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Avec un tel titre, on imagine qu’aucun libraire n’osera mettre cet ouvrage bien en vue dans sa vitrine, par crainte de faire fuir le client. Le sujet s’avère pourtant captivant et, pour autant qu’il s’en donne la peine, le lecteur se verra offrir dans plusieurs chapitres des informations susceptibles de faciliter sa compréhension du monde dans lequel il évolue. Docteur en anthropologie des civilisations, Claude-Raphaël Samama dirige la revue L’Art de comprendre. À son actif, il affiche plusieurs articles et ouvrages, dont le plus récent chez le même éditeur s’intitule Le spirituel et la psychanalyse pour les islams contemporains. Ce titre, ajouté à celui du présent ouvrage, donne une idée de quel bois il se chauffe. Parfois à l’excès, l’auteur démontre que comprendre est – en effet – tout un art.

Même si le sommaire ne le mentionne pas, les 10 chapitres, de toute évidence, se répartissent en deux parties bien distinctes. Les cinq premiers se présentent à mes yeux comme étant les plus intéressants. Ils se rapportent, de façon concrète, d’abord au monde occidental dont le modèle de développement se prétend universel. Viennent ensuite l’Inde, la Chine, le Japon et le monde islamique. Dès le tout début, on lit qu’une anthropologie résulte de systèmes « entés (sic) dans tel ou tel corpus symbolique de plus ou moins grande efficace » (resic [2]). Le but de l’ouvrage consiste à en retrouver la trame sous-jacente avec la matière culturale qui la constitue de façon dynamique.

Il importe donc, dès le départ, de bien cerner le concept de « culturalité » répété ici et là à travers l’ouvrage. Ce concept renvoie à une réalité symbolique qui imprègne et oriente l’évolution et le développement de certains espaces de civilisation. Pour s’assurer de bien se faire comprendre, l’auteur précise : « J’ai appelé culturalité cet ensemble symbolique, source pas seulement de détermination s’imposant à un sujet collectif et par conséquent aux individus qui le constituent, mais de véritables assignations à la fois métaphysiques, morales, psychologiques, comportementales et anthropologiquement différentielles » (p. 305). En recourant à ce concept tout au long de l’ouvrage, l’auteur offre au lecteur un grand nombre de questions qui demeurent sans réponse.

Les trois premiers chapitres rappellent le concept wébérien d’éthique protestante qui expliquerait le développement des pays d’Europe du Nord à l’aube de la révolution industrielle[3]. Avec raison – pensons à la théorie de Rostow sur les étapes de la croissance –, l’auteur fait allusion à l’occidentalo-centrisme comme si, inévitablement, les pays que l’on voyait « en développement » avant de les désigner comme faisant partie du Sud devaient adopter le même cheminement que celui adopté par ceux du Nord. Or, dans le troisième chapitre, Samama s’en prend à la conception actuelle du développement mondial en soulignant la possibilité d’autres formes de sociétés avec leur différenciation à l’encontre du « faux universalisme prôné par les FMI, Banque mondiale et autres OMC… » (p. 57). S’ensuit le chapitre IV, intitulé « Trois culturalités extrême-orientales : le Japon, l’Inde, la Chine ». D’aucuns pourraient le considérer comme le plus intéressant du volume.

Concernant le Japon, l’auteur se demande s’il existe en Occident un pays pouvant revendiquer une aussi grande « densité spirituelle » associée à une légèreté « permettant de faire bouger l’édifice sans le détruire et le faire avancer » (p. 78). Quatre grands corps religieux, à savoir le shintoïsme, le bouddhisme, le taoïsme et surtout le confucianisme, auraient grandement contribué à façonner la configuration actuelle de l’Empire du soleil levant. Pour ce qui est de l’Inde, Samama en voit trois, dont la deuxième est celle dite « des Indes » de l’époque coloniale. La troisième se rapporte à celle issue de l’avènement à l’indépendance. Cette dernière, selon Samama, maîtrise les technologies occidentales tout en possédant l’avantage de ressources spirituelles humaines inépuisables, « fussent-elles mythologiques et polythéistes » (p. 112). Quant à la Chine, Samama la voit, malgré sa tristement célèbre « révolution culturelle », toujours imprégnée d’un fond de culturalité confucéen ancestral caractérisant autant les masses populaires que leur élite, sans écarter le recours au pragmatisme. Ainsi, s’il voit en Xi Jin Ping un leader à la fois visionnaire et pragmatiste, il se demande, sans chercher une réponse, si l’idéologie sert de moteur ou de frein au développement.

À propos de l’islam, l’auteur insiste sur le rejet du modèle socioéconomique occidental. À quelques reprises, il souligne des valeurs contraires à la norme coranique « qu’il s’agisse d’individualisme, d’hédonisme, de liberté sexuelle de la femme, de remise en cause de l’autorité des pères, des frères (…) » (p. 157). Fidèle à lui-même, Samama soulève une batterie de questions, telles que l’islam forme-t-il une civilisation spécifique opposable aux autres ? S’il fait une trop brève allusion à l’apport d’Alverroès (1126-1198), il est déplorable qu’aucune allusion ne soit faite à celui d’Alvicenne (987-1037).

Je n’ai pu rien retenir de la lecture attentive du chapitre VI sur la culturalité juive, étant donné une écriture trop abstraite. Les chapitres suivants sont à l’avenant, mis à part celui plus accessible portant sur un humanisme relatif. Ici, l’auteur ambitionne « d’explorer la multiplicité des figures dans lesquelles l’homme a voulu se définir à travers cette dignité qu’il s’attribue ou veut promouvoir, le différenciant ainsi de tout autre existant. C’est là le sens même du terme humanisme » (p. 260). Pour Samama, l’humanisme correspond à un idéal qui situe l’homme au centre d’une destinée, d’une politique, de l’accomplissement d’une donnée de la créature humaine.

Cet ouvrage de Claude-Raphaël Samama est très bien documenté ; le lecteur y gagnera beaucoup en prêtant attention aux chapitres susceptibles de l’intéresser.