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Ce dossier se propose de revenir, à travers plusieurs études de cas, sur la représentation de la Révolution portugaise de 1974-1975 et de la décolonisation et ses conséquences dans les images cinématographiques jusqu’à aujourd’hui. De nombreuses réflexions présentées ici sont nées lors de l’organisation d’un colloque international par des professeurs et étudiants de l’Université Sorbonne Nouvelle en 2014[1]. À l’époque, l’enjeu était de travailler sur l’histoire des images de la Révolution et ses mémoires vivantes, mais aussi d’interroger l’existence de formes de cinéma engagé. De nombreux chercheurs permettaient ainsi à des oeuvres oubliées ou minorées d’être à nouveau rendues visibles et mises en débat. Entre-temps, des pistes ont sans doute été abandonnées, des hypothèses ont pu être infirmées ou confirmées, et plusieurs axes semblent s’être consolidés. Ce dossier présente un état de cette cristallisation.
Le 25 avril 1974, le Portugal faisait tomber un régime autoritaire, installé depuis près de cinquante ans, et entrait dans une nouvelle ère. Les militaires du Mouvement des forces armées (MFA) soutenus par une grande partie du peuple et les partis politiques sortis de la censure ont alors lancé un processus de révolution (nommé « processus révolutionnaire en cours », ou PREC au Portugal) qui s’étira pendant plus d’un an et demi ; expérimentations sociales, occupations des terres et réforme agraire, mouvement coopératif et combats féministes et progressistes ont animé les débats d’un pays qui, comme sorti d’un recoin sombre du siècle dernier, se trouvait tout à coup en pleine lumière. Au même moment, la longue guerre coloniale de l’armée portugaise en Afrique, qui avait été la raison principale du déclenchement de la Révolution, prenait fin et laissait l’Angola, le Cap-Vert, la Guinée-Bissau, le Mozambique et São Tomé-et-Príncipe dans des situations plus ou moins ouvertes : la décolonisation – et les luttes fratricides qui pouvaient en découler – allait être, dans ces pays, au coeur de nombreux conflits.
Depuis les années 1970, les mémoires, parfois conflictuelles, parfois synchrones, de la révolution dite « des Oeillets » ont continué d’alimenter l’imaginaire cinématographique de plusieurs cinéastes et artistes. Autant les liens semblent nets entre le cinéma des années 1960 – le Nouveau cinéma portugais notamment, mais également le cinéma de Mai 68 et le Cinema Novo brésilien – et le cinéma de la révolution, autant le lien entre le cinéma portugais des années 1970 et celui des années qui ont suivi reste à explorer.
Pour Paul Ricoeur, « repenser doit être une manière d’annuler la distance temporelle » (1985, 210). Repenser la révolution, ce serait alors la rendre présente, vivante, en rapprochant le présent et le passé, et en interrogeant aussi les effets du passage du temps sur les images, les récits et le cinéma lui-même comme dispositif historique. Presque cinquante ans après la Révolution portugaise, il est urgent de revisiter son histoire, d’analyser ses traces, ses mythes, ses mémoires, tout comme le travail de sa généalogie par le cinéma portugais contemporain. En outre, il s’agit d’inscrire cette histoire dans une imbrication géographique et transdisciplinaire ; la prise en compte du processus de décolonisation des anciens territoires contrôlés par le Portugal, qui a été un déclencheur de la Révolution ainsi qu’un regard analytique capable d’aller voir les impacts dans les champs artistique et médiatique, permet de mêler des approches méthodologiques multiples, éclairant ainsi la compréhension des liens entre cinéma, art et politique. Ainsi, les cinq articles sélectionnés pour cet état des lieux sont le fait de chercheurs venant tant de l’histoire du cinéma que de l’esthétique ; ils sont également le reflet d’une croyance en une recherche proprement internationale, notamment sur des sujets dont l’amplitude géographique tend d’emblée à croiser les regards.
Le premier texte, écrit par Johanna Cappi, permet, par le truchement du regard journalistique français, de retracer une préhistoire de la Révolution portugaise. Y sont révélées notamment les tensions politiques majeures qui allaient exciter les voisins européens lorsque le Portugal faisait tomber sa très vieillissante dictature. En reliant déjà les luttes anticoloniales et le combat révolutionnaire, ce texte permet d’introduire une dialectique présente tout au long du dossier qui rapproche révolution et décolonisation.
Dans le second texte, Benjamin Léon propose de revenir sur l’implication du réalisateur Robert Kramer qui réalisa un film de montage sur les événements : Scènes de lutte de classe au Portugal (Scenes from the Class Struggle in Portugal, 1977). L’un des enjeux évidents des situations révolutionnaires et décoloniales tient à l’extrême politisation des personnes impliquées. Léon interroge ainsi la subjectivité assumée de Kramer dans l’énonciation des faits – la chronique d’une révolution –, laquelle est indissociable de son engagement politique – le positionnement marxiste.
Les autres textes se concentrent sur les mémoires et les traces laissées par le processus révolutionnaire et la décolonisation. Mickaël Robert-Gonçalves revient sur l’immédiate mémoire des années 1970 en attirant le regard sur deux films sortis au début des années 1980 : Bon peuple portugais (Bom Povo Português, 1981) de Rui Simões et Gestes et fragments. Essai sur les militaires et le pouvoir (Gestos e Fragmentos: Ensaio Sobre os Militares e o Poder, 1982) d’Alberto Seixas Santos. Pour l’auteur, ces deux propositions s’émancipent du documentaire et de la fiction, navigant entre les deux, dépassant ces catégories figées et réductrices pour interroger dialectiquement et poétiquement ce que la Révolution a laissé au cinéma. Dans leur texte, Mathias Lavin et António Preto analysent le retour du passé colonial dans des films relativement récents, notamment Tabou (Tabu, 2012) de Miguel Gomes. Ce même film est d’ailleurs au coeur du dernier article, écrit par Federico Pierotti : selon ce dernier, Tabou propose un discours sur le cinéma comme médium capable de construire une relation complexe entre le temps, l’image et la mémoire, ce qui, nous l’espérons, synthétise les différentes approches présentées ici pour enrichir une histoire du cinéma étendue.
Parties annexes
Note
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[1]
« Révolution et cinéma : l’exemple portugais », organisé par Benjamin Léon, Mickaël Robert-Gonçalves et Raquel Schefer à l’Institut national d’histoire de l’art et à la Fondation Gulbenkian, Paris, du 10 au 12 mars 2014.
Bibliographie
- Ricoeur, Paul. 1985. Temps et récit – tome 3. Le temps raconté. Saint-Amand : Seuil.