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En 2010, la Cinémathèque québécoise (CQ) faisait l’acquisition du meuble projecteur Library Kodascope. Celui-ci comprend un projecteur Kodascope Model B installé sur une base rotative à 360 degrés surmontant le meuble en marqueterie de noyer de style Art déco faisant à la fois office d’armoire de rangement et de piédestal. Le meuble et ses accessoires, issus de la succession du galeriste Gilles Corbeil (1920-1986), avaient été acquis en 1987. Le meuble avait vraisemblablement été acheté à l’origine par le père de ce dernier, homme d’affaires, au début de la crise des années 1930, témoignage de l’opulence de cette famille canadienne-française d’Outremont. Un tel meuble est très rare, car avec la crise, puis la Seconde Guerre mondiale, le cinéma se verra déclassé par la télévision sur le marché des divertissements domestiques. À cet égard, la collection de téléviseurs anciens de la Cinémathèque québécoise est très révélatrice de cette évolution.
L’étude de la télévision et de ses aspects culturels, sociologiques ou sémiologiques a été depuis longtemps le domaine, presque exclusif, de l’étude des médias ou des mass media, ou plus généralement des communications. Il fut une époque, pas si lointaine, où les études cinématographiques n’avaient cure de la télévision ou même de l’art vidéo. Temps révolus, j’en suis convaincu, grâce à l’émergence et à l’évolution des technologies numériques et d’Internet depuis 1989.
La CQ, contrairement à certaines de ses organisations-soeurs dans le monde, a commencé à acquérir des émissions de télévision et des rubans vidéo de tous formats dès les années 1980. Elle se donnait le mandat de constituer des collections de télévision en 1994, c’est-à-dire d’acquérir par des dons ou des dépôts des émissions produites par les producteurs indépendants [2]. Comme elle le faisait déjà pour les appareils cinématographiques, elle commence à acquérir des appareils de télévision ou vidéographiques, dont des téléviseurs, des moniteurs et des projecteurs vidéo. Cependant, ce n’est qu’en 2007, au moment de l’acquisition de la collection Moses Znaimer, que se dessine une collection de téléviseurs anciens d’une grande valeur documentaire et patrimoniale.
Provenance [3]
Moses Znaimer est un producteur canadien né en 1942 à Kulab (Tadjikistan). Il est le cofondateur de la première chaîne de télévision indépendante de Toronto, CityTV. Après un court séjour à Shanghai, sa famille s’installe à Montréal en 1948. Il étudie à l’Université McGill et obtient un diplôme en philosophie et en sciences politiques. Il poursuit ses études à l’Université Harvard de Boston et obtient une maîtrise en études gouvernementales. Sa carrière dans le domaine télévisuel commence au début des années 1960, à la Canadian Broadcasting Corporation (CBC). Il fait sa marque en agissant comme coanimateur de l’émission Take Thirty avec Adrienne Clarkson pendant la saison 1967-1968 et en animant l’émission radiophonique Cross Country Checkup (CBC radio, depuis 1965). Quelques années plus tard, il quitte le diffuseur public et fonde en 1972 CityTV, la première chaîne de télévision indépendante de Toronto. Les licences VHF étant toutes prises, la station diffuse sur la fréquence UHF. En 1981, CHUM Limited achète CityTV.
Moses Znaimer, en collectionneur avisé, a aussi pris soin de documenter sa collection et les appareils qui en font partie. Si le coeur de la collection est constitué par les 289 téléviseurs, Znaimer a aussi amassé 566 pièces et accessoires les accompagnant. Parmi les autres éléments constitutifs de la collection, mentionnons un fonds documentaire de 762 livres, 2 193 magazines et 884 manuels.
Les ouvrages monographiques, dont le plus ancien remonte à 1916, ouvrent plusieurs voies d’accès à l’histoire fascinante de la télévision, qu’il s’agisse d’ouvrages scientifiques, historiques, sociologiques, de référence, thématiques ou artistiques. De Radio News à Broadcasting, de Communications à Radiocraft et bien d’autres encore, les 2 193 magazines représentent une collection exceptionnelle de revues sur le sujet de la télévision, ce qui permet aux chercheurs de suivre rétrospectivement le développement scientifique de la télévision et l’anticipation qu’en faisaient les scientifiques durant les années 1920, 1930 et 1940. Quant aux autres éléments de la collection, publicités originales, photographies, produits dérivés de séries télévisées ou de fabricants de téléviseurs, etc., ils permettent, au-delà de l’histoire scientifique du téléviseur, une interprétation qui couvre des aspects sociologique, économique, esthétique et de stratégie de mise en marché du média.
La collection Moses Znaimer constitue le plus important don de biens culturels que la CQ ait accueilli à ce jour. Celle-ci enrichit de façon extraordinaire le fonds Moses Znaimer créé à la suite d’une première acquisition, en 2003, de 94 téléviseurs anciens, d’une reproduction de la statuette Felix the Cat (dont l’original a été acquis en 2007) et de plusieurs productions vidéo. Ainsi était créée la plus importante collection de téléviseurs anciens au Québec. L’acquisition en 2007 de l’ensemble de la collection, en enrichissant le fonds, contribua à doter la CQ de ce qui constitue probablement la plus importante et la plus complète collection institutionnelle de téléviseurs anciens en Amérique du Nord.
Sur une échelle temporelle, 19 appareils (ainsi que les 9 disques analyseurs Baird) relèvent de l’ère de la télévision mécanique ; il s’agit de pièces très rares. Quelque 28 pièces, également rares, sont issues des débuts de la télévision électronique ; 83 téléviseurs datent de la période cruciale de l’après-guerre (1946-1949) dans l’évolution de la télévision en Amérique du Nord ; 79 appareils témoignent de la décennie 1950-1959, qui a vu la télévision s’imposer dans la plupart des foyers occidentaux ; 33 téléviseurs ont été fabriqués au cours de la décennie 1960-1969, à une époque fortement inspirée par l’ère spatiale et les théories mcluhaniennes sur la communication ; 32 appareils représentent la décennie 1970-1979, période pendant laquelle la technologie japonaise commence à s’imposer ; 11 téléviseurs ont été fabriqués durant la décennie 1980-1989, qui voit poindre une uniformisation du téléviseur en une boîte noire ou grise. Finalement, 4 téléviseurs représentent les années 1990, marquées par l’apparition de la technologie numérique. À l’évidence, la collection a été soigneusement constituée de manière à refléter, de façon très cohérente, l’évolution scientifique, économique et esthétique du téléviseur.
Télévision mécanique
Attardons-nous sur certaines pièces exceptionnelles de cette collection. L’Octagon (1928) de General Electric, un téléviseur de 48 lignes fabriqué en quatre exemplaires, servit lors de la transmission de la première émission dramatique jamais télévisée. Notons aussi le W11M Second Homebrew (1928) de Clifford Fraser, un exemple d’une unité de télévision mécanique construite par son propriétaire selon les indications manuscrites [4] d’un des pionniers de la télévision aux États-Unis, Charles Jenkins. Il faut également souligner le Pay TV (1928), seul exemplaire connu d’un système de télévision payante qu’on pouvait trouver dans les hôtels et bars des États-Unis à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Et, finalement, le Tri-Standard Scanning Disc (1928) de Daven, dont il ne subsisterait que deux exemplaires, selon Steve McVoy du Early Television Museum.
Les neuf disques analyseurs Baird (du nom d’un des inventeurs qui contribua le plus au développement de la télévision) constituent également l’un des joyaux de cette collection. Des expérimentations télévisuelles que l’Écossais John Logie Baird (1888-1946) a effectuées au milieu des années 1920 et qui menèrent aux premières transmissions de télévision réussies, il ne reste que très peu d’artefacts, parmi lesquels ces neuf disques, avec deux transmetteurs (dont un se trouve dans les collections du Science Museum de Londres) et quatre autres disques analyseurs. Quant au disque portant l’identification « no 1 », le Britannique Michael Bennett-Levy (cité dans Dugas, p. 3) [5], un collectionneur et spécialiste des téléviseurs anciens, affirmait au moment de l’acquisition que « ce disque [avait] été utilisé lors des premières expérimentations de télévision couleur effectuées par Baird au milieu des années 1920 et [qu’]il n’y [avait] aucun autre élément existant connu ayant été utilisé dans les premières démonstrations de télévision couleur ».
Les disques analyseurs et les 19 appareils mécaniques constituent l’un des plus importants corpus consacré à la télévision mécanique au monde et, assurément, le plus important au Canada. L’histoire de la télévision mécanique au Canada étant à peu près inconnue, il importe de souligner que, dès le début des années 1930, des expérimentations de télévision mécanique ont eu lieu à Montréal, notamment avec VE9EC, la première station de télévision au pays, fondée en 1933, expérimentations auxquelles sont associées des compagnies dont il existe des artefacts dans la collection : Baird et Western Television Corporation.
Autre artefact important de l’ère mécanique : la statuette Felix the Cat utilisée par la compagnie RCA dans ses premières transmissions expérimentales de télévision à New York, en 1928. Fabriquée en papier mâché, cette statuette à l’effigie du personnage de cinéma d’animation créé par Otto Mesmer a été utilisée pendant plusieurs mois comme sujet dans les tests de transmission de télévision faits par les ingénieurs de la RCA. Artefact unique, il peut aussi être relié au cinéma d’animation et à l’artiste canadien Raoul Barré, qui travaillait au début du xxe siècle aux studios de Pat Sullivan, le producteur des films de Felix the Cat (1920-…) ; la Cinémathèque possède par ailleurs 26 dessins originaux du personnage, réalisés par Barré en 1926. La Cinémathèque conserve enfin une vingtaine de films de Felix the Cat dans sa collection de cinéma d’animation.
La télévision électronique d’avant-guerre
Les débuts de la télévision électronique sont également bien représentés dans la collection. Il faut souligner le Phantom Teleceiver (1939) de la compagnie RCA, une pièce unique puisqu’il s’agit du prototype en démonstration à l’exposition universelle de New York de 1939. Il constitue la pièce maîtresse de cette période. Le matériau utilisé, la Lucite, un plastique transparent, permettait d’en voir le mécanisme interne. Il fut l’attraction principale de l’événement qui marqua la naissance publique de la télévision électronique. La ligne TRK (1939) de la RCA était constituée de quatre appareils (TRK-5, TRK-9, TRK-12 et TT-5) et fut lancée à l’exposition universelle de New York en même temps que le Phantom Teleceiver. Dessinés par John Vassos, un designer industriel réputé, ces appareils sont des modèles emblématiques des débuts de l’ère électronique. Steve McVoy n’a répertorié que 12 exemplaires de TRK-9 et 13 de TRK-5, et, soulignons-le, très peu de musées ont été en mesure d’acquérir la ligne complète. L’exposition universelle de New York est un moment charnière dans le développement de la télévision en Amérique du Nord. Ainsi la collection donnée par Moses Znaimer, outre les téléviseurs décrits plus haut, comprend de nombreux artefacts fort intéressants qui y sont liés (photographies, cartes, cartes postales, recherches, magazines, etc.).
Toujours parmi les artefacts des débuts de la télévision électronique, citons le RR-359-C (1937) de RCA, un autre prototype dont seulement deux exemplaires sont répertoriés (selon Steve McVoy). Ce fut avec ce modèle que les Canadiens ont assisté à la première démonstration de télévision électronique au pays en 1939, au Canadian National Exhibition à Toronto. La RCA, même si elle jouissait d’une certaine prépondérance dans la fabrication et la commercialisation des premiers appareils électroniques, n’était pas la seule compagnie active. La présence dans la collection des modèles 180 (1938) et 183 (1939) de DuMont, du 112-M (1939) de Stromberg-Carlson et du HM275 Musaphonic (1939) de General Electric souligne ce fait. Il ne subsisterait dans les différentes collections publiques ou privées que respectivement sept et six exemplaires pour les deux modèles DuMont ; le 112-M de Stromberg-Carlson, un modèle de projection par miroir, est l’unique exemplaire connu, et le HM275 de General Electric est l’un des deux seuls répertoriés. Le nombre d’appareils électroniques nord-américains d’avant-guerre existants est estimé à environ 233 (selon Michael Bennett-Levy) et 251 (selon Steve McVoy). Nous en retrouvons 28 dans cette collection, qui viennent s’ajouter aux 9 que la CQ possédait déjà, soit environ 15 % des appareils connus. Ceci donne une idée de la richesse du corpus des premiers appareils électroniques dans la collection.
Télévision électronique d’après-guerre
L’après-guerre voit la télévision s’imposer partout en Amérique du Nord. Dès la fin des années 1940, soit quelques années avant les débuts de la télévision au pays, les Canadiens vivant près de la frontière avec les États-Unis peuvent capter les émissions des diffuseurs américains. Si bien qu’en 1948, bon nombre de Canadiens possèdent déjà un téléviseur de fabrication américaine dans leur foyer, dont plusieurs se trouvent dans la collection. La quantité de modèles conçus et le nombre d’exemplaires fabriqués font un bond prodigieux, le nombre de compagnies qui se lancent dans la fabrication de téléviseurs se multiplie, et les ingénieurs et designers conçoivent des modèles de tout genre : modèles sur table, grands meubles, appareils portatifs, modèles à projection, kits à assembler, meubles de style Art déco ou colonial, modèles à hublot, meubles avec radio et phonographe intégrés, etc. La collection reflète admirablement cette effervescence, comme en témoigne la diversité des modèles et des fabricants, soit une quarantaine de compagnies différentes pour les années 1946 à 1957.
Bien que fabriqués en grande quantité, certains modèles que l’on retrouve dans la collection sont aujourd’hui devenus très rares. Parmi ceux dont il subsiste moins de 10 exemplaires répertoriés et qui font partie de la collection, notons le 901 de General Electric, le « 7 inch kit » de Transvision, les RA-101 Westminster et RA-119 Royal Sovereign de DuMont, le 6T1 J de Scott et le 74JPCS de RCA. On retrouve également dans la collection plusieurs appareils d’après-guerre devenus emblématiques, soit par leur technologie, par leur popularité ou par leur design. Outre les appareils mentionnés plus haut, les 648PTK et 630 TS de RCA, le 48-1000 de Philco, le Komet de Kuba (un modèle allemand), la fameuse ligne Predicta de Philco et la sphère B125 de Group Systems (Keracolor) ont ce statut.
Un appareil portatif Magnavox de la collection mérite une attention particulière. Fabriqué en 1957, il a appartenu à Marilyn Monroe et avait été acheté lors d’une vente aux enchères d’effets personnels de la vedette tenue en 1999 par la maison Christie’s. Il est le seul appareil de la collection dont l’intérêt tient davantage à l’identité de son ex-propriétaire qu’à sa nature même.
Télévision couleur
Deux artefacts importants des débuts de la télévision couleur font partie de la collection. D’abord le 12CC2 de CBS Columbia, un exemple du système couleur primitif développé par CBS qui n’a jamais été entériné par la Federal Communications Commission (FCC) américaine, parce qu’incompatible avec le noir et blanc. Il ne reste que deux exemplaires de ce modèle. Le CT-IOO de RCA, quant à lui, fut le premier téléviseur couleur commercialisé aux États-Unis en 1954. La présence conjointe de ces deux pièces importantes dans la collection représente un atout majeur pour l’interprétation du développement de la télévision couleur.
Téléviseurs de fabrication canadienne
La collection comprend quelque 44 appareils canadiens, dont la date de fabrication s’échelonne de 1947 à 1977. Très rares sont les appareils canadiens d’avant 1950 ayant subsisté. Six modèles fabriqués au Canada en 1949 font partie de la collection, dont le TV100 de Canadian Marconi et le PR-994 de Rogers Majestic, compagnie qui deviendra plus tard le géant canadien des télécommunications Rogers. La collection comprend différents modèles qui faisaient bonne figure dans les foyers canadiens lors des premières années de la télévision au pays. Parmi les fabricants, on retrouve quelques filiales canadiennes de compagnies américaines (Admiral, RCA, General Electric, Sparton, etc.), mais également des compagnies totalement canadiennes comme Rogers Majestic, Fleetwood, Clairtone, Marconi, Electrohome et Fairbanks Morse. Avec l’acquisition de ces 44 appareils, la Cinémathèque possède maintenant près d’une soixantaine de téléviseurs de fabrication canadienne.
Parties annexes
Annexe
Note biographique
Jean Gagnon est directeur des collections à la Cinémathèque québécoise. Il a auparavant agi à titre de directeur général de la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, et de conservateur des arts médiatiques au Musée des beaux-arts du Canada. Il a collaboré à de nombreuses publications collectives au Canada et à l’étranger, ainsi qu’à des périodiques et revues d’art. Il termine une thèse de doctorat en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal.
Notes
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[1]
En résumé, la collection comprend :
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289 appareils de télévision anciens, principalement nord-américains ;
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9 disques analyseurs Baird ;
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2 caméras de télévision ;
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10 radios/phonographes ;
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la statuette originale Felix the Cat (artefact unique des débuts de la télévision) et sa reproduction ;
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189 artefacts divers (accessoires, cartes postales, produits dérivés, etc.) ;
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82 publicités originales de téléviseurs ;
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4 942 photographies et diapositives ;
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97 téléviseurs jouets ;
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566 pièces et accessoires de téléviseurs ;
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762 livres liés à la télévision ;
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2 193 magazines liés à la télévision ;
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884 manuels d’utilisation et d’entretien de téléviseurs.
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[2]
À l’exclusion des productions des télédiffuseurs étatiques, Radio-Canada et Télé-Québec. De nos jours, la majorité des émissions pour les différentes chaînes sont produites par des entreprises privées.
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[3]
Les données et descriptions qui suivent proviennent du dossier d’acquisition qui avait été constitué par le conservateur télévision et vidéo de l’époque, Dominique Dugas.
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[4]
Aussi dans la collection.
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[5]
Voir Dominique Dugas, Rapport d’évaluation archivistique, dossier d’acquisition, Cinémathèque québécoise.