Corps de l’article

Introduction

Plusieurs études ont démontré l’impact négatif qu’un curriculum où les dimensions culturelles autochtones sont peu présentes peut avoir (Corbière, 2000; Battiste, 2002a; Michell et al., 2008). Tenning (2018) a relevé dans le cadre d’une recherche que les élèves autochtones avaient une relation passive au regard des sciences parce qu’ils se considèrent comme spectateurs et non pas acteurs de la démarche scientifique et que la science présentée n’offre qu’une seule perspective, laquelle est éloignée des concepts de science véhiculés dans leur entourage comme la médecine traditionnelle ou la gestion de l’environnement. De nombreux ministères de l’éducation, et ce à travers le monde, ont fourni un effort ces dernières années afin d’intégrer des savoirs et perspectives autochtones au sein de leurs programmes d’études de l’élémentaire et du secondaire. Au Canada, en réponse aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation (CVR, 2015), des provinces ont modifié ou enrichi leur curriculum, c’est le cas notamment de la Colombie-Britannique en 2016. Par ailleurs, certaines autres provinces n’ont fait ces modifications au programme de sciences et technologie que récemment. Citons à cet égard l’Alberta et l’Ontario qui ont mis à jour leur curriculum de sciences en 2022. En consultant les curricula disponibles sur les sites officiels des ministères de l’éducation, l’on remarque que certaines provinces ne font aucunement mention de savoirs ou de perspectives autochtones dans leur curriculum des sciences. Citons notamment le Québec et le Manitoba, bien que cette dernière province encourage, via des documents en parallèle, l’intégration de perspectives autochtones dans toutes les disciplines scolaires. Pour intégrer des savoirs et perspectives autochtones en classe il ne suffit pas de substituer un savoir à un autre en continuant d’utiliser des pratiques pédagogiques conventionnelles et eurocentriques (Battiste, 2013; Snively et Williams, 2016). Il faut également que la pédagogie qui accompagne l’intégration des savoirs et perspectives autochtones au regard des sciences soit culturellement signifiante. Dans le présent article nous présentons les résultats d’une recherche publiée en 2019 par une des coauteures de cet article, une chercheure allochtone, ainsi que les fondements théoriques d’une recherche en cours réalisée par une chercheure membre de la nation Atikamekw, une autre coauteure de cet article. Cette recherche s’intéresse à la manière dont les cérémonies, rites de passage et récits atikamekw sont en mesure de permettre des apprentissages signifiants, notamment dans le domaine des sciences. Ces deux recherches sont toutes deux réalisées à partir d’une méthodologie autochtone de recherche[1]. En premier lieu, les sciences sont examinées sous une perspective autochtone prenant en compte les dimensions culturelles autochtones qui permettent d’aborder les savoirs à partir du concept de la double perspective. En second lieu, les fondements de la pédagogie autochtone issus de la recherche et de la pratique – ainsi que leur apport à l’enseignement des sciences – sont présentés et mis en relation avec la pédagogie atikamekw. Pour conclure, les coauteures entrouvrent une porte vers les possibilités et défis que la pédagogie proposée peut offrir dans un contexte trans-Amériques pour un enseignement des sciences qui intègre des savoirs et perspectives autochtones locales.

Les sciences dans une perspective autochtone de multiples dimensions

Les sciences dans une perspective autochtone sont caractérisées par Snively et Williams (2016) selon les six principes suivants; c’est-à-dire, un savoir qui est (1) basé sur le lieu; (2) interprété à travers de multiples perspectives; (3) dans un contexte d’univers vivant conscient; (4) qui met l’emphase sur l’équilibre et l’harmonie; (5) dans une vision cyclique et circulaire et (6) par le biais d’une relation interactive et réciproque avec le monde physique et métaphysique. Cajete (1994) un auteur autochtone qui a, depuis plusieurs années déjà, contribué à théoriser l’enseignement des sciences dans une perspective autochtone avance que dans cette perspective il n’y a pas de hiérarchie au niveau des savoirs. Il n’y a donc pas de hiérarchie en ce qui concerne les disciplines. Le modèle autochtone pour l’apprentissage des sciences, comme pour tout apprentissage, comprend le rôle important des Aînés.es et Gardiens.nes du savoir, et s’effectue dans le contexte d’une activité communautaire via les apprentissages portés par la langue de la communauté locale, les apprentissages enracinés dans le milieu de vie et d’autres apprentissages expérientiels et écologiques (Snively et Williams, 2016). Cet aspect écologique presque indissociable de la science dans une perspective autochtone relève du concept de développement durable permettant, comme le relève Battiste (2002a), d’assurer le maintien de l'intégrité d’un milieu. Ce concept qui est « inhérent aux savoirs autochtones ne fait généralement pas partie intégrante de la science eurocentrique » (Aikenhead et Michell, 2011, p. 11, traduction libre). Par contraste, l’observation de phénomènes écologiques, scientifiques et technologiques dans une perspective autochtone n’est pas détachée de l’objet mais s’effectue dans une relation de réciprocité entre l’observateur et l’observé dans une médiation qui transcende la culture et qui assume les dimensions culturelles propres à une communauté. Ces dimensions culturelles font partie de l’interprétation et de l’explication d’un phénomène. La section suivante aborde les dimensions culturelles autochtones pouvant permettre d’intégrer les savoirs et perspectives autochtones en salle de classe.

Les dimensions culturelles autochtones pour aborder les sciences

La figure 1 illustre ci-après la version schématisée des dimensions culturelles autochtones retenues dans le cadre d’une recherche réalisée en territoire de communautés anishinabeg (Campeau 2019). Ces dimensions sont également celles identifiées comme pouvant être généralisables (Cajete, 2000; Little Bear, 2000).

Ce modèle permet de dégager des caractéristiques utiles pour aborder les concepts de sciences dans une perspective autochtone.

Figure 1

Dimensions culturelles autochtones

Dimensions culturelles autochtones

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Le territoire. Comme cité précédemment par Snively et Williams (2016), le premier principe du lieu est intimement lié au concept de territoire. La notion autochtone de territoire fait référence au lieu où l’on vit dans un espace qui va au-delà de la notion de résidence et qui comprend l’ensemble du territoire qui permet de vivre et de bien-vivre. Un mode de vie basé sur le lieu en quelque sorte (Michell et al., 2008).

Cette notion de lieu ne se limite pas à la notion eurocentrique de terrain (Aikenhead et Michell, 2011). En effet, comme le mentionnent Battell Lowman et Barker (2015), le concept de terrain dans le monde occidental est essentiellement une vision de colonisateur qui entre nécessairement en conflit avec la conception que le monde autochtone a de ces mêmes lieux. Ce territoire et la nature qui y vit « n’est pas simplement une collection d’objets et d’énergie mais plutôt un fleuve dynamique et toujours fluide de la création inséparable de nos propres perceptions » (Cajete 2006, p. 250, traduction libre). Par ailleurs, cette notion de nature, si l’on veut enseigner les sciences dans une perspective autochtone, ne doit pas être vue exclusivement dans le concept occidental que l’on pourrait qualifier de « grande nature » car même un milieu très urbanisé n’est pas exempt d’animaux, d’oiseaux et de plantes et nos villes sont souvent à proximité de plans d’eau.

Les récits. Le concept autochtone des sciences dans sa vison holistique et interdisciplinaire considère le récit comme un élément fondamental, à la jonction des mythes, de la science et de la perception humaine de la réalité (Cajete, 2000). Les récits, souvent transmis de génération en génération, constituent les pierres d’assise dans la transmission d’importants savoirs scientifiques et technologiques (Archibald, 2008; Smith, 1999). Les récits comportent également un important aspect spirituel unissant le monde autochtone au milieu naturel; une science donc issue d’une expérience collective et ancienne au sujet d’un environnement particulier (Battiste et Youngblood Henderson, 2000; Kanu, 2011; Suzuki, 1997). À travers le pays et au sein de différentes nations et communautés ancrées dans un territoire spécifique, de multiples exemples de récits permettent d’y repérer d’importantes notions de sciences. Pour ne citer que quelques exemples, on peut mentionner les récits de la création du monde qui relate une inondation des terres faisant ainsi référence aux périodes de fonte des glaciers ou de la présence pas si lointaine de la mer de Champlain dans l’est du pays. Ou le récit haudenosaunee de la femme tombée du ciel qui relate à la fois ce phénomène d’inondation des terres et l’importance du concept d’interrelation, tel que relevé par Kimmerer (2013), ainsi que le lien avec une origine à partir d’un trou noir dans le ciel. Dans la même veine, les récits des constellations des peuples autochtones des Prairies – consignés par l’astronome Wilfred Buck de la nation Opaskwayak Cree Nation du Manitoba dans son livre : Tipiskawi Kisik (Buck, 2018) – viennent confirmer les connaissances des astres chez ces Premiers Peuples. On peut aussi citer les récits des Dene / Chipewyan au sujet du héros Yamoria qui se voit souvent confronté à un castor géant (Castoroides ohioensis); cet impressionnant animal se retrouve également dans d’autres récits d’est en ouest. Il y a aussi le récit Blackfoot qui relate le parcours du rocher Okotoks en Alberta, un phénomène géologique impressionnant. On le voit bien, les récits autochtones contiennent des savoirs scientifiquement reconnus par la science occidentale, mais ces derniers contiennent souvent aussi des enseignements au sujet des attitudes et valeurs envers la nature et le milieu de vie. Lorsqu’utilisés en classe, les récits permettent de se rapprocher du territoire de vie et de s’éloigner de cette marginalisation de l’oralité (Piquemal, 2003; Overmars, 2010) amenant à quitter pour un certain temps la pensée scientifique rationnelle en acceptant les liens spirituels sans toutefois nier les phénomènes scientifiquement explicables.

La langue autochtone. Plusieurs auteurs, dont Battiste (2002a); Battiste et Youngblood Henderson (2000); McKinley (2005); Sutherland et Henning, (2009), mentionnent que le véhicule à privilégier pour la transmission des savoirs autochtones demeure la langue autochtone de la nation d’un territoire donné et que cette langue décrit non seulement l’écosystème mais également la relation avec celui-ci. La langue permet donc de contextualiser les savoirs qui deviennent alors particuliers et non plus génériques. Cook et Flynn (2008) mentionnent de plus que les langues autochtones ont une sémantique unique au monde, sans comparaison à aucune autre langue connue. Des savoirs importants sont donc liés à la structure de la langue, de là l’importance de veiller à sa survie et à son maintien en raison du lien vital entre la langue d’une communauté donnée avec son territoire et donc avec l’écosystème sur lequel ce dernier se situe (Battiste et Youngblood Henderson, 2000).

Les savoirs et l’histoire. Les savoirs autochtones ont de tout temps dû s’adapter aux changements souvent liés à l’environnement local. Ces savoirs plutôt que d’être vus comme passéistes et immuables doivent plutôt être considérés comme étant dynamiques et adaptables car ils sont en constante interaction entre les individus, leur territoire et leur communauté (Battiste, 2002a). Les savoirs traditionnels sont souvent détenus pas des Aînés.es et bien que ces savoirs soient plusieurs fois millénaires, ils sont adaptés aux nouvelles réalités et peuvent s’exprimer d’une manière tout à fait contemporaine. En font foi les multiples initiatives de collaboration entre différentes institutions et organisations et des membres de communautés autochtones, particulièrement au regard d’enjeux tout à fait actuels, entre autres ceux liés à l’environnement ou même à la santé. L’histoire ancienne et récente s’articule donc autour de récits souvent réactualisés qui permettent une lecture du milieu dans une perspective dynamique englobant à la fois le passé et le présent (Battiste et Youngblood Henderson, 2000).

Le concept de la double perspective

L’interprétation à travers les diverses dimensions culturelles autochtones permet de multiples perspectives afin de jeter des regards qui peuvent être à la fois du monde physique et métaphysique à travers des récits, symboles, modèles et métaphores exprimés inconsciemment ou consciemment (Snively et Williams, 2016). Plusieurs auteurs ont comme démarche d’arrimer les sciences occidentales avec les sciences autochtones favorisant ainsi des perspectives multiples et souvent complémentaires. Citons entre autres, le concept du regard de la double perspective (Bartlett et al., 2012), ou de l’approche trans-systémique (Battiste et Henderson, 2021), ou celle d’une science dites métissée à travers une pédagogie hybride (Campeau, 2019) ou encore d’une science qui tresse (braiding) ensemble la science autochtone et la science occidentale (Snively et Williams, 2016). Ces concepts plutôt que de se concentrer sur les éléments qui diffèrent entre la vision eurocentrique des sciences et celle reconnue dans le monde autochtone proposent plutôt un arrimage de deux visions du monde pour l’interprétation de phénomènes. Cette attitude par laquelle s’entrelacent les modes de savoir autochtone, les connaissances scientifiques et les récits d’une communauté donnée (Kimmerer, 2013), permet d’éviter cette dichotomie des sciences eurocentriques par rapport aux savoirs et à la science dans une perspective autochtone (Aikenhead et Michell, 2011).

La figure 2, ci-après, illustre certaines des différences entre la perspective autochtone et la perspective eurocentrique des sciences et suggère de tenter de trouver des points de jonctions et de complémentarité entre ces deux perspectives. Certains des points de jonction identifiés par Aikenhead et Michell (2011) se situent par rapport à l’intérêt pour l’être humain de donner du sens au monde qui l’entoure, au fait que les sciences et ce dans les deux perspectives sont toujours ancrées dans la culture et que la façon d’interpréter le monde est empirique, via l’observation et que cette interprétation se veut rationnelle, métaphorique et expérientielle.

Figure 2

Regard à double perspective des sciences

Regard à double perspective des sciences

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La pédagogie autochtone et la pédagogie atikamekw

Afin d’approcher les sciences dans une perspective autochtone, il faut que la pédagogie qui l’accompagne soit culturellement signifiante. Dans la présente section est abordée la pédagogie autochtone telle qu’elle a été théorisée depuis quelques années, ainsi que la pédagogie atikamekw telle qu’elle se vit dans les communautés de cette nation autochtone du Québec. Les Atikamekw Nehirowisiwok forment une nation dont 90 % de la population sont encore des locuteurs de la langue d’origine. Leur pédagogie sert de fondement théorique pour une recherche en cours pour l’enseignement des sciences dans une perspective autochtone atikamekw.

La pédagogie autochtone

La pédagogie autochtone a été majoritairement théorisée par des auteurs nord-américains, australiens et néo-zélandais, notamment Battiste (2002a); Battiste et Youngblood Henderson (2000), Cajete (1994). Kawagley (1995), Little Bear (2009), Biermann et Townsend-Cross (2008), Nakata (2007) et Smith (2000).

Issue de principes éducatifs très anciens, cette pédagogie est basée sur l’établissement d’une relation importante avec la communauté et le territoire. Ce paradigme pédagogique incite à placer la personne apprenante en relation directe avec l’objet du savoir et ce, avec peu d’intervention d’un tiers afin de permettre à l’élève une interprétation personnelle. Dans cette relation, la personne qui enseigne joue un rôle de guide afin de donner des occasions de rencontres avec l’objet d’apprentissage et de favoriser la réflexion sur les apprentissages (Battiste, 2002a).

La pédagogie autochtone est essentiellement une pédagogie du lieu (Campeau, 2019). En effet, plusieurs auteurs, dont Gruenewald (2003), Michell et al. (2008), Barnhardt et Kawagley (2005), identifient le lieu comme point de jonction qui permet la vision à double perspective citée précédemment. Fortement ancrée dans son cadre local, le lieu devient donc un aspect important voire essentiel d’un curriculum basé sur la pédagogie autochtone (Little Bear, 2009). D’autres auteurs, dont Somerville (2007, 2010) et Zandvliet (2014), ont défini des caractéristiques de la pédagogie du lieu comme émergeant des particularités du lieu en question et comme étant interdisciplinaire et expérientielle, adhérant à une philosophie de l’éducation plus large que l’apprentissage strictement pour la performance et qui essentiellement connecte l’individu à son milieu et à sa communauté.

Le tableau 1 ci-après, lequel est issu d’une étude qui cherchait à déterminer la pédagogie qui se rapprochait le plus de la pédagogie autochtone, indique les caractéristiques de chacune de ces pédagogies ainsi que leurs points de similitude.

Tableau 1

Comparaison de la pédagogie autochtone et de la pédagogie du lieu (Campeau, 2019)

Comparaison de la pédagogie autochtone et de la pédagogie du lieu (Campeau, 2019)

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La pédagogie autochtone pour élaborer des activités d’apprentissage de science. Une recherche-action (Campeau, 2019), réalisée auprès de deux écoles publiques accueillant plus de 50 % membres de la nation Anishinabe-Algonquine au Québec et dont le personnel enseignant est majoritairement allochtone, a donné lieu à la conception de 26 activités d’apprentissage intégrant les savoirs et perspectives de la nation locale. Quatorze de ces activités d’apprentissage, conçues de manière collaborative avec des membres du personnel enseignant et des membres de la communauté autochtone locale, abordaient la discipline des sciences et de la technologie. Ces activités ont été réalisées en intégrant entre autres les dimensions culturelles citées précédemment et en faisant appel à une pédagogie dites hybride qui mariait la pédagogie autochtone et la pédagogie du lieu. Ce concept a permis aux paradigmes scientifiques et aux principes éducatifs autochtones et occidentaux de cheminer côte à côte, en coexistence (McGregor, 2002).

La démarche pour l’élaboration de ces activités d’apprentissage, notamment celles reliées à la discipline des sciences et de la technologie, s’est déroulée de la manière suivante :

En premier lieu – lors d’une sorte de phase « zéro » et parce que la pédagogie autochtone se déploie sur un territoire donné au sein d’une communauté spécifique et non pas impersonnelle – un inventaire du territoire a été réalisé en collaboration avec des Aînées participantes et des personnes ressources de la communauté afin de prendre connaissance des caractéristiques du milieu physique; le lieu étant considéré dans la pédagogie autochtone comme le maître de l’enseignement (Cajete, 1994). De même, un inventaire des ressources socioéconomiques, culturelles et politiques dans une perspective macro a également été réalisé.

Durant la première phase, l’activité conçue et modélisée en collaboration avec la chercheure et une Aînée ou une personne-ressource de la communauté a été présentée aux élèves et au personnel enseignant de manière inductive. C’est-à-dire que les éléments du canevas de l’activité d’apprentissage ont été abordés à fortiori avec l’enseignant et consistait ainsi à révéler l’envers du décor. Cette démarche – où le sens est interprété par l’apprenant – faisait référence à l’approche inductive préconisée dans la pédagogie autochtone.

Au cours de la deuxième phase, les membres du personnel enseignant participant à la recherche ont élaboré, en collaboration avec la chercheure et les Aînés.es ou Gardiens.nes du savoir, une activité d’apprentissage qui intégrait les savoirs et perspectives autochtones en faisant appel à la pédagogie proposée. Ce partenariat avec les membres de la communauté autochtone locale s’arrimait avec ce que plusieurs auteurs mentionnent au sujet de l’importance des Aînés.es et Gardiens.nes du savoir pour la transmission des savoirs et de l’identité. Cette posture permettait de modéliser auprès du personnel enseignant une pratique qui s’accompagnait de protocoles.

Pendant la troisième phase, le personnel enseignant a conçu de manière autonome une activité d’apprentissage ayant les mêmes objectifs que ceux de la phase deux.

Pour la réalisation des activités des trois phases, le contexte de la science à partir du regard de la double perspective a permis de privilégier les connaissances issues des communautés de proximité; lesquelles ont été mises en parallèle avec les concepts de science et technologies du curriculum scolaire formel du Québec. On peut notamment citer les activités au sujet de l’eau, des pistes d’animaux ou des techniques d’isolation, notamment du wigwam, ou encore, de la science dans le récit de la Création. Cette démarche a contribué à redonner sa crédibilité aux savoirs autochtones, non pas dans une vision folklorisée, mais bien dans une réelle reconnaissance des savoirs, au même titre que les savoirs savants.

La pédagogie atikamekw dans l’élaboration d’activités d’apprentissage de science

Cette section aborde un aspect du cadre théorique choisi pour une recherche en cours au sein d’une communauté atikamekw au Québec. Cette recherche au même titre que celle décrite précédemment s’inscrit dans le champ de l’anthropologie de l’éducation et du savoir, et de la décolonisation de l’éducation autochtone. Les objectifs poursuivis sont entre autres de documenter et d’analyser les modes traditionnels d’acquisition, de mobilisation et de transmission des savoirs chez les Atikamekw Nehirowisiwok. La méthodologie autochtone de recherche est celle qui a été retenue, au même titre que la recherche citée plus haut, car elle s’inspire des approches collaboratives de décolonisation de la recherche en milieu autochtone (Smith, 1999; Poirier, 2014). Cette méthodologie, respectueuse de l’ontologie autochtone, vise le partage des savoirs et des expériences autochtones dans un climat de confiance et de réciprocité. La recherche-action a été privilégiée car dans ce type de recherche, les rôles de chacun ne sont pas vus dans un contexte linéaire et hiérarchique, mais dans un contexte itératif de réciprocité. Cela s’inscrit donc dans la foulée des principes axiologiques autochtones.

La démarche de recherche s’effectue en premier lieu en consultant les Aînés.es et Gardiens.nes du savoir au regard des savoirs à transmettre. Par la suite, des activités d’apprentissage qui incluent le territoire, les récits et les rites de passage sont co-construites et expérimentées auprès des élèves en impliquant les acteurs de la communauté dans le déroulement des activités réalisées en territoire.

La chercheure a choisi pour pédagogie celle qui est utilisée de tout temps par les membres de sa nation afin d’aborder des notions de sciences inscrites au curriculum scolaire. Il est important de rappeler que le Québec n’intègre pas les savoirs et perspectives autochtones dans son curriculum de sciences et technologies. Les principes d’éducation au sein de la nation Atikamekw sont présentés ci-après (figure 3) et s’apparentent avec ceux qui ont été théorisés par de nombreux auteurs au sujet de la pédagogie autochtone.

Figure 3

Pimatisiwin – identité atikamekw (Janis Ottawa, 2023, avec des personnes ressources de la communauté)

Pimatisiwin – identité atikamekw (Janis Ottawa, 2023, avec des personnes ressources de la communauté)

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La transmission des savoirs culturels et de la langue maternelle atikamekw se fait depuis toujours selon une tradition orale. Ancrés dans l’action, les savoirs de l’enfant sont acquis en observant ses parents et ses grands-parents et en reproduisant les gestes appris. L’enseignement est basé selon les six saisons atikamekw qui sont : Sikon : le pré-printemps, Nipin : l’été, Takwakin : l’automne, Pitcipipon : le pré-hiver et Pipon : l’hiver. Ces six saisons déterminent les activités et les déplacements sur le territoire. Chaque saison comporte une activité principale et des lieux de campement différents. Le rapport avec la nature change également selon la saison. Cet important lien avec le territoire inscrit dans la pédagogie atikamekw est également celui qui est reconnu au regard de la pédagogie autochtone. Les enseignements des grands-parents n’ont pas seulement enseigné la survie en territoire mais les valeurs fondamentales que tous les membres de la communauté devaient avoir envers leur environnement, à savoir : la philosophie, l’aspect holistique de tout ce qui est vivant sur et sous la Terre, le comportement des animaux et les bienfaits des plantes médicinales. On enseignait que ce que toute personne prenait à la Terre, elle devait toujours l’en remercier et en faire bon usage, sans abus et dans le respect. Par exemple, pour récolter l’écorce de bouleau pour de multiples usages, les Aînés.es connaissaient la quantité exacte dont ils avaient besoin pour le nombre de panier à fabriquer, ce qui constitue des principes de gestion de la ressource dans un concept de développement durable tel que mentionné précédemment par Aikenhead et Michell (2011) et qui font appel à des concepts scientifiques et mathématiques.

Comme la modélisation a une grande importance dans la pédagogie atikamekw, les principes fondamentaux – la théorie en quelque sorte – ne s’ancre pas toujours sur le moment, car ce n’est pas une explication mot à mot de ce qui est démontré à l’enfant. On comprend souvent seulement plus tard avec la maturité, la raison de l’enseignement des grands-parents. C’est donc une approche inductive à travers laquelle les personnes en apprentissage vivent une expérience qui prendra son sens et sera intellectualisée par l’apprenant même au fil du temps.

Les cérémonies et les rites de passage constituent un élément important du parcours d’apprentissage des jeunes Atikamekw. Ces rites de passage qui traversent les générations marquent les événements de la vie, de la naissance jusqu’à la mort. Ils servent, entre autres, à aborder des savoirs sur la santé et sur le bien-vivre en reconnaissance de l’unicité de l’individu et des étapes qui le mènent vers la maturité et aux responsabilités envers le territoire et la communauté. Par exemple, un récit raconté par la grand-mère d’une des coauteures enseignait le rôle de la femme et le respect de soi en tant que porteuse de vie et protectrice de l’eau. Devenue adulte, elle peut mieux comprendre les messages de sa grand-mère en tant que femme. Elle constate que tout est en lien avec la roue médicinale telle que présentée précédemment dans la figure 3. Dans beaucoup de cultures autochtones, lorsque les filles ont leur première menstruation et deviennent des femmes, on organise une cérémonie et toutes les femmes qui font partie de la vie de ces filles sont invitées à y assister et à célébrer la puberté. C’est une journée importante pour la fille et sa mère car « la femme est sacrée, la femme doit être respectée, elle est gardienne de la vie. Les futures générations dépendent d’elles, de toutes les femmes » (Coon, 2023, communication personnelle). Les garçons qui arrivent à la puberté sont également reconnus et célébrés lors d’une cérémonie différente. Ces notions de connaissance et de reconnaissance de phénomènes physiologiques peuvent faire partie d’un enseignement des sciences sans nier le rôle des rites de passage.

Tel que mentionné, les Aînés.es sont d’une grande importance au sein des principes de la pédagogie atikamekw car ils sont porteurs des traditions et de l’histoire. Comme le relate une des coauteures de cet article, les souvenirs qui lui reviennent souvent à l’esprit sont ses journées passées en compagnie de sa grand-mère, car elle aimait beaucoup aider à la confection de panier en écorce. On humectait l’écorce et ensuite grattait la surface pour y former des motifs. Durant ces moments, elle – et les autres filles qui participaient à cette activité – ne recevait pas seulement l’apprentissage de la confection du panier d’écorce mais également l’apprentissage de la vie par atisokan (histoire de nos ancêtres) atiso : qui veut dire s’imprégner de … l’enseignement. Cette façon d’apprendre la langue en lien avec l’histoire a tendance à disparaître car il est de plus en plus fréquent pour les jeunes d’inventer des mots empruntés aux langues coloniales que sont le français et l’anglais. Nous sommes témoins de l’impact que peut avoir la perte des langues pour la transmission des savoirs. Dans la majorité des langues autochtones, un vocabulaire plus riche avec des noms spécifiques, comme par exemple pour décrire certains phénomènes ou la particularité d’une plante, contraste avec le vocabulaire plus générique du monde occidental (Battiste et Youngblood Henderson, 2000).

Choisir une pédagogie atikamekw, soit une pédagogie autochtone, pour aborder les sciences s’inscrit dans une démarche plus vaste comportant des opportunités et des défis qui sont abordés à titre de conclusion dans la section suivante.

Conclusion : Opportunités et défis de l’enseignement des sciences dans une perspective autochtone – vers une perspective trans-Amérique

L’on constate que même si des nuances existent entre les communautés autochtones quant aux savoirs, leurs perspectives au regard des sciences et de la technologie comportent des similitudes dans les deux recherches présentées dans cet article. En outre, des points de similitudes pourraient être élaborés de manière globale car la recherche en milieu atikamekw s’inscrit dans un projet plus vaste de développement de partenariat international entre les nations Atikamekw Nehirowisiwok, et Inuit en Amérique du Nord et les nations Ngabes-Buglés et Mapuches respectivement en Amérique Centrale et en Amérique du Sud. L’objectif étant de développer un partenariat international réunissant des chercheurs et des membres d’organisations autochtones qui oeuvrent à la promotion, à la production, au partage et à l’utilisation des savoirs autochtones dans les cursus scolaires et les approches éducatives au sein des institutions scolaires des communautés autochtones. On peut donc suggérer que l’intégration des savoirs et perspectives autochtones exigés maintenant dans une majorité de curricula au pays et ailleurs dans le monde devrait s’accompagner d’une pédagogie culturellement signifiante qui reprendrait les principes pédagogiques autochtones élaborés plus haut. Cette démarche de l’accès aux savoirs s’inscrit dans une vision holistique qui s’appuie sur une pédagogie qui reconnait la relation avec les Aînés.es et les individus, les Gardiens.nes du savoir, ainsi que la relation avec le territoire lui-même comme source d’enseignements.

La recherche en cours qui vise à définir les enjeux et les possibilités de démarche de décolonisation de l’éducation en contextes autochtones nous amène à jeter un regard critique sur les systèmes éducatifs eurocentriques qui ont rejetés dans le passé les savoirs autochtones en tant que science. Des savoirs qui pourraient nous permettre d’aborder les enjeux environnementaux actuels en faisant appel à cette double perspective des sciences qui reconnait dans un esprit de décolonisation la légitimité des savoirs des nations autochtones locales.