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Le patrimoine, ce mot qui fait appel à l’idée d’un héritage légué par les générations antérieures, évoque à la fois l’authenticité de certains objets, leur valeur, le poids de la tradition ou le respect du passé, un appareil législatif et réglementaire, des institutions, des usages touristiques et savants, une architecture du réemploi, voire un développement culturel.
Dans ce contexte de mondialisation, de crise des identités et d’économie, le patrimoine constitue un des centres d’intérêt qui mobilisent de plus en plus les agents sociaux aux logiques et déterminations différentes, parfois même opposées. Il fait l’objet d’un intérêt grandissant à l’échelle internationale, comme enjeu de développement économique, touristique et identitaire.
Dans ce monde qui bouge continuellement, le patrimoine semble être le dernier élément de permanence et de référence dont les humains disposent. Un passage de l’édifice isolé à tous les lieux de mémoire de l’activité humaine, aux sites, aux ensembles urbains et aux paysages a marqué le concept du patrimoine, ces dernières décennies. Chaque génération tente de définir les limites de l’objet patrimonial. Ce dernier s’est toujours ouvert et élargi à la réalité sociale, économique et culturelle contemporaine. Aujourd’hui, tout est pratiquement patrimonial.
Dans ce contexte, l’ouvrage Les Confins du patrimoine se révèle particulièrement captivant, car il expose les dénotations et les connotations du patrimoine, la question de la compréhension des phénomènes patrimoniaux et les tentatives de mettre en place des instruments normatifs qui cadreraient l’étude, la gestion, voire la protection de ces manifestations.
À travers ce livre, Martin Drouin, Lucie K. Morisset et Michel Rautenberg orientent la communauté des chercheurs, les lecteurs et tous les acteurs qui s’y intéressent vers de nouvelles pistes de réflexion sur les variations du sens et du contenu du patrimoine, sur ses divers enjeux et dimensions selon les différents contextes et sur ses implications aux plans praxéologique et théorique. Des discordances entre des conceptions du patrimoine et des modes de gestion patrimoniale ainsi que des différenciations linguistiques des conceptions patrimoniales sont constatées et soulignées à travers des exemples étudiés en France ou ailleurs dans le monde.
L’ouvrage explore une nouvelle frontière de l’expansion patrimoniale. À travers la présentation de plusieurs cas très diversifiés, les auteurs privilégient l’analyse de tensions entre conceptions patrimoniales dans des contextes territoriaux, politiques ou culturels.
Ils soulignent les contradictions dans les conceptions du patrimoine à différentes échelles (locale, nationale, internationale) et dans différents lieux, de même que les discordances entre des conceptions du patrimoine et des modes de gestion patrimoniale ; ils parlent aussi des différenciations linguistiques des conceptions patrimoniales et, conséquemment, des cultures différenciées du patrimoine. Parallèlement, ou subséquemment, ils font ressortir la transformation de la notion et des objets de patrimoine sur un territoire ou au sein d’une communauté, ainsi que la perméabilité, souvent inavouée, des conceptions du patrimoine.
Les confins du patrimoine, un livre de 300 pages, est organisé en neuf axes, regroupés en trois parties. La première partie, intitulée « Du bon vieux monument aux politiques de la reconnaissance », porte sur la mutation des rapports au patrimoine à travers trois études : la « dépatternisation » du patrimoine en terrain postindustriel (France/Royaume-Uni), établie par Sarah Rojon ; le lavoir à charbon des Chavannes à Montceau-les-Mines :(« Le laisser-faire comme projet patrimonial »), par Thierry Bonnot ; et la consommation du patrimoine (« Quand le marché et l’appropriation se mêlent »), par Macarena Hernández-Ramírez et Esteban Ruiz-Ballesteros.
L’étude de cas comparative effectuée par Sarah Rojon est tirée d’un travail de terrain ethnographique relatif à l’appropriation par l’image d’espaces urbains postindustriels chez des photographes amateurs. Elle met en question des pratiques culturelles (ré)créatives et interactives qui s’épanouissent en dehors du contrôle des institutions patrimoniales traditionnelles, sans négation de leur influence. À partir d’un ensemble d’exemples, Rojon présente plusieurs aspects de la question, comme l’imposition du pouvoir par le haut ou des résistances par le bas, selon différents contextes nationaux. Elle souligne qu’à l’aune des transformations technologiques de l’information et de la communication, un changement de paradigme, la « dépatternisation » du patrimoine, s’avère indispensable. Et elle propose le recours à des pratiques novatrices, en exprimant un souhait de rupture avec la vague des patrimonialisations telles qu’étudiées depuis les années 1990. Rojon précise aussi que l’accès aux récentes technologies révèle des potentialités nouvelles pour médiatiser et partager les objets patrimoniaux.
Quant à Thierry Bonnot, se basant sur le cas du lavoir à charbon des Chavannes, à Montceau-les-Mines, en France, il tente de saisir les diverses modalités, antagonistes, de construction ou de contestation du patrimoine, et de définition même de la notion de patrimoine. Enfin, le dernier élément de cette partie du livre, présenté par Macarena Hernández-Ramírez et Esteban Ruiz-Ballesteros, concerne l’élargissement de la notion du patrimoine et montre l’importance de l’intégration de la consommation dans l’étude du patrimoine en le présentant comme un élément de base de la construction du sujet social.
La deuxième partie, intitulée « Les « émergences : lorsque s’en mêlent les soubassements de l’histoire », est basée sur trois études : « Patrimoniu et casale, deux visions corses du patrimoine ? », élaborée par Pierre Bertoncini ; « Les musées et les identités au pays basque et en catalogne : enjeux politiques et sociaux du patrimoine dans l’Espagne actuelle », par Iñaki Arrieta Urtizberea et Xavier Roigé ; et « La conception du patrimoine au Cameroun postcolonial : enjeux et logiques des acteurs », par Isidore Pascal Ndjock Nyobe.
Trois textes qui traitent des « mécanismes de reconnaissance » permettant (ou non) « l’émergence » de nouveaux patrimoines et où « les logiques d’échelles et d’acteurs se confrontent à de nombreux paradoxes ». Dans le premier, les auteurs soulignent que l’État demeure un acteur important de la scène patrimoniale et que le territoire est le théâtre de conflits « glottopolitiques » opposant langue française et langue corse, tout en faisant remarquer les frontières perméables et imprécises des conceptions du patrimoine. Le deuxième texte s’intéresse aux musées, qui constituent un « terrain de revendication », et expose la dialectique entre le local et le national, le national et le global et entre l’histoire, l’art et l’ethnologie. Devant ces défis, les auteurs concluent que les musées semblent répondre, plus que jamais, à cette dialectique (local, national, global), mais se demandent s’ils seront toujours capables de le faire dans l’avenir.
Le dernier texte de cette partie évoque un aspect d’une extrême importance relativement au patrimoine en tant que porteur de pans entiers d’histoire culturelle et sociopolitique, à travers l’exemple du Cameroun, avec ses réalités historiques marquées par une forte influence « coloniale » occidentale. Dans un tel contexte, le mouvement de patrimonialisation « venu d’ailleurs » a transporté avec lui tout un système de valeurs occidentales qui véhiculent des références au discours colonial en matière de patrimoine (législation, valeur, procédures, etc.).
La troisième partie de l’ouvrage aborde la question des « va-et-vient transnationaux du patrimoine ». Elle est composée de trois études : « Les effets du séisme du 11 mars 2011 dans la redéfinition du patrimoine japonais : l’accession du Washoku sur la liste du PCI », élaborée par Shun Nakayama ; « L’essor des patrimoines culturels et leur instrumentalisation dans la région portuaire de Rio de Janeiro », par Jérôme Souty ; et « Du patrimoine au patrimoine européen : de la mobilisation du concept à son utilisation dans les réseaux transnationaux des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe », par Marie Gaillard.
Le risque de perte de patrimoine par les catastrophes naturelles, industrielles ou de guerre a conduit les États à se préoccuper de la conservation de leurs patrimoines, à l’image du Japon dont le tremblement de terre du 11 mars 2011 et l’accident nucléaire de Fukushima ont incité le gouvernement à prendre des mesures de conservation d’urgence et à proposer l’inscription de son art culinaire, le Washoku, sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité (PCI) de l’UNESCO.
De son côté, Jérôme Souty se penche sur la mise en valeur du patrimoine par une démarche descendante, du haut vers le bas, sans concertation avec la population. Il présente le cas de la mise en tourisme de l’ancien port industriel Porto Maravilha, de Rio de Janeiro, au Brésil. Il s’agit d’un vaste programme de valorisation du patrimoine élaboré par la municipalité « sorte de marketing » dans le cadre de la Coupe du monde de football (soccer) et les Jeux olympiques. Souty montre que, malgré un consensus affiché, il existe des tensions entre différentes formes de patrimonialisation qui s’exercent à plusieurs échelles et selon des modalités différentes. Le texte souligne l’existence d’une diversité d’interprétations de la mémoire collective qui peut conduire à des appropriations et à des valorisations divergentes du patrimoine et, parfois, à des conflits entre divers acteurs.
Le dernier élément de cet ouvrage, présenté par Marie Guillard, met l’accent sur l’européanisation du patrimoine dans le cadre des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe (ICCE) en soulignant que l’uniformité des textes et des discours ne doit pas faire oublier la diversité des réflexions, des points de vue et des conceptions du patrimoine européen.
En somme, cet ouvrage passionnant ouvre plusieurs pistes pertinentes de réflexion sur le patrimoine (sens, contenu, méthodes de gestion et de mise en valeur) à travers des études de cas. En conclusion, Lucie K. Morisset souligne des points très importants concernant les différenciations linguistiques (l’importance de la langue) des représentations et des cultures différenciées du patrimoine, ainsi que les discordances entre les perceptions du patrimoine, les modes de gestion et la transformation de la notion et des objets patrimoniaux sur un territoire ou au sein d’une communauté (l’élargissement du champ patrimonial). L’ouvrage soulève ainsi plusieurs interrogations méritant une réflexion approfondie.