaces.
Un accord qui repose sur la matérialité du dispositif
Le numérique est associé à des phénomènes d’enchantement et même d’« envoûtement » (Citton, Neyrat et Quessada, 2013) et sa manipulation a souvent la prétention d’être un peu magique. Ici, ces croyances sont excitées par une ingénierie reposant en partie sur la matérialité de ces dispositifs et sur l’effort des concepteurs pour générer des émotions à partir de « petites formes » éloquentes.
Cette façon de construire les interfaces se réfère au design émotionnel (Norman, 2012) appliqué à la conception d’interfaces tactiles et s’élabore autour de la dimension matérielle des dispositifs. L’émotion est ainsi exaltée, comme le formule au sujet du webdesign Aarron Walter (2011) : « Nous pouvons transcender l’utilisabilité [des interfaces web] pour créer des expériences réellement extraordinaires » (p. 8, cité par Alloing et Pierre, 2018). Des termes spécialisés ou communs, comme fluidité, navigation juicy ou absence de friction, témoignent de cette volonté de soigner l’expérience et de la rendre corporelle. Enfin, les termes pour parler des gestes insistent sur cette dimension matérielle, swipe, scroll, tap, par exemple, sont opacifiants et ne disent rien de leur fonctionnement. Leur rare traduction se limite à leur action matérielle sur l’écran, « glisser, appuyer, faire défiler », lesquels sont des métaphores corporelles limitées qui manifestent en un sens l’emprise d’une idéologie professionnelle anglo-saxonne.
Cette idéologie de l’émotion se traduit par un soin apporté par les designers, les ergonomes et les ingénieurs à la construction des interfaces. Elles ont pour finalité de rendre plus agréable l’expérience numérique actuelle que dans ses formes antérieures. Faire ses courses en ligne est travaillé pour être précis, rapide et démultiplié du fait de la concentration en un endroit de toutes les collections possibles et de la multiplication des applications dédiées. Par exemple, dans le cas d’Asos, l’achat est fluide et ludique : l’utilisateur peut constituer sa liste d’envies et ensuite la publier. La consommation devient un moyen de construire une représentation de soi et de réaliser un acte d’achat sans les « frictions » du réel (attente en cabine ou en caisse, par exemple). Aussi, on peut dire que l’échange de photos est rendu ludique par son caractère éphémère et par les filtres proposés (sur Snapchat) et que la rencontre n’est plus risquée. Celle-ci serait même amusante grâce au geste dit de « swipe » et sa mécanique (c’est le discours de la marque Tinder repris à leur compte par certains utilisateurs interrogés).
Il convient cependant de faire la distinction entre intention et actualisation : du fait de la diversité des utilisateurs et de leurs propres vécus et connaissances du numérique, l’expérience peut être ressentie de façons très différentes. Par exemple, nous avons constaté, lors de nos entretiens, que le geste de tri de Tinder était investi de représentations diverses par les personnes interrogées, qui employaient de multiples images pour en décrire le sens et la portée. En effet, pour l’un, il s’agissait d’une « jungle » dans laquelle il utilisait une machette pour se frayer un chemin et classer les profils croisés, un autre le comparait au geste de « balayer » et un autre encore comparait le dispositif à un « jugement stalinien » lors duquel, en un instant, il expédiait les profils sans véritable forme de procès, simplement de visu. Pour assurer la meilleure réalisation de cette prétention à l’affectif, un travail sur les formes à l’écran est réalisé.
En effet, pour la réussite des programmes, et plus spécifiquement sur le plan émotionnel, les concepteurs mettent en place une rhétorique visuelle et culturelle s’appuyant sur les formes sémiotiques et kinésiques composant les « petits gestes ». Ce recours à des « formes gestuelles » (Candel, 2016) et culturelles pour rendre compréhensible la proposition de manipulation suscite un souvenir émotionnel fugace et impalpable pour l’utilisateur. Beaucoup jouent ainsi sur une mémoire du geste livresque (cf. Montaigne, retravaillé par Souchier, 2004) (Figure 1[4]) ou d’autres gestes. Par exemple, sur Pinterest, le geste de tap sur une épingle prétend reproduire sémiotiquement et dans l’usage l’habitude d’épingler des notes sur un tableau. Ces gestes sont complexifiés et dramatisés dans le but de les rendre plus proches de l’action analogique réalisée. Reconnaître dans ces objets des activités réinventées par le numérique – comme le « j’aime » pour approuver, les filtres pour changer l’écran ou le glissé à droite ou à gauche pour se rencontrer via un jeu de cartes – est un plaisir souvent non démêlé, mais pourtant réel et épidermique, ce qui est à mettre sur le compte de la prédilection sémiotique (Jeanneret, 2014) des utilisateurs et de notre tendance à historiciser et à analyser l’environnement.
Deux autres exemples rendent sensible cette prétention à susciter des émotions. Il y a les pratiques de ludification (de mise en jeu d’un service), qui passent notamment par des mises en scène de type euphoriques : les séquences de geste sont ponctuées d’une animation, signifiant que l’action a été opératoire et venant la sursignifier[5]. Plus généralement, différents signes viennent mettre en fête l’activité de l’utilisateur, comme des petites gratifications symboliques le récompensant d’avoir « digipulé » l’écran et d’avoir activé une forme. Sur Instagram, lorsqu’un utilisateur déclare apprécier un contenu, un cœur surgit et occupe l’écran; lorsqu’il répond à un sondage, il obtient les résultats en direct. Cherchant à rendre l’expérience simple et ludique, ces procédés recherchent des micro-émotions positives, comme la satisfaction et le plaisir visuel. Il y a aussi une rhétorique visuelle courante, celle de l’infini. De nombreuses applications (Pinterest, Instagram, Wish, Zara, Tinder, Facebook ou Snapchat) jouent sur un « vertige de la liste » (Eco, 2009) visible sémiotiquement et renforcé par un catalogue de contenus, de produits ou une liste de messages à prétention infinie, cherchant à motiver un état d’excitation. C’est par exemple le propos des utilisateurs de Tinder que nous avons interrogés.
Les concepteurs excellent ainsi à faire des expériences médiatiques des petites jouissances esthétiques propres à essayer de satisfaire l’utilisateur et à le tirer de « l’insupportable ennui » que décrit Pascal (1670, Fragment n° 25/37) et sur lequel semblent miser ces interfaces : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. »
La mise en signes du geste et les formes affectives agissent ainsi comme un divertissement et une diversion sémiotique et émotionnelle. Travaillés pour permettre la prise en main de l’interface par l’utilisateur, ces outils d’écriture se présentent comme une aubaine pour les industries qui en font leurs instruments. Préfigurant un comportement de type affectif, ils sont également construits discursivement. Leur prétention à fabriquer une expérience émotionnelle passe alors par une rhétorique discursive puissante et visuellement codifiée.
Une rhétorique de discours qui produit de l’attente
Tout est fait pour que, lorsque l’utilisateur rencontre l’objet et le tient entre ses mains, l’affect programmé s’actualise. Pour cela, la rhétorique sémiotique des interfaces est redoublée d’une rhétorique discursive. Investis d’intérêts stratégiques, les discours promotionnels participent à produire une attente d’une expérience émotionnelle. L’attente est en effet définie par Yves Jeanneret (2014) à partir des travaux sur le texte et son interprétation comme un « ensemble d’idées et de moyens d’interprétation et de jugement sur les œuvres et les médias qui circule dans la société et constitue une mémoire vivante des formes » (Lexique, p. 10), c’est-à-dire l’idée que se font les utilisateurs d’un dispositif et de son intérêt.
Considérons d’abord l’imaginaire du numérique. La représentation du doigt dans les visuels, les expressions hyperboliques utilisées telles qu’« en un clic », « d’un seul clic » pour souligner que tout serait accessible d’un seul geste en apparence minuscule produisent une fantasmagorie du digipulé dans le régime affectif de la toute-puissance. En outre, des valeurs euphoriques et magiques entourent la circulation des objets numériques, ou encore certaines constructions sociales sémantiquement affectives circulent, telles que le motif de la « dépendance », présent notamment dans les entretiens menés avec les utilisateurs de Tinder. Si celui-ci est un motif de critique pour de nombreux discours (d’experts, de psychiatres, de philosophes par exemple), la capacité de ces dispositifs à engager affectivement l’utilisateur est tout autant valorisée dans les publicités qui en construisent une imagerie positive. C’est ce que constate Pierre Marc de Biasi (2018) dans son essai Le Troisième Cerveau, où il commente une publicité pour un jeu mobile où la dépendance est au cœur du message : « Le message ne pourrait être plus clair. Si tu ne veux pas sombrer dans l’ennui, tu n’as plus le choix, deviens dépendant et nous te fournirons tout ce qu’il te faut pour te sentir bien » (p. 134). Ces objets et leurs gestuelles sont entourés de nombreuses valeurs ajoutées, affectives et émotionnelles, participant de leur fétichisation et d’une forme généralisée d’« injonction à la dépendance » (p. 134).
Deux rhétoriques sont généralement observables dans les discours promotionnels. D’un côté, les visuels commerciaux, en ligne ou imprimés présentent une forte charge émotionnelle : des émotions intenses sont promises par l’application de rencontre géolocalisée Tinder (Figure 2) et de la facilité et de la joie par celles dédiées à commander des repas ainsi que de bons produits (Figure 3). L’émotion permise par la technique est mise en avant, si bien que, dans certaines publicités, on ne voit plus le service et ses écrans. Les applications font ainsi la promesse que ce qui est donné à vivre sur l’application est plus affectif, plus émotionnel, plus vivant et plus « vrai » que la vie elle-même.
Les énoncés centraux dans ces exemples amplifient volontairement l’expérience, jouant de l’exagération et de la représentation métaphorique pour illustrer cette promesse. D’autres discours mettent en valeur la dimension technique, ergonomique et surtout de design de ces objets, ce qui tend à les fétichiser par les valeurs de puissance qui leur sont associées. Par exemple, lors du lancement de La Matinale du Monde, la filiation avec l’application Tinder a été commentée par le quotidien lui-même lui-même dans de nombreux discours en ligne (Garmon, 2016). Au-delà de l’objectif assumé d’engager de nouveaux publics, en reprenant et en dupliquant ce design, l’application a convoqué l’imaginaire sulfureux de Tinder et ses pratiques ludiques.
Les représentations de ces gestes, les valeurs et les idéologies qui les traversent donnent ainsi leurs sens aux pratiques numériques, sociales et communicationnelles et préparent l’émotion à ressentir. Ces discours publicitaires tenteraient « de codifier […] les affects qui devront être ressentis par les récepteurs lors de l’interprétation des signes » (Martin-Juchat, 2008, p. 101). Chaque utilisateur peut en effet présenter des variations dans son ressenti réel. Deux utilisateurs de Tinder peuvent, par exemple, vivre l’expérience de façon très différente, comme nous l’avons constaté. Pour certains, c’est une arme et un « lieu de séduction et de plaisir » divers, pour d’autres, une « parade à l’ennui », voire les deux au cours d’une même journée et de façon successive. Toutefois, on constate une intention de la part des concepteurs de standardiser, par des propositions sentimentales, la palette des émotions à ressentir : certaines sont mises en avant (la joie, l’euphorie, le plaisir, le ludique) dans les discours et désignées comme objectif du design, tandis que d’autres (comme l’ennui, la frustration, la colère, l’égarement) sont proscrites et interdites.
Communiquant autour de l’affect permis par le design ou le suggérant, les concepteurs s’assurent un terrain déjà propice aux émotions et même un désir d’affects des futurs utilisateurs. Ces discours participent donc d’une fabrique de l’émotion au sens où ils en préparent une attente d’expérience exceptionnelle. En outre, ils agissent comme un masque invisibilisant les enjeux de pouvoir de ces industries ainsi que les nouvelles formes de travail induites.
Enjeux de pouvoir du capitalisme affectif sur mobile
Outre leur capacité à générer de l’émotion, les petits gestes de digipulation constituent, pour le capitalisme affectif, une source de pouvoir. Mettant au travail l’usager, ils lui font produire des données en série et construisant leurs digipulateur modèle, le tout en assurant une bonne relation entre producteurs et consommateurs.
Les sociologies sur le travail et la consommation ont depuis longtemps théorisé le rôle du consommateur contemporain amené à coproduire le service qu’il utilise en proposant des concepts tels que la collaboration ou la servuction (Dujarier, 2014; Eiglier et Langeard, 1987). Dans le cas des plateformes qui nous intéressent, la coopération de l’utilisateur est requise selon les différentes façons décrites par Dujarier (2014), mais de façon, semble-t-il, plus intense et plus intime. L’usage des applications mobiles et de leurs services nécessite qu’un travail (de choix, de classification, de sélection, etc.) soit opéré par l’utilisateur, à la main et au doigt. La dimension minuscule de ces gestualités favorise en outre une discrétisation des affects et ainsi des recompositions et des traitements très précis. Ces dispositifs sont capables, à partir d’un nombre réduit de « traces d’usage » (Jeanneret, 2014), de tirer un grand nombre d’informations, comme le souligne Casilli (2017) : « Le capitalisme des plateformes arrive justement à recomposer ces fragments [smileys, emojis, likes], les petites traces d’interaction entre humains et entre humains et interfaces et à les mettre à profit » (p. 6). Ainsi, les choix sociaux, les achats en ligne, les déclarations d’intérêts ou les partages photographiques deviennent l’occasion d’une production de valeur, selon le traitement qu’en fait l’algorithme. La rupture avec les modèles précédents réside donc dans le fait que, avec ce capitalisme affectif sur mobile, la frontière entre geste de consommation, geste de socialisation, geste de loisir et geste pour se divertir ou pour se rassurer n’existe plus et tout petit geste est un geste de travail[6]. Cette spécificité repose sur la capacité qu’ont les plateformes à objectiver et à créer, à partir de l’activité de l’utilisateur, un profil monétisable. Lieu de la transformation de l’activité sociale et affective en écriture calculée, la digipulation est au cœur du fonctionnement de l’économie du Big Data.
Ces écrans, ensuite, proposent un digipulateur modèle qui émerge de la modalité communicative et de l’usage de ces gestes. Dans un autre article (Garmon, 2019a), nous avons tenté de montrer[7] (Garmon, 2020) que, de la même façon qu’un texte de roman construit son lecteur modèle, l’utilisateur, du fait des rhétoriques entourant ces applications et créant leur attente, adopte le rôle de digipulateur attendu de lui. Cela inclurait le rôle émotionnel – d’usager émotionnellement accessible – suggéré. Contraint d’accepter les outils d’écriture proposés, d’en adopter le fonctionnement, c’est l’idéologie sous-jacente des concepteurs que l’utilisateur adopte. Cherchant à souscrire à l’expérience affective promise par les discours publicitaires, ces dispositifs engagent en plus un travail pour coller aux modèles proposés. En effet, l’usage programmé et la rhétorique visuelle qui l’accompagne soumettent l’utilisateur à un travail subjectif (Dujarier, 2014) comparable à une violence : il choisit et il accepte de se couler, dans une certaine mesure, dans les normes émotionnelles et affectives de ces dispositifs. C’est en effet seulement en acceptant le rôle et la vision du monde de l’interface, en acceptant le moule de la persona imaginée par la conception, que les utilisateurs peuvent user de toutes les fonctionnalités pensées. Ayant malgré lui l’impression de tenir un objet un peu merveilleux, l’utilisateur accepte d’épouser cette vision du monde. L’illusion d’une immédiateté et d’une « puissance d’agir miraculeuse » (Citton, 2012, p. 72) favorise également sa naturalisation. Enfin, l’utilisateur cherche rarement à savoir comment tout cela fonctionne, ce qui pourrait rompre le charme des pratiques. Au moment où il accepte d’utiliser l’interface, il accepte d’essayer d’adopter un point de vue, une façon de voir, de faire et de ressentir qu’il manifeste dans l’actualisation de chacun des gestes. Le pouvoir est donc un pouvoir sur les corps, les gesticulations, comme sur les écosystèmes de pensée.
Enfin, les discours émis par la conception participent à produire une figure aujourd’hui mythique, celle du designer bienveillant. Figure héritée de celle du designer dont le projet serait « d’améliorer l’habitabilité du monde » (Findeli, 2015), le designer d’interface aurait pour devoir d’améliorer l’expérience numérique, le rapport à la technique et la façon dont la communication se réalise. Il aurait aussi pour tâche de rendre les médiations transparentes, les expériences immédiates et agréables. Cette figure distrait des enjeux de captation des données en inspirant la confiance des usagers. L’enjeu, pour le capitalisme affectif, est d’ancrer cette figure de designer modèle, appliquée à enchanter le quotidien, car une autre entre en tension, également populaire, celle d’un designer (et de son équipe d’ingénieurs et d’ergonomes) qui serait manipulateur[8]. La première figure engage une pratique décomplexée et proprement désintéressée de la couche algorithmique, c’est pourquoi elle est nécessaire au fonctionnement des programmes.
Les petits gestes, en tant que médiations mises à disposition des utilisateurs, sont soignés pour favoriser une expérience émotionnelle, mais aussi parce qu’ils soutiennent les enjeux de pouvoir qui traversent ces dispositifs. Enfin, ils font passer le design de projet à cadre social de nos réalités.
D’une intention de design affectif au design de nos vies sociales
Cherchant à s’inscrire dans l’ordinaire des pratiques et des gestes, les interfaces se standardisent, utilisent des fonctionnalités et des modèles similaires. Avec cette dernière mise en perspective de la situation de digipulation à l’échelle méso de la standardisation des pratiques des utilisateurs, nous proposons d’observer comment les manières de faire et une certaine idée de la conception participent à informer la communication et la culture.
Pour la conception, l’une des nécessités est de rendre les propositions à l’écran compréhensibles : c’est le principe de l’« utilisabilité » (usability) des interfaces. Pour que l’utilisateur utilise ces dispositifs de façon conforme au mode d’emploi (définition de la usability), il doit pouvoir reconnaître les gestes pour sa prise en main et les actions proposées. Pour s’en assurer, les concepteurs sont équipés, par exemple, d’une grammaire formalisée des procédures gestuelles, consultable sur les sites de « bonnes pratiques ». Aussi, certaines procédures sont fixées, comme le tap (appui sur une forme) pour valider, le scroll pour faire défiler de haut en bas un fil d’actualité[9]. Cette grammaire limitant de fait le nombre de gestes et de formes, l’agentivité numérique l’est alors aussi (c’est-à-dire les actions qu’il est possible de faire et comment). Par exemple, le choix de la rencontre est binaire avec le geste unique de glissé de Tinder, les émotions partageables sont réduites sur Facebook (Alloing et Pierre, 2017), ou un choix quasi identique d’émotions pour qualifier les contenus a été mis en place sur LinkedIn (cf. Glossaire). Ils sont enfin accompagnés de formes sémiotiques dans le régime du stéréotype (le cœur, par exemple, pour déclarer apprécier, la croix pour rejeter). Mis au service du capitalisme émotionnel, standardisés, ces gestes opèrent une réduction de la complexité des émotions et de la communication en régime numérique.
La capacité de ces « petits gestes » à circuler comme des caméléons entre les plateformes produit également une vive ressemblance entre les expériences. Un même glissé horizontal permet des activités très hétérogènes (Tableau 1) au fil des pratiques et des écrans et opère des gestes aux intentions et aux degrés d’implication de l’utilisateur bien différents.
Alors que faire défiler des photos est peu impliquant, ou peu énonciatif, qualifier des personnes en vue de les rencontrer l’est beaucoup plus, de même que répondre à des questions sous la forme de cartes à faire défiler pour favoriser l’ancrage mémoriel d’une formation en e-learning. Pourtant, c’est le même glissé sur l’écran qui les opère. Il peut y avoir plusieurs variations autour d’un geste au sein du même dispositif, comme dans le cas d’Instagram, où un tap sur une forme engage des actions différentes, mais pourtant identiques du point de vue du schéma corporel et opératoire. Or toutes ces variations gardent le même nom, quelle que soit leur fonction. L’utilisateur n’est pas désemparé, mais paraît au contraire avoir très bien saisi les différentes opérativités d’une même procédure : il les a incorporées, elles relèvent désormais de l’infra-ordinaire (Souchier, 2012). La miniaturisation propre à ces dispositifs s’accompagne de dynamiques communicationnelles renouvelées et informées par ces gestes, réduits à leur plus simple expression, un mouvement imperceptible sur un écran. La réduction métaphorique de tous les gestes en un seul marque même une forme d’« atrophie des gestes » mentaux de communication (Citton, 2012, p. 17)
Une culture numérique des gestes se constitue et ceux-ci manifestent une autonomie sociale, au sens où ils circulent désormais sous la forme d’expressions ordinaires : « tinderisation », « scroller à l’infini », ou « liker » sont des expressions-néologismes qui renvoient à ces gestes et aux expériences spécifiques qui s’y rapportent. Le geste de sélection de Tinder, iconique à notre sens du capitalisme affectif, circule par exemple sous la forme de GIFs ou de mèmes[10] sur ces réseaux, témoignant de sa force de popularisation et de l’imaginaire commun auquel il renvoie (Figure 4). Il est entré dans notre « mémoire des formes » (Jeanneret, 2014), et le néologisme de « tinderisation », mentionné dans différents types d’exemples ci-dessous, fait autant référence à l’usage du glissé de cartes ou de profils sur l’écran par des applications qui n’ont rien à voir avec la rencontre géolocalisée qu’à l’infidélité et l’impossibilité supposées qu’auraient les nouvelles générations à ne pas rester en couple, ou encore à une « infidélité des consommateurs envers les marques ». Dès lors, ce geste serait une nouvelle clé de lecture et d’interprétation du monde, un objet devenu culturel.
Ces modalités d’écriture s’inscrivent dans leur environnement et, ce faisant, participent à faire entrer le capitalisme affectif au cœur de la culture. Informant nos pratiques, il se diffuse culturellement :
Il se trouve que la culture peut se définir comme transmission et apprentissage. Transmission de valeurs, de choix et d’héritages. Et apprentissage de méthodes et de façons de faire et de penser. L’intersection des deux fait en quelque sorte la culture tout en la transformant (Doueihi et Louzeau, 2017, p. 12).
Ces gestes, effectivement, et avec eux leur façon de penser, se transmettent entre concepteurs et entre concepteurs et utilisateurs. Ainsi, le capitalisme affectif non seulement se normalise par un ensemble de valeurs acceptées par le social (euphorie, ludique, bienveillance) mais, en plus, adoptant ces gestes, « jouant et rejouant » (Jousse, 1969) le rôle du digipulateur modèle, l’utilisateur apprend et fait siennes ces façons de penser et d’être ému. Performant les gestes, il performe cette culture numérique.
L’utilisabilité implique ainsi une homogénéisation des écrans et de leurs médiations. Ceux-ci sont limités par les normes d’Apple, de Samsung etc., mais aussi par cette nécessité de ne pas trop « dévier » de ce que l’utilisateur connaît afin qu’il endosse le rôle pensé pour lui. Standardisés, ces « petits gestes » sont en plus désormais culturalisés et circulent dans le social. Faisant du corps de l’utilisateur une niche de contrôle, ils révèlent enfin comment la sphère industrielle et marchande s’en empare.
Conclusion : des « petits gestes » machinant
Travaillés par la conception, les « petits gestes » de digipulation des interfaces tactiles tels qu’ils sont mis en œuvre dans les applications et les services mobiles courants servent les intérêts du capitalisme affectif des plateformes numériques. Les observer à travers la perspective de l’anthropologie de la communication a permis de confirmer le rôle de la médiation gestuelle comme lieu de déploiement des stratégies économiques et affectives de ces industries.
Dans ces dispositifs, tout semble concourir à détourner l’attention de ces sujets, pour la focaliser sur des programmes émotionnels riches, attrayants et accessibles presque tout le temps. Par le biais des gestualités proposées pour digipuler ces écrans, les concepteurs font de l’expérience médiatique une expérience esthétique et émotionnelle. Le bénéfice de beaucoup de ces services semble dans certains cas être moins le service en lui-même que les émotions soi-disant suscitées. On a vu que les manières de faire les interfaces par les concepteurs opacifiaient les enjeux économiques sous-jacents tout en programmant pour l’utilisateur des affects ou des situations affectives ensuite monétisées. En outre, ces manières sont désormais standardisées par les normes discursives énoncées par les guides de bonnes pratiques et visant à construire le « designer modèle ».
In fine, nous ne sommes pas loin de l’asservissement machinique, au sens où l’entend le philosophe Maurizio Lazzarato (cité dans Citton, 2012). Avec ces procédures, il ne s’agit plus « de produire du sens, des interprétations, du discours, des représentations, à travers le langage […] mais de produire des opérations, déclencher des actions, fonctionner, constituer les composantes d’inputs et d’outputs d’une machine sociale ou technologique » (p. 70).
Envisager l’utilisateur comme un ensemble d’inputs et d’outputs émotionnels, c’est ce que manifestent les logiques observées. La densité subjective de l’individu se trouve « aplatie » par sa mise en document. Alors que ce capitalisme repose sur une idéologie de l’émotion, les gestes qui l’actualisent se caractérisent, paradoxalement, par une forme de machinisation de l’humain, lui retirant peu à peu sa créativité, gommant ses particularités et limitant son agentivité.
Organisant nos sensations, ces dispositifs ont la prétention d’organiser nos modes de vie et de communication. Les petits gestes de digipulation, participant à la légitimation et à la normalisation du capitalisme affectif, à l’incorporation de ses normes, constituent ainsi « le véritable médium au sein duquel les médias opèrent leur travail de circulation et de diffusion » (Citton, 2012, p. 52).
Annexe
Sources des figures présentées dans l’article
Sources Figure 1
- Capture réalisée le 8 juillet 2018 à partir de la version 10.1.0 de Tinder : https://apps.apple.com/fr/app/tinder/id547702041
- Capture réalisée le 28 octobre 2018 à partir de la version 7.35 de Twitter : https://twitter.com/?lang=fr
- Capture réalisée le 28 octobre 2018 à partir de la version 10.44.0.0 de Snapchat : https://apps.apple.com/fr/app/snapchat/id447188370
Sources Figure 2
Publicité consultée le 28 octobre 2018 : https://www.danstapub.com/tinder-single-not-sorry-celibat-campagne-2019/
Sources Figure 3
Publicité consultée le 28 octobre 2018 : https://www.justacote.com/paris-75018/restaurant/frichti-2624026.htm
Sources Figure 4
- Tweet consulté le 28 octobre 2018 : https://twitter.com/Europeanaeu/status/1054392022084149250
- Article Pinql consulté le 16 août 2019 : https://www.bibamagazine.fr/lifestyle/bonsplans/pinql-le-tinder-de-l-immobilier-70300
- Article « PLAY FAST: Les marques soumises à l’impératif de “tinderisation” » consulté le 28 octobre 2018 : http://www.marketing-professionnel.fr/breve-wp/consommateur-veut-relations-authentiques-avec-marques-play-fast-201511.html
Glossaire des principaux gestes et exemples
Tap – appuyer
Action d’appuyer sur une zone précise de l’écran en général associée à la validation d’une proposition, l’activation d’un bouton.
Exemples de « petites formes » associées :
Swipe – glissé horizontal
Action de glisser le doigt vers la droite ou la gauche sur l’écran. Il peut s’agir de passer d’un écran à l’autre, comme de faire glisser un objet sur le côté pour son traitement.
Scroll – glissé vertical
Action de glisser verticalement le doigt sur l’écran, en général associée à un défilement de fil d’actualité, un catalogue, un texte.
Swipe up – glissé vertical vers le haut unique
Action de glissé vertical unique vers le haut, en général associée à l’activation d’un lien ou au fait de trier.
Sources du glossaire
Les liens internet sont présentés dans l’ordre d’apparition, les images ont été consultées le 13 novembre 2019.
Parties annexes
Notes
-
[1]
En s’appuyant notamment sur les travaux de Michel de Certeau (1990).
-
[2]
Elle distingue ainsi « les émotions [qui] sont des actions conduites, tout à l’inverse des passions. Le moi des passions serait au contraire un moi passif subissant les contraintes du milieu et de l’espace, un moi humoral que l’on pourrait opposer à un moi neuronal » (Martin-Juchat, 2008, p. 73).
-
[3]
Nous empruntons ici l’adjectif à Yves Citton (2012), pour souligner le manque de disciplinarité de notre démarche tout en cherchant une perspective anthropologique.
-
[4]
Toutes les captures d’écran présentées dans les figures de cet article et dans le glossaire ont été réalisées avec un Iphone 7. Voir l’Annexe pour les sources.
-
[5]
Ou encore, la distribution de points ou de badges, la présence d’un classement dans certains cas cherchent à rendre plus stimulante la pratique.
-
[6]
Le fonctionnement de ces écritures transforme le geste de l’usager en valeur, le mettant symboliquement et dans les pratiques au travail. Chaque geste peut produire une valeur économique, quand bien même l’utilisateur n’a pas l’impression de produire quelque chose. Il coopère ainsi malgré lui, il est mis au travail sans même s’en rendre compte.
-
[7]
Il s’agit d’un texte consacré à l’extension heuristique de la notion de lecteur modèle chez Umberto Eco (1985) pour observer les médias informatisés.
-
[8]
Lorsque les algorithmes de captation de données se révèlent « plus puissants » que présumés, le designer en effet peut rapidement être perçu comme un manipulateur au service des producteurs industriels. Les professionnels du marketing et du design de service nomment cela un « Dark Pattern », ce qui « fait référence à des pratiques de design d’interfaces (page web, application mobile, logiciel, etc.) considérées comme non éthiques et destinées à obtenir l’action recherchée de la part de l’utilisateur. Le dark UX peut par exemple être utilisé pour provoquer un achat, l’ajout plus ou moins volontaire d’un service complémentaire, une inscription à une newsletter, ou un clic involontaire sur une création publicitaire » (L’encyclopédie illustré du marketing, repéré à https://www.definitions-marketing.com/definition/dark-ux/).
-
[9]
D’autres se prétendent nouveaux et originaux, « créatifs », mais s’ils sont repris, ils deviennent à leur tour de nouveaux standards connus des usagers (comme le swipe de Tinder devenu un modèle de design, le « J’aime » au moment où il a été initié par Facebook, etc.).
-
[10]
Un GIF est un type d’image animée ; le même est une image reprise et déclinée en masse sur Internet.
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