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À l’image de ses précédentes livraisons, ce septième numéro de « Cinélekta » offre au lecteur un panorama d’approches diversifiées qui, comme chaque fois, posent en apparence un insurmontable défi à quiconque s’aventure à en synthétiser les différentes pensées à l’oeuvre. Or, ce défi n’en est plus vraiment un du moment où l’on constate qu’à chacune de ces pensées originales se greffe subtilement l’oeuvre d’une autre, à laquelle fait écho la suivante, et ainsi de suite, formant de la sorte une véritable constellation théorique qui, telle une constellation d’étoiles diverses, distinctes et éloignées, constitue néanmoins, vue d’un point précis, une seule et même figure. Dans ce cas-ci, ce point est celui des images en mouvement et la figure, celle de la pensée cinématographique. Plus exactement, l’ensemble des approches présentées dans ce numéro permet à différents degrés, d’une part, d’appréhender la complexité inhérente à la pensée en mouvement à partir des images mêmes qui rendent ce mouvement concevable, conceptualisable, et, d’autre part, de constituer de la sorte un agencement réflexif d’idées qui, pour faire simple, permet de penser le cinéma avec le cinéma.
Nul besoin alors de recourir à la boîte à outils logothéorique d’une discipline périphérique pour saisir toutes les complexités inhérentes à un objet esthétique qui commande à lui seul une pensée spécifique. Point d’approches « appliquées » ici donc, comme s’il s’agissait toujours in fine d’outiller la réflexion sur le cinéma avec les instruments d’analyse produits par le cinéma même. C’est dire toute la richesse spéculative qu’offre un art du mouvement qui ne cesse de se redéfinir et de provoquer par conséquent de nouvelles réflexions, tout en produisant lui-même le matériau nécessaire à celles-ci ainsi qu’à ses éventuelles mises à jour. La pertinence de la série « Cinélekta » au sein de la collection Cinémas tient donc à ceci qu’elle se calcule également en fonction des mutations que subissent sans cesse les faits filmiques et cinématographiques. La révolution numérique n’est qu’un exemple de ces incontournables mutations. La technologie troublant de la sorte non seulement le mode de production des films, mais la réflexion sur le mouvement des images et de la pensée elle-même. Une « provocation » technologique qu’analyse ici à sa façon Suzanne Beth, en étudiant l’introduction des techniques audiovisuelles au sein du cinéma d’Ozu. Une introduction qui ne se fait pas sans un déplacement des modes de lecture interprétatifs du récit, lequel se voit dans ce cas-ci déterminé par l’ordre et le désordre qu’inspirent au sein de la narration les sensibilités télévisuelles et cinématographiques.
D’emblée, on ne lit pas un film comme on lit un texte, c’est bien connu. On l’appréhende à partir des images que le film seul permet de produire, d’inventer. Et ce sont ces images qui conditionnent en quelque sorte et le récit, et l’appréhension de celui-ci. Qu’on songe à ces personnages de fiction étudiés par Jean-Pierre Esquenazi qui, interprétés en tant que « Je-Origine du texte », déclenchent à eux seuls l’activité interprétative du spectateur, laquelle, par la même occasion, produit le texte dont elle est à la fois l’origine et l’issue. Ainsi du mouvement comme « système plastique et formel complexe » que permet de penser le rythme et la répétition en images dans un film de Claire Denis analysé par Caroline Renard, qui n’est tel que sur fond d’une répétition plastique qu’on dira figurale. Penser le cinéma avec le cinéma permet en outre de réfléchir à son histoire, contre toute périodisation transcendante, comme un montage sériel de temporalités hétérogènes. Ce que propose de faire Édouard Arnoldy dans le sillage d’une nouvelle histoire du cinéma discrètement inspirée dans ce cas-ci par le croisement des images qu’autorisent les figures du montage et du découpage cinématographiques.
Il est en ce sens vrai d’affirmer que l’appareil cinématographique engendre bien plus que de l’enregistré : il produit un mode de lecture. Cette lecture peut être « archivisante », comme le soulignent Philippe Marion et André Gaudreault, et ainsi transformer la simple captation de la réalité phénoménale en une modalité de l’archivage, qu’elle soit d’expression ou de reproduction. Mais la lecture peut également être générée par la nature réflexive des images, laquelle invite à reconsidérer ces dernières en vertu de ce qu’elles énoncent sur celui ou celle qui en est l’auteur. C’est la voie d’analyse empruntée par Jan Baetens dans son étude de Staring Back de Chris Marker, véritable oeuvre cinématographique fixe hantée par le mouvement de ses propres images. Quant à la lecture de l’oeuvre de Maurice Bulbulian proposée par Martin Jalbert, elle parvient à lier la question du tort au coeur du litige politique à une parole dénuée de pathos, et devenue, dans ce cas-ci, véritable image d’expression. Au cinéma, les mots se transforment en autre chose que des mots, nous rappelle l’auteur, et l’image en mouvement, pourrait-on ajouter, n’exprime peut-être rien d’autre, sinon une coïncidence fluide du spectateur et du sens.
Chacune des livraisons de « Cinélekta » exprime une cohérence dans la diversité qui ne fait que traduire la richesse toujours renouvelée de la réflexion cinématographique. Puisque les études cinématographiques ne se résument pas à l’étude des films, mais, comme le terme même le suggère, supposent une pensée cinématographique, une pensée en mouvement, il y a fort à parier que la série « Cinélekta » se prolongera tant et aussi longtemps que de nouveaux matériaux et de nouvelles images en provoqueront le déploiement et l’extension.
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Note biographique
Richard Bégin est professeur adjoint au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Fondateur et directeur de la revue Écranosphère, il a codirigé les numéros « Imaginaire des ruines » de la revue Protée (avec Bertrand Gervais et André Habib, 2007) et « L’horreur au cinéma » de la revue Cinémas (avec Laurent Guido, 2010). Il est l’auteur de Baroque cinématographique : essai sur le cinéma de Raoul Ruiz (2008) et l’un des codirecteurs du tout récent Figures de violence (avec Bernard Perron et Lucie Roy, 2012).