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En novembre 2015, le magazine The Atlantic sollicitait l’aide de son lectorat pour déterminer, par un système de votes en ligne établi au fil d’une série de duels, qui était le pire personnage du petit écran. Hannah Horvath, la protagoniste de la série Girls (HBO, 2012-2017), incarnée par sa créatrice et coproductrice Lena Dunham, se retrouvait en face à face avec Hannibal Lecter (Hannibal, NBC, 2013-2015). Le reproche attribué à Hannah était d’être une jeune femme ingrate et narcissique, qui manque de jugement et échoue à prendre ses responsabilités. « But what makes her truly unbearable are the times when she justifies this selfishness as necessary introspection, the product of being a writer or a 20-something woman[1]. » Hannah a perdu la manche contre Hannibal, mais il est déjà cocasse que son immaturité – son immaturité féminine, oserais-je préciser – l’ait amenée à se mesurer à un tueur cannibale dans une compétition visant à être la pire.

En effet, le comportement infantile de Hannah est souvent exaspérant, et il est vrai qu’elle et ses copines offrent une représentation pas toujours flatteuse des millénariales – une génération régulièrement taxée de narcissisme. On reproche d’ailleurs à Dunham d’avoir écrit une série étroitement focalisée sur la réalité de jeunes femmes qui lui ressemblent : blanches, de familles aisées, éduquées bref, socialement privilégiées – et postféministes ? Toutefois, tandis que la jeune créatrice représente un indéniable modèle de réussite exceptionnelle, quoi que l’on pense des forces et des limites de son oeuvre, son personnage de Hannah ne parvient pas, pour sa part, à réaliser ses propres ambitions littéraires. Girls raconte une lente et sinueuse transition vers la vie adulte, parcourue de désillusions, teintée d’anxiété et ponctuée d’humiliations.

L’immaturité, l’échec et l’inaccomplissement de soi figurent parmi les thèmes distinctifs de la série ; les girls éponymes n’apparaissent pas comme des exemples à suivre, n’étant ni enviables ni admirables. Pourquoi cette négativité ? S’il est si compliqué de transiter vers la vie de femme adulte, ne gagnerait-on pas à mettre de l’avant des modèles un peu plus inspirants ? Tel n’est manifestement pas le projet de la série. En plus de constituer son principal ressort tragi-comique, son insistance – à moitié amusée – à focaliser sur le négatif apporte une dimension critique au regard qu’elle propose sur les réalités auxquelles ses protagonistes sont confrontées.

Girls a suscité un lot considérable d’articles et autres textes académiques, incluant trois collectifs lui étant exclusivement consacrés (Kaklamanidou et Tally 2014 ; Nash et Whelehan 2017 ; Watson, Mitchell et Shaw 2015). Les problématiques abordées s’inscrivent majoritairement dans le champ des études féministes : le rapport qu’entretient la série avec l’idéologie postféministe, la représentation du corps et de la sexualité, l’autoabjection, le manque d’intersectionnalité. Mon argumentaire rejoint particulièrement ceux d’Anna Backman Rogers (2015) et de Gillian Silverman et Sarah Hagelin (2018), lesquels font respectivement valoir l’efficacité critique et féministe d’une vision « rabat-joie » et « anti-aspirationnelle », soit l’insistance sur la misère et l’humiliation plutôt que sur le bonheur et le glamour.

L’analyse présentée ici se distingue par son approche queer axée sur la question de l’échec et, plus spécifiquement, de l’échec à « s’accomplir » en tant qu’adulte. À cette fin, j’emprunte à Jack Halberstam (2005 ; 2011) et José Esteban Muñoz (2009) les concepts de « temps queer » et d’« échec queer », ainsi qu’à Elizabeth Freeman celui de « chrononormativité » (2010). Précisons déjà une chose : je ne pense pas qu’on puisse considérer Girls comme une série queer, selon quelques acceptions que le terme puisse endosser sans s’en trouver complètement dilué. Néanmoins, puisque la queeritude s’est souvent définie en contraste avec un parcours de vie conventionnel, et du même coup, avec les modalités les plus familières et les plus valorisées de l’accomplissement personnel, une sensibilité critique enracinée dans l’expérience queer s’avère tout indiquée pour entrer en dialogue avec un texte télévisuel qui interroge, d’un autre point de vue, les normes de la maturité.

Mon analyse se concentre sur la construction et l’évolution narratives du personnage de Hannah au fil des six saisons ainsi que dans certaines scènes révélatrices. Une importance particulière est accordée aux dialogues affutés sur lesquels reposent largement le ton de la série, la personnalité de la protagoniste et le style de la créatrice. Bien qu’il serait enrichissant de comparer différentes figures féminines représentées dans la série, par contrainte d’espace, je me limiterai ici à la principale, qui est aussi l’alter ego de Dunham – réussite professionnelle et gloire en moins. La première section de l’argumentaire décrit donc la présentation initiale du personnage en tant que figure d’inaccomplissement, après quoi je développerai mon cadre conceptuel concernant la question de la maturité pour mieux examiner, dans la troisième section, le type de normes et de pressions propres aux jeunes femmes et au milieu représenté dans Girls. La dernière section fera ressortir le potentiel critique queer des affects négatifs véhiculés par la série.

Situation initiale. Qui est Hannah Horvath ?

Malgré le fait que les protagonistes sont dans la vingtaine, Girls se laisse adéquatement désigner comme un récit d’apprentissage. Dans la scène d’ouverture, lors d’un souper au restaurant, les parents de Hannah lui annoncent leur décision de ne plus la soutenir financièrement, jugeant que le temps est venu pour elle de se prendre en main. La jeune femme vit à Brooklyn depuis deux ans, soit depuis la fin de ses études en Lettres. Elle n’a pas encore d’emploi, mais occupe un stage non rémunéré dans une maison d’édition où elle a espoir d’être bientôt embauchée, et travaille parallèlement à l’écriture de ses mémoires, confiante en son avenir d’écrivaine. Comme elle-même le dit, c’est qu’il lui faut simplement vivre, d’abord, ce qu’elle racontera dans son livre. Elle change soudainement de discours en apprenant qu’elle devra maintenant se débrouiller seule, alors que les conditions économiques présentes, rappelle-t-elle à ses parents, sont particulièrement précaires pour des personnes de son âge – évidemment, elle ne parle pas de toute une frange de la population encore bien moins privilégiée qu’elle. « I am so close to the life that I want, the life that you want for me », ajoute-t-elle, désespérément optimiste malgré tout. Puis, boudeuse, elle conclut son infructueux plaidoyer en informant ses parents qu’elle n’aura pas le temps de les revoir le lendemain avant leur retour à la maison, au Michigan : « I have work, and then I have a dinner thing. And then I am busy, trying to become who I am. »

Hannah laisse entendre dans cette dernière réplique à l’accent programmatique qu’elle ne serait pas encore devenue tout à fait qui elle est, ce par quoi il faut comprendre qu’elle attend toujours d’être devenue la personne qu’elle se destine à devenir. Là est le sentiment d’inaccomplissement de soi. À l’écouter, sa situation ne serait que très temporaire, et tirerait même à sa fin : il lui faut seulement le temps de terminer l’écriture de son premier livre. Elle aurait donc aussi le sentiment d’être en devenir, étant sur la bonne voie. Quelques scènes plus loin, elle va voir son patron et lui dit qu’elle ne peut plus se passer d’un salaire, et qu’après plus d’un an de stage, elle se croit prête pour un poste rémunéré. Les choses ne se passent pas comme elle l’avait prévu : jamais il n’avait été question d’engager qui que ce soit – elle ne l’apprend qu’à ce moment – et puisqu’elle part, elle perd aussi l’occasion qu’elle espérait, naïvement, de recevoir un traitement de faveur pour la publication de son manuscrit. Refusant de revoir ses projets malgré le fait que ses plans soient ainsi chamboulés – ou se révèlent n’avoir jamais été très sérieux – Hannah retourne vers ses parents, à qui elle rend finalement visite dans leur chambre d’hôtel pour tenter, une dernière fois, de solliciter leur aide. Elle leur apporte les quelques pages (peut-être une dizaine) de son « livre », qu’elle les presse de lire : « I don’t want to freak you out », les prévient-elle, « but I think that I may be the voice of my generation. Or a voice of a generation. » À sa défense, elle tient ces propos mégalomanes sous l’influence euphorisante d’un thé à l’opium ingéré plus tôt dans la soirée, mais ses paroles ne trahissent pas moins la teneur, et surtout l’ampleur, de ses fantasmes. Bien qu’ils l’encouragent à persister, ses parents l’enjoignent – comme nous aurions aussi envie de faire – à cesser de se comporter comme une enfant gâtée, et de travailler pour arriver à ses fins.

« Even though Lena Dunham, as the writer, director, and an actress in Girls, deserves praise, it would be useful to see her own success or sense of self-direction reflected in at least one of the characters », commente Serena Daalmans au terme de la diffusion de la première saison. Elle poursuit :

I understand that in creating a show about women in their twenties you focus on them awkwardly figuring out who they are, one professional and personal mistake at the time, probably with a string of more or less fulfilling encounters with a number of Mr Right Nows, but what about working toward realistic goals and working hard to attain them? What about getting out of relationships that offer you nothing but degrading and unfulfilling sex and focus on more meaningful ones?

Daalmans 2013, 361

L’attitude de Hannah ne peut manquer de provoquer l’irritation lisible dans ces lignes, nous amenant à nous demander pourquoi avoir consacré une série à ce type de personnage. Pourquoi avoir raté l’occasion de valoriser des comportements un peu plus exemplaires ? Le postulat voulant qu’une série comme Girls ait pour mandat d’édifier des modèles est discutable, de même que sa vision de la réussite sociale rivée sur la productivité, la compétitivité et la respectabilité (Halberstam 2011). La figure de la « fille » requiert aussi une plus fine attention critique dans le contexte que la sociologue Angela McRobbie (2009) appelle un « nouveau contrat sexuel » censé positionner les jeunes femmes (privilégiées) en sujets par excellence de la méritocratie néolibérale, symboles du progrès social, à condition qu’elles soient ambitieuses, entrepreneuses, hyper performantes, tout en demeurant féminines et plaisantes. Les filles sont aujourd’hui promises à de brillants avenirs, mais qu’arrive-t-il quand elles déçoivent ? Quand elles restent immatures et échouent à devenir inspirantes ? Être une déception fait pleinement partie de la queeritude, qui tire précisément de là son don de révéler et contester les attentes tenues pour les plus naturelles.

Perspectives queer sur la maturité

L’homosexualité, croyait-on jadis, était causée par un « arrêt du développement », un échec à atteindre la maturité sexuelle, à savoir une sexualité reproductive. Freud et nombre de ses disciples ont été des tenants de cette thèse, et bien que celle-ci ne soit plus prise au sérieux, si ce n’est que dans des discours ultras conservateurs (Bond Stockton 2009, 22), le stigmate de l’immaturité n’appartient pas moins au bagage sémantique de la queeritude. Outre les explications psychologisantes, la prévalence de la conjugalité et de la parentalité parmi les marqueurs sociaux traditionnels de la vie adulte eut le même effet d’en réserver longtemps l’accès aux personnes hétérosexuelles. Selon Heather Love, « homosexual relations are often seen as marked by immaturity and selfishness, by the refusal to compromise (to “settle” for marriage or monogamy) or to give back to society (to raise children) » (2007, 22). Les couples homosexuels ont maintenant la possibilité de se marier, de fonder une famille, de se prouver matures et respectables, mais les modes de vie obstinément queer offrent des possibilités d’imaginer et d’expérimenter d’autres parcours, et de déstabiliser l’hégémonie d’un modèle unique et téléologique du développement adulte. « For queers, the separation between youth and adulthood quite simply does not hold, and queer adolescence can extend far beyond one’s twenties » fait remarquer Jack Halberstam (2005, 174).

Halberstam suggère de penser la queeritude comme un rapport particulier au temps vécu, tant au quotidien qu’au fil des années. Le concept d’un « temps queer » permet alors d’interroger le type de logiques qui déterminent la vision dominante d’un parcours de vie normal, naturel, désirable. Halberstam s’intéresse particulièrement au cas des scènes sous-culturelles, auxquelles souvent des personnes queer participent jusqu’à un âge avancé, voire toute leur vie, contrairement à leurs homologues straights qui cessent de fréquenter les boîtes de nuit pour se ranger en couple et fonder une famille (2005, 174). Les modes de vie queer repoussent et brouillent les balises conventionnelles de l’entrée dans l’âge adulte. Leur exemple dénaturalise les comportements soi-disant « matures » – rechercher la stabilité amoureuse et financière, réduire le temps consacré à l’amitié, se concentrer sur des buts raisonnables et réalistes, projeter d’avoir des enfants, avoir des enfants, adopter une routine familiale, développer un sens du devoir et des responsabilités, soit autant de conditions considérées préalables au rôle de bon parent. Halberstam appelle « maturité reproductive » l’idéal normatif de la vie adulte orienté vers l’horizon de la vie parentale (162), et « temps reproductif » la logique temporelle plus globale face à laquelle les temporalités queer s’inscrivent en faux (4-5). « [Q]ueer temporality disrupts the normative narratives of time that form the base of nearly every definition of the human in almost all of our modes of understanding » (152).

Elizabeth Freeman forge le riche concept de « chrononormativité » pour désigner l’ensemble des procédés de « régulation temporelle » qui concourent à convertir la simple existence corporelle en agencement de cycles et de séquences culturellement significatives et socialement efficaces, autrement dit, « the use of time to organize individual human bodies toward maximum productivity » (2010, 3). La chrononormativité a partiellement trait à la temporalité domestique et procréative, mais pas exclusivement ni nécessairement – la compétition capitaliste a aussi ses rythmes et ses durées propres. L’utilité du concept provient justement de sa capacité à rendre compte de la multitude des pratiques et techniques, dispositifs et institutions, qui façonnent à l’échelle de masse le rapport intime au temps vécu. « Chrononormativity is a mode of implantation, a technique by which institutional forces come to seem like somatic facts », précise Freeman, attirant l’attention sur les modalités affectives et non seulement cognitives du processus, ainsi que sur le travail de la répétition (3). L’habitude fait en sorte que des temporalités apparemment improductives, en plus d’apparaître dénuées de toute logique, puissent aussi engendrer une sensation de malaise, d’inadéquation, soit un sentiment de queeritude. « Living on the margins of social intelligibility alters one’s pace; one’s tempo becomes at best contrapuntal, syncopated, and at worst, erratic, arrested », avancent en ce même sens E. L. McCallum et Mikko Tuhkanen (2011, 1). De tels affects appartiennent au « jargon temporel queer », pour reprendre leur expression (1), de même que les formes de vie inventées par les communautés sous-culturelles mises de l’avant par Halberstam. Comme ce dernier, McCallum et Tuhkanen comparent la queeritude à une sorte de jeunesse intempestive, qui aurait moins à voir avec l’âge chronologique qu’avec une manière d’habiter le temps sans se presser dans la productivité et la reproduction (6).

Au nombre des « technologies sociales » (de Lauretis 2007) chrononormatives, on compte entre autres des appareils médiatiques comme la télévision, un médium longtemps associé à la domesticité et à la famille (Needham 2008), ainsi que des genres narratifs comme la biographie (ou l’autobiographie), dont les conventions structurent l’intelligibilité des « téléologies du vécu » (Freeman 2010, 5). Le temps biographique aligne rétrospectivement une suite pas forcément logique d’événements en une trajectoire de vie, menant généralement à la réalisation d’un accomplissement. La confiance avec laquelle Hannah Horvath se présume destinée à un avenir grandiose, simplement parce qu’elle en rêve, nous autorise à déduire que ce type d’histoires à succès lui est bien familier. En ce qui concerne plus spécifiquement la chronologie normative du passage à l’âge adulte, la forme par excellence sous laquelle elle se répète et se reproduit culturellement est celle du récit d’apprentissage, notamment télévisuel. Cela dit, rien n’oblige la production télévisuelle à uniquement renforcer des formules conventionnelles ; les médias temporels et narratifs ont aussi la puissance inverse de les interrompre, de les transgresser ou les détourner. « For a medium characterized by the regulation of time, television has also harnessed time and made it entertainment, and the persistence with which television’s time is bent, reversed and complicated hints at a queerness that haunts TV and denies it the full capacity to be as normative as it wishes to imagine » (Needham 2008, 156). Le potentiel temporel du médium télévisuel, dû largement à la sérialité, permet dans Girls d’étirer, sur six saisons, la durée du récit d’apprentissage et d’en repousser constamment la conclusion, le relançant dans toutes les directions au point d’en casser la structure. Nous y reviendrons. À cette étape de l’exposé, il convient d’abord d’examiner le contexte dans lequel évoluent les protagonistes de la série pour le mettre en rapport avec les paradigmes normatifs postulés dans les approches queer que nous venons de survoler.

Les spécificités du contexte normatif dans Girls

Fait important : rien n’indique que la maternité fasse partie du plan de vie de Hannah. Elle se refuse même initialement à désirer une relation sérieuse, fréquentant plutôt un partenaire occasionnel, Adam, et profitant au passage de ses comportements sexuels insolites pour recueillir des anecdotes embarrassantes à relater dans ses écrits. Quoi qu’il en soit, ses sentiments n’échappent pas à une certaine confusion : « I just want someone who wants to hang out all the time, and thinks I’m the best person in the world, and wants to have sex with only me », admet-elle à Adam. « And it makes me feel stupid to tell you this, because it makes me sound like a girl who wants to, like, go to brunch. And I really don’t want to go to brunch, and I don’t want you to, like, sit on the couch while I shop, or, like, even meet my friends. » Elle dédaigne le cliché du couple ordinaire, mais ne peut s’empêcher d’envier l’affection promise par l’intimité monogame. Sans surprise, elle succombe à la tentation sentimentale et se met en couple avec Adam, tout en ne lui cachant pas que ses priorités restent ailleurs : « It’s just like, you know, your relationship is not a thing. Your relationship is not an achievement. I’ve got actual things I would like to achieve before I focus on, like, that » – ironiquement, elle lui tient ces propos des moins romantiques lors d’une réception maritale.

Hannah et Adam se séparent, se réconcilient, se séparent à nouveau, puis elle trouve un nouvel amoureux, finalement trop sérieux pour elle, qu’elle quitte sans préavis. On pourrait la taxer d’immaturité émotive, mais le fait est surtout que son projet de vie ne dépend à aucun moment de son couple. Selon Kimberly Turner, « the twenty-something SWF [single white female] characters on Lena Dunham’s Girls attempt to exempt themselves from the reproductive culture which ensues the futurity of the Child and the fantasy of wholeness, allowing SWFs to occupy the queer space of the sinthomosexual » (2014, 156). Turner ne pouvait prédire que Hannah tomberait accidentellement enceinte dans la dernière saison et déciderait de garder l’enfant, mais elle a bien pris le risque d’édulcorer la négativité queer théorisée par Lee Edelman (à qui elle emprunte le concept de « sinthomosexualité », associant la queeritude à la pulsion de mort) en entendant la non-reproductivité comme un choix personnel. Elle part aussi d’un postulat discutable, voulant que la norme sociale presse les femmes vingtenaires au mariage et à la maternité, tandis que la féministe Anita Harris a plutôt observé qu’on s’attend d’elles à ce qu’elles fassent carrière avant d’être mères plus tard dans leur vie (2004, 21-24). Dans le milieu social représenté dans Girls, avoir un enfant n’est pas perçu comme un accomplissement suffisant pour une jeune femme. L’opposition univoque entre queeritude et parentalité mène à négliger la différence entre une résistance queer et des choix individualistes empreints d’une mentalité néolibérale. Hannah relègue sa vie amoureuse au second plan parce qu’elle place ses ambitions personnelles au premier. Elle lève le nez sur la normalité d’une vie rangée parce qu’elle démontre un constant besoin de se sentir exceptionnelle et intéressante. L’univers de la série, centré sur de jeunes femmes privilégiées pour qui l’accomplissement personnel prime avant tout, impose à la pensée queer de reconsidérer le scénario normatif de la vie adulte.

Reproductive ou pas, la maturité demeure un concept profondément genré. Si l’immaturité masculine est devenue un lieu commun de la comédie populaire, le cliché veut que les femmes soient inversement caractérisées par l’hyper performance, l’obsession du contrôle et de la perfection (Halberstam 2012 ; Harris 2004 ; McRobbie 2009). D’après Halberstam, nombre de comédies romantiques récentes – dont plusieurs réalisées, produites ou influencées par Judd Apatow, coproducteur de Girls – contribuent à promouvoir une nouvelle configuration conventionnelle du couple hétérosexuel. « True love, these films now tell us, can bring a lovely lady to see the charm of a crusty loser; […] true love lets losers win … as long as they are male » (2012, 19). La complémentarité imaginée entre maturité féminine et immaturité masculine, éléments d’une irrésistible chimie amoureuse, perpétue le mythe d’un équilibre naturel des rôles genrés, et maintient la prédominance de l’hétérosexualité en tant qu’idéal relationnel au moment même où ses paramètres internes sont socialement chamboulés. Considérant l’asymétrie hétéronormative des attentes en matière de comportement adulte, l’inaccomplissement féminin mis en scène dans Girls présente un potentiel perturbateur qui est plus en phase avec la critique queer que les valeurs incarnées par les protagonistes elles-mêmes. Cette dimension négative de la série sera creusée dans la section finale de mon article.

La négativité de l’inaccomplissement

Hannah signe finalement un contrat d’édition, dans la deuxième saison, après avoir été contrainte de subvenir humblement à ses besoins en travaillant dans un bureau, puis comme serveuse dans un café. Bien qu’elle ait encore quelques leçons de professionnalisme à tirer, il nous est permis de croire qu’elle est prête à grandir, et d’anticiper un tournant plus prometteur dans son parcours. Or il s’avère qu’elle n’est pas au bout de ses peines : soumise à un délai impossible, sa santé mentale s’effondre. Hannah perd tout contrôle de sa situation jusqu’à ce qu’elle soit secourue par un ex qui revient dans sa vie, soit mise sous médication, puis retrouve son inspiration et arrange les choses avec son éditeur, impressionné par les pages qu’elle réussit finalement à lui rendre. Au commencement de la troisième saison, où tout semble s’être arrangé, Hannah apprend, au bout de trois épisodes, que le corps de son éditeur a inexplicablement été retrouvé flottant, sans vie, dans le fleuve Hudson. Elle trouve rapidement une autre maison d’édition, puis on l’informe de l’impossibilité de récupérer ses droits d’auteur avant trois ans.

« [W]hile failure certainly comes accompanied by a host of negative affects, such as disappointment, disillusionment, and despair, it also provides the opportunity to use these negative affects to poke holes in the toxic positivity of contemporary life », affirme Halberstam (2011, 3). Par « positivité toxique », entendons l’absolue confiance de Hannah en sa vocation et son destin littéraires, ou sa conviction selon laquelle ses troubles mentaux auraient été une bénédiction. Elle raconte à son thérapeute : « So my editor says my writing is better than it’s ever been, which is really amazing because it makes me feel like everything that’s been so terrible and painful in the last months was leading to this point, you know? » Nous ne pouvons rationnellement ignorer la naïveté de ces propos, mais n’avons-nous pas, au fond, la même impression que l’intrigue prend enfin sens dès lors que Hannah est en voie de parvenir à ses fins ? L’improbable retournement de situation par lequel ses plans sont ruinés, ultimement à cause des pratiques compétitives dans l’industrie de l’édition, casse cruellement la logique narrative censée récompenser les épreuves traversées et leur donner sens. Oubliant les aléas de l’économie de marché, l’estime grandiose de son propre avenir – que nous aurions eu tendance à percevoir comme une détermination admirable si cet avenir s’était avéré – prédispose Hannah au perpétuel sentiment d’inaccomplissement et d’insatisfaction.

« Failing is something queers do and have always done exceptionally well », rappelle Halberstam (2011, 3). C’est que la queeritude se définit en soi comme une forme d’échec dans la culture hétéronormative, notamment par son incapacité à accéder à la maturité reproductive, et donc à l’âge adulte. La queeritude nomme l’échec auquel certaines vies sont inévitablement promises – si c’est à d’autres types de vies que les représentations culturelles réservent le privilège d’incarner la réussite. De même que l’hétéronormativité engendre simultanément l’innommable queeritude, la compétition capitaliste engendre structurellement la défaite – publiquement effacée – au moins autant que la réussite – célébrée et élevée en norme, alors qu’il s’agit bien souvent de l’exception (88). Contre le « culte de la pensée positive », Halberstam propose alors une stratégie critique ancrée dans le « tournant antisocial » des théories queer, soit celle de mobiliser la négativité intrinsèque à la queeritude – en l’occurrence, la négativité de l’échec. L’arsenal antisocial queer se compose de travaux artistiques et intellectuels empreints d’ennui, d’indifférence, d’ironie, ou au contraire de rage, de déception, de rancune, d’impatience, d’impolitesse, ou encore de honte, de désespoir, de ressentiment, de passivité, en somme, d’affects perturbant l’oppressante positivité d’une vision disciplinaire et trop étroite de la respectabilité sociale et de la vie heureuse (110 ; Love 2007).

Girls ne joue pas tellement sur des émotions politiques explosives comme la rage ou l’indignation, mais plutôt sur des états affectifs comme la frustration, l’obstination, l’anxiété, la déception, la désorientation, la confusion, l’exaspération, l’ambivalence, l’irritation, l’envie, l’impasse, le déni et la sensation d’immaturité ou d’incomplétude. Des sentiments négatifs sont tantôt soulevés par le comportement narcissique de Hannah, tandis qu’à d’autres moments, ou en même temps, nous sommes porté·e·s à compatir, puisqu’au final, elle-même écope des malheurs auxquels sa mentalité individualiste la prédestine. Dans les mots d’Anna Backman Rogers, « Girls is, in actual fact, an extended nightmarish—albeit comic—vision of a generation raised on a culture of Sex and the City and neoliberal […] notions of self-actualization, self-fashioning, self-empowerment, autonomy, and flexibility » (2015, 46). Hannah peine à se réorienter à la suite de l’échec de son projet de livre, comme si elle avait perdu, du même coup, le sens de sa propre identité. Ses tentatives se soldent par autant d’abandons : elle passe par un emploi de rédactrice, fréquente un prestigieux programme de création littéraire, puis occupe un emploi d’enseignante suppléante, le tout, sans jamais trouver sa place. L’enchainement des échecs affecte non seulement le déroulement, mais aussi la temporalité du récit. Au fil des saisons, l’évolution de Hannah s’en trouve marquée par l’inaccomplissement, l’absence de devenir. Adam exprime assez bien cette sensation dans un étrange toast qu’il porte à sa copine : « To Hannah. Taking the next step in a series of random steps. » L’importante part de l’arbitraire dans le parcours de la protagoniste érode la logique narrative de l’accomplissement de soi, relâchant le temps vide et malaisé que le récit d’apprentissage s’évertue d’usage à structurer de façon linéaire.

Juste après avoir démissionné de son poste d’enseignante, Hannah est interpellée sur le trottoir par une jeune femme qui passe à vélo. Nous avons déjà rencontré Tally, dans la première saison, lors du lancement de son premier livre qui a fait d’elle une sensation littéraire instantanée. Verte de jalousie, Hannah la désignait alors comme sa Némésis. « How are you? », demande Tally, ce à quoi Hannah répond : « I’m OK. It’s a work in progress […]. » N’ayant rien d’autre à faire, elle accepte, sans grand enthousiasme, l’invitation de Tally à passer un moment avec elle. Contre toute attente, l’ennemie imaginée s’avère une confidente fort bienvenue en cette période de confusion où Hannah échoue de nouveau à la case départ, sans emploi et récemment séparée. Les deux jeunes femmes passent finalement la journée ensemble, et la terminent dans la chambre de Hannah, où elles partagent un joint. Hannah avoue alors sa jalousie. « Do you know I google myself every day? » confie Tally. « I need to see how people see me because it’s the only way that I can see myself. […] Tally Schiffrin is not even me now. She’s just, like, that thing that I’ve created. » Elle a les larmes aux yeux. La réalisation de ses ambitions ne lui a visiblement apporté aucune complétude, l’entraînant encore plus profondément dans l’insatiété narcissique. « Look at you », dit-elle à Hannah. « You’ve had all these, like, boyfriends and jobs and moments. And you’ve lived all this truth. » Une curieuse intimité s’installe, si bien que Hannah demande si elles devraient coucher ensemble. Après un instant d’hésitation, elles éclatent de rire. Quelque chose de queer se produit quand même à ce moment, où l’envie cède à la tendresse (brièvement confondue avec l’attraction homosexuelle) entre deux rivales partageant leurs désirs frustrés, inavoués, embarrassants. Les errances de Hannah acquièrent une valeur fantasmatique aux yeux de Tally, tandis que celle-ci révèle un triste revers du type de vie tant désiré par la première. La rencontre entre leurs deux sensibilités, teintées par différentes déceptions, bouleverse l’opposition franche entre réussite et échec – d’autant plus qu’on peut voir en Tally une seconde incarnation fictionnelle de Dunham, reflétant ainsi une autre dimension de sa persona.

En réponse aux critiques exemplifiées plus haut par celle de Daalmans, taxant Girls d’échouer à offrir une représentation satisfaisante des jeunes femmes, j’arguerai que la série accomplit en fait une « performance de l’échec », apparentée à certaines performances queer ainsi qualifiées par José Esteban Muñoz (2009, 173). Adversaire du tournant antisocial, Muñoz associe l’échec queer à une forme dissidente de virtuosité – comme l’autohumiliation comique de Dunham (Silverman et Hagelin 2018) – et d’utopisme. « The politics of failure are about doing something else, that is, doing something else in relation to a something that is missing in straight time’s always already flawed temporal mapping practice » (Muñoz 2009, 174). Comparativement à l’underground queer, Girls est un objet mainstream dont le potentiel utopique est de ce fait mitigé, sans compter que la blanchité de la série tranche regrettablement avec la conscience intersectionnelle chère à Muñoz. Malgré son (authentique) échec sur ce front, la série présente au moins l’avantage d’alimenter la discussion concernant le racisme télévisuel sous ses formes plus subtiles (Saisi 2014) – ce sont alors, dans ce cas, ses détracteur·trice·s qui incarnent le sentiment queer « that this world is not enough, that indeed something is missing » (Muñoz 2009, 1). S’il est important de reconnaître et d’interroger les limites et les failles d’un objet culturel, il serait cependant malheureux de se buter à celles-ci aux dépens de ses autres aspects, plus stimulants politiquement – je me suis employé à faire ressortir, dans cette dernière section de l’article, la part de « virtuosité » avec laquelle Girls pratique l’art de décevoir.

La queeritude en tant que sensibilité critique implique une certaine résistance à la tentation prescriptive ; Muñoz insiste particulièrement là-dessus dans sa défense de l’utopisme, et c’est aussi, en bonne partie, l’imprévisibilité qui intéresse Halberstam dans l’échec. La finale de Girls gagne à être envisagée dans cette perspective anti-programmatique. Tombée enceinte à la suite d’une aventure d’un soir, Hannah choisit d’avoir l’enfant, déménage en banlieue, trouve un emploi et devient mère dans l’ultime épisode. Les toutes dernières images la montrent allaitant son bébé, après qu’elle eut piqué une crise, plus tôt, parce qu’elle n’y arrivait pas, s’étant même enfuie parce qu’elle se sentait jugée par sa mère et son amie venues l’aider. Est-ce vraiment là qu’on aboutit ? Vous avez dit maturité reproductive ? Dans un autre contexte, la scène d’allaitement où Hannah s’apaise finalement pourrait sembler porteuse d’une morale conservatrice, essentialiste, sexiste ; considérant toutefois la sensibilité féministe dont la série se réclame, ce dénouement, quoique dénué d’ironie manifeste, ne peut susciter qu’un sentiment de malaise auprès du public cible, voire une frustration : voilà donc une provocation de plus, quoique celle-ci vise visiblement à décevoir les attentes inspirées par la série elle-même et par la philosophie qu’elle incarnait jusqu’alors. En même temps, l’ambivalence finale reste tout à fait dans le ton, l’idée n’ayant jamais été de faire la leçon. Au-delà de la scène finale, le dernier épisode soulève par ailleurs plus de doutes qu’il n’apporte de conclusion quant à l’issue du scénario d’apprentissage ainsi qu’au sens que peut prendre la notion d’« accomplissement de soi ». Hannah s’adapte difficilement à son nouveau rôle ; ses habitudes égocentriques ne s’évanouissent pas du jour au lendemain, et la pression n’a rien pour aider. En effet, durant sa courte fugue, elle tombe sur une adolescente qu’elle croit en détresse, mais réalise que celle-ci fait tout un drame parce que sa mère l’oblige à faire ses devoirs – un peu comme le faisait la mère de Hannah en la confrontant, juste avant, à ses nouveaux devoirs de mère. La protagoniste assume alors spontanément la posture de parent et se met à sermonner l’adolescente, se laissant emporter au point de lui faire peur et de la faire fuir. « Oh you run, you little harlot », lui crie Hannah, « But life is gonna chase you, it’s gonna chase after you with problems you can’t even imagine. And I’d be chasing you, too, if my vagina wasn’t so busted from having a baby. » Hannah est-elle devenue adulte ? Certainement pas de façon toute naturelle – ou indolore – ni avec beaucoup d’enthousiasme. En fin de compte, où réside la « maturité » dans tout cela ? Dans le corps maternel ? Dans l’attitude résignée ? Le sentiment d’autorité ? Ou encore, la maturité n’est-elle qu’à l’horizon ? La question – comme à peu près toutes celles dont la queeritude se mêle – demeure ouverte.