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Le développement territorial repose sur la construction de capacités de développement, stimulée et maîtrisée par les acteurs territoriaux (Angeon et al., 2007 ; Deffontaines et al., 2001 ; Lamara, 2009). Il s’incarne dans la maîtrise collective de processus complexes, qui appellent des outils et des dispositifs de gouvernance territoriale (Lardon et al., 2008). Le territoire constitue une échelle d’action en complément de stratégies et d’actions menées à une échelle plus globale (Caron et al., 2017).

La transition alimentaire appelle à une nouvelle gouvernance

Parmi la diversité des problématiques, celle de la transition alimentaire tient une place particulière. La reconnexion de l’agriculture et de l’alimentation aux territoires peut répondre aux différents enjeux du développement durable (Lamine et Chiffoleau, 2012). Ce processus offre une alternative au modèle agro-alimentaire dominant, concentré et globalisé (Deverre et Lamine, 2010 ; Duram et Oberholtzer, 2010).

Plusieurs travaux indiquent que la transition alimentaire passe souvent par le rapprochement d’acteurs portant des modèles différents, et que dans la diversité des initiatives relevant de l’ancrage territorial de l’alimentation, les acteurs sont amenés à mobiliser des ressources et des pratiques associées aussi bien au modèle conventionnel qu’au modèle alternatif (Bloom et Hinrich, 2011). Les trois contributions rassemblées ici abondent dans ce sens.

Au-delà des compétences professionnelles d’acteurs publics ou privés, ce rapprochement et cette hybridation des mondes (Gwiazdzinski, 2016) s’appuient beaucoup sur la contribution spécifique d’acteurs clefs, la mobilisation et/ou l’activation de ressources, la coordination d’acteurs, l’intégration et/ou l’assimilation de différents modèles.

Nouveaux modèles de développement

Dans ce contexte de reterritorialisation de l’agriculture et de l’alimentation, plusieurs travaux soulignent en particulier la reconfiguration du système des acteurs autour des enjeux alimentaires jusque-là régulés par l’État et le marché. La diversification des acteurs du marché et le renouvellement des politiques alimentaires locales en matière d’alimentation (Lamine et al., 2012) induisent des modes de gouvernance inédits. Ceux-ci relèvent souvent de processus d’innovation sociale, dont les effets sur le développement territorial sont aujourd’hui reconnus (Hillier et al., 2004). Alimentation et production territorialisées constituent alors un levier de développement territorial (Lardon, 2015 ; Loudiyi et Houdart, 2019) et sont des lieux d’apprentissages collectifs.

On constate la volonté toujours plus affichée de prendre en compte l’agriculture et l’alimentation dans les politiques publiques locales (Bricas et al., 2013 ; Ruault et Vitry, 2017). Cette ambition est rendue compliquée par le décalage entre la réalité vécue au quotidien par les producteurs, les attentes du marché, les perceptions des élus des collectivités territoriales et les initiatives citoyennes. Les objectifs et stratégies d’acteurs plus diversifiés (Rieutort, 2010) posent donc des questions en regard des motivations, attentes, caractérisations, relations, modalités d’action et échelle d’action de ces acteurs.

Les projets de territoire se construisent en valorisant leurs ressources spécifiques, que ce soit les produits eux-mêmes et les savoir-faire qui leur sont associés (Gumuchian et Pecqueur, 2007). Mais de nouvelles ressources émergent, dans la capacité des acteurs à se coordonner et à élaborer des actions collectives (Amblard et al., 2018), dans une perspective de développement durable des territoires. On assiste actuellement à la modification des processus d’organisation des acteurs et des institutions, plus largement des modalités de gouvernance dans les territoires, qui influent sur l’élaboration des politiques publiques et leur évaluation et par là-même sur l’émergence de nouveaux modèles de développement des territoires ruraux et périurbains.

En rassemblant ici des articles portant sur des espaces aussi disparates que le Brésil, le Québec et la France, nous cherchions à explorer quelles configurations territoriales rendent possibles l’ancrage de l’alimentation au territoire et l’émergence d’initiatives locales innovantes ? Quels sont les jeux d’échelle ? Comment cohabitent les différents modèles de gouvernance alimentaire sur les territoires ? Comment le rapport urbain/rural se trouve-t-il modifié par les nouvelles dynamiques ? Qui sont les acteurs hybrides capables d’articuler les échelles et les mondes ? Quels sont les lieux d’apprentissage collectifs ?

Une articulation d’échelles

Les articles retenus dans ce dossier spécial apportent des éclairages différenciés sur des dynamiques territoriales à des échelles variées : démarche systémique de valorisation d’un système alimentaire durable au Lac Saint-Jean, au Québec, développement de compétences plurielles au sein de filières courtes en Aquitaine, en France ou reconnaissance des jardins urbains dans différentes villes au Brésil.

Dans leur article sur « La démarche Borée. Coconstruire et mettre en oeuvre les mécanismes d’animation pour une gouvernance participative d’un système alimentaire durable et boréal », au Québec, Ariane Gobeil et Olivier Riffon font le récit de cette démarche. Ils mettent en évidence quatre facteurs importants de réussite : instaurer un dialogue entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, s’appuyer sur des acteurs intermédiaires, au centre de réseaux diversifiés, fédérer des acteurs de niches et de régimes différents et viser la transformation du système alimentaire dans une perspective de développement durable. La Borée n’en est cependant qu’à un stade de gouvernance transitoire, basée sur une implication volontaire et spontanée des acteurs et où les chercheurs servent de médiateurs.

Nathalie Corade, Marie Lemarié-Boutry, Stéphane Pérès et Andy Smith, dans l’article « Les circuits courts de proximité : une proposition de pluralisme agricole et alimentaire », en France, analysent la capacité des producteurs à assumer en interne toutes les fonctions alimentaires (transformation, distribution, etc.) et à s’insérer, ou non, dans les filières classiques. Il s’avère qu’ils n’ont bien souvent pas accès au financement, au travail, aux fournisseurs et aux débouchés nécessaires à leur développement et doivent proposer de nouvelles formes organisationnelles, tant par la modification des systèmes d’exploitation que par la mise en place de nouveaux outils collectifs locaux. Les circuits courts de proximité constituent une proposition de pluralisme institutionnel agricole et alimentaire sur les territoires, mais dont la réalisation dépend de la volonté des acteurs publics locaux et nationaux à accompagner ces initiatives.

Quant à Nathalie Gravel et Josée Lemieux, dans l’article « L’agriculture urbaine et périurbaine au Brésil, une dynamique de lutte pour l’appropriation de l’espace public par les citoyens », elles rendent compte de l’effet des changements politiques sur la reconnaissance des jardins urbains. Si les jardiniers urbains agissent individuellement et contestent des règles, ils négocient et constituent de nouvelles règles et trouvent de nouveaux arrangements. Ainsi, les citoyens, organisés ou non à l’intérieur de mouvements agroécologiques, revendiquent un droit d’appropriation de terres publiques à des fins nourricières. Mais des acteurs externes peuvent aussi contribuer à la résolution de conflits et à assurer une sorte de légitimité des groupes locaux. Les chercheurs et enseignants sont également acteurs dans ces processus.

Ces trois contributions montrent qu’au-delà des technicités inhérentes à la mise en place de nouveaux réseaux logistiques (qu’impliquent la communication entre acteurs disparates, l’organisation de réunion, l’animation de collectif, la traduction entre différents types de connaissances et de manières de faire), la question est éminemment politique. Politique, au sens où elle implique la mise en place d’une arène de rencontre et de confrontation des points de vue et de concertation dans la mise en place d’actions collectives. Politique également par l’exercice du pouvoir d’infléchir ces actions collectives. L’effet que confère l’appartenance des acteurs aux cercles politiques comme le montre l’article de Gravel et Lemieux en est une illustration. À l’inverse, l’article de Corade et ses collègues donne l’exemple de l’intégration en filières de la logique agro-industrielle qui rend difficile la création d’une telle arène.

Ces rapports de force et les nouvelles alliances entre acteurs ont été précédemment approfondis dans le numéro spécial de la revue Norois (2022, N° 262) sur « Les défis de la gouvernance alimentaire : rapports de force, précarité et participation citoyenne ». Les articles publiés mettent en évidence la difficile articulation entre politique portée par les pouvoirs publics et initiatives locales portées par une diversité d’acteurs. Ils montrent que le processus participatif met bien en visibilité une variété d’initiatives mais peine à générer des actions concrètes, qui s’actualisent plutôt à l’échelle locale des communes ou des associations plutôt qu’à une échelle plus institutionnelle. Ainsi, la participation semble davantage résulter de la capacité des porteurs à mobiliser leurs réseaux que de celle du dispositif à enrôler les acteurs. Au-delà de l’implication des acteurs, ce sont les actions collectives qui relaient l’action publique et ancrent territorialement les projets alimentaires. Il s’agit de partir de l’initiative locale pour mobiliser les ressources territoriales dans une action collective et ce faisant, contribuer à construire du territoire en augmentant l’empowerment des acteurs et la cohésion sociale. Cela nécessite de définir des modalités contemporaines de coopération entre rural et urbain afin de porter un projet territorial transversal et demande une pédagogie transmissive pour tenter de lisser les inégalités de pouvoir et de co-construire un cadre de dialogue commun entre les partenaires. Comment le besoin d’hétérogénéité inhérent à ces nouvelles coopérations peut-il cohabiter avec les persistances des anciennes manières de faire du modèle dominant ?

Ouverture

Ainsi, si la diversité des acteurs impliqués dans la gouvernance alimentaire territoriale ne fait pas de doute, et si leur participation est recherchée, on s’aperçoit de la place prépondérante d’acteurs hybrides, intermédiaires entre des modèles agricoles et alimentaires et entre des mondes civiques, professionnels et institutionnels.

Regarder la trajectoire de démarches très diverses en interrogeant l’articulation entre différentes échelles permet de souligner le rôle d’une multiplicité d’acteurs dans les transitions en cours : le rôle direct, par l’engagement dans les démarches, d’acteurs associatifs autant que publics ou de la distribution ; le rôle indirect de certains acteurs qui interviennent via leurs missions d’accompagnement, le financement, la mise en place de programme de recherche, d’action ou la mise en oeuvre de certaines politiques.

Si la transition alimentaire traverse toutes les échelles du local au global et génère des innovations organisationnelles, elle met aussi en tensiondes pôles et l’effort de conciliation génère de l’innovation sociale. Il faut prendre en compte cette complexité. Et mettre en marche les mécanismes permettant de passer de la concertation à la transformation par l’action.