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L’idée d’un cinéma hollywoodien impérialiste ayant d’importantes répercussions culturelles et économiques sur des pays étrangers, en particulier en Amérique du Nord, est depuis longtemps largement acceptée. Cependant, il est toujours intéressant de décrire le rapport médiatique disproportionné entre les oligopoles de la production et de la distribution cinématographiques, et une aire culturelle donnée. C’est ce que nous propose Laura Isabel Serna dans Making Cinelandia, en se concentrant sur la culture mexicaine, des deux côtés de la frontière, à partir des années 1920 :
Without conflating the experiences of migrants to the United States with those of residents of Mexico City, I propose that movie-going and film culture nurtured a sense of what it might mean to be Mexican on both sides of the border
p. 11
Serna décrit dans son ouvrage les réseaux de distribution et d’exploitation cinématographiques au Mexique, et analyse le discours « moderne » véhiculé à la fois par les films et par la presse spécialisée. Elle s’intéresse également à la réaction des autorités mexicaines (aux niveaux fédéral et municipal), qui voient d’abord d’un oeil favorable l’importation de films dépeignant un mode de vie urbain, mais qui cherchent ensuite à limiter la représentation caricaturale des personnages latino-américains et à combattre l’impérialisme hollywoodien. Enfin, l’auteure se penche plus précisément sur la réception, notamment en ce qui concerne l’influence de ces médias de masse sur les populations rurales migrant en ville.
Adoptant une approche économique de la distribution cinématographique, Serna commence par exposer la manière dont les compagnies de distribution états-uniennes se sont emparées du marché mexicain après la Première Guerre mondiale (comme ailleurs en Amérique latine ou en Europe), et aborde les questions de rentabilité et de guerre commerciale entre les compagnies européennes (principalement françaises et italiennes), ainsi que les questions juridiques (la censure, les droits d’auteur et les droits d’exploitation). Elle montre comment les compagnies hollywoodiennes ont dû modifier quelque peu leur production, en particulier en ce qui concerne les « clichés » qui y étaient véhiculés — et qui ont eu des conséquences sur le racisme anti-Latino-Américains, toujours actif aux États-Unis. Évidemment, étant donné l’image caricaturale du Mexique — de son histoire, de ses coutumes et de ses habitants — montrée généralement dans la production hollywoodienne, il a fallu négocier, détourner et contester certains films. La modification de l’image du Mexique et des Mexicains dans les films hollywoodiens résulte du recours à différentes stratégies, dont le boycottage exercé par les spectateurs, la censure municipale ou fédérale et — surtout — les pressions diplomatiques. À l’aide de crédits d’impôt, les autorités mexicaines ont également convaincu les producteurs hollywoodiens de venir filmer les images « exotiques » au Mexique, ce qui a permis d’y développer une industrie cinématographique.
À partir de l’analyse de certaines oeuvres — The Dove (Colombe, Roland West, 1927) ou The Fighting Trail (William Duncan, 1917) — ou de textes publiés dans des revues consacrées au monde du cinéma, Serna décrit la diffusion au Mexique d’une conception industrielle de la culture populaire. Elle montre comment les Mexicains (des deux côtés de la frontière) se sont approprié les films hollywoodiens (en les contestant parfois), afin de les adapter à leur horizon d’attente. Le principal aspect de cette adaptation concerne la place des femmes dans la société, qui constitue une différence majeure entre les deux pays : l’image moderne de la jeune femme travaillant et évoluant hors du cercle familial présentée dans les comédies dramatiques tournées aux États-Unis a dû être adaptée à la société catholique relativement conservatrice du Mexique, où les femmes commençaient seulement à s’émanciper. Ce décalage est particulièrement visible dans les publications pour et par les fans : si, aux États-Unis les auteurs mettent l’accent sur la jeune fille, les textes publiés au Mexique (certains articles sont de simples traductions en espagnol) sont beaucoup plus centrés sur la famille.
Ce qui nous amène à la thèse centrale du livre, soit la diffusion d’une « idéologie moderniste » (Latour 1991) au Mexique par l’intermédiaire d’un vecteur étranger. À la fin de la guerre civile, l’État central décide de construire des structures fortes (infrastructures de communication, éducation, régulation sociale, etc.) afin de relancer l’économie et de fédérer la population autour d’une identité mexicaine. Cette politique suppose de relever de nombreux défis, dont la gestion de la croissance économique et des flux migratoires vers les zones urbaines. Par exemple, pour une grande partie de la population, cette transition passe par l’apprentissage d’un nouveau mode de vie : de nombreuses familles quittent une vie rurale, communautaire et en quasi-autosuffisance ; elles doivent s’adapter aux réalités urbaines, telles que les transports en commun, la société de consommation, le travail en usine et la nécessité de l’éducation. Cette modernisation concerne également la mise en place d’une identité nationale, synthèse à la fois des identités régionales et des valeurs promues par le gouvernement postrévolutionnaire.
Paradoxalement [1], l’arrivée massive de films hollywoodiens est perçue par le gouvernement et les élites comme une occasion favorable à la mise en oeuvre de leur politique nationaliste postrévolutionnaire (postrevolutionary nationalism). Au Mexique, le cinéma devient un point de rencontre entre les producteurs et les distributeurs hollywoodiens, les exploitants, les spectateurs et les législateurs mexicains, autour du projet de développement d’une idéologie moderniste. Serna détaille le rôle des médias de masse — en particulier la radio, les journaux et les magazines — dans la diffusion d’une culture de fans, basée sur une conception états-unienne des cultures populaires :
Mexican journalists and critics became important interlocutors between the U.S. film industry and Mexican audiences, at once providing instruction in the practices of fandom and offering a window onto Hollywood and the film industry from a Mexican perspective. In this way, they transformed American cinema, adapting and appropriating it in order to produce audiences who identified with the nation
p. 13
C’est à ce niveau que s’exerce principalement l’influence moderniste du cinéma : en plus de diffuser un nouvel imaginaire, c’est-à-dire un mode de vie moderne, urbain, fondé sur le développement industriel, les projections sont l’occasion d’adapter les pratiques des spectateurs à une forme de divertissement urbain.
À cette fin, les différents paliers de gouvernement instaurent un système de contrôle des activités cinématographiques : en plus de censurer le contenu des films, ils cherchent à réglementer les lieux de projection et les activités qui y sont liées. C’est dans ce contexte que les principales villes mettent sur pied des Departamentos de Diversiones Públicas (des comités d’inspection sanitaire et morale), afin de garantir la sécurité et la salubrité des salles de spectacles, d’en conserver le caractère familial et de normaliser certaines pratiques de réception :
A heterogeneous public of single men and women, children, migrants, and longtime urbanites—who were, as inspectors’ reports convey, excitable, loud, unruly, and often engaged in social activities that had little to do with what was on the screen and who reveled in the thrilling emotions and action-packed narratives of American serials—was asked to conform not only to norms of narrative absorption but also to a normative social structure that celebrated the family as the essential building of Mexican society
p. 84
Ainsi, même dans les cinémas populaires, les activités périphériques sont interdites (manger, boire, fumer, se déplacer, rester debout, etc.) et les réactions trop exubérantes réprouvées (commenter, chanter, rire trop fort, etc.).
Par contre, si l’on exclut les questions morales (la place des femmes) et raciales (la représentation négative des Mexicains), rien n’est fait pour endiguer le flux audiovisuel ou favoriser son appropriation par les spectateurs. Dans la plupart des cas, les films hollywoodiens sont perçus comme des divertissements sans idéologie, et ces films — étrangers — semblent s’insérer naturellement dans la politique moderniste du Mexique et son projet de reconstruction de l’État (postrevolutionary nation-building project). Même si les élites (en particulier les critiques d’art et les fonctionnaires municipaux chargés du contrôle sanitaire et moral des projections cinématographiques) émettent des réserves, rares sont les décideurs mexicains qui remettent en cause l’hégémonie des distributeurs hollywoodiens.
Cet excellent ouvrage ouvre de nombreuses pistes de recherche. Par exemple, afin d’avoir un point de comparaison, il serait utile de connaître la place de la production européenne et mexicaine dans cette transition. De même, concernant la réception du cinéma hollywoodien, il serait pertinent de pouvoir comparer avec ce qui s’est passé ailleurs (dans d’autres pays de l’Amérique latine, mais aussi au Canada). À cet égard, il est intéressant de constater que, d’après Serna, la diffusion de la modernité est passée principalement par les films et non pas par la réception, telle que la décrivent les auteurs du Diable en ville à partir d’exemples québécois (voir Lacasse, Massé et Poirier 2012). Il ne faudrait pas en déduire que l’environnement sonore des projections au Mexique était pauvre :
Though vendors called out patrons sotto voce as they walked though the aisles selling tortas (sandwiches), and local performers brought popular Mexican music, puns, and topical themes onto the stage, the big draw in most theatres was a jazz band. At the Cine Royal, the Dorman Royal band accompanied the featured films and provided entertainment during intermissions. The Odeon had the Jazz Band León, while the Parisiana had the Antigua California Jazz Band. […] Via jazz music, audience members could participate in a cosmopolitan leisure culture and accrue the cachet that accompanied the consumption of imported cultural products
p. 65
L’auteure conclut que ces salles prestigieuses sont devenues le symbole d’un progrès économique et social, grâce à la normalisation de l’activité du spectateur.
Évidemment, il serait erroné de présenter le cinéma comme le seul vecteur de changement. Reprenant une étude menée par Ana López (1994), Serna (p. 56) montre comment le développement du cinéma se fait en corrélation avec d’autres moyens de communication, tels que les chemins de fer, la radio, etc. L’auteure évoque brièvement le cas d’autres formes de divertissement, comme la musique et la danse :
As the city’s population swelled, its cinemas flourished, along with other forms of commercialized leisure such as cabarets and salones de baile (dance halls), which brought popular music and dancing out of the bordello and into relatively respectable public spaces
p. 59
Dans ces cas, il semblerait que le développement d’une forme moderne en phase avec l’évolution nationale se soit fait suivant une dynamique interne : les musiciens, l’industrie du disque et les lieux de divertissement ont modifié les structures de production et de réception, ainsi que l’esthétique de la production mexicaine, en fonction de l’évolution culturelle et sociale. Cela pourrait être une piste intéressante à explorer.
Parties annexes
Note biographique
Vincent Bouchard est professeur adjoint en études francophones à la Indiana University Bloomington. Après une double formation en études cinématographiques (à l’Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3) et en littérature comparée (à l’Université de Montréal), il a enseigné dans le cadre du programme d’études francophones de la University of Louisiana at Lafayette. Auteur du livre Pour un cinéma léger et synchrone ! (2012), il a codirigé le numéro « Cinéma et oralité » de la revue Cinémas (avec Germain Lacasse et Gwenn Scheppler, 2010), ainsi que l’ouvrage collectif Dialogues avec le cinéma. Approches interdisciplinaires de l’oralité cinématographique (avec Germain Lacasse, Alain Boillat et Gwenn Scheppler, 2016).
Note
-
[1]
Cette idée est paradoxale parce que chaque fois que des dirigeants ont cherché à « éduquer » des spectateurs à partir de films de divertissement, ils ont censuré très précisément la diffusion — par exemple en Afrique du Sud, comme le montre Glenn Reynolds (2015).
Bibliographie
- Lacasse, Massé et Poirier 2012 : Germain Lacasse, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, Le diable en ville, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2012.
- Latour 1991 : Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique [1991], Paris, La découverte, 1997.
- López 1994 : Ana M. López, « A Cinema for the Continent », dans Chon A. Noriega et Steven Ricci (dir.), The Mexican Cinema Project, Los Angeles, UCLA Film and Television Archive, 1994, p. 7-12.
- Reynolds 2015 : Glenn Reynolds, Colonial Cinema in Africa: Origins, Images, Audiences, Jefferson, McFarland, 2015.