Résumés
Résumé
Depuis le milieu des années 2010, le terme « empathie » s’impose dans l’industrie nord-américaine de la réalité virtuelle. Certains auteurs de réalité virtuelle revendiquent l’usage de ces technologies pour susciter de l’empathie chez les utilisateurs. La question communément posée est de savoir si la réalité virtuelle est une machine à empathie. Nous pensons que s’il y a empathie en réalité virtuelle, celle-ci est davantage liée au design d’expérience et à la réception spectatorielle qu’aux seules propriétés immersives et interactives du médium. Avec cet article, nous proposons de mener une réflexion sur les possibles vecteurs de l’empathie en réalité virtuelle, puis d’illustrer ces arguments par une analyse de l’oeuvre Homestay (2018) de Paisley Smith.
Abstract
Since the mid-2010s, the term “empathy” has taken hold in the North American virtual reality industry. Some virtual reality authors claim they use these technologies to create empathy in their users. The commonly posed question is whether virtual reality is an empathy machine. The author believes that if there is empathy in virtual reality, it is tied more to the experience design and its spectatorial reception than to the immersive and interactive properties of the medium alone. With this article, the author proposes to think through the possible vectors of empathy in virtual reality and then to illustrate these arguments through an analysis of the work Homestay (2018) by Paisley Smith.
Corps de l’article
Depuis le milieu des années 2010, le terme « empathie » pénètre l’industrie nord-américaine de la réalité virtuelle (VR, pour virtual reality), à un point tel qu’on peut parler d’un buzz de l’empathie en VR. Ce buzz coïncide d’abord avec l’introduction de la VR dans les médias par la commercialisation en 2016 des casques Oculus Rift CV1 et HTC Vive. Il coïncide aussi avec la popularité du concept d’empathie, définie par Alexandre Gefen et Bernard Vouilloux comme « la capacité de s’identifier à autrui, de ressentir ce qu’il ressent » (2013, 8). L’empathie est présentée comme essentielle pour surmonter les crises que connaît le monde dans les années 2000. De plus en plus de chercheurs s’y intéressent et tentent de démontrer son efficacité réelle. La première conférence universitaire mondiale sur l’empathie est organisée en novembre 2014 à Prague par le réseau international de recherche et de publication Inter-Disciplinary.Net. Membre de ce réseau, Rebeccah Nelems note que les articles scientifiques sur l’empathie se multiplient : « As a reference point, nearly three time more academic articles referenced the term “empathy” in 2016 alone (41,000) than those published cumulatively between 1900 and 1970 (14,900) » (2017, 17).
Rappelons d’emblée que le Oxford Dictionary définit la VR comme « the computer-generated simulation of a three-dimensional image or environment that can be interacted with in a seemingly real or physical way by a person using special electronic equipment, such as a helmet with a screen inside or gloves fitted with sensors ». Une partie des chercheurs voient dans la VR un médium privilégié pour susciter l’empathie en raison de ses propriétés immersives et interactives. Jay David Bolter et Richard Grusin (2000), par exemple, défendent l’idée que la VR favorise l’empathie grâce au partage de point de vue. Notons cependant que tous ne sont pas de cet avis. Janet Murray[1] ne croit ainsi pas au modèle de la machine à empathie : « [VR] is not a film and not an empathy machine. […] It is an interactive medium » (citée dans Mitchell 2017, 7). Les avis sur l’efficacité de la VR pour susciter l’empathie sont donc divergents, d’autant qu’ils reposent sur des compréhensions différentes de la notion.
Selon Andrea Pinotti (2016), l’histoire de l’empathie se divise en quatre périodes : la première est celle de l’Allemagne protoromantique de la fin du xviiie siècle, où le terme einfühlung fait son apparition ; la deuxième commence à partir des années 1870, où l’einfühlung désigne alors en esthétique le rapport de l’observateur avec l’oeuvre d’art ; la troisième période débute en 1909, lorsque le psychologue britannique Edward Titchner traduit einfühlung par le terme empathy ; enfin, la quatrième période débute dans les années 1990, où le terme circule dans les sphères de la biologie, notamment avec la découverte dans le cerveau des neurones miroirs[2].
Nous ne cherchons pas tant à déterminer si la VR est une machine à empathie, mais plutôt à savoir quelles sont les raisons qui incitent à argumenter dans un sens ou dans un autre. Il n’existe pas à notre connaissance d’étude faisant le tour de la question pour la VR. Dans une première partie, nous proposons donc d’abord un état des lieux des théories de l’empathie, en faisant la synthèse des arguments en faveur ou en défaveur de l’idée d’une certaine efficacité empathique de la VR. Dans une deuxième partie, nous dépasserons cette tension en nous concentrant sur le positionnement des auteurs de VR sur la question. Nous insisterons sur les véritables causes de l’empathie en VR, en nuançant de manière critique les théories dégagées auparavant. Notre avis est ainsi que la question de l’empathie en VR est davantage liée à des choix d’auteurs et à la réception spectatorielle qu’à des notions projetées sur la VR telles que l’immersion ou l’interactivité.
Les deux premières parties de notre réflexion serviront de cadre théorique à une troisième partie, dans laquelle nous analyserons une oeuvre de VR représentative de la manière dont ce type d’oeuvre suscite l’empathie lorsque les auteurs choisissent de placer cette notion au coeur de l’expérience. Il s’agit d’Homestay (2018), une oeuvre réalisée par Paisley Smith et produite par l’Office national du film du Canada[3]. Pour appuyer notre propos, nous avons choisi d’analyser les documents scénaristiques de Paisley Smith pour la création d’Homestay, parce qu’ils nous permettent d’observer efficacement le design d’expérience ainsi que les intentions de l’autrice en ce qui concerne la réception spectatorielle. Nous fonderons donc notre étude sur le scénario, le story-board, les schémas et tableaux, ainsi que le dossier de présentation de Homestay. Nous compléterons l’analyse de ces documents par des extraits d’un entretien avec l’autrice de l’oeuvre[4], au cours duquel nous avons abordé le choix des technologies de la VR en relation avec l’empathie. Nous confronterons également les éléments envisagés par l’autrice quant au design d’expérience et à la réception spectatorielle à ceux observés au cours de notre propre expérience de l’oeuvre.
La VR comme machine à empathie ?
Les technologies de la VR
Rappelons que certains auteurs de VR et chercheurs universitaires soutiennent que la VR favorise l’empathie grâce à ses propriétés technologiques. Nash rapporte que « a belief in the connection between immersion, empathy and a moral orientation towards distant others is fundamental to much VR production » (2018, 120). Les auteurs de VR défenseurs de l’empathie s’inscrivent quant à eux dans la lignée du réalisateur Chris Milk, lequel a réalisé en 2015 une expérience documentaire en VR sur la crise migratoire pour l’Organisation des Nations unies (ONU), Clouds Over Sidra. Lors d’une conférence donnée la même année, Milk qualifie ainsi la VR de machine à empathie :
It’s a machine but inside of it, it feels like real life. It feels like truth. And you feel present with the world … and with the people that you are inside of it with. […] And because of that you feel her humanity in a deeper way. You empathize with her in a deeper way. And I think we can change minds with this machine[5].
Milk, cité dans Fisher 2017, 234
De leur côté, William Sherman et Alan Craig (2019) défendent même l’idée que les technologies de la VR sont plus empathiques que celles de la radio ou du cinéma, notamment en raison de l’engagement physique qu’elles suscitent chez l’utilisateur.
Pour certains auteurs, la VR est perçue comme une machine à empathie parce qu’elle proposerait une approche plus authentique de la situation. Sasha Crawford-Holland souligne la confiance des membres de l’industrie de la VR dans le réalisme de ces technologies, qu’il s’agisse de prises de vue réelle ou d’images de synthèse : « One medium that has been trumpeted far and wide, from Hollywood to academia, from the United Nations to the New York Times, is virtual reality (VR). The prevalent rationale behind humanitarian uses of VR is that it supplies an experience of verisimilitude which asserts the reality of a situation » (2018, 19). Forts de ces idées, certains artistes de VR se servent de ces technologies pour sensibiliser moralement l’utilisateur à des sujets de société, notamment la crise migratoire, les guerres au Moyen-Orient et les changements climatiques[6].
L’immersion
Un des arguments mettant en avant l’efficacité de la VR pour susciter l’empathie est sa propension immersive. Certains auteurs de VR disent se servir de ces technologies pour créer des espaces virtuels donnant à l’utilisateur l’impression d’être dans un lieu réel. Bolter et Grusin nomment ainsi « embodiement » la sensation de se trouver quelque part : « It is certainly true that the real-time computer graphics of virtual reality is not adequate to give the user a feeling of complete embodiement. On the other hand, embodiement body suits remains the ultimate goal for some VR specialists » (2000, 252).
Pour ces deux chercheurs, c’est grâce à l’immersion qu’est produite l’empathie en VR : « The virtual self does not learn by scientific study in a subject-object relationship, but by “immersion,” which produces empathy and identification » (2000, 151). Mads Larsen (2018) avance de son côté qu’un environnement virtuel en 360 degrés reproduit avec fidélité l’expérience du monde réel. Il affirme que l’exploration de l’espace virtuel aide à mieux ressentir la réalité environnante, donc à éprouver de l’empathie.
Si les technologies de la VR sont perçues comme favorisant l’empathie grâce à leurs propriétés immersives, c’est parce qu’elles permettraient un effet d’immédiateté, qui lui-même engendre un sentiment de présence. Shin Donghee et Frank Biocca reviennent sur le concept de présence en lien avec l’immersion en VR : « the concept has been understood as a feeling of being connected to other social users » (2018, 2 809). Nash avance l’hypothèse que l’effet de présence favoriserait l’empathie en raison de l’engagement physique de l’utilisateur dans le monde virtuel : « VR is a medium that has been defined, at least in part, by its ability to produce an experience of presence (Steuer 1992). […] Place illusion in VR is produced through a foregrounding of embodied engagement » (2018, 122). En se sentant physiquement proche d’autrui en VR, on s’en rapprocherait aussi émotionnellement.
L’opinion suivant laquelle les technologies de la VR engageraient davantage l’utilisateur repose aussi sur l’idée que l’immersion permet une meilleure concentration. En VR, l’immersion est favorisée par le port d’un casque et d’écouteurs visant à bloquer les stimuli extérieurs. Les auteurs de VR comparent parfois même le casque de VR à des oeillères obligeant l’utilisateur à se concentrer sur le contenu de l’oeuvre. En réalité, à l’heure actuelle, les casques et les écouteurs de VR ne sont pas assez performants pour couper toute image et tout son extérieurs, notamment dans les festivals de VR où il y a beaucoup de trafic. C’est aussi sans compter que la notion même d’immersion, et donc celle d’absorption, est remise en question par certains chercheurs, comme nous le verrons plus loin.
L’interactivité
Les propriétés immersives de la VR ne sont pas le seul argument des défenseurs de l’empathie en VR : l’interactivité serait également facteur d’empathie. Le sentiment de présence serait renforcé par la participation de l’utilisateur. Donghee et Biocca rapportent qu’en vivant une expérience virtuelle en VR, l’utilisateur a l’impression de vivre réellement cette expérience : « Embodied experiences create the sensation of personally having the experience in VR. Users that embody their avatars demonstrate a tendency to perceive avatar actions as their own » (2018, 2 806). Invité à interagir comme dans la vie réelle, l’utilisateur ressent de l’empathie. Nash souligne d’ailleurs que certains chercheurs considèrent la VR comme un médium de simulation, plutôt que de représentation : « While accounts of media witness to date have assumed that the media represent events, VR is very often described as a medium of simulation rather than representation (Gunkel 2000; Manovich 2001) with this shift seen as fundamental to VR’s moral force » (2018, 123). Notons toutefois que la notion de simulation implique une distance : elle n’est pas reproduction de la réalité.
La compréhension des technologies de la VR comme outils de simulation fait nonobstant écho à la découverte des neurones miroirs chez l’homme et le singe. En regardant un autre individu saisir un objet, le cerveau humain, comme celui des primates, réagit comme s’il saisissait lui-même l’objet. Cette réaction est caractérisée par Lanzoni comme la capacité de l’individu à se projeter dans l’autre, c’est-à-dire comme une forme d’empathie, ce qui aurait une utilité sociale. En d’autres mots, c’est ce qui permettrait au groupe humain d’être soudé. La chercheuse avance que « in humans, mirror neurons comprised a complex system that enabled the understanding of intentions and emotions as well as many “sophisticated social abilities” » (2018, 257). Lorsqu’un utilisateur muni d’un casque, d’écouteurs et de manettes voit en VR un autre individu exécuter une action, une empathie s’installerait donc en vertu du principe des neurones miroirs.
Le POV à la première personne
Aux arguments de l’immersion et de l’interactivité, les défenseurs de l’empathie en VR ajoutent souvent celui du point de vue (POV, pour point of view) à la première personne. Ce POV serait la pierre de touche de l’empathie, ainsi que la spécificité de la VR. Craig Caldwell qualifie les expériences en VR de « first-person narrative », car elles placeraient le spectateur au centre du film en 360 degrés (2017, 108). Elles permettraient ainsi à l’utilisateur de voir le monde du point de vue de l’autre. Crawford-Holland affirme que les « VR’s sensory feedback mechanisms situate users in a first-person, “egocentric frame of reference” that facilitates their immersed suspension of disbelief » (2018, 26). En s’appuyant sur les conceptions de Sam Gregory, Nash souligne que le journalisme immersif en VR implique l’incarnation : « As Gregory (2016[7]) argues, the capacity for embodiement and first-person experience, feeling as though you are someone or somewhere else, is seen to be particularly productive of a moral response grounded in empathy, understood as the ability to put oneself “in the shoes of another” » (2018, 119).
Le POV à la première personne en VR serait ainsi une façon pour l’utilisateur d’expérimenter le vécu d’autrui. À propos de ce qu’il appelle « le plan à la première personne », Ruggero Eugeni explique que « le sujet de la perception et la caméra forment une seule et même entité dotée de traits à la fois humains et mécaniques » (2015, 203). Il s’agit de mimer la vision d’un humain pour placer l’utilisateur dans sa position. Bolter et Grusin avancent que l’expérimentation de la différence et de la ressemblance entre soi et autrui dans les oeuvres de VR suscite l’empathie. En étant conscient de sa différence avec autrui, l’utilisateur serait à même de réduire la distance entre les autres et lui. Bolter et Grusin écrivent ainsi : « Putting Novak, Lanier, and Bricken together, we can appreciate the notion of self that virtual reality and cyberspace promote. The key is to experience the world as others do, not to retire from the distractions of the world, to discover oneself as a thinking agent » (2000, 251).
L’idée d’expérimenter ce que vit l’autre par l’intermédiaire d’un POV à la première personne en VR nous semble être tributaire de la théorie du psychologue Gordon Allport (1954) sur le jeu de rôle. À l’époque où le chercheur développe l’argument, il ne s’agit pas de VR, mais d’un exercice de simulation en présentiel. Selon Allport, le jeu de rôle aide l’individu à comprendre les motivations des autres et donc à se sensibiliser à leurs besoins. Aussi affirme-t-il que l’individu « learns through such “psychodrama” what it feels like to be in another’s shoes » (cité dans Lanzoni 2018, 229). Notons d’emblée que tous les chercheurs en psychologie ne cautionnent pas les propos d’Allport. Paul Bloom (2016) explique de fait que l’empathie est un sentiment nuisible à la société, car elle nous incite à prendre des décisions irrationnelles.
L’agentivité
Le sentiment d’agentivité est un autre argument avancé par les défenseurs de la VR comme médium empathique. Il est défini par Murray comme « the satisfying power to take meaningful action and see the results of our decisions and choices » (2017, 159). La chercheuse remarque que l’agentivité ne doit pas être confondue avec la simple activité : le fait d’agir simplement est en effet distinct du fait d’agir librement et d’être conscient des conséquences de ses actions. Renée Bourassa (2010) remarque quant à elle que l’agentivité est liée au caractère changeant des médiums numériques faisant la part belle à la spatialité. Elle souligne que toute interface informatique offre à l’utilisateur la possibilité de faire des actions, qu’il s’agisse de naviguer dans un menu de site Internet grâce à des clics de souris ou de s’orienter dans un espace à 360 degrés grâce à des mouvements de tête.
Le sentiment d’agentivité serait de plus augmenté par les propriétés immersives, l’interaction et le POV à la première personne en VR. Celle-ci conduirait l’utilisateur à se sentir davantage concerné par la situation virtuelle et, par conséquent, par la situation réelle de référence. La position de l’utilisateur comme témoin est de fait au coeur de l’agentivité pour Nash :
The illusion of spatial presence, achieved through immersion and interactivity, together with the embodied response that VR provokes, can serve to emphasize audiences’ sense of involvement with events. As a form of first-person experience, VR foregrounds forms of direct address (through looks to camera, gestures) and experience that are well aligned with the kind of textual features Frosh identifies as productive of an attitude of witness.
Nash 2018, 124
Pour Crawford-Holland, le sentiment d’agentivité est accentué en VR parce que les oeuvres sont construites autour de l’expérience de l’utilisateur : c’est l’utilisateur qui bouge de lui-même sa tête de droite à gauche, et de haut en bas, afin de faire entrer dans son champ de vision les éléments de l’oeuvre. Le chercheur conclut ainsi que « the VR image’s panoramic scope indexes a more complete trace of the profilmic event, while its interactive properties incorporate the spectator as the referential “I” who animates the image » (2018, 20).
Joshua Fisher avance quant à lui qu’augmenter l’agentivité du spectateur est une stratégie adoptée par les auteurs de VR pour susciter l’empathie, car « role plays have been shown to effectively establish cognitive empathy » (2017, 239). Le chercheur soutient que plus l’utilisateur sent que son action a un impact dans l’oeuvre, plus sa connexion avec l’objet de la représentation est grande. Bien que son article se concentre avant tout sur les expériences VR de journalisme immersif, Fisher signale que son argument est aussi valable pour les oeuvres de VR fictionnelles ou ludiques : « In these instances, the practitioners seek to establish empathy for fictional characters. The strategies are similar, but the accountability to do justice to an individual or community in reality may not be present » (2017, 240).
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D’après certains auteurs de VR et certains chercheurs universitaires, les technologies de la VR suscitent l’empathie grâce à leurs propriétés immersives et interactives, au POV à la première personne et au sentiment d’agentivité. Ce point de vue n’est cependant pas le seul : d’autres auteurs et chercheurs pensent que les technologies de la VR ne sont pas particulièrement porteuses d’empathie, en tout cas pas plus que celles d’autres médiums. C’est aussi notre avis. Nous croyons qu’il faut réévaluer l’idée selon laquelle l’empathie en VR provient de ses seules propriétés technologiques. Il nous paraît plus juste de dire que si effet empathique il y a en VR, celui-ci est surtout tributaire du design d’expérience et de la réception spectatorielle, comme nous allons le montrer dans la suite de cet article. Nous ne pouvons cependant ignorer que les auteurs affirment créer des expériences particulièrement empathiques en VR et que les propriétés technologiques de la VR les aident à accomplir ce but.
Les causes possibles de l’empathie en VR
Le mythe de l’empathie en VR
L’idée selon laquelle les technologies de la VR sont en elles-mêmes efficaces pour susciter l’empathie nous paraît être de l’ordre de la projection plutôt que de la réalité. D’abord, il nous semble que l’importance accordée aux technologies de la VR dans le processus empathique vient de l’enthousiasme généralisé qu’elles suscitent : l’industrie de la VR loue artificiellement sa supériorité technologique dans l’espoir d’accélérer son adoption. Crawford-Holland affirme d’ailleurs que les vertus prêtées à la VR quant à sa capacité à susciter l’empathie sont le legs des espoirs déçus du cinéma. Même si nous reconnaissons qu’il est problématique de situer la VR en continuité avec le cinéma, son propos nous paraît intéressant en ceci qu’il qualifie l’empathie en VR de mythe médiatique (2018).
La supériorité des nouveaux médias par rapport aux médias qui les ont précédés n’est pourtant pas prouvée : ce courant de pensée se fonde sur l’idée selon laquelle le progrès technologique améliore l’efficacité des médias à capter le réel. Bolter et Grusin ont théorisé la notion de « remédiation » pour rendre compte des projections conceptuelles sur les arts numériques, mais aussi sur les arts traditionnels de la peinture, de la photographie ou du cinéma. Les chercheurs écrivent ainsi :
Remediation did not begin with the introduction of digital media. We can identify the same process throughout the last several hundred years of Western visual representation. [Painting, photograph, computer systems], all attempts to achieve immediacy by ignoring or denying the presence of the medium and the act of mediation. All of them seek to put the viewer in the same space as the object viewed.
Bolter et Grusin 2000, 11
Suivant cette idée, nous pensons que les technologies de la VR cherchent à remédiatiser celles des autres médias audiovisuels.
Contrairement à Sherman et Craig (2019), nous ne pensons pas que les technologies de la VR sont plus efficaces que d’autres pour susciter l’empathie. Prenons par exemple l’immersion, grâce à laquelle l’utilisateur serait conduit à ressentir de l’empathie. Nous avons mentionné plus haut que le fait de se sentir présent dans un lieu est une des conditions sine qua non pour susciter l’empathie. La VR étant perçue comme le médium immersif par excellence, l’empathie y serait particulièrement forte. Cette idée est en fait à nuancer. Selon Marie-Laure Ryan, l’immersion n’est pas l’apanage de la VR : c’est aussi le propre de la littérature. La chercheuse rappelle même que les termes « réalité virtuelle » étaient déjà présents sous la plume d’Antonin Artaud en 1938 dans Le théâtre et son double, non pas pour référer aux technologies d’aujourd’hui, mais pour parler des effets immersifs en littérature (2015, 2). Selon Tilo Hartmann, Erhan Toz et Marvin Brandon, l’immersion est de même très prégnante dans les jeux vidéo : « Video games increasingly display realistic characters and environments which may affect the way users perceive them. […] In general, the majority of studies suggest that users automatically treat computers and computer-animated agents as if they were human » (2010, 343).
De son côté, distinguant l’immersion comme transport dans le cas de la littérature de l’immersion comme absorption ou incorporation dans celui des jeux vidéo, Gordon Calleja (2011) soutient que l’immersion est une expérience complexe relevant de l’ensemble des éléments du gameplay d’un jeu. Elle n’est pas induite par le médium, mais travaillée par le design d’expérience. Notons aussi avec Bernard Guelton (2014) que la notion d’immersion est appréhendée de façon très différente selon le contexte dans lequel elle est analysée – réel, fictionnel ou virtuel –, sans compter que son opérabilité même est critiquable. Ainsi, selon Mathieu Triclot[8], l’immersion n’existe tout simplement pas. Elle n’est pour lui qu’un obstacle épistémologique reposant sur la fausse impression qu’il s’agit de la forme idéale de toute expérience médiatique. Si l’argument de l’immersion de la VR ne tient pas nécessairement, cela ne veut toutefois pas dire que cette dernière est dénuée empathie.
Critique du POV à la première personne
Tout comme pour l’immersion, nous ne sommes pas convaincue que le POV à la première personne en VR soit vecteur d’empathie. Il ne garantit pas que l’utilisateur accède au point de vue du personnage. Dans son analyse de The Library of Ourselves, Alice Lenay rappelle en effet que l’expérimentation en POV à la première personne en VR ne conduit pas nécessairement à l’empathie pour autrui. Selon elle, l’empathie repose sur un processus bien plus complexe qui peut tantôt la provoquer, tantôt l’annuler :
La simulation incarnée ici ne provoque pas nécessairement un mouvement empathique plus ample, dans la mesure où elle refuse une part des indices nécessaires à l’interprétation des émotions de l’autre, et que c’est à mon corps de combler ces lacunes. Or, en poussant la situation à bout, si l’autre venait à disparaître, niant la différence qui nous caractérise, la séparation annulée annulerait aussi le mouvement empathique[9].
Nous aimerions aussi souligner que la notion de POV à la première personne n’est peut-être pas tout à fait appropriée en VR. En littérature, le point de vue à la première personne implique que le lecteur accède aux pensées intérieures d’un personnage. En VR, le spectateur n’est pas dans la tête du personnage, même si les autres personnages s’adressent à lui, car il est toujours lui-même. François Jost (1989) reprend la notion de point de vue littéraire et la subdivise en trois instances informatives de l’image filmique : la focalisation pour ce que le personnage sait ; l’ocularisation pour ce que le personnage voit ; l’auricularisation pour ce que le personnage entend. Comme la caméra de cinéma, la caméra de VR est un oeil mécanique qui ne fait qu’enregistrer le monde extérieur. Plutôt que de parler de POV à la première personne, nous pensons donc plus judicieux de parler d’ocularisation en VR.
Si Larsen ne remet pas en question la notion de POV en VR, ni même la possibilité d’un POV à la première personne, il affirme toutefois que ce POV y est restrictif : « Today’s virtual reality (VR) restricts the screenwriter with its technological short-comings, and there is little agreement on how stories should be told in the new format » (2018, 73). Ainsi, plutôt qu’un POV à la première personne, Larsen propose un POV à la deuxième personne qui permettra à son avis, quand les technologies de la VR seront pleinement développées, une meilleure immersion et une meilleure interaction du public dans et avec l’oeuvre, et donc une empathie plus forte. L’idée de Larsen est de placer l’utilisateur dans la position d’un personnage de l’histoire, plutôt que de lui faire adopter un point de vue flottant (2018, 79).
Le rôle de l’utilisateur
D’après Donghee et Biocca, l’efficacité empathique de la VR repose avant tout sur l’attitude de l’utilisateur. Selon qu’il est convaincu ou sceptique vis-à-vis des capacités empathiques de la VR, son expérience des oeuvres est différente : « How such technological properties are used for eliciting empathy and embodiement is primarily determined by the users’ preferences and cognition. […] Rather than immersion being an external factor being given to users, immersion is a fluid state that is processed and determined by users » (2018, 2 812). L’assentiment mental à l’expérimentation des modes immersifs et interactifs de la VR est un élément clé de l’empathie. C’est parce que l’utilisateur est persuadé que la VR est un médium empathique dans lequel il peut s’immerger et interagir qu’il ressent de l’empathie.
L’intérêt de l’utilisateur pour la VR coïncide de fait avec une augmentation de sa participation à l’expérience. Celui-ci accepte de se laisser guider par les éléments placés à son intention dans l’oeuvre par l’auteur. Il suspend son doute. Cette disposition d’esprit a été décrite par Samuel Coleridge (1983 [1817]) par rapport à la fiction poétique. Murray s’aligne avec cette hypothèse, tout en changeant la formule. S’inspirant des travaux de Kendall L. Walton (2013), elle préfère l’idée de make-believe à celle de suspension ofdisbelief. À son avis, l’immersion dans un monde fictionnel est moins le résultat d’une retenue que d’un engagement de l’individu : « When we enter a fictional world, we do not merely “suspend” a critical faculty; we also exercise a creative faculty. We do not suspend disbelief so much as we actively create belief. » (2017, 136)
Nash souligne l’importance du rôle de l’imagination pour l’immersion en notant que « the moral potential of VR is best explained in terms of its ability to promote an imaginative transportation to another time and/or place, “an ‘as if’ of imaginative world-making” (Frosh 2011, 59) » (2018, 120). La force de l’empathie est donc relative à l’individu. S’appuyant sur des sondages auprès d’utilisateurs, Donghee et Biocca notent certaines différences : « That is, people with high immersion tendency found the (high immersion) VR more engaging and conducive to empathizing than the (low immersion) TV. […] That is, personal tendencies and the device’s properties have combined effects on attitudes and experiences » (2018, 2 810). L’immersion et l’interaction sont également plus prononcées si l’utilisateur est familier des technologies de la VR. L’impression de nouveauté est un frein à l’empathie parce qu’elle entraîne nécessairement une forme de distraction.
L’empathie provoquée par le design d’expérience
Faire la part belle à l’utilisateur dans le processus empathique en VR ne veut cependant pas dire que tout doit reposer sur lui. Les auteurs conçoivent leurs oeuvres, en font l’essai auprès d’un groupe, puis la retravaillent pour créer un deuxième prototype. C’est ce qu’on appelle le design d’expérience. Selon Donghee et Biocca, il ne fait pas de doute que la capacité empathique de la VR ne découle pas des technologies, mais bien de la rencontre d’un contenu et d’un besoin : « VR developers propose immersion and users experience it based on their preferences and needs » (2018, 2 810). Les thématiques abordées par les auteurs, tout comme leur traitement, servent à susciter l’empathie. Nous ne soutenons toutefois pas que le design d’expérience conduit nécessairement à l’empathie, mais que par son truchement, les auteurs de VR visent à susciter l’empathie. Qu’ils y parviennent ou non est une tout autre question. Notre intention n’est pas de lister l’ensemble de ces éléments de design d’expérience, mais d’en mentionner un à titre d’exemple : le développement des expériences autour d’un personnage.
Donghee et Biocca affirment que la simulation de la perspective d’un personnage en VR suscite une forte empathie chez l’utilisateur parce qu’elle lui permet de partager son point de vue : « By accessing a virtually recreated space where the story occurred as a participant, or by simulating the perspective of a character portrayed in the news story, the user gains unique access to the scenes and sounds, and even the moods and feelings, that accompany the news » (2017, 2 801). De son côté, Hannah Wood (2017) soutient que concevoir un récit numérique interactif où l’utilisateur agit comme personnage contribue à maintenir la narration tout en renforçant le sentiment d’empathie. Reprenant les concepts développés par Petri Lankoski (2011), elle distingue ainsi l’engagement goal-related (où le joueur agit pour atteindre ses propres buts) de l’engagement empathic (où le joueur s’identifie au personnage par des mécanismes de reconnaissance, d’alignement et d’allégeance).
Soulignons toutefois qu’il est difficile, voire impossible, de contrôler entièrement la réception spectatorielle. C’est ce que Stuart Hall met en relief lorsqu’il analyse la façon dont les spectateurs perçoivent les messages audiovisuels. L’association d’un signe arbitraire avec un référent est le fait d’une convention qui nécessite la connaissance d’un code pour être comprise. Pour comprendre le message, le spectateur opère un décodage, généralement inconscient, puisqu’ancré dans sa culture. S’il ne possède pas le bon code, il peut mal interpréter ou manquer une partie du message (1994 [1973], 36). Hall ajoute même que, dans certains cas, « il est possible qu’un téléspectateur comprenne parfaitement toutes les inflexions littérales et connotatives fournies par un discours, mais décode le message de manière globalement contraire » (38).
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À l’issue de cette deuxième partie, il apparaît que l’efficacité de la VR à susciter l’empathie n’est pas liée qu’à ses seules propriétés technologiques, à savoir l’immersion et l’interaction, ni au fait de proposer un POV à la première personne, mais surtout au design d’expérience et à la réception spectatorielle. Bien que les auteurs ne puissent pas entièrement contrôler le fait que l’utilisateur développe ou non de l’empathie à l’égard de l’objet de la représentation, ils peuvent mettre en place des stratégies pour la susciter. Le processus empathique en VR résulterait donc d’une dynamique incluant les propriétés technologiques, le design d’expérience et l’attitude des utilisateurs vis-à-vis des oeuvres de cette nature. Nous aimerions donc proposer l’étude d’un cas représentatif, celui de Homestay de Paisley Smith, qui permet d’examiner la manière dont les auteurs tirent avantage de la VR pour susciter l’empathie, de même que le rôle de l’utilisateur dans le processus empathique.
Étude de cas : Homestay de Paisley Smith
Réalisée par Paisley Smith et produite par le Studio interactif de l’Office national du film à Toronto en collaboration avec JAM3, Homestay est une expérience interactive en images de synthèse abordant le suicide d’un étudiant japonais en échange au Canada. Ce jeune garçon s’appelle Taro ; il a été accueilli par la famille de Smith. L’oeuvre a été présentée au UX DOC des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, du 14 au 24 novembre 2019. Nous l’avons expérimentée à cette occasion. Pendant toute la durée de l’expérience virtuelle, l’utilisateur est plongé au coeur d’un jardin japonais, le Nitobe Memorial Garden en Colombie-Britannique, qui rend hommage aux ambassadeurs du Japon au Canada. Il entend Smith en voix off lui raconter l’histoire de Taro. La figure de ce dernier n’apparaît toutefois jamais.
Pour effectuer notre étude de Homestay, nous avons expérimenté l’oeuvre lors des UX DOC des Rencontres internationales du documentaire de Montréal. Pour compléter notre étude, nous avons contacté Paisley Smith. Nous lui avons demandé l’accès à ses documents scénaristiques. Elle les a numérisés avant de nous les envoyer. Nous avons aussi pu discuter avec elle de la création de l’oeuvre lors d’une entrevue téléphonique en décembre 2019.
L’empathie semble être un des éléments centraux du design d’expérience dans Homestay. À l’époque où Smith conçoit l’oeuvre, le sujet du choc culturel vécu par les étudiants internationaux est très peu abordé au Canada. Les intentions de Smith sont de faire réagir la communauté canadienne à la suite du suicide de Taro, ce qui est clairement énoncé dans les documents scénaristiques ayant contribué à la création de l’oeuvre. L’autrice consigne en effet dans une « Ideas Map » (Fig. 1) ses objectifs artistiques sous forme de thématiques encerclées, colorées et numérotées à partir d’un thème plus large : « Quest to tell his story: Why? » Les thématiques reliées à ce thème général sont : « Raise issues with international student system », « Spread knowledge », « Suicide prevention », « No one talks about suicide », « How to help ».
Pour Smith, le rôle de l’empathie en VR est ainsi d’inciter à l’action. Suivant cette logique, l’oeuvre doit conduire l’utilisateur à réfléchir à une situation spécifique de la vie réelle vis-à-vis de laquelle il sera amené à changer de comportement : « The idea is that if you are empathetic, you will act. » La visée de Smith est-elle atteinte ? Il semblerait que oui, l’autrice nous expliquant que son oeuvre a permis la création d’une cellule de soutien psychologique pour les étudiants internationaux :
The whole point of the project is to share the experience, the experience of suicide, and to talk about it. At the time, nobody talked about it, not Taro’s family nor the organization for the international students. [The experience was presented at] a conference for people who run the international student program, and as a result, they are now implementing psychology follow up with the students.
Paisley Smith, 2019
Notons toutefois que la VR n’a pas toujours été au coeur du projet de Homestay, ce qui montre que l’empathie n’est pas son apanage. Durant les premières années de la conception de l’oeuvre, Smith a oscillé entre le court métrage, le roman graphique, le jeu vidéo et l’expérience interactive. Le document « Taro’s World_Storyboards » (Fig. 2) témoigne de son approche cinématographique classique. L’hésitation entre les médiums nous semble avoir laissé des traces dans les documents scénaristiques. Les scènes décrites dans « Taro’s World_VRDocPitch » (Fig. 3) passent de la contemplation à la ludification. Dans certaines d’entre elles, l’utilisateur peut contrôler l’avatar de Taro, tandis qu’à d’autres moments, il est guidé sans pouvoir agir. Dans le tableau résumant ce qui aurait dû être la « Scene 1 A to B », Smith écrit : « The user is able to navigate between documentary real world and game world. »
Smith choisit finalement la VR parce qu’elle considère que ses propriétés rendent bien compte de l’expérience de Taro. La nouveauté du médium provoque l’inconfort de l’utilisateur, qui ne sait pas comment naviguer dans ce monde virtuel ; cet inconfort est comparable à ce qu’a ressenti Taro en arrivant au Canada. Smith déclare ainsi :
There is a parallel between Taro’s experience to navigate Canada, and the audience experience to navigate VR, because it is a new medium. It is a goal to isolate the viewer. It is a technical component to create a solo experience. Isolation is a VR thing. In cinema, you are in a room with people. In VR, you are alone. It is a profound difference of cultural experience of cinema and VR.
Paisley Smith, 2019
Bien qu’elle ne puisse pas contrôler les réactions de l’utilisateur, l’autrice essaie de les susciter grâce à son design d’expérience. Nous remarquons ainsi qu’elle se sert du sentiment d’agentivité promis par la VR pour atteindre ses buts, ou plus exactement, elle crée dans l’expérience un manque d’agentivité pour frustrer l’utilisateur. Homestay nous invite à bouger une feuille d’arbre virtuelle, mais les commandes ne répondent pas adéquatement : nous ne pouvons pas bouger la feuille, alors même que nous y sommes invitée par la voix off. Smith nous révèle ainsi que les « interactions do not work sometimes, in order to create frustration. […] In the Garden, you expect the leaf to be able to be touched, but no. It causes the audience to be frustrated ». Smith écrit dans son « Ideas Map » que son but est de créer « the feeling of being somewhere unknown ». Elle insiste sur l’expérience de Taro en exposant son état psychique après son arrivée sur un territoire inconnu : « Come to Canada expecting things », « Disconnected from family, love, touch », « Is here for long time, rootless ».
Notons ainsi que si les technologies de la VR sont mises à profit pour susciter l’empathie ici, il ne s’agit pas d’exploiter l’immersion ou l’interaction, mais la nouveauté et l’étrangeté du médium. Alors pourquoi associer VR, empathie, immersion et interaction ? Smith reconnaît que le terme VR est souvent utilisé de nos jours et que l’accent est fréquemment mis sur ses liens avec l’empathie, l’immersion et l’interaction parce que ce sont des termes à la mode et que les fonds publics favorisent le financement d’auteurs et d’oeuvres qui tiennent ce discours. Elle nous confie ainsi que « there is so much buzz made about empathy in VR, as Nonny de la Pena says, but empathy is not in VR » et que les « stories developed by authors are linked to grants’ choices. There are more opportunities in Canada than in the US because there are less funding bodies in the US than in Canada ».
Nous avons développé l’idée que l’empathie en VR était souvent portée par le personnage. Dans Homestay, il n’y a pourtant aucun personnage visible : l’utilisateur est immergé dans un jardin sans visiteurs. Pourtant, la dimension humaine est très présente tout au long de l’expérience. Les documents scénaristiques de Homestay montrent ainsi que l’oeuvre est centrée autour de deux figures humaines : celle de Taro et celle de Smith. Sur une des « Ideas Map » (Fig. 1) figurent les mots « Taro » et « Thoughts » au centre de la page. Une autre « Ideas Map » (Fig. 4) contient « My story » comme une thématique centrale : il s’agit de son expérience personnelle du suicide de Taro, qu’elle associe aux sentiments humains de « Regret » et « Shame ». Dans le scénario de l’oeuvre intitulé « Draft_Sept7_2016_Homestay » (Fig. 5), Smith introduit l’utilisateur dans un univers humain, le sien : « Hey, I’m Paisley. That’s me. That’s my family. That’s our house. » C’est d’ailleurs elle qui a enregistré la voix off afin de transmettre l’émotion. Bien que le but avoué de Smith soit de susciter l’empathie vis-à-vis de Taro, nous reconnaissons que notre propre empathie s’est plutôt portée sur Smith. Nous avons été émue par l’incompréhension de l’autrice face au geste fatal du jeune garçon qu’elle accueillait chez elle.
Pour clore cette étude de cas, nous insisterons sur l’importance que revêt le design d’expérience en VR afin de susciter l’empathie. Celui-ci ne garantit cependant pas l’empathie, qui dépend aussi beaucoup, voire surtout de l’attitude de l’utilisateur qui, s’il croit que la VR est empathique, développera plus facilement de l’empathie. Ainsi, nous reconnaissons que notre intérêt pour la question de l’empathie en VR nous a d’emblée mise dans de bonnes dispositions pour accepter le monde proposé dans Homestay, ressentir de l’empathie à l’égard de Smith ou reconnaître l’efficacité de l’oeuvre à sensibiliser ses utilisateurs à la question du suicide.
Conclusion
Au terme de notre réflexion, nous constatons que le processus empathique en VR suscite de nombreuses controverses. Certains chercheurs et auteurs croient aux qualités empathiques ancrées dans les technologies mêmes de la VR, tandis que d’autres pensent que l’empathie y est moins liée à la technologie qu’au design d’expérience et au contexte de réception. Nous sommes de l’avis de ces derniers. Nous ne pouvons cependant ignorer que les auteurs affirment créer des expériences particulièrement empathiques en VR et que les propriétés technologiques de la VR les aident à atteindre leur but. Sans nier toute possibilité empathique en VR – nous reconnaissons que ses propriétés immersives et interactives contribuent à susciter l’empathie –, notre constat révèle que l’empathie n’est pas une conséquence exclusive de l’immersion et de l’interaction : elle repose aussi sur d’autres facteurs, dont le design conçu par les auteurs et l’expérience des utilisateurs, entre autres.
Notre étude de cas nous a conduite à réfléchir aux raisons pour lesquelles les technologies de la VR sont perçues comme un moyen efficace de susciter l’empathie. Certains auteurs choisissent en effet spécifiquement la VR pour développer des expériences empathiques. Nous pensons que le sujet mériterait davantage d’attention. L’association entre VR et empathie est-elle une posture d’auteur ? Qu’est-ce qui favoriserait l’empathie ? Il nous paraît de fait pertinent, dans une prochaine étude, d’analyser ces déclarations afin d’en faire émerger les tenants et les aboutissants. La question serait ainsi de savoir si affirmer que la VR permet de développer des expériences empathiques est pour les auteurs une manière de s’engager éthiquement dans le monde, et si tel est le cas, quels procédés de conception et d’écriture sont mis en place. Ce serait l’occasion de proposer un relevé plus complet des techniques de scénarisation utilisées par les auteurs pour créer leurs expériences de VR empathiques. Dans la perspective de ces analyses à venir, notre présente synthèse des enjeux de l’empathie en VR sert de fondement.
Parties annexes
Notes
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[1]
Janet H. Murray, « Not a Film and Not an Empathy Machine », Immerse, 6 octobre 2016, https://immerse.news/not-a-film-and-not-an-empathy-machine-48b63b0eda93#.y6sxcb2ed. Murray défend l’idée que la VR est plus proche des jeux vidéo que du cinéma. Elle met donc en avant le caractère interactif de la VR, où l’utilisateur peut au minimum tourner la tête à 360 degrés, et au maximum se déplacer dans l’espace virtuel et interagir avec des personnages virtuels, selon le principe du 3DOF (3 degrees of freedom) ou du 6DOF (6 degrees of freedom).
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[2]
Pour qui souhaiterait compléter ce résumé de l’évolution historique du concept d’empathie et en approfondir les enjeux, mentionnons qu’Alain Berthoz et Gérard Jorland (2004), Andrea Pinotti (2016), Heidi Maibom (2017) et Susan Lanzoni (2018) se sont penchés spécifiquement sur la notion.
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[3]
Voir la fiche de l’oeuvre : https://www.paisleysmith.com/homestay.
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[4]
Cet entretien avec Paisley Smith a été conduit en décembre 2019 dans le cadre de notre recherche pour cet article.
-
[5]
Chris Milk, « How Virtual Reality Can Create the Ultimate Empathy Machine », TedTalk, Toronto, mars 2015, https://www.ted.com/talks/chris_milk_how_virtual_reality_can_create_the_ultimate_empathy_machine?utm_campaign=tedspread&utm_medium=referral&utm_source=tedcomshare.
-
[6]
Sur la thématique de la crise migratoire, citons par exemple les oeuvres de VR d’envergure internationale Clouds over Sidra (2015) de Chris Milk, Carne y Arena (2017) d’Alejandro Iñárritu, Hotspot (2019) de Patricia Bergeron, Homestay (2018) de Paisley Smith et Roxham VR (2018) de Michel Huneault. Il en existe beaucoup d’autres.
-
[7]
Sam Gregory, « Immersive Witnessing: From Empathy and Outrage to Action », Witness, août 2016, https://blog.witness.org/2016/08/immersive-witnessing-from-empathy-and-outrage-to-action/.
-
[8]
Mathieu Triclot, « L’immersion n’existe pas », 2012, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01666832.
-
[9]
Alice Lenay, « Puis-je fondre mon visage dans le tien (?) Corps-à-corps au casque de réalité virtuelle », Archée. Arts médiatiques & Cyberculture, décembre 2018, http://archee.qc.ca/wordpress/puis-je-fondre-mon-visage-dans-le-tien-corps-a-corps-au-casque-de-realite-virtuelle/.
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