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L’enfance et la jeunesse de Pier Paolo Pasolini se sont déroulées sous le ventennio nero : ces vingt années de manipulation des « traditions » et de mobilisation de l’Antiquité sont le terrain sur lequel s’élabore, par réaction ou plutôt par résistance, une poétique pasolinienne de l’« invention » dialectisant la tradition et la révolution. L’étude des tout premiers textes de Pasolini — correspondance, articles critiques et premières oeuvres — permet de mettre en évidence les origines et le sens de la fameuse « scandaleuse force révolutionnaire du passé [1] », topos des études pasoliniennes.

D’une invention l’autre

Le 21 avril 1921, Il Popolo d’Italia publie un discours de Mussolini intitulé programmatiquement « Passato e futuro », où l’on peut lire ces mots (cités dans Foro 2006, p. 108) :

Rome est notre point de départ et de référence ; elle est notre symbole ou, si l’on veut, notre mythe. Nous rêvons l’Italie romaine, c’est-à-dire sage et forte, disciplinée et impériale. […] Civis romanus sum.

L’idéologie sous-jacente à cette revendication du modèle antique apparaît clairement dans un texte publié en février 1922 sous le titre « Où va le monde ? » dans la revue Gerarchia. Mussolini (cité dans Malvano Bechelloni 2003, p. 113) y parle en effet d’une « reprise classique » entendue comme « “restauration du passé” face à “l’égalitarisme démocratique gris et anonyme” » et comme « émergence de “nouvelles aristocraties” après les “enthousiasmes pour les mythes sociaux” et “l’orgie de l’indiscipline” ». Il va alors de soi que toute Antiquité n’est pas bonne à prendre et que s’impose la sélection d’une certaine Antiquité classique, susceptible de véhiculer les idées de grandeur, de hiérarchie, d’ordre, de pureté [2]. Cette sélection, voire cette manipulation d’une certaine Antiquité renvoie à ce que l’historien britannique Eric Hobsbawm (1983) a appelé « l’invention des traditions », désignant par cette formule a priori paradoxale une continuité « largement fictive » avec le passé dans le but d’utiliser l’histoire « comme source de légitimation de l’action et comme ciment de la cohésion du groupe », dans une visée « idéologique » souvent liée aux nationalismes.

L’ampleur de l’invention fasciste des traditions antiques n’est plus à démontrer. L’archéologie a été l’un des fers de lance de l’exaltation de la romanité fasciste, car elle ramenait à la lumière la preuve tangible de cette Antiquité ; incluse dans une politique d’urbanisme sans précédent, elle participait, par sa monumentalité, d’une stratégie de rhétorique visuelle propre à frapper le regard et à imprégner les consciences. Or, cette archéologie fut en grande partie sélective, c’est-à-dire élective, sa tâche étant de corroborer l’idée de la pureté des origines de Rome : l’archéologie de l’Italie du Sud — la Grande Grèce — n’est pas soutenue par l’État, et les Étrusques sont l’objet d’un discours qui fait d’eux les vecteurs d’une contamination venue d’Orient, dont Rome aurait su se purifier. Au coeur même de Rome, les fouilles des forums impériaux, en mettant au jour les vestiges d’une romanité exemplaire, permirent aussi de détruire les quartiers populaires, et donc de laver le coeur historique de l’Empire d’une disgrâce — la pauvreté — censée avoir disparu de la nouvelle Rome. Ce sont ces populations qui constitueront la première strate des borgate romaines, sortes de banlieues construites en périphérie pour y refouler tout un sous-prolétariat mélangé et sans doute trop peu conforme à l’homme nouveau promu par le fascisme, forzuto à la Maciste — puis à la Mussolini — mieux représenté par les statues bordant le stade du tout nouveau Foro italico.

À la fin des années 1950, Pasolini dénoncera d’ailleurs dans une série de textes cette éventration fasciste du centre de Rome, qui prend la forme de véritables « opérations de police » destinées à reléguer les populations indésirables dans ce qu’il qualifie de « camps de concentration [3] ». Une politique, dira-t-il, poursuivie par la Démocratie chrétienne. Or c’est là, justement, dans ces borgate, qu’il se plongera à son arrivée à Rome en 1950 : ce  sont ces zones marginales, refoulées « hors champ », qu’il inventera dans son premier roman publié, Les ragazzi (1955), puis dans son premier film, Accattone (1961). Une « invention » qui prend sa source sous le fascisme, précisément contre cette « invention des traditions » étudiée par Hobsbawm (1983) et que Luciano Canfora (1989) qualifie d’« usurpation moderne » de l’Antiquité — et, plus largement, du passé. Une invention qui, contre la « restauration » fasciste et tout ce qu’elle implique — manipulation, élection, exclusion, pureté, monumentalité —, pourra être entendue au sens étymologique du terme, conservé en archéologie, celui de la mise au jour — invenire : tomber sur, rencontrer — de réalités déjà là, présentes dans le réel, mais invisibles car exclues du désir du regard, voire indésirables. Une attention à l’humus plus qu’au sublimis, pour retrouver des réalités faites de détails insignifiants, mais sans doute symptomatiques, des réalités stratifiées, mêlées, impures. Mussolini voulait que les monuments antiques puissent se dresser dans leur solitude, débarrassés de l’obscurité environnante. La Rome de Pasolini, elle, sera impure, stratifiée, mélangée, contaminée : « Quand la beauté s’isole », écrit-il justement dans l’un des textes où il évoque les borgate fascistes, « elle a quelque chose d’archéologique, dans le meilleur des cas : mais elle est le plus souvent l’expression d’une histoire non démocratique » (Pasolini 1998, p. 1444). Or, c’est précisément sous le fascisme que germe cette poétique pasolinienne de l’invention.

La correspondance des années 1941-1942 : à l’école de Cézanne, d’Ungaretti et de Freud

Dans une lettre de 1940 adressée à son ami Franco Farolfi, Pasolini (1991, p. 30) écrit avoir en horreur « le travail universitaire classique, fait par pur sens de la rhétorique et de l’érudition » ; il ajoute :

Qu’est-ce que ça peut me faire à moi, qui idolâtre Cézanne, qui ressens la force d’Ungaretti, qui cultive Freud, ces milliers de vers jaunis et aphones d’un Tasse mineur ?

Entré à l’Université de Bologne en faculté de lettres en 1939, Pasolini lit beaucoup : contre les classiques imposés, qu’il qualifie de « romans et […] mauvaises oeuvres qui sont “à la mode” » (le Tasse, Alfieri, Manzoni, etc.), il évoque à plusieurs reprises, dans la correspondance qu’il entretient avec ses amis Franco Farolfi, Luciano Serra, Francesco Leonetti et Roberto Roversi, sa soif d’étendre sa culture « vers de nouvelles et vastes régions, encore en partie obscures […] (La littérature moderne, contemporaine, s’entend) » (ibid., p. 34). En citant les noms de Cézanne, d’Ungaretti et de Freud, il se réclame de trois « modernes » — l’un des pères de la peinture moderne, déclaré « dégénéré » par le nazisme en 1937, le chef de file de la poésie hermétique italienne et le fondateur de la psychanalyse — qui représentent trois déviances par rapport aux diktats culturels fascistes, et qui aident à comprendre à quelles sources il puise pour retrouver et mobiliser, contre l’Antiquité fasciste, une vitalité antique.

L’invention, ou le réalisme, selon Roberto Longhi

Se réclamer de Cézanne, c’est se poser en disciple de Roberto Longhi, l’un des plus ardents défenseurs de l’impressionnisme français en Italie, dont Pasolini suit à Bologne, en 1941-1942, le cours sur Masolino et Masaccio. Avec Longhi, le regard entre en résistance. Dans son texte « Sur Roberto Longhi » (Roberto Longhi. Da Cimabue a Morandi), publié le 18 janvier 1974 dans le journal Il Tempo, Pasolini (1997, p. 81) se souvient de la petite salle de classe où officiait le maître comme d’« une île déserte, au coeur d’une nuit sans lumière », transposant rétrospectivement dans la topographie une situation critique par excellence : être au coeur des choses (l’université fasciste) et en même temps à l’écart, là où peut se prendre une distance critique. Ce fut exactement, sous le fascisme, la position de Longhi, qui fut chargé d’importantes fonctions, mais qui continua de pratiquer une attitude scientifique critique à l’égard de nombreux choix du régime. Dans une note intitulée « Qu’est-ce qu’un maître ? », probablement écrite après la mort de Longhi, survenue le 3 juin 1970, Pasolini (1997, p. 78) avait déjà évoqué la marginalité, non pas de la topographie longhienne, mais du langage du maître :

Longhi était nu comme une épée hors du fourreau. Il parlait comme personne ne parlait. […] Pour un jeune garçon opprimé, humilié par la culture académique, par le conformisme de la société fasciste, c’était la révolution. La culture que le maître révélait et symbolisait proposait une voie nouvelle par rapport à l’entière réalité connue à ce jour.

Le langage de Longhi révèle une nouvelle réalité, et ce langage est aussi celui du montage des images — la confrontation dramatique d’un échantillon du monde de Masolino et d’un échantillon de celui de Masaccio — sur lequel reposait le cours et qui a fait dire à Pasolini (1997, p. 81) que « le cinéma agissait ». L’enseignement de l’historien de l’art constitue pour Pasolini une école du regard qui implique un écart par rapport au fascisme. Une nouvelle réalité apparaît, jusqu’alors masquée par la violence de la rhétorique fasciste, qui disait abstraitement la disparition des inégalités en interdisant par exemple l’usage du pronom de politesse lei ou des dialectes. Dans un très beau texte ayant pour titre « La luce di Caravaggio [4] », Pasolini (2010, p. 129) revient une nouvelle fois à l’enseignement de Longhi, qui lui a montré en quoi le Caravage fut « un grand inventeur, et donc un grand réaliste », qui a, écrit-il, « inventé […] un nouveau monde […] “profilmique” », c’est-à-dire « des types nouveaux de personnes, […] d’objets, […] de paysage » à mettre devant son chevalet, et une nouvelle lumière, « quotidienne et dramatique » — le mot « inventer » signifiant ici voir dans la réalité ce qui était passé jusque-là inaperçu :

Il s’est aperçu qu’autour de lui, exclus par l’idéologie culturelle en place depuis environ deux siècles, il y avait des hommes qui n’étaient jamais apparus dans les grands retables ou dans les tableaux, et qu’il y avait des heures du jour, des formes de lumière, labiles mais absolues, qui n’avaient jamais été reproduites et qui, repoussées toujours plus loin de l’usage et de la norme, avaient fini par devenir scandaleuses et avaient donc été oubliées. Au point qu’on peut supposer que les peintres, et les hommes en général, jusqu’au Caravage, ne les voyaient probablement même pas

Pasolini 2010, p. 129-130

Ce texte fondamental propose une théorie de l’invention artistique telle que nous l’avons définie plus haut, c’est-à-dire comme mise au jour de réalités invisibles, car exclues du désir du regard. À l’opposé de l’invention fasciste des traditions, l’invention désigne ici une ouverture du regard et l’accueil dans le champ de la représentation de ce qui avait été relégué hors champ, car banal, anonyme, voire dérangeant pour l’idéologie officielle. Bien des années plus tard, en 1974, dans le court métrage Pasolini et… la forme de la ville, Pasolini revendiquera la nécessité de défendre le « pavement disjoint et ancien » de la route qui mène aux portes de la ville d’Orte, au même titre que n’importe quelle grande oeuvre d’art. Alors qu’il filme ces pavés, il dit :

Je veux défendre quelque chose qui ne soit pas sanctionné, codifié, que personne ne défend, une oeuvre, disons, du peuple, d’une histoire tout entière, de l’histoire entière du peuple d’une cité, d’une infinité d’hommes sans noms.

Ce film résulte de la participation de Pasolini à une série d’émissions de la RAI intitulée Io e… (« Moi et… ») — dirigée par Anna Zanoli, ancienne élève de Longhi —, dont le principe consistait à demander à un intellectuel de s’exprimer sur un monument ou une oeuvre d’art de son choix. Pasolini choisit la ville d’Orte, et transforme l’épisode en un film personnel intitulé Pasolini e… la forma della città, dans lequel il expose cette poétique de l’anonyme, de l’intérêt pour le refoulé, dont on voit l’origine se dessiner sous le fascisme. Une poétique du fragment, également — ces pavés disjoints étant à l’image de cette forme ouverte qui est celle du film et plus particulièrement celle des appunti, des « notes », donnée par Pasolini à nombre de ses oeuvres —, qui nous ramène à cet autre « moderne » cité dans la lettre à Franco Farolfi : Freud.

La révolution selon Freud

Pasolini écrit donc à dix-neuf ans qu’il « cultive Freud ». Ce qui est en germe avec Freud, c’est, là encore, l’intérêt pour les réalités refoulées — celles de l’inconscient, autant que celles de la société — et cette même revendication d’une attention à l’apparemment anodin — le détail inaperçu, le débris, le fragment —, en même temps qu’une réflexion qui sera au coeur de toute l’oeuvre de Pasolini : le rapport père-fils. Or, la psychologie et la psychanalyse étaient personae non gratae sous le fascisme. Les théories freudiennes sur le culte du chef et la psychologie des masses, les concepts de refoulement, de répression et de tabou ne pouvaient que conduire le régime à une censure tout au moins tacite de la nouvelle doctrine. Les théories freudiennes circulent néanmoins (en bonne partie véhiculées par les traductions françaises des écrits de Freud) et un certain nombre de textes italiens publiés au début du fascisme (dont La conscience de Zeno, d’Italo Svevo) ou écrits sous le fascisme et publiés après sa chute (par exemple l’Ombre des jours d’Umberto Saba, Agostino d’Alberto Moravia ou La connaissance de la douleur de Carlo Emilio Gadda) témoignent d’une diffusion réelle de la psychanalyse dans les milieux intellectuels (voir David 1966, p. 53). L’action du ministre de la Culture Giuseppe Bottai n’a certainement pas été étrangère à cette diffusion par la littérature : la revue qu’il fonde en 1940, Primato, accueille ainsi dans ses pages, outre Gadda, les écrivains Cesare Pavese et Vasco Pratolini, ainsi que les poètes hermétiques Eugenio Montale, Salvatore Quasimodo et Giuseppe Ungaretti. La littérature étrangère qui passe entre les mailles de la censure contribue également à cette diffusion, et la familiarité de Pasolini avec les concepts psychanalytiques tient sans doute aussi à ses premières passions littéraires : le surréalisme, le symbolisme, l’hermétisme, la littérature américaine, Franz Kafka, les Irlandais John Synge, William Yeats et James Joyce.

Or, la psychanalyse freudienne, c’est avant tout le mythe d’Oedipe, le meurtre du père, ce qui, sous le fascisme, revêt une signification particulière. Un certain nombre de textes qui intéressent le jeune Pasolini mettent justement en scène le conflit père-fils (La vie est un songe, de Calderón [5]) ou relisent les textes antiques avec les lunettes nouvelles de la psychanalyse (Le deuil sied à Électre, d’Eugene O’Neill). De Synge, Pasolini apprécie Le baladin du monde occidental, histoire d’un double parricide non abouti. En juin 1941, il écrit à Franco Farolfi qu’il a prévu d’aller voir le lendemain « une très intéressante exhumation de l’Oedipe roi, mis en scène par Fulchignoni » (Pasolini 1991, p. 40). L’année suivante, il écrit lui-même une pièce de théâtre, Oedipe à l’aube, certainement influencée également par la lecture de l’Oedipe (1931) d’André Gide. L’intérêt pour la psychanalyse et l’attention particulière prêtée aux récits de parricide inaugurent donc la problématique centrale de toute l’oeuvre pasolinienne : le rapport fils-père, et, avec lui, les questions de tradition et de révolution. Car le père, en ces années, c’est à la fois Mussolini et Carlo Alberto Pasolini, ce père fasciste auquel Pasolini dédia justement, en 1942, son premier recueil de poèmes, Poésies à Casarsa :

Et signe de notre haine, signe inéluctable,

[…]

ce livre qui lui était dédié

était écrit en dialecte frioulan !

Le dialecte de ma mère !

Le dialecte d’un monde

petit, qu’il ne pouvait pas ne pas mépriser

Pasolini 1994, p. 18

Un recueil écrit en frioulan, à l’heure où le fascisme interdit les dialectes, n’est-ce pas comme une manière de tuer le père, le sien et Mussolini ? Une manière de tuer le père, certes, mais en inventant, en mettant au jour une certaine tradition — linguistique : le dialecte, qu’il retravaille, recrée, réinvente. Donc sans tabula rasa, mais par une « invention » de la tradition. Apparaissent donc ici clairement les prémices de la dialectique de l’antique et du moderne, de la tradition et de la révolution, qui constituera la clé fondamentale de toute l’oeuvre de Pasolini, et qu’il exposera sans doute le plus systématiquement dans la pièce de théâtre Pylade, variation mythopoïétique sur le mythe d’Oedipe et le meurtre du père.

Le travail sur la langue : invention et contamination

La mention d’Ungaretti se rattache justement à la question du choix dialectal, puisqu’elle renvoie au centre même des préoccupations de Pasolini à cette époque, la littérature, avec en son coeur le rapport entre tradition et modernité. Par ailleurs, elle touche directement à la question du langage et de sa capacité à mettre au jour le réel, à l’encontre du verbalisme du régime. Pasolini aurait affirmé avoir cessé d’être « naturellement » fasciste le jour où il entendit Antonio Rinaldi lire le poème de Rimbaud Le bateau ivre, en 1937 (Siciliano 1978, p. 68). Se souvenant de cette époque, Moravia (1990) définit la poésie hermétique comme une « réaction à la grandiloquence fasciste » (p. 91), une manière d’être antifasciste en « tourn[ant] le dos à l’engagement politique du fascisme » (p. 84). L’hermétisme comme la poésie dialectale proposent un repli sur l’intime, sur le mineur, et une recherche sur le lien entre la langue et le réel. Il s’agit d’inventer la langue pour retrouver le réel occulté par la rhétorique fasciste, et, là encore, l’invention est à entendre au sens archéologique de la mise au jour. Dans un texte intitulé « Volontà poetica ed evoluzione della lingua », publié en avril 1946 dans la revue Il Stroligùt, qu’il a fondée deux plus ans plus tôt sous le titre de Stroligùt di cà da l’aga, Pasolini parle du frioulan comme d’une « langue dont les mots, entendus de vive voix, transportent avec eux dans un paysage qui lui est semblable, mais vieux de dix siècles » (Pasolini 1999a, p. 160 ; c’est moi qui souligne). Les mots, notamment dans leur occurrence orale, « transportent » : il s’agit là d’une conception du langage comme métaphore discrètement présente chez Pasolini autour de 1945 ; les mots, écrit-il alors dans une lettre, sont une « métaphore, metaphérô, qui nous conduit au-delà, c’est-à-dire hors de nous ; dans le doux monde » (Pasolini 1991, p. 146). Dans « Les noms ou le cri de la grenouille grecque » (I nomi o il grido della rana greca), un texte qui date des années 1945-1946 et dont le titre pourrait être inspiré des batraciens coassants de la comédie d’Aristophane, Pasolini (1999a, p. 198) écrit :

Les mots sont donc des métaphores naturelles. Ils « portent au-delà ». En effet, d’un côté se trouve la nature inconnaissable des choses, de l’autre, la nôtre, et les mots ouvrent un rapport incroyable entre les deux mondes : ils portent les choses au-delà de leur dure existence, ils les portent en nous.

La parole est mythique, en ce qu’elle crée le monde pour moi : en elle se lit la mise en forme du monde et la manière dont le sujet s’est mis en relation avec ce monde. La « régression » pasolinienne vers le dialecte doit donc être envisagée selon cette forme archéologique : retrouver le rapport au monde qu’il exprime. Ce qui ne veut pas dire reprendre une langue archaïque et la figer. Alors que le réel change, écrit Pasolini (1993, p. 23) dans son mémoire de maîtrise consacré au poète Giovanni Pascoli, et que ce que l’on veut exprimer se modifie, les Italiens restent « penchés sur des classicismes translucides, sur de poussiéreux problèmes de langue » : la langue reste « de marbre », piégeant dans une cage les inspirations romantiques. Revenant à l’étymologie, au latin et au grec, au dialecte, Pascoli a su au contraire mettre en oeuvre une invention linguistique originale, capable de retrouver dans l’archaïsme de quoi renouveler l’expression, et capable, surtout, de rendre de nouveau possible l’accès aux réalités que la langue exprime, au sens étymologique du mot. L’invention — ici linguistique — y est bien à la fois mise au jour de la réalité et opération artistique permettant l’évolution de la langue.

Ce que Pasolini trouve alors dans le dialecte, c’est la possibilité d’une langue à la fois retrouvée et inventée poétiquement, capable de faire ressurgir une terre paysanne, archaïque. La devise de l’Academiuta di lenga furlana — l’Académie de la langue frioulane qu’il fonde avec ses amis le 18 février 1945 — est « frioulanité absolue, tradition romane, influence des littératures contemporaines, liberté, imagination » (voir Levergeois 2005, p. 194). L’ennemi, de ce point de vue, est l’« italianité rhétorique » (Pasolini 1999a, p. 75) et strapaese [6] d’un poète dialectal comme Pietro Zorutti [7], liée au conformisme et au fascisme. La devise de l’Academiuta, qui revendique l’alliance de la tradition et du contemporain, s’inscrit dans la droite ligne du premier projet littéraire de Pasolini et de ses amis Serra, Leonetti et Roversi, en 1941, à savoir la fondation d’une revue au titre significatif, Eredi (« Les Héritiers »), dont le programme est ainsi exposé par Luciano Serra : « Être les continuateurs d’une tradition étudiée sur les poètes nouveaux » (Luciano Serra cité dans Pasolini 1986, p. ix) ou encore : « Représenter la continuité de la poésie classique, filtrée par la poésie moderne d’Ungaretti, de Montale, de Sereni » (Luciano Serra cité dans Pasolini 1993, p. xxxi) — « filtrée » : le terme rappelle Il Setaccio (« Le Tamis »), revue que Pasolini fonde avec ses amis en 1942. Il y a là l’idée d’une contamination possible de la tradition par l’hermétisme, par le contemporain, c’est-à-dire l’acceptation du mélange, de l’impureté, le début d’une poétique du « pastiche ». Les notions mêmes d’eredismo et de setaccio proposent aussi une dialectique de la tradition et de la modernité, que l’on retrouve discrètement dans le titre que Pasolini dit en 1941 vouloir donner à « l’éventuel livre de [ses] poésies » (Pasolini 1986, p. 61) — poésies en italien d’inspiration hermétique — auquel il travaille à partir de l’été 1941 : I confini (« Les confins »). Il y a en germe, dans le mot confini, la « ligne de feu » dont parle Pasolini dans un texte de 1970 intitulé « Le cinéma impopulaire », sur laquelle seules s’expérimentent la liberté de l’artiste et l’invention véritable :

Ce qui est important, ce n’est pas le moment de la réalisation de l’invention, mais le moment de l’invention. Invention permanente ; lutte continue. […]
Il faut donc (de façon extrémiste ou non) s’obliger soi-même à ne pas aller trop avant, à interrompre l’élan victorieux vers le martyre ; et continuellement retourner en arrière, sur la ligne de feu ; c’est seulement dans l’instant où l’on combat (où l’on invente, appliquant sa liberté de mourir à la barbe de la Conservation), à l’instant où l’on est face à la règle à enfreindre, et Mars est ambigu, sous l’ombre de Thanatos, que l’on peut frôler la révélation de la vérité, ou enfin de quelque chose de concret […]

Pasolini 1976, p. 133

Rester sur la ligne de feu, pratiquer une « trans-gression » continue, c’est avancer en restant néanmoins toujours sur la frontière : c’est-à-dire déplacer la frontière avec soi. Et donc brasser continuellement la tradition, pour la porter toujours au-delà d’elle-même, sans pour autant la perdre de vue. Rester à l’intérieur des frontières sécurisées d’un territoire « traditionnel » suscite un conformisme dangereux — une adhésion aveugle à des modèles ; mais Pasolini redoute autant l’inverse : le désir de nouveauté, la tabula rasa de la tradition, qui risque de ne conduire qu’à un nouveau conformisme — d’où la méfiance que lui inspireront les avant-gardes, qui auront peut-être trop vite fait de tuer le père. D’où, plus tard, sa détestation d’une « nouvelle jeunesse » qui, croyant faire la révolution, ne fera que répéter aveuglément l’ordre ancien, ouvrant la voie à un « nouveau fascisme » bien plus efficace que le premier : un fascisme qui ne se contentera plus d’occulter des pans entiers de la réalité, mais qui s’emploiera activement à les détruire, au moyen d’une stratégie désormais réellement génocidaire, l’« homologation [8] ».

Histoire et tradition : premiers textes critiques

Les germes d’une poétique de l’invention opposée au modèle fasciste affleurent également dans les premiers textes publiés par Pasolini, au début des années 1940, qui appellent à retrouver sous la rhétorique fasciste le sens du passé. La pensée de Pasolini s’articule même autour de concepts — l’histoire et la tradition — qu’il dispute au fascisme pour les investir d’un sens radicalement différent. À la suite du Congrès des écrivains européens organisé en octobre 1941 à Weimar par le ministère allemand de la Propagande, et auquel il s’est rendu, Pasolini publie, le 31 août 1942, un article intitulé « Culture italienne et culture européenne à Weimar » (Cultura italiana e cultura europea a Weimar). Utilisant une métaphore biologique, il s’y réjouit de l’existence, en marge de la culture officielle célébrée dans les manifestations propagandistes, d’une jeune culture vivante née des « germes jetés dans toute l’Europe par la génération qui nous a précédés » (Pasolini 1999b, p. 6) ; ce que dit la métaphore, qui revient dans plusieurs autres textes écrits par Pasolini à la même époque, c’est la capacité du passé à féconder le présent, à s’y reproduire, non pas à l’identique, mais sous une nouvelle forme. Dans la suite de l’article, Pasolini précise la conception de la tradition que dessine cette métaphore :

Il faut à présent entendre ce mot dans un sens anti-traditionnel, c’est-à-dire dans le sens d’une transformation continue et infinie, ou anti-tradition, scandée par une ligne immuable, semblable à ce qu’est l’historicité pour l’histoire. Est donc tout à fait anti-historique cette tradition officielle qu’une mauvaise propagande exalte aujourd’hui, dans toutes les nations, comme unique débouché artistique de l’actuelle condition politique et sociale européenne.

Pasolini en appelle ainsi à une tradition à rebours de la tradition officielle de la propagande fasciste, « une tradition passée à travers le filtre de l’anti-tradition, une tradition étudiée sur les nouveaux poètes », précise-t-il. Cette tradition n’a rien à voir avec la glorification de la Rome antique par le fascisme italien : dans le « Discours sur la douleur civile [9] », publié en décembre 1942 dans Il Setaccio, Pasolini dénonce en filigrane l’enflure rhétorique mussolinienne, la glorification du surhomme, la valorisation épique de l’action, l’idéologie du progrès, et évoque au contraire la pensée, l’humilité. Au lieu de l’infini de la conquête territoriale, il propose un espace « contenu dans les frontières familières de notre souffrance », où reprennent de la valeur « ces anciens attributs de la vie humaine, qui semblaient épuisés par un trop long usage : la solidarité, le progrès, la charité, les coutumes » ; au-delà « de tout schéma idéaliste ou d’idée de surhomme », il invoque « une sorte d’humilité consciente », l’humus, contre le surhomme :

Notre recherche ne s’y offre pas sous la forme de l’aventure, de l’épopée ou d’une rhétorique du progrès, toutes choses qui résonnent amèrement à nos oreilles, mais, réduite à la seule pensée, elle s’y présente plutôt comme une mémoire qui s’éternise dans la douleur

Pasolini 1942, p. 127

Une memoria che s’infutura nel dolore, écrit Pasolini : une « mémoire qui s’“enfuture” dans la douleur », ce qui, comme le note Hervé Joubert-Laurencin (2010, p. 126), « ne s’explique que par l’équivalence proprement humaine : “revenir en arrière” = “aller de l’avant” ». Parce qu’il propose une autre tradition, un autre infini, une autre conception du rapport entre le passé, le présent et le futur, Pasolini peut écrire une phrase étonnante à une époque où l’histoire et les origines antiques du peuple italien étaient un topos des discours officiels :

Me sera-t-il donné d’exhorter les Italiens à l’Histoire ? Rappeler leur jeunesse et leurs très antiques origines ? Peut-être cela ne serait-il pas inutile

Pasolini 1942, p. 128

Sappho frioulane

Les antiques origines de l’Italie, Pasolini les retrouve lorsqu’il s’attelle, sans doute en 1940-1941, à la traduction, en frioulan, de fragments de la poétesse grecque archaïque Sappho [10]. Une traduction qui s’écarte du « traditionnisme [11] » fasciste par au moins quatre aspects : 1) le choix du fragment, donc le choix du débris — contre la monumentalité — et d’une forme incomplète, ouverte, qui deviendra, avec les appunti, une véritable matrice de la contamination, de l’hybridation — contre la clôture classique ; 2) le choix de la Grèce — la Grèce archaïque, pas même « classique » — à une époque où l’option pour les études grecques était vue comme une forme d’opposition implicite au régime fasciste (voir Canfora 1989, p. 250) — sans oublier que la langue grecque était venue « contaminer » l’Italie par le sud, donnant forme au griko, ce dialecte auquel Pasolini s’intéressera justement en 1955 pour son anthologie de la poésie populaire italienne, le Canzoniere italiano ; 3) le choix d’une poétesse dite « lesbienne », à l’heure où le modèle est celui de la virilité du forzuto — « nous sommes virils et guerriers », écrit ironiquement Pasolini (1991, p. 29) dans une lettre de l’hiver 1941 ; 4) le choix du dialecte frioulan, lieu d’un particularisme culturel, au lieu de l’italien et de la fiction d’unité nationale qu’il implique alors.

Or, pour Pasolini, traduire Sappho en frioulan, c’est sans aucun doute faire jouer ce qu’il appellera, dans un texte du 8 décembre 1956 sur la traduction comme « acte historiographique », des « affinités électives, de mystérieuses correspondances historiques, non seulement entre poète traduit et poète traducteur, mais entre époque littéraire et époque littéraire » (Pasolini 1999a, p. 659). Par cette opération de traduction, Pasolini invente une triple matrice grecque : au coeur même du dialecte frioulan, de la terre frioulane et, sans nul doute, de lui-même comme poète. Ces correspondances sont à entendre sur le modèle de l’analogie, et plus précisément de la métaphore au sens défini plus haut. Pasolini emploie d’ailleurs souvent le terme traslazione, dont Umberto Eco (2003, p. 297) rappelle l’origine latine, la translatio, signifiant le transport (transfert et transplantation), la greffe et la métaphore. Envisagée comme déplacement, la traduction a donc à voir avec l’opération de la greffe comme avec la figure de la métaphore. La première image — qui renvoie à l’implantation dans les tissus d’une plante du fragment d’une autre, qui fera « corps » avec elle — dit bien la manière dont la traduction apporte au texte source un nouveau terrain culturel (comme le porte-greffe apporte au greffon l’adaptation au sol et au climat) qui lui permettra de continuer à vivre, en même temps que la langue de traduction sera renouvelée par la langue qu’elle incorpore. Pasolini évoque d’ailleurs « une sorte de régénération » du texte traduit, par son « assomption […] dans la langue du traducteur », qui pratique une « invention “vive” du vocabulaire, dans lequel se coagule toute une aventure sémantique compliquée ». Choisir de traduire Sappho en dialecte frioulan semble naturel, puisque, comme Pasolini l’écrira plus tard, en 1974, le dialecte « coagule en soi, comme esprit de sa matière propre, des valeurs non seulement antiques, mais archaïques, pour ne pas dire préhistoriques ou mythiques » (Pasolini 1999a, p. 2044). Traduire Sappho en frioulan, c’est contribuer à l’invention poétique d’une langue non écrite, que Pasolini considérait d’ailleurs comme une « espèce de dialecte grec » :

Pour moi, [le frioulan de Casarsa] était simplement une langue très ancienne, et pourtant tout à fait vierge, où les mots, tout en étant communs, comme « còur », « fueja », « blanc », savaient suggérer les images originaires. Une espèce de dialecte grec ou de langue vulgaire, tout juste libérée du pré-roman, avec toute l’innocence des premiers textes d’une langue

Pasolini 1999a, p. 160

C’est aussi inventer le Frioul comme une terre grecque : en mettre au jour, en révéler la forme grecque, puisque les mots « portent au-delà » (metaphérô). Le frioulan contient la langue grecque dont il procède par l’opération de traduction et, ce faisant, l’Arcadie de Sappho devient la matrice du Frioul, sa réalité mythique, la figure qui bat au fond d’elle. Il n’est pas anodin que Pasolini ait choisi, pour le premier fragment traduit, un passage de Sappho contenant le mot « rosée » — drosóeis, « humide de rosée » — qui renvoie pour lui, dans sa traduction frioulane — rosada —, à la révélation qu’il eut lorsqu’il entendit prononcer ce mot par Livio, un paysan de Casarsa, et qu’il entreprit de « rendre graphique » ce son jamais écrit, « témoignage de [l’]expressivité orale » de Livio et instant inaugural de l’écriture frioulane de Pasolini ; rosada : un mot qui sait sans doute « suggérer les images originaires », et qui contient si bien l’Antiquité qu’il revient dans un des premiers poèmes des Poésies à Casarsa, dans un vers qui rassemble justement Casarsa, la rosée et l’Antiquité : « […] Ciasarsa/— coma i pras di rosada —/di timp antic a trima [12] ». La Grèce de Sappho devient ainsi le Frioul de Pasolini, si bien que dans le deuxième fragment, celui-ci remplace le choeur féminin par un fanciullo — figure récurrente des textes frioulans —, substituant ainsi, au lesbianisme qu’on attribue, depuis Anacréon, à la poétesse grecque, un homoérotisme masculin qui s’épanouit dans la jouissance de la beauté des corps nus (svèstiti nut : « dénude-toi »). La conception pasolinienne de la traduction est donc entièrement conforme à l’idée d’une « mémoire qui s’enfuture », celle d’une tradition vécue, intimement, au présent, et capable de régénérer ce présent pour porter des fruits futurs.

Les fragments de Sappho mettent ainsi en oeuvre cette poétique de l’invention dont on voit l’élaboration conceptuelle dans la correspondance et les premiers articles de Pasolini, au début des années 1940. Une pensée et une poétique indissociables d’une résistance au « traditionnisme » fasciste, et qui se déplieront dans la résistance à ce qui ne sera que l’autre face et la continuité plus réelle encore de cette idéologie : le néocapitalisme et son culte du progrès, que Pasolini appellera justement le « nouveau fascisme ». Le cinéma de Pasolini germe sur ce terrain fasciste, terrain pathogène à partir duquel se développeront ses oeuvres comme autant d’anticorps. Et cela dès le tout premier scénario du poète, « Le jeune du printemps », écrit en 1940 pour un concours organisé par une organisation universitaire fasciste [13].