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Le livre Vers Compostelle. Regard contemporain sur les chemins de Saint-Jacques est issu d’un colloque pluridisciplinaire soulignant le 20e anniversaire de l’inscription des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1998.

Les articles colligés illustrent le processus de patrimonialisation qui a abouti à la désignation internationale, mais également la poursuite de ce processus, au-delà de l’obtention du titre. En effet, les travaux scientifiques, la promotion touristique, la coordination territoriale, issus ou découlant de la désignation, continuent à transformer le regard et la compréhension de ce « bien » universel.

Le pèlerinage à Compostelle est une pratique plus que millénaire dont les ramifications se retrouvent dans plusieurs pays européens. Les auteurs du livre se concentrent sur le territoire des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France (ci-après les Chemins). L’ouvrage rappelle que la reconnaissance de l’UNESCO obtenue en 1998 a été précédée par le titre de premier itinéraire culturel européen (en 1987), première étape vers la reconnaissance mondiale. La désignation des chemins français suit celle du Camino Francés, l’itinéraire espagnol reliant Saint-Jean-Pied-de-Port à Compostelle et qui fut le premier désigné comme site du patrimoine mondial en 1993. Ce dernier site a par ailleurs été étendu en 2015 par l’ajout des Chemins du Nord.

Traversant 10 régions françaises, 31 départements, 95 communes, relevant de 115 propriétaires distincts, le bien sériel français comporte 78 composantes : 64 monuments, 7 ensembles et 7 sections de sentier. Ces composantes, liées à la dévotion (lieux de culte), à l’accueil et aux soins des pèlerins (anciens hôpitaux, abbayes) et aux modalités d’accès et de mobilité (ponts, portes d’entrée de ville, sentiers), témoignent des aspects spirituels et matériels du pèlerinage. La complexité de ce bien est mise en lumière dans les différents chapitres du livre. Elle se manifeste dans les travaux historiques, les activités de protection et de conservation, la gestion du territoire, la mise en valeur et la coordination de la promotion touristique et de l’accueil des visiteurs.

Regroupés en sept chapitres, une quarantaine d’articles rapportent les points de vue d’élus, des professionnels de la culture, du patrimoine ou du tourisme, ainsi que de chercheurs de diverses disciplines. Ces chapitres sont entrecoupés de fiches techniques présentant des réalisations de mise en valeur ou de protection des composantes des Chemins.

Les sept chapitres se présentent comme suit :

  • L’édification des Chemins d’un point de vue historique et la justification de la valeur universelle exceptionnelle (VUE) du bien du patrimoine mondial de l’UNESCO. On y démontre notamment que, depuis le XXe siècle, la vocation religieuse du pèlerinage a cédé sa place à un argumentaire économique lié au développement touristique. La randonnée et la nature ont remplacé la démarche spirituelle, et l’identité européenne a remplacé l’identité chrétienne.

  • L’étude des chemins contemporains rappelle que les tracés et l’aménagement des sentiers ont grandement varié à travers les âges, notamment entre le début et le milieu du XXe siècle alors qu’ils se sont formalisés.

  • La patrimonialisation, les aménagements et la mise en réseau des Chemins ont été réalisés tant par la mise en place d’un modèle de gouvernance regroupant les nombreux acteurs responsables des composantes que par l’organisation d’un réseau logistique permettant aux pèlerins d’accéder aux routes jacquaires.

  • Ce déploiement touristique n’est pas le fruit du hasard. Alors que 3 500 pèlerins officiels − demandant leur compostela − étaient recensés en 1988, on en comptait 100 fois plus 30 ans plus tard. Et ces chiffres ne comptent pas les autres randonneurs. Cette forte et récente fréquentation s’explique par une diversification des motivations des marcheurs (spirituelle, sportive, esthétique, etc.). Pouvant générer des conflits d’usage, elle force à organiser un accueil sécuritaire des visiteurs. Cette fréquentation a également recomposé la géographie touristique des régions traversées, en concentrant souvent les pèlerins dans les sites notoires ou les portes d’entrée.

  • La pratique des « pèlerins-cheminants » se vit certes de façons diverses, mais elle s’apparente de plus en plus à une pratique touristique organisée et formattée. Les acteurs locaux doivent s’assurer de maintenir l’équilibre entre une offre de services touristiques complète et « l’authenticité » du Chemin.

  • Les dimensions spatiales, symboliques et imaginaires étudiées dans ce chapitre s’illustrent par les transformations des valeurs et du sens accordé aux composantes des Chemins, comme à tout objet ayant acquis le statut de patrimoine. Que ce soient le Mont-Saint-Michel, monument doublement reconnu comme patrimoine mondial, les oeuvres d’art qui jalonnent les sentiers ou la revalorisation de sites oubliés, les significations accordées aux lieux patrimoniaux ne sont pas fixes.

  • L’évolution des relations entre l’art et le patrimoine fait l’objet du dernier chapitre. Si les Chemins ont été longtemps considérés comme un moyen de transmission des modèles de l’art roman, de nouvelles interprétations apparaissent depuis le début du XXIe siècle.

Le livre démontre donc, avec force détails et finesse, que le patrimoine n’est jamais fixé, qu’il est toujours un projet de son temps, dont les valeurs changent selon les besoins et les idéaux contemporains. Les travaux historiques rapportés expliquent la complexité sociale, économique, historique, politique et géographique du phénomène millénaire que furent les pèlerinages vers Compostelle. Ils cherchent aussi à en déconstruire les mythes romantiques qui perdurent encore. Les travaux publiés rappellent que la marche sur ces Chemins est une pratique sociale, dont le sens a changé à travers le temps, et même depuis son inscription comme site du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’intérêt porté à la nature, à l’identité européenne, à l’importance de l’accueil et de l’hospitalité, reflète les préoccupations contemporaines. Si l’occultation d’autres valeurs peut en désoler certains, ce sont aussi cette hétérogénéité et cette diversification qui ont permis aux Chemins d’être toujours pratiqués et signifiants aujourd’hui.

Le livre est donc une démonstration éloquente de la mise en oeuvre du processus de patrimonialisation, un processus rendu encore plus visible sous la loupe de la désignation de l’UNESCO.