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Rendre compte d’un ouvrage collectif qui, en 350 pages, ne réunit pas moins de vingt auteurs, se présente d’emblée comme une tâche hasardeuse. Difficile, en effet, de résumer en quelques pages des textes utilisant des approches et développant des sujets aussi diversifiés que ceux présentés dans ce livre : aux commentaires historiques solidement documentés qu’il propose, s’ajoutent en effet des études épistémologiques, esthétiques et phénoménologiques, des analyses à caractère scientifique, des relevés muséographiques, etc. Si la pluralité des approches peut paraître le résultat d’un certain manque de cohésion, fréquent dans les actes de colloque, ici elle fait plutôt état d’une diversité qui prend tout son sens et qui s’avère décisive dans le projet d’ensemble de l’ouvrage. Projet qui, du reste, arrive à point nommé au sein des recherches actuelles sur le cinéma des premiers temps et la culture visuelle du xixe siècle.
L’objectif du colloque Arrêt sur image et fragmentation du temps, qui est à l’origine du livre du même nom, était de présenter l’état de la question, de faire le point sur l’avancement des recherches portant sur les débuts du cinéma. Tenue à la Cinémathèque québécoise dans le cadre des Entretiens du Centre Jacques-Cartier, cette rencontre avait pour point d’ancrage une thématique souple, qui permit aux conférenciers de rendre compte de l’ampleur et de la diversité du champ d’études. Près de 25 ans après le fameux congrès organisé par la Fédérarion internationale des archives du film (FIAF) à Brighton [1], l’heure était au bilan. D’ailleurs, la diversité qu’impliquait le thème du colloque se reflétait bien dans le choix des conférenciers : aux spécialistes bien connus au sein de la discipline, venaient s’ajouter de jeunes chercheurs et quelques doctorants, en provenance de différents pays (Canada, États-Unis, France, Belgique, Suisse, Angleterre, etc.). Ainsi, le livre qui tire son origine de cette rencontre permet-il de faire état non seulement de l’évolution des recherches depuis Brighton, mais également d’entrevoir les nouveaux horizons vers lesquels tend la relève.
Ce n’est certainement pas un hasard, par ailleurs, si le livre présenté ici tente d’approfondir une question soulevée il y a plus de quinze ans par André Gaudreault et Tom Gunning : comment appréhender l’histoire du cinéma des premiers temps dans une perspective théorique tout en évitant l’écueil d’une vision téléologique — ou, en d’autres mots, sans présenter le cinéma narratif institutionnalisé comme l’objectif ultime vers lequel tendrait le développement des vues animées [2] ? Malgré les progrès considérables de la recherche sur le cinéma des premiers temps, cette question demande aujourd’hui encore à être approfondie.
Arrêt sur image, fragmentation du temps propose d’envisager l’histoire du cinéma dans une vaste perspective, qui ne serait pas restreinte par l’année mythique de 1895. La question devient alors : comment penser les nombreux dispositifs visuels qui font leur apparition au xixe siècle, non pas comme des éléments issus d’un même parcours « phylogénétique » — menant nécessairement au cinéma —, mais plutôt comme un vaste ensemble de pratiques distinctes, au sein duquel le cinéma, en tant que technologie et pratique culturelle, pourra éventuellement émerger ? Car il ne s’agit pas de nier tout processus de circulation, de récupération, de récurrence, mais bien de briser le rapport de causalité simpliste que peut engendrer une comparaison hâtive entre le cinéma institutionnalisé et les dispositifs et pratiques culturelles du xixe siècle, en creusant la spécificité de ceux-ci pour mieux saisir leur apport dans l’institutionnalisation du cinéma. Le titre du livre fait d’ailleurs écho à ce projet d’envergure : il faudra nécessairement s’arrêter sur certaines pratiques et certains dispositifs spécifiques, jadis trop souvent négligés par les historiens, et fragmenter en plusieurs « locus » l’histoire non linéaire de leur évolution, « locus » qui participent, chacun à leur façon, à la constitution d’une « conscience cinématographique ».
D’entrée de jeu, on peut affirmer que Arrêt sur image procède d’une ambivalence fondamentale (et fondatrice), témoignant d’un rapport dualiste entre la continuité et la rupture. Le titre de l’ouvrage fait évidemment référence au second aspect, celui de la discontinuité, de la fragmentation, de la décomposition. Pourtant, les textes rassemblés dans le recueil montrent avec force que cette dimension ne peut être conceptualisée sans son contraire, que le fragment ne cesse de renvoyer à un tout et que sa singularité n’est perceptible qu’au sein d’une totalité. Ce dualisme, par ailleurs, ne renvoie pas uniquement aux propriétés intrinsèques du dispositif cinématographique, mais aussi, de façon plus générale, à l’approche historique que suscite l’étude du cinéma des premiers temps. Si certains auteurs se réclament d’emblée de cette ambivalence, certains préféreront « prendre parti », prônant l’une ou l’autre de ces approches. Pris dans son ensemble, cependant, Arrêt sur image réaffirme et interroge ce va-et-vient constitutif entre la partie et le tout.
La prise en compte de cette ambivalence du temps historique permet également de mettre en lumière d’autres formes de mixité, au coeur du processus complexe qui préside à la manifestation d’une conscience cinématographique. L’une d’entre elles a trait au rapport bipolaire qui unit la science aux sphères du divertissement de masse et de l’art. Or, puisqu’il procède à la fois de ces deux univers, le cinéma des premiers temps vient brouiller cette prétendue distinction entre des domaines qui, au fond, se répondent souvent l’un l’autre. Si l’on a souvent insisté sur la rencontre particulière de la science et des arts que permet le dispositif cinématographique — au point, d’ailleurs, d’en faire un cliché —, bien rares sont ceux qui, par le passé, ont tenté de penser les modalités de cette rencontre.
Marta Braun, en se penchant sur le travail d’Eadweard Muybridge, est amenée à interroger cette rencontre de la science et de l’art. Après un examen attentif de nombreuses planches-contacts récemment exhumées par le National Museum of American History à Washington — planches qui avaient été reproduites dans le célèbre Animal Locomotion publié en 1887 —, Braun en vient à mettre en question l’aspect prétendument scientifique de la démarche de Muybridge. En comparant les planches originales, appelées cyanotypes, à celles qui seront finalement publiées dans Animal Locomotion, on constate que Muybridge a beaucoup retouché les photographies originales afin de donner une plus grande crédibilité scientifique à son procédé graphique. L’agrandissement, le recadrage et la réorganisation des images ont permis au célèbre chronophotographe de pallier non seulement les nombreux problèmes techniques survenus durant ses expérimentations, mais aussi les faiblesses méthodologiques dont témoignait sa démarche scientifique. Cependant, ce que révèle de manière plus étonnante encore le texte de Braun, c’est que l’approche de Muybridge, en plus de préconiser une vision évolutionniste, en vogue chez les anthropologues de l’époque, procédait surtout d’une volonté d’esthétisation et de narrativisation. Non seulement optait-il pour des poses et des thèmes faisant référence aux arts plastiques et à la photographie de son temps, mais certaines séries de planches font état d’une continuité narrative qui a bien peu de pertinence du point vue de la science. Cette ambition artistique qui se dégage du travail de Muybridge amène Braun à conclure ainsi :
The rediscovery of the cyanotypes allows us to see Animal Locomotion as the point where the discourses of art and science unite to produce what we might call cinema: the passion for the perceiving, the machines that make that perception possible, the masking of desire with the cloak of science, and the social apparatus which constructs women as the object of the gaze. […] [Muybridge] genius was his intuitive understanding that our longing for authoritative truth could be joined with our longing for images of the body.
p. 168-169
Les deux tendances originelles du cinéma mentionnées par Braun — la vérité objective et la représentation du corps — sont abordées respectivement par Charles Musser et Tom Gunning. Le texte de Musser approfondit la notion de « vérité scientifique », telle qu’elle s’est développée depuis l’invention de la photographie jusqu’à l’avènement des vues animées. Là encore, la tension entre les velléités artistiques des différents créateurs et les possibilités scientifiques du dispositif photographique est tangible. En s’intéressant successivement à la photographie, à la chronophotographie, aux rayons X et, enfin, au cinéma, Musser retrace les différentes conceptions de la vérité qui se font jour au contact de ces nouvelles technologies. Ainsi, parallèlement aux idées de Baudelaire selon lesquelles le réalisme et la quête de vérité qui sous-tendent la photographie ne peuvent qu’annihiler son potentiel artistique, se dessine une conception contraire, selon laquelle l’extrême véracité des reproductions photographiques sert de tremplin à une nouvelle forme d’expression artistique. Ainsi, chez Jacob Riis ou Alfred Stieglitz, la vérité photographique se situerait dans son pouvoir d’expression artistique ; elle serait « liée aux qualités esthétiques du médium » (p. 87). L’arrivée des vues animées va encore modifier ce rapport à la vérité, celles-là présentant des images grandeur nature et, surtout, en mouvement. En s’arrimant à diverses institutions de divertissement populaire, les vues animées vont remettre en question la vérité objective dont était garante l’image photographique. En certaines occasions, on profitera de la supériorité des vues animées à des fins commerciales, en vantant par exemple la possibilité qu’elles offrent de décider du vainqueur d’un combat de boxe, comme le démontre le combat filmé par la compagnie Edison en 1897.
Tom Gunning, quant à lui, attaque de front le problème des rapports entre la science et l’art. En effet, Gunning propose d’analyser l’influence de la photographie et de la chronophotographie sur la peinture entre 1880 et 1912 et de dégager les conceptions antagonistes que ces deux pratiques soulèvent par rapport au mouvement — conceptions qui, par ailleurs, s’incarneront de différentes manières dans les vues animées au tournant du siècle. C’est en se penchant plus particulièrement sur la représentation du corps que Gunning échafaude son argument. À l’aide de nombreux exemples, il montre comment la science et l’art, lorsqu’ils cherchent à mimer le mouvement par une succession d’images, établissent deux manières d’envisager le corps humain : la conception idéale et la conception matérielle. D’un côté, l’école symboliste aurait investi le rythme et l’aspect spectral des chronophotographies de Marey d’une dimension spirituelle, idéalisante. Sous le pinceau des peintres symbolistes, le corps devenait porteur d’une pulsation vitale, d’un rythme, d’un flux d’énergie qui liait l’être humain à la nature (p. 22). En revanche, lorsqu’il est prisonnier de l’instant photographique, lorsqu’il est saisi dans sa troublante fixité, le corps humain se voit attribuer un caractère pathologique, décadent.
C’est de cette dimension matérielle et imparfaite que s’inspirera entre autres Rodin, sculptant des corps crispés et convulsés, presque difformes, comme s’ils étaient hantés par un conflit intérieur qui les torturait. Rodin s’éloigne résolument de la représentation idéale du corps qui préside aux recherches physiologiques de Marey et Demenÿ, et semble davantage inspiré par les expériences de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière. En effet, afin de photographier les faciès correspondant aux différentes maladies qu’il étudiait, Charcot se devait de figer le corps de ses patients, de provoquer chez eux un état cataleptique, une convulsion. Le cinéma, au moment de sa mise en place, est traversé par ces deux tendances : il se présente comme un espace liminal qui ouvre notre regard à un monde nouveau, il incarne « l’énigme moderne de la représentation du mouvement » (p. 28).
Michel Frizot et Deac Rossell, quant à eux, se proposent de briser la téléologie linéaire qui va des jouets optiques jusqu’au cinématographe, mais en s’attaquant chacun au problème de manière opposée. En abordant deux chronophotographes aux aspirations fort différentes, en l’occurrence Jules-Étienne Marey et Ottomar Anschütz, les auteurs vont distinguer, plutôt que superposer, ces deux tendances constitutives que sont la science et le divertissement de masse. Frizot l’affirme d’entrée de jeu : « Marey n’a pas recherché le cinéma ou quelque chose qui s’en approche ; cette problématique que nous instituons par post-détermination n’est pas la sienne » (p. 91). Il faut donc approcher l’oeuvre de Marey comme un « bloc autonome » : sans être un véritable précurseur du cinéma, il a conçu une méthode d’analyse expérimentale novatrice. En effet, dans le cadre des recherches physiologiques auxquelles il s’adonne, Marey sera amené à mettre en place ce que Frizot appelle des « opérateurs physiques », qui témoignent d’une efficacité et d’une cohérence méthodologique surprenantes. Si Marey a trop facilement été associé, par les historiens, à la « phylogenèse » du cinéma, Anschütz, quant à lui, en aurait été trop facilement écarté. Rossell attribue cet oubli à un déterminisme technologique latent dans les études sur le cinéma des premiers temps. Les historiens auraient fortement tendance à privilégier une figure comme Marey, qui a travaillé dès 1888 avec des bandes de celluloïd, au détriment de chronophotographes comme Ottomar Anschütz, qui travaillaient plutôt avec des plaques photographiques ; pratique dont il ne restera bientôt plus de traces dans le cinéma institutionnel. À l’aide d’une analyse fouillée, Rossell montre que, à défaut d’avoir écrit des articles scientifiques, Anschütz a créé un dispositif technique (son Schnellseher, aussi appelé Tachyospcope électrique) et contribué à mettre en place les structures commerciales permettant de faire de la chronophotographie un véritable médium de divertissement populaire. Au fond, les textes respectifs de Frizot et de Rossell ne procèdent pas vraiment d’approches opposées — l’une qui appréhenderait la chronophotographie en fonction de sa dimension scientifique et l’autre en fonction de son potentiel de divertissement —, puisqu’ils tendent chacun à leur façon vers un même objectif : redéfinir plus avant les enjeux soulevés par la chronophotographie, à la fois dans sa spécificité et dans le contexte plus large de la culture visuelle, en se penchant plus étroitement sur certains cas particuliers.
Chez chacun de ces auteurs, la tension entre la science et l’art, entre la vérité et le doute, entre l’idéal et le matériel, entre le savoir et le divertissement, renvoie toujours à une tension fondamentale entre la totalité et le fragment. Ce que Muybridge, les peintres symbolistes ou Anschütz cherchaient à accomplir, dans un but fort différent il est vrai, c’était d’abolir la fixité et la discontinuité inhérentes au procédé photographique, aspects qui trouvaient tout leur sens dans les approches d’un Marey, d’un Rodin ou d’un Charcot. Le cinéma aurait donc hérité de cette ambivalence constitutive entre la partie et le tout, la fragmentation et la continuité. Plusieurs auteurs vont s’attarder plus explicitement sur cette dimension essentielle du dispositif cinématographique.
Karine Martinez se penche pour sa part sur le discours journalistique des années 1896 à 1908, afin d’examiner la façon dont étaient perçues les vues animées durant cette période. Il ressort de son analyse que, progressivement, la perception des vues animées a tendu vers une singularisation de l’objet-film et vers un effacement de son aspect fragmentaire et discontinu. En s’intéressant particulièrement aux usages de mots tels série, scène ou tableau, Martinez montre que ce fut d’abord le caractère de novelty de l’objet-film qui suscita des commentaires, les journalistes s’étant dans un premier temps intéressés au fait nouveau que des images puissent être animées et reproduire l’illusion du mouvement. Progressivement, on en vint à concevoir l’objet-film non plus dans sa seule matérialité, mais en tant qu’élément faisant partie d’une série, d’un programme. Enfin, vers 1906, alors que le mot film apparaît dans les journaux, la série de vues animées se transforme en une vue pluriponctuelle (en plusieurs plans), c’est-à-dire en une unité qui transcende l’aspect fragmentaire de la vue et permet la narration.
Ce changement marque également l’apparition d’un discours sur le film en tant qu’oeuvre. Le fait que l’institutionnalisation du cinéma coïncide, notamment, avec la mise en place d’une pratique standardisée du montage, a certainement affermi chez les historiens classiques la certitude selon laquelle le cinéma pré-institutionnel — ce cinéma qui ne serait pas encore un art — était totalement exempt de montage. En effet, les historiens classiques semblent avoir été prompts à affirmer que le cinéma des premiers temps était systématiquement uniponctuel, que les vues animées présentaient une parfaite continuité photogrammatique. Or, trois textes du recueil viennent ébranler de telles conceptions, en démontrant que le montage, s’il n’obéissait pas encore aux procédés narratifs qu’on lui appliquera bientôt, était malgré tout couramment utilisé dans les premières vues animées.
Les textes de Livio Belloï, d’André Gaudreault, ainsi que celui de Stéphanie Côté et Églantine Monsaingeon, procèdent tous, comme le dit Belloï lui-même, d’un « regard de près », d’une « histoire rapprochée » (p. 307). Tandis que Gaudreault s’intéresse aux pratiques de montage — ou plutôt d’assemblage — dans les productions Lumière, Côté et Monsaingeon font de même pour les productions Edison, renversant du coup le mythe de la prétendue continuité photogrammatique véhiculé par les chercheurs du passé. Non seulement leurs recherches respectives révèlent-elles certaines statistiques étonnantes quant à la proportion de vues fragmentées [3], mais elles permettent également de dresser une typologie du « montage » chez les premiers cinématographistes.
Plusieurs pratiques d’assemblage qui sont révélées par ces recherches font écho aux conclusions tirées par Livio Belloï dans son étude détaillée du film Stop Thief ! de James Williamson. Attentif à l’« accroc » plutôt qu’au « raccord », Belloï va s’intéresser au procédé par « arrêt et reprise » et à ses implications dans la façon de considérer le profilmique. Le cinéma ajoute à la prise de photo traditionnelle une donnée essentielle : l’écoulement du temps. Étant désormais soumis aux aléas du déroulement temporel, le profilmique devient alors l’objet d’une certaine défiance, qu’il faudra pallier à l’aide de pratiques de fragmentation et d’assemblage. L’exemple de Stop Thief ! fait dire à Belloï : « […] c’est la continuité qui est le problème et c’est la fragmentation qui est la solution, suivant une leçon qui contraste assez singulièrement avec celle que relaient les histoires classiques du cinéma » (p. 302). La manipulation du profilmique par « arrêt-manivelle », comme le démontrent l’analyse de Gaudreault et celle de Côté et Monsaingeon, se présente non seulement comme l’une des premières figures généralisées de montage, mais aussi comme une pratique tout à fait essentielle dans l’« apprivoisement » du dispositif cinématographique.
Thierry Lecointe, enfin, interroge lui aussi l’ambivalence entre le fragment et le tout, mais en situant son analyse à un niveau supérieur d’abstraction. Si l’on se réfère à la typologie que propose Martinez, on peut dire que l’étude de Lecointe se trouve à mi-chemin entre celles attachées aux séries de vues uniponctuelles et celles portant sur les vues pluriponctuelles. En effet, Lecointe analyse non pas les procédés de montage « intra-vues » — ceux qu’on applique à une seule et même bande —, mais plutôt les procédés d’assemblage « inter-vues » — ceux qu’on utilise entre des vues tirées d’une même série thématique. Il prend pour exemple deux séries de vues ayant pour objet des corridas, tournées à Nîmes et à Béziers aux mois de mai 1898 et d’octobre 1899. Sa méthode d’analyse, fort minutieuse, consiste à mener à la fois une étude microscopique (examen des photogrammes au microscope afin de déterminer le nombre de caméras utilisées) et une étude astronomique (déterminer, en fonction de la hauteur du soleil et des ombres projetées par les personnages, l’ordre de tournage des vues). Fort des résultats qu’il obtient, Lecointe montre que ces deux séries de vues tauromachiques, bien qu’elles soient composées de nombreuses bandes, ont été conçues en fonction d’une unité factice. En effet, à l’aide d’une division préalable de l’espace par les opérateurs, d’une planification des tournages et d’une réorganisation des vues dans le Catalogue Lumière, les différentes bandes sont présentées comme si un seul et même combat avait été filmé, alors qu’en réalité les opérateurs en ont filmé plusieurs. On peut y voir une tendance qui mènera à l’utilisation de procédés unificateurs, visant à organiser plusieurs plans disparates et discontinus en une unité temporellement continue.
La tension entre la continuité et la discontinuité tient aussi à la façon dont étaient perçues les premières vues animées, au mode d’appréhension que le premier cinéma suscite chez le spectateur. Le champ d’investigation se déplace donc vers une histoire de la culture visuelle, à une époque qui, comme l’a brillamment démontré Jonathan Crary, marque un « crucial changement systémique » dans la façon même d’observer et de voir le monde [4]. Là encore, deux approches fort différentes se profilent dans Arrêt sur image. Marc-Emmanuel Mélon, s’il annonce dès son introduction que « la vision doit être comprise et pensée en termes de discontinuité-continuité », optera surtout pour le premier pôle, voyant dans les premières représentations de vues animées un « spectacle foncièrement discontinu et fragmenté » (p. 48). L’auteur propose alors de comparer l’expérience visuelle propre aux vues animées avec celle qu’entraîne, au début des années 1830, l’apparition des voies ferrées. Par sa vitesse, par le regard intermittent qu’il suppose et la sensation nouvelle à laquelle il convie le « spectateur », le voyage en train s’avère une expérience déterminante dans la formation du regard au xixe siècle, une expérience qui n’est pas sans rappeler certaines particularités des vues animées. Le chemin de fer aurait ainsi établi un rapport au monde qui aurait bouleversé la prétendue proximité du sujet percevant et de la chose observée, son « immédiateté au monde », en misant plutôt sur l’éloignement, la rupture, la discontinuité. Mélon étaye son argumentation d’une analyse portant sur un objet particulièrement intéressant, qui semble avoir été négligé par les chercheurs du passé. Il s’agit d’albums photographiques qui retraçaient en images des paysages bordant certaines lignes de chemin de fer de l’époque. Ces albums, que le passager feuilletait alors qu’il voyageait sur l’une des lignes en question, auraient en effet instauré un nouveau type de regard, intermittent et fragmentaire, correspondant à la situation de l’observateur moderne. À l’aide de diverses stratégies, ces albums — en conjonction avec le déplacement rapide de la locomotive — proposent un type de perception visuelle qu’on retrouvera par ailleurs dans le cinéma des premiers temps. Jusqu’aux années 1910, alors que le montage se développe et devient un outil d’absorption diégétique, les vues sollicitent effectivement un regard davantage fragmentaire, furtif, mais aussi ludique et actif. Le voyage en train aurait ainsi, toujours selon Mélon, familiarisé l’observateur moderne avec les principes fondamentaux de la fragmentation visuelle.
En empruntant une approche phénoménologique, Richard Bégin affirme au contraire que le premier spectateur de vues animées se situe plutôt dans un rapport d’immédiateté avec le monde tel que celles-ci le représentent. Plutôt que d’établir un rapport « mortuaire » et distancié avec le sujet percevant (ce qui serait le propre de la photographie), les vues animées, puisqu’elles se déroulent dans le temps, sollicitent vivement le spectateur en lui présentant une réalité médiatisée, certes, mais qui se superpose à son vécu. Ainsi, les vues animées se présentent-elles comme un lieu de rencontre entre deux immédiatetés : l’une révolue, celle du preneur de vues au moment où il tourne la scène ; l’autre présente, « advenante », celle de la projection donc, qui fait coïncider le temps du film avec le temps du spectateur. Cette « interimmédiateté » fait du film non pas un simple objet ou une simple re-présentation, mais bien une expérience, un lieu au sein duquel le spectateur prend véritablement place. En ce sens, les conclusions de Bégin diffèrent foncièrement de celles de Mélon. Mais au fond, les deux approches font état de la difficulté à saisir la genèse d’une nouvelle expérience visuelle, celle-ci étant toujours et nécessairement informée par une expérience visuelle similaire mais antérieure, déjà intériorisée par l’observateur. Pour Bégin, l’« aperception » des premières vues animées aurait surtout été déterminée par des comparaisons avec la photographie, comparaisons qui mettaient en lumière le pouvoir d’émerveillement et l’impression d’immédiateté propres au cinéma. Mélon, quant à lui, prétend que la façon dont sont perçues les vues animées s’enracine dans une culture visuelle beaucoup plus vaste, qui englobe les différentes expériences visuelles propres à la modernité. Les approches de ces deux auteurs, si elles ne font pas consensus, ont le mérite de soulever d’importantes questions quant à la formation du regard et à la portée de ce que l’on a nommé la culture visuelle.
Pour sa part, William Uricchio aborde les questions que soulève le cinéma des premiers temps sous un angle assez surprenant :
[…] photography can by no means be assumed to be the sole pre-condition for a moving image medium and if we go so far as to drop it as a necessary and defining condition, we might begin to ask very different questions about the cultural space film entered. For example, what if the film medium had in fact entered a space prepared for television ?
p. 114
En adoptant une position ouvertement polémique, Uricchio aborde la question en des termes qui conjuguent les deux approches précédentes. Mais la polémique n’exclut pas la nuance : si le cinéma recourt bel et bien à la fragmentation du temps et à l’atomisation de l’espace, prétend Uricchio, ce n’est pas tant parce qu’il appartient à une culture visuelle moderne, que par nécessité d’en arriver à un « compromis ». En effet, la culture visuelle du xixe siècle n’est pas seulement conditionnée par les expériences du choc, de la rupture ou de la fragmentation que propose le nouvel environnement moderne. Tout aussi fascinante que la technologie permettant les vues animées, mais supposant un rapport fort différent au monde, déjà au xixe siècle on imagine la technologie du télévisuel. À défaut d’avoir été véritablement « inventée », la télévision a été anticipée, comme en font foi de nombreux textes du xixe siècle décrivant des machines imaginaires qui s’y apparentent. Contrairement à l’aspect fragmentaire et discontinu des vues animées, les technologies dites télévisuelles miseraient plutôt sur une représentation directe et fluide. La synchronicité du télévisuel s’opposerait ainsi à la re-présentation du cinématique, selon des conceptions opposées du temps qui remontent aux présocratiques (la conception unifiante de Parménide contre la conception atomiste de Démocrite, par exemple). Le télévisuel fonctionne en conformité avec la conception parménidienne du temps, puisqu’il place en synchronie l’événement capté par l’appareil et sa réception par l’usager. Uricchio retrace différentes interprétations historiques et idéologiques de certains dispositifs qui portent en germe les fondements du télévisuel, la camera obscura, le panorama, le panopticon et, plus tardivement, le téléphone, le télégraphe et une foule de dispositifs imaginés au xixe siècle qui misaient eux aussi sur une concomitance temporelle avec le spectateur/utilisateur. Urrichio montre ainsi que le cinéma ne dérive pas seulement de la photographie, mais qu’il procède également d’une longue tradition d’images non photographiques en mouvement — images appartenant, quant à elles, à la réalité immédiate. Cet espace intermédial duquel est issu le cinéma permet de constater, encore une fois, l’impossibilité de penser ce dernier sans ces deux aspects essentiels que sont la continuité et la fragmentation.
Le texte de François Albera se prête fort bien à la conclusion de ce compte rendu. En effet, le vaste projet épistémographique dont il se réclame touche aux divers enjeux discutés ici et qui concernent les multiples modalités de la fragmentation et du mouvement. En s’inspirant d’une approche qu’il emprunte à Michel Foucault, Albera se propose de redéfinir le concept de montage, non pas dans une perspective esthétique ou narrative, mais plutôt en fonction des discours, des pratiques et du vaste champ conceptuel au sein duquel il s’enracine. En voulant s’éloigner des seules « définitions internes » du montage, Albera va se tourner vers le passé et aborder « le cinéma » dans toute son étendue, comme un grand ensemble qui inclut jouets optiques et chronophotographie. Cela l’amène à se pencher sur ce qu’il appelle le « moment-Marey » qui, par la place particulière qu’il occupe dans ce champ conceptuel, s’avère un choix opportun pour parvenir à son objectif.
Marey, en effet, incarne en quelque sorte une « crise épistémologique », puisqu’il se trouve à l’intersection de deux conceptions paradoxales du « cinéma », conceptions qui résultent d’un couplage entre l’immobilité et le mouvement, entre l’instant et la durée, entre la machine et le vivant. Dans un premier temps, les procédés d’analyse du mouvement mis en place par Marey cherchent à « démonter » le phénomène observé, à examiner le mouvement en le décomposant en une série d’instants successifs. En bon physiologiste, Marey conçoit le corps comme un mécanisme, une « machine-animale », et le mouvement comme strictement mécanique : selon lui, il est fait d’intermittences, d’intervalles et de battements (p. 35). Il y a donc chez Marey isomorphisme du dispositif qui sert à la prise de vues et de l’objet étudié ; désormais, c’est le corps qui, par ses mouvements et ses saccades, dicte son rythme à l’appareil, et non plus l’inverse. Les dispositifs que Marey imagine ne tentent donc pas de recréer par analogie la mécanique des corps, mais ils cherchent à s’y conformer (p. 37). Dans un second temps, cependant, la démarche mareyienne doit nécessairement déboucher sur une démonstration, elle doit ajouter à son protocole le « re-montage » du phénomène observé, que ce soit à l’aide de la chronophotographie, d’un zootrope ou d’un projecteur. Dès lors, l’isomorphisme de la « machine-cinéma » et de la « machine-animale » s’écroule puisque s’immisce dans la perception de l’objet la dimension temporelle, la durée inhérente à la perception. La démarche scientifique atemporelle de Marey est en conséquence mise en péril par l’expérience subjective du temps. Marey sera donc amené à envisager une autre conception du mouvement, menaçante pour son outillage conceptuel : un mouvement empreint de vie, non plus géométrique et mécanique, mais fluidique, ondulatoire, tourbillonnant. Le modèle mécanique de Marey est ébranlé puisque le spectateur ne considère plus le phénomène comme une succession d’instants statiques, mais comme un élan vital. Ce n’est plus le corps qui est en phase avec l’appareil de prise de vues, mais la subjectivité du spectateur qui est en phase avec le dispositif de projection.
La manière d’envisager l’antinomie de l’immobilité et du mouvement a beaucoup évoluée au coeur des réflexions et des pratiques entourant le cinéma et, comme nous l’avons constaté dans le recueil commenté ici, continue toujours de le faire. Abordé dans toute son ampleur conceptuelle, le cinéma des premiers temps devient un objet d’étude beaucoup plus complexe et diversifié que ne l’auraient cru les chercheurs à l’époque de Brighton ; on a pu constater qu’il est un tremplin qui nous pousse à réfléchir sur la culture visuelle, ainsi que sur les discours et les technologies qui ont précédé l’avènement du cinématographe. Par ailleurs, Arrêt sur image, fragmentation du temps procède, dans son ensemble, d’une démarche qui rejoint en plusieurs points l’investigation épistémologique souhaitée par Albera.
L’approche générale dont fait état ce livre est pleinement foucaldienne dans ses aspirations, comme l’annonçaient les responsables de la publication dans leur introduction (p. 9). Foucault, en effet, était en faveur d’une « réinvestigation » historiographique, qui n’est pas sans rappeler l’approche préconisée dans l’ouvrage dont il a été question ici. D’après Foucault (2001, p. 14) :
Le document n’est donc plus pour l’histoire cette matière inerte à travers laquelle elle essaie de reconstituer ce que les hommes ont fait ou dit, ce qui est passé et dont seul le sillage demeure : elle cherche à définir dans le tissu documentaire lui-même des unités, des ensembles, des séries, des rapports.
À divers degrés, tous les textes présentés dans Arrêt sur image sont imprégnés de ce désir de « recontextualisation », de complexification, suscité dès le départ par le « regard en arrière » que propose la thématique centrale du livre. Selon la perspective adoptée par les auteurs, les phénomènes ou les objets étudiés sont traités en tant qu’unités, qu’ensembles ou que séries. Dans tous les cas, cependant, il est question de rapports : entre les multiples technologies ou pratiques culturelles de l’époque, entre les nombreux intervenants, les divers types de discours, les différents habitus visuels sollicités. On imagine bien que l’entrelacement conceptuel auquel nous convie cet ouvrage collectif n’est pas sans mener à quelque paradoxe, sans soulever une certaine indétermination, ici pleinement révélée par la confrontation entre l’immobilité et le mouvement, la discontinuité et la continuité, la proximité et la distance. Mais c’est là le propre d’une telle approche et probablement la plus grande qualité de ce livre : faire s’entrechoquer les idées, les confronter les unes aux autres, même si la chose semble improbable, quitte à soulever d’autres questions encore, ou à freiner cette quête de sens « à tout prix » qu’encourage une vision déterministe des phénomènes historiques.
Parties annexes
Note sur le collaborateur
Nicolas Dulac
Il est doctorant en cotutelle à l’Université de Montréal et à l’Université Paris III, et il prépare une thèse portant sur la sérialité et la répétition dans le cinéma grand public. À Montréal, il est chargé de cours au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques ainsi qu’assistant de recherche pour le Groupe de recherche sur l’avènement et la formation des institutions cinématographique et scénique (GRAFICS), au sein duquel il a mené des recherches sur les jouets optiques et le cinéma des premiers temps.
Notes
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[1]
Plusieurs considèrent cet événement comme un point tournant dans le regain d’intérêt à l’égard du cinéma des premiers temps dans les années 1980.
-
[2]
Voir Gaudreault et Gunning 1989.
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[3]
Pour la seule année 1899, près de 20 % des vues Lumière et pas moins de 60 % des vues Edison comportent au moins un « hiatus ».
-
[4]
Voir Crary 1994.
Références bibliographiques
- Crary 1994 : Jonathan Crary, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994.
- Foucault 2001 : Michel Foucault, L’Archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, 2001.
- Gaudreault et Gunning 1989 : André Gaudreault et Tom Gunning, « Le cinéma des premiers temps, un défi à l’histoire du cinéma ? », dans Jacques Aumont, André Gaudreault et Michel Marie (dir.), Histoire du cinéma. Nouvelles approches, Paris, Publications de la Sorbonne, 1989.