Résumés
Résumé
Cette note de lecture porte sur l’ouvrage Forging the World: Strategic Narratives and International Relations, codirigé par A. Miskimmon, B. O’Loughlin et L. Roselle. L’objectif de l’ouvrage est de présenter le concept du discours stratégique (strategic narrative) et de démontrer son applicabilité à différents enjeux de politique internationale afin d’analyser comment l’influence de la politique s’opère dans les affaires internationales.
Mots-clés :
- discours stratégique,
- politique internationale,
- relations internationales,
- affaires internationales
Abstract
This is a review of the book Forging the World: Strategic Narratives and International Relations, co-edited by A. Miskimmon, B. O’Loughlin, and L. Roselle. The objective of the book is to present the concept of strategic narrative and to demonstrate its applicability to different issues of international politics in order to analyze how the influence of politics works in international affairs.
Keywords:
- strategic narrative,
- international politics,
- international relations,
- international affairs
Corps de l’article
Le discours stratégique à l’ère numérique
Se situant à mi-chemin entre les études en communication et celles en relations internationales, l’ouvrage interdisciplinaire Forging the World s’intéresse au concept de discours stratégique[1] et à l’analyse de l’influence dans le domaine des relations internationales. Les directeurs du livre Miskimmon, O’Loughlin et Roselle, tous trois professeurs et chercheurs en études internationales, affirment qu’il est nécessaire d’intégrer l’approche communicationnelle et l’analyse discursive au domaine des relations internationales afin de comprendre comment l’influence de la politique internationale et la persuasion des acteurs se manifestent sur la scène internationale. Le livre est la suite de leur premier ouvrage, Strategic Narratives: Communication Power and the New World Order, paru en 2013.
Présenté comme une collection d’essais, l’ouvrage est divisé en deux parties. La première, qui comprend l’introduction et le deuxième chapitre, présente et définit les contours conceptuels du discours stratégique en tant qu’approche de recherche, ainsi que les considérations théoriques, méthodologiques et éthiques qui y sont associées. Ils y définissent le discours stratégique comme « a means by which political actors attempt to construct a shared meaning of the past, present and future of international politics to shape the behavior of domestic and international actors[2] » (p. 6). Le discours sert ainsi à définir l’identité de l’acteur politique et sa conception de l’ordre international, partant de certaines représentations du passé afin de construire les images du futur, et ce, en fonction de ses intérêts et valeurs. Il est stratégique lorsqu’il sert un objectif de persuasion, notamment par le biais de la construction d’un sens commun accepté et partagé au sein de la société internationale. En analysant comment le discours stratégique est à la fois construit, projeté et reçu, les auteurs attestent que cette approche conceptuelle offre une nouvelle avenue explicative des phénomènes et des enjeux internationaux concernant la question de l’influence et du pouvoir à l’ère numérique.
En cette époque de la révolution de l’information et de l’omniprésence des technologies numériques, l’influence se construit et se propage différemment, et les chercheurs participant à cet ouvrage s’intéressent à la place du discours stratégique et au rôle des nouvelles plateformes numériques dans cette renégociation de la balance du pouvoir. Afin de comprendre pourquoi certaines idées dominent les orientations politiques, il faut donc s’intéresser à la façon dont ces idées sont communiquées et au rôle que jouent les différents médias quant à leur propagation.
À cet effet, les auteurs offrent dans le second chapitre de l’ouvrage un cadre d’analyse sous forme de gamme, le « spectre de la persuasion », au sein duquel ils exposent quatre différentes postures ontologiques et épistémologiques permettant d’étudier le concept du discours stratégique. Pour ce faire, ils partent du rationalisme, qui postule que la communication constitue un talent rhétorique simplement utilisé pour la manipulation, jusqu’aux approches poststructurelles qui s’inspirent implicitement de Michel Foucault et de sa conception du discours en tant que systèmes de savoir et de pouvoir. Leur cadre conceptuel apparaît cohérent et utile pour l’analyse discursive, que ce soit en communication internationale ou en relations internationales. Cependant, il s’agit là d’une version renouvelée du cadre d’analyse présenté dans leur premier livre (Miskimmon, O’Loughlin et Roselle, 2013) et non pas d’une nouvelle contribution.
Applications concrètes du discours stratégique
Le deuxième objectif de l’ouvrage, qui comprend les contributions réparties dans les chapitres 3 à 11, est d’appliquer l’approche analytique du discours stratégique à différents enjeux internationaux, tels que les discours américain et russe dans un climat post-guerre froide (chapitre 3), l’économie politique et le développement international (chapitre 6), la diplomatie publique et les réseaux sociaux (chapitre 7), le printemps arabe et les interventions en Libye et en Syrie (chapitre 8), etc. Ce faisant, les différents auteurs cherchent, dans leur contribution, à effectuer une analyse empirique de problèmes variés en utilisant une approche personnalisée du concept de discours stratégique, inspirée du cadre théorique présenté dans le chapitre 2. Autrement dit, l’analyse des différentes études de cas est influencée par la posture épistémologique de chaque auteur. Cette deuxième partie permet ainsi de différencier cet ouvrage du précédent, publié quatre ans plus tôt.
La force des contributions réside notamment dans le fait qu’elles ne se contentent pas d’effectuer une analyse statocentrique, mais qu’elles reconnaissent également les autres acteurs politiques du système international. Par exemple, le chapitre 4, rédigé par Miskimmon (p. 85-109), se concentre sur la tentative, par les organisations internationales – et par l’Union européenne en particulier –, de construire et de déployer un discours efficace malgré la diversité de leurs membres. L’auteur explique comment l’Union européenne se sert du discours stratégique pour promouvoir une plus grande intégration en Europe de même que pour façonner son influence à l’international.
Par ailleurs, dans le chapitre 10 (p. 246-275), Ben O’Loughlin explore l’utilisation des médias sociaux par la société civile (à la fois par la population locale et à l’international) pour répondre à des situations de crise et offrir un discours alternatif à celui des autorités gouvernementales. S’appuyant sur l’étude de cas de la triple catastrophe de 2011 au Japon, l’auteur explore comment certains individus se sont servis de plateformes numériques telles que YouTube et Facebook pour exprimer le manque de transparence de la part du gouvernement japonais et attirer l’attention de la communauté internationale. À titre d’exemple, l’auteur mentionne les deux vidéos déplorant le manque d’information transmise par le gouvernement central du Japon publiées sur YouTube par le maire de la municipalité de Minami-Soma. Ces vidéos ont été visionnées plusieurs centaines de milliers de fois et ont fait du maire une des personnalités les plus influentes de 2011 selon le magazine Time.
À l’ère de la mondialisation et de la transformation des processus et des modes communicationnels, reconnaître la présence et le rôle des acteurs non étatiques apparaît non seulement justifié, mais essentiel à une analyse holistique du système international. Il s’agit ainsi de démontrer comment les différents acteurs politiques à tous les niveaux s’efforcent d’influencer les affaires internationales par leur emploi du discours stratégique au sein du nouvel écosystème médiatique (notamment par l’utilisation des plateformes numériques) et d’identifier les enjeux et les défis auxquels ils sont confrontés.
Si certains chapitres adoptent un style d’écriture plus opaque et moins accessible (comme le chapitre 5 de Ning Liao sur les dynamiques du nationalisme chinois dont la rédaction manque de clarté), d’autres contributions sont particulièrement bien construites. C’est notamment le cas de l’essai de Christina Archetti sur le rôle du discours dans la mobilisation politique de groupes terroristes et du phénomène de la radicalisation (chapitre 9, p. 218-245). Le principal argument d’Archetti, laquelle s’appuie sur l’approche de la construction sociale et relationnelle du discours, est que chaque individu possède son propre discours (contribuant à sa constitution identitaire) construit au fil du temps par ses multiples relations sociales. Le discours individuel y est défini comme le récit identitaire de l’acteur social. L’individu qui rejoint un groupe extrémiste aura ainsi développé un discours identitaire individuel compatible avec le discours collectif du groupe. Dans cette optique, la radicalisation ne dépend pas uniquement de l’exposition à un discours radical, mais plutôt d’un processus d’appropriation et de coconstruction entre les discours individuel et collectif. Autrement dit, l’appropriation individuelle du discours collectif dépend de la compatibilité entre les deux niveaux de discours. Ce chapitre présente ainsi une contribution pertinente à l’analyse du phénomène de la radicalisation en suggérant d’aller au-delà de l’étude de la propagande des groupes terroristes et d’expliquer pourquoi celle-ci s’avère efficace auprès de certains individus.
De plus, le dernier chapitre de l’ouvrage, portant sur la transition du pouvoir et la construction de l’ordre mondial, démontre efficacement l’impact de la communication et du discours comme instrument immatériel du pouvoir. En approfondissant la théorie du « soft power » de Joseph Nye, qui atteste que l’exercice du pouvoir peut s’opérer par le biais de l’« attraction » plutôt que par la coercition et l’usage de la force, Miskimmon et O’Loughlin (p. 276 -310) affirment que le concept du discours stratégique offre un lien analytique jusqu’à aujourd’hui manquant entre l’importance de considérer les facteurs immatériels, telles les idées et les identités sociales, et la question du contexte et du rôle de l’environnement médiatique dans la réussite de la projection du pouvoir.
Une approche davantage théorique que pratique
Dans l’ensemble, le livre est une excellente contribution à la littérature des relations internationales et de la communication internationale. Il démontre la pertinence des approches discursives – et spécialement du concept du discours stratégique – à l’analyse de l’influence au sein du système international. Les auteurs le font notamment en s’éloignant des approches purement statocentriques et en s’intéressant au rôle des différents acteurs, qui est facilité par le nouvel environnement médiatique et communicationnel. L’ouvrage explique bien la transition du pouvoir vers le public et la société civile sur la scène internationale à l’ère numérique.
Or, si à travers les nombreuses contributions le lecteur arrive à percevoir et à comprendre les différentes approches conceptuelles et théoriques du discours stratégique, il demeure sur sa faim quant à son opérationnalisation concrète et son instrumentalisation, notamment par les gouvernements. L’objectif annoncé du livre étant d’expliquer de quelle façon les acteurs politiques utilisent le discours stratégique afin de projeter leur conception du monde, particulièrement au sein d’un nouvel environnement médiatique, les auteurs auraient pu expliquer davantage comment les gouvernements s’approprient les nouveaux médias pour la construction de leur discours. À ce titre, la pertinence théorique de l’ouvrage dépasse son utilité pratique et il s’adresse ainsi davantage à un public universitaire qu’aux praticiens du domaine politique.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Traduction libre du terme strategic narrative. Le terme anglophone narrative employé dans ce livre peut être interprété comme : « a way of presenting or understanding a situation or series of events that reflects and promotes a particular point of view or set of values » (voir Merrian Webster Dictionary). En français, une traduction plus littérale nous porterait vers l’utilisation des termes récit ou histoire, dont la signification se limite toutefois à « raconter une suite d’événements », sans présenter un point de vue particulier (voir Larousse). À l’inverse, le terme discours, notamment employé en politique, signifie « l’organisation d’une réalité » et sert à opérer un changement ou le maintien de l’ordre existant (Dorna, 2007). Le terme discours s’avère ainsi un meilleur choix de traduction, et cette recension lui attribue un sens équivalent au sens anglophone du terme narrative présenté plus haut, c’est-à-dire que le discours stratégique peut être compris comme une façon de présenter une histoire qui reflète la promotion d’un point de vue particulier.
-
[2]
Traduction libre : « un moyen qu’utilisent les acteurs politiques pour tenter de construire un sens commun et partagé du passé, du présent et du futur des politiques internationales afin d’influencer le comportement des acteurs locaux et à l’international ».
Bibliographie
- Dorna, A. (2007). Pistes pour une étude contextuelle du discours politique populiste. Bulletin de psychologie, 6(492), 593-600. doi: 10.3917/bupsy.492.0593
- Miskimmon, A., O’Loughlin, B. et Roselle, L. (2013). Strategic narratives: Communication power and the new world order. New York, NY : Routledge.
- Narrative. (s. d.). Dans Merriam-Webster Online. Repéré à https://www.merriam-webster.com/dictionary/narrative
- Récit. (s. d.) Dans Larousse, Dictionnaire de français. Repéré à https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/r%C3%A9cit/67040?q=r%C3%A9cit#66290