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Introduction

Les débats sur la croissance et ses limites appellent, de différentes façons, à des changements profonds dans les manières de concevoir la production et l’exploitation des ressources naturelles (ven den Bergh, 2017). Ils mettent en question les pratiques de développement territorial et, dans une perspective socioécologique, soulignent la nécessité d’apporter des changements profonds et rapides dans les systèmes de production (Haberl et al., 2011). C’est sur ce constat qu’est progressivement réactualisé le concept de transition, hérité des années 1980, et qui prend alors une nouvelle dimension. Les transitions vers la durabilité sont des processus multidimensionnels, multiacteurs, caractérisés par une inscription dans un temps long et une incertitude intrinsèque sur l’objectif final. Elles mettent en débat des valeurs évolutives (Leiserowitz et al., 2006) et se construisent en partie sur des mécanismes contestataires tout en s’inscrivant dans une nécessaire normativité quant aux trajectoires à emprunter (Köhler et al., 2019). Très étudiés sur leur versant sociotechnique, les processus de transition n’ont que récemment attiré l’attention des géographes et des économistes territoriaux, lesquels se sont depuis emparés de la question en formulant de nombreuses propositions (Murphy, 2015).

Néanmoins, ces questions restent peu documentées dans le secteur forestier, ce qui peut paraître paradoxal tant sont forts les enjeux et attentes vis-à-vis du secteur. En effet, les espaces forestiers sont au centre d’enjeux croisés. Ils sont pourvoyeurs d’activités économiques, donc d’emplois dans les zones rurales et périphériques. Ce sont aussi des marqueurs territoriaux et patrimoniaux importants dont les liens avec les populations ont contribué à façonner le paysage et les écosystèmes. Mais la forêt est aussi au coeur de débats de société et de controverses, notamment environnementales, sur fond d’injonctions globales à mettre en oeuvre des formes de développement durable, démarches au sein desquelles elle est déjà fortement sollicitée. De la même manière, les secteurs de l’exploitation forestière et de l’industrie du bois apportent des réponses particulières à ces questions, tant sur le plan énergétique que sur ceux des matériaux renouvelables, de la chimie verte ou des aménités et services fournis par les écosystèmes forestiers (Weiss et al., 2011).

Les trajectoires empruntées par les acteurs et les systèmes de production sont donc potentiellement nombreuses et diversifiées. On doit de plus les étudier en tenant compte de la multiplicité des échelles où elles se manifestent (Miörner et Binz, 2020). À ce titre, un mouvement de régionalisation des politiques forestières s’opère depuis plusieurs années aux niveaux européen (Degron, 2009) et infranational. Ce mouvement est couplé à une attente de plus en plus forte concernant la mise en oeuvre concertée et différenciée de l’action publique (Sergent, 2013). Bien que la politique forestière en France soit encore relativement centralisée, les collectivités et les acteurs locaux disposent aujourd’hui de plus en plus d’instruments d’action collective à forte composante territoriale, portés à la fois par les acteurs publics et privés. Ces changements concourent à la redéfinition de certains rapports de force et à l’émergence de dynamiques multiples, à la fois influencées par des référentiels globaux et des spécificités d’ordre territorial, comme cela a été mis en évidence dans le cas du bois-énergie (Banos et Dehez, 2015). Dans un contexte de convergence des préoccupations environnementales et d’une volonté de reterritorialisation des leviers du développement dans le secteur forestier (Lenglet et Caurla, 2020), les acteurs et les ressources qu’ils mobilisent sont au coeur de la construction de nouvelles trajectoires (François et al., 2013). Considérés de manière concomitante, ces enjeux et le faisceau de tensions qui parcourent aujourd’hui les espaces forestiers, l’industrie du bois et les territoires font de l’articulation de ces éléments une entrée privilégiée pour l’observation des processus de transition.

Dans cet article, nous voulons mettre en évidence les coordinations nécessaires au portage de projets de territoire associant le secteur forêt-bois sur le long terme, ainsi que les ressources mobilisées ou créées pour développer ces stratégies. Aussi, proposons-nous de répondre à la question suivante : comment les acteurs se coordonnent-ils et mobilisent-ils différentes ressources afin de démarrer un processus de transition sur le territoire ? Nous explorons pour cela deux hypothèses : H1) Les acteurs du territoire adoptent de manière croissante des approches expérimentales et démonstratives du développement local, en particulier associées à un argumentaire de durabilité autour des questions forestières. H2) Les trajectoires déployées aboutissent à une reconfiguration des systèmes de production et de construction de valeur par le collectif.

Afin d’en éprouver la validité, dans un premier temps, nous revenons sur les différentes approches existantes pour l’étude des transitions puis, après en avoir pointé certaines limites opérationnelles au niveau territorial, nous proposons un cadre conceptuel permettant de dépasser ces limites. Nous nous appuyons ensuite sur l’étude de la région d’Épinal, dans les Vosges, pour comprendre comment la forêt et le bois peuvent, dans le cadre d’un projet collectif mobilisant les ressources locales, contribuer à l’émergence de trajectoires différentes.

Vers une approche de la transition dans les systèmes forestiers territorialisés

Statégies d’adaptation et trajectoires de transition

Derrière une définition générale de la transition, cohabitent en réalité de nombreuses approches, distinctes mais complémentaires. Parmi elles, l’approche sociométabolique postule que l’unité pertinente d’observation des transitions est la « société », laquelle entre en interaction, sur un temps long, avec de nombreux autres « systèmes environnementaux » qui lui confèrent des limites fixées et au sein desquelles s’organisent des flux (Fischer-Kowalski et Rotmans, 2009). Les transitions sont schématiquement ramenées à une équation entre anciennes et nouvelles ressources et sont associées à des changements dans leurs modalités d’exploitation et de renouvellement. Sur un autre versant, l’approche dite néerlandaise propose une entrée pragmatique, complémentaire de la première (pour une synthèse voir Köhler et al., 2019). Les transitions y sont étudiées sous l’angle sociotechnique, notamment dans la perspective multiniveaux (multi-level perspective [MLP]) proposée par Geels (2002) et plusieurs fois actualisée (Geels et al., 2016). Les tenants de cette école conceptualisent la transition comme un processus évolutif de reconfiguration de différents « régimes » s’inscrivant dans un large « paysage sociotechnique » et influencés par une multitude de « niches » propices à l’émergence d’innovations. Généralement radicales, ces innovations sont d’abord portées par de petits réseaux d’acteurs avant d’être, en cas de succès, intégrées au régime sociotechnique dominant. Cette approche constitue un modèle explicatif permettant d’aborder clairement la question de l’imbrication des échelles et de souligner le rôle d’incubateur que peuvent jouer les territoires.

Bien qu’ayant entraîné de nombreux développements et fait la démonstration de leur pertinence dans l’analyse de situations variées, les limites de ces approches sont régulièrement pointées et restent à ce jour insuffisamment explorées. Les études de transition sont notamment restées longtemps éloignées des questions spatiales. Ce manque de prise en considération des déterminants institutionnels et sociospatiaux inhérents au caractère différentiel et local des modalités de transition a d’ailleurs attiré l’attention des géographes, plaidant pour une re-spatialisation de l’analyse (Smith et al., 2010 ; Benneworth et Coenen, 2012). De Haan et Rotmans (2018) soulignent également que les acteurs restent trop peu représentés et que leur rôle demeure insuffisamment conceptualisé.

Le modèle des transitions sociotechniques trouve une limite dans un contexte où les enjeux normatifs et institutionnels de durabilité s’expriment avec plus de force que ceux liés à la stricte production. L’innovation territoriale ne se situe en effet pas exclusivement du côté de l’offre, elle est une des conséquences des évolutions du système de consommation et des attentes des citoyens (Kebir et al., 2017 ; Rallet et Torre, 2017). Elle se manifeste fortement dans ses dimensions sociales et institutionnelles (Torre, 2018a), ce qui, en matière de transition, prend le contre-pied d’une approche centrée sur l’innovation technologique (Lachman, 2013). Des travaux soulignent aujourd’hui l’importance du contexte territorial et du rôle des acteurs dans l’émergence des transitions (Hansen et Coenen, 2015 ; Truffer et al., 2015), par exemple dans le domaine de l’énergie (Coenen et al., 2010 ; Späth et Rohracher, 2010 ; Schot et al., 2016). Ainsi, aller vers un système industriel moins (sur)spécialisé, plus territorialisé apparaît par exemple comme une des clés pour amorcer la transition socioécologique (Béfort et al., 2019). L’étude de ces trajectoires met également en avant le rôle déterminant joué par les dynamiques de proximité dans les stratégies de reterritorialisation et de développement durable (Bognon et Marty, 2015). Ces apports se sont traduits par le développement d’approches et d’outils analytiques dédiés, permettant d’appréhender les questions d’échelle et de dynamiques institutionnelles (Loorbach et al., 2020 ; Strambach et Pflitsch, 2020)

Intégrer la dimension territoriale de la transition : la piste des milieux valuateurs

Partant de ces critiques, Huguenin (2017) suggère un approfondissement à travers une actualisation du concept de milieu innovateur (Crevoisier, 2004). Il propose pour cela la notion de « milieu valuateur » pour rendre compte des mécanismes territoriaux de reconstruction de la valeur intégrant la multidimensionnalité des transitions (système d’acteurs, territoire, construction de valeur). Contrairement aux modèles précédents – milieux innovateurs, clusters ou modèles d’innovation territoriale (Moulaert et Sekia, 2003) – qui positionnent principalement l’innovation du côté de l’offre, l’objectif est ici de dépasser le découpage artificiel entre territoires producteurs et consommateurs pour intégrer l’ensemble dans un paysage social, culturel et institutionnel commun à travers les apports de la théorie de la valuation. La valuation repose sur des processus croisés d’évaluation et de valorisation, permettant d’articuler un ensemble de valeurs économiques et non économiques autour d’un objet ciblé (Vatin, 2009 ; Beckert et Aspers, 2011). Elle s’appuie largement sur les pratiques de démonstration visant à médiatiser de nouveaux modes de production et de consommation (Späth et Rohracher, 2012 ; Huguenin et Jeannerat, 2017 ; Kebir et al., 2017), la valeur étant le résultat tant de l’encastrement de pratiques alternatives dans la culture locale que des processus fonctionnels de production (Jeannerat et Kebir, 2016 ; Jeannerat, 2020).

Intégrant à la fois la capacité d’action des acteurs, y compris non politiques, et les aspirations de transition et de durabilité, le milieu valuateur s’appuie de la même manière sur des dynamiques de publicisation pour créer « des prédispositions sociales locales à de nouvelles manières de produire et consommer ultérieures » (Huguenin, 2017 : 39). Ce positionnement permet non seulement d’intégrer les déterminants spatiaux à l’analyse temporelle de la transition, mais reconnaît également que les différents acteurs locaux disposent d’un potentiel créatif équivalent, évitant ainsi de surestimer le rôle du politique. Nous procédons ici à un découpage du processus en plusieurs étapes (tableau 1) et nous proposons de l’enrichir en y associant des éléments d’analyse de la dynamique des ressources (Kebir, 2016), dont Farla et al. (2012) soulignent le rôle essentiel dans les processus de transition.

Méthodologie et cas d’étude

Situé dans le nord-est de la France, le massif vosgien est une zone de moyenne montagne particulièrement forestière. L’important taux de boisement du massif a très tôt conduit au développement d’une économie liée au bois et à la forêt. Les petites entreprises sont majoritaires malgré la présence de quelques acteurs industriels d’importance internationale comme l’entreprise papetière Norske Skog ou le groupe autrichien Eagger. Depuis plusieurs décennies, le département des Vosges s’illustre particulièrement sur les questions de développement intégrant la filière forêt-bois. En lien avec les entreprises, les collectivités élaborent des stratégies complexes comme c’est le cas du pays d’Épinal Coeur des Vosges. Ce pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) regroupe trois communautés de communes et constitue l’extrémité sud du secteur métropolitain européen du sillon lorrain (figure 1). Engagés depuis le milieu des années 1980 dans la promotion et la valorisation du bois, les élus et acteurs politiques locaux ont contribué à maintenir et à redévelopper le secteur. Un pôle de recherche et de formation, le Campus Bois, se met progressivement en place et regroupe activités d’enseignement, de recherche et de transfert technologique.

Notre étude se base sur une enquête de terrain conduite entre 2017 et 2020. Elle repose sur l’analyse d’un corpus documentaire (documents techniques, supports de communication, presse spécialisée) et d’une série de 21 entretiens semi-directifs réalisés avec des acteurs du développement local et de la filière forêt-bois (élus, chargés de mission en collectivité, scieurs, gestionnaires forestiers, chercheurs). Les thèmes abordés lors des entretiens visaient à faire comprendre la manière dont les projets ont émergé sur le territoire, les jeux d’acteurs mis en place et les types de ressources mobilisées par les différentes parties prenantes. La phase de terrain a été complétée par plusieurs séances d’observation (réunions publiques, visites organisées pour des tiers). L’intérêt continu porté à ces questions depuis 40 ans dans les Vosges permet de prendre un certain recul sur les trajectoires empruntées et les dynamiques générées sur le territoire.

Constitution d’un écoparc bois soutenable - entre ingénierie industrielle et territoriale

De la grappe industrielle au projet intégré de la Green Valley

À la fin des années 1980, le géant papetier norvégien Norske Skog cherche à s’implanter sur le marché ouest-européen des papiers de publication. Grâce à l’implication des collectivités locales, un site est sélectionné à proximité d’Épinal, sur la commune de Golbey. L’entreprise produit annuellement 600 000 tonnes de papier et devient un acteur économique majeur en vertu des 320 emplois générés. En 2009, les élus du territoire décident de se doter d’un nouvel outil et optent pour la création d’une société d’économie mixte[1] (SEM). La SEM de développement économique d’Épinal-Golbey est détenue à 84 % par les collectivités et, dans une moindre mesure, par des acteurs du secteur privé, dont Norske Skog. L’objectif qui lui est assigné est d’apporter un soutien aux entreprises du territoire et de les accompagner dans leurs projets de développement en leur proposant un capital d’amorçage. Le premier projet industriel soutenu par la SEM est l’entreprise NrGaïa, dont le procédé de fabrication de ouate de cellulose à partir de papier journal est développé en association avec le Campus Bois. Norske Skog revend ainsi une partie des papiers usagés à NrGaïa, assurant son approvisionnement. Cette première réalisation conforte les collectivités dans leur ambition de développer une grappe d’entreprises spécialisées autour du site. La démarche rejoint les attentes de Norske Skog, qui subit alors les conséquences d’une baisse de la consommation de papier couplée à une augmentation des coûts de l’énergie.

TABLEAU 1

Moments-clés de la construction d’une alternative par le milieu valuateur

Moments-clés de la construction d’une alternative par le milieu valuateur
Conception : Lenglet, 2020

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FIGURE 1

Localisation et principales initiatives portées par le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) d’Épinal

Localisation et principales initiatives portées par le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) d’Épinal
Conception : Lenglet, 2020

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Pour y faire face, l’entreprise développe une politique de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et d’innovation particulièrement marquée, et elle mise sur un fonctionnement symbiotique avec d’autres entreprises et acteurs du territoire. L’initiative de la Green Valley débute alors, cherchant à structurer et à augmenter la visibilité des actions conduites. Le projet est amorcé par la création d’Ecodev, une société de codéveloppement dérivée de la SEM, qui formalise un certain nombre de relations préexistantes sur lesquelles repose la démarche. En 2010, le projet est labellisé « grappe d’entreprise » par la Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires (DATAR) : la Green Valley se positionne stratégiquement sur la mise en oeuvre d’un projet d’écologie industrielle à grande échelle visant à promouvoir les mutualisations et à favoriser l’arrivée de nouvelles activités. Rapidement, le groupe suisse Pavatex annonce son intention d’y implanter une unité de production d’isolant. L’usine est pensée dans une logique symbiotique avec Norske Skog, leur colocalisation permettant une mise en commun des moyens et une optimisation des flux.

L’écologie industrielle et territoriale : valeur par la démonstration

La Green Valley se construit en partie sur la valorisation des ressources locales et par une mise en application des principes de l’écologie industrielle. Elle développe une communication stratégique axée sur la bioéconomie et l’économie circulaire, et favorise l’accès du site aux publics professionnels et de l’enseignement. Ce positionnement s’aligne avec la montée en puissance de la bioéconomie au niveau européen, et sa mise en scène constitue une occasion favorable pour des industries qui accusent un déficit d’image environnementale (Nieddu et al., 2010). L’écoparc se construit une identité forte, basée sur les usages principalement non traditionnels du bois et par une volonté affirmée d’asseoir son développement sur des synergies industrielles (pas comme cobénéfice a posteriori, mais comme argument premier pour l’installation de nouvelles entreprises). Cet affichage s’avère d’ailleurs payant puisque la SEM, en 2014, est sélectionnée pour le prix « Entreprises et environnement » décerné par le ministère en charge de l’environnement, une sélection qui lui fait bénéficier d’une importante couverture médiatique.

De plus, l’écologie industrielle et territoriale permet ici de sortir d’une logique de grappes sectorielles et invite à reconsidérer le statut accordé aux ressources dans une logique circulaire (Buclet, 2017). Toutes les symbioses mises en oeuvre autour de Norske Skog partent de l’idée non seulement de mutualiser les moyens ou les réseaux, mais également d’optimiser l’utilisation des différentes ressources (matière première, produits et coproduits, savoir-faire). La chaleur fatale, objet a priori non valorisable par le système initial de production, a par exemple rapidement été désignée ressource potentielle. Avec Pavatex, l’utilisation de la vapeur est encore valorisée dans la production de laine de bois, achevant de transformer en gain environnemental et financier ce qui est perçu comme une perte dans le modèle industriel classique. Dans le cas particulier où la ressource est un coproduit, le système de production entraîne positivement l’objet, qui acquiert alors un nouveau statut et offre des possibilités nouvelles, y compris à des acteurs extérieurs. Le risque de pénurie est donc limité (impossibilité de surexploiter), mais les systèmes de production sont alors imbriqués et interdépendants.

Bâtir un projet de territoire autour de la ressource en hêtre

Établir une combinaison d’enjeux autour du hêtre

À partir de 2009, les élus du pays d’Épinal mènent une réflexion sur la possibilité de développer un nouveau projet autour du bois. Confronté à des difficultés importantes, le secteur forestier est perçu comme porteur d’enjeux et d’opportunités : maintien des emplois, valorisation des compétences et des ressources locales. Un diagnostic désigne le hêtre (Fagus sylvatica) comme essence forestière stratégique et dresse le constat d’une ressource présente mais peu valorisée, qu’une combinaison d’événements entraîne dans une dynamique d’épuisement. Moins de 10 ans après le passage de la tempête Lothar, en 1999, le paysage forestier et économique est encore largement affecté. La mise sur le marché d’importantes quantités de bois et l’arrêt des exportations ont pour conséquence l’effondrement des cours du hêtre. Ces difficultés s’ajoutent à celles auxquelles font déjà face les entreprises de première transformation et à une qualité du bois reconnue comme faible au regard des utilisations traditionnelles (emballage, calage). Bien que peu transformé localement, le hêtre est un symbole et représente un revenu non négligeable pour les communes et les scieries du territoire. En novembre 2011, les élus déposent une réponse à l’appel à projet de la DATAR pour la constitution d’un pôle d’excellence rurale (PER) de structuration de la filière bois feuillus des Vosges.

Un portage politique fort pour faire du territoire une vitrine de valorisation

Afin d’animer ses actions et de porter les projets forêt-bois sur son territoire, le PER se dote rapidement d’un nouvel outil, avec la création de la marque territoriale Terres de Hêtre, justifiée par le besoin de rassembler les acteurs de la filière derrière un même projet et de renforcer sa visibilité. La validation du PER par l’État s’accompagne d’une subvention de 1,4 million d’euros pour la réalisation de trois projets spécifiques : un ensemble d’unités d’hébergement de loisir, .un atelier du bois destiné à la fabrication d’équipements des forêts publiques et une couveuse d’entreprises chargée d’accompagner des projets entrepreneuriaux en lien avec le Campus Bois.

Ces trois projets sont pensés comme des outils de développement et de démonstration : ils doivent permettre le développement d’un écosystème territorial autour de l’économie de la forêt et du bois tout en valorisant des essences locales. Les réalisations illustrent le caractère expérimental de la démarche, qui repose sur l’innovation technologique à travers la mise en oeuvre du hêtre en circuit court et le recours à des produits d’ingénierie innovants (bois de hêtre thermo-traité, lamellé-collé). Elles ouvrent la voie à des premières technologiques avec le concours d’instituts techniques qui accompagnent les projets. Ces démarches nécessitent de plus l’implication d’acteurs divers (architectes, chercheurs, collectivités, forestiers) pour la réalisation de projets techniquement et politiquement risqués, mais permettant le déploiement d’une stratégie de développement adossée aux forces identifiées du territoire. Les réalisations sont aujourd’hui régulièrement citées en exemple sur un plan technique, mais incarnent également une forme de solution de rechange aux modèles classiques de production et de distribution en favorisant les circuits de proximité et en relocalisant les leviers d’action.

Le pays d’Épinal est également très actif dans la promotion de ses initiatives. Depuis 2013, Terres de Hêtre y organise un colloque annuel sur le thème de l’utilisation du feuillu en construction et lance régulièrement des concours d’architecture internationaux. La marque développe des partenariats sur des sujets forestiers avec des acteurs extérieurs influents comme les parcs naturels régionaux (PNR) ou les métropoles voisines. L’ensemble des actions est repris et formalisé au sein d’une charte forestière de territoire lancée en 2016, visant à mettre en cohérence les initiatives sur le territoire. À travers les actions menées, le pays d’Épinal se positionne comme une référence pour d’autres territoires et fait du PETR un laboratoire territorial et un partenaire privilégié pour les projets de recherche ou de développement de plus grande envergure. En revanche, l’initiative ne convainc pas tous les acteurs industriels et certains expriment leur scepticisme. Les opposants qui se manifestent perçoivent le projet comme un alibi politique n’ayant pas de pertinence d’un point de vue technique, ni la ressource ni l’outil industriel n’étant adaptés à l’utilisation de feuillus en construction et le marché étant encore inexistant.

Discussion : construire une solution de rechange par le milieu valuateur sur le Pays d’Épinal

Une nécessaire adaptation des ressources et des systèmes de production

Définition du problème : déterminer un motif d’action

Toutes les actions entreprises décrites précédemment ont pour origine l’anticipation d’un dysfonctionnement des systèmes de production, perçus comme non durables (épuisement des ressources, diminution de la demande, impacts environnementaux, etc.). Elles se rapprochent en ceci d’une sorte d’innovation soutenable, par leur ambition (Kebir et al., 2017), mais adoptent des formes diverses. Certaines actions s’inscrivent relativement bien dans une approche de type sociotechnique, cherchant à développer des niches en misant sur des solutions technologiques. C’est le cas avec les nouveaux procédés permettant l’utilisation du hêtre en structure ou les projets de la Green Valley. Néanmoins, cette approche ne donne à voir qu’un segment d’un processus bien plus large, d’ordre organisationnel, social et réglementaire. Ce dernier est en effet de nature incrémentielle ; la trajectoire des systèmes de production est marquée par le recours successif à des formes d’organisation spécifiques et à la recherche de solutions techniques (caractérisation, mise en oeuvre, évaluation) qui concourent à une requalification des ressources du territoire. Dans ces exemples, la stratégie s’appuie principalement sur des rapports de coopération à travers le partage, la mise en réseau et l’activation de proximités (Torre, 2018b). Elle permet le portage de projets complexes en mutualisant les forces et spécificités des parties prenantes (financement, communication, transfert de technologie). Les rapports de compétition sont peu déterminants entre les porteurs qui sont soit des collectivités, soit des entreprises oeuvrant sur des marchés distincts et organisés en collectifs.

Portage politique territorial : permettre l’émergence de solutions productives et organisationnelles

Chacun à sa manière, les différents projets étudiés modifient la structure productive du territoire. La requalification d’une ressource générique comme le hêtre, par exemple, déjà associée à un système de production traditionnel possédant ses propres catégories et routines, complexifie la démarche. Le choix de miser sur la valorisation très marginale du bois feuillu en construction s’inscrit dans une volonté d’activation de ressources perçues comme latentes et de la mobilisation d’un réseau d’acteurs autour d’un projet de développement défendu comme soutenable.

L’intention projetée sur l’objet n’est donc pas la même que précédemment : non plus simplement appréhendé à travers sa fonction, dans une perspective strictement productive, le hêtre devient un outil de développement et une source d’innovation pour le territoire. Sa mauvaise qualité – attribuée par le système de production préexistant – n’est pas un obstacle ; elle est l’une des raisons qui motivent le projet et la recherche de nouveaux débouchés. Un nouvel usage spécifique est donc conféré à la ressource (Kebir, 2016), mais n’est pas partagé par l’ensemble des acteurs, et les différents collectifs y attribuent des valeurs disjointes. Cette complexité souligne l’importance des coordinations nécessaires au portage de ces projets.

Les solutions proposées conduisent à l’établissement de différentes formes d’organisation spatiale : plus classique avec l’écosystème industriel de la Green Valley, plus diffuse et résiliaire dans le cas de la stratégie hêtre. Dans chacun des cas, les collectivités ou les entreprises s’insèrent, pour mobiliser les ressources, dans des réseaux de coévolution avec d’autres partenaires. Dans le cas du pays d’Épinal, c’est la détermination des acteurs publics à utiliser les différents dispositifs à leur disposition, parfois de manière détournée ou innovante, qui a permis à un territoire en déprise industrielle de se reconvertir progressivement en pôle d’expérimentation technologique et territoriale. À ce titre, la présence d’un important outil de recherche ainsi que de centres de transfert a considérablement influencé les orientations politiques. Si les articulations entre « rayonnement scientifique » et « fertilisation locale » restent à préciser (Charles et Charles, 2020), nos résultats plaident pour un renforcement mutuel de ces dynamiques.

Globalement, la gouvernance déployée permet de dépasser les limites d’une approche strictement sectorielle en redonnant des moyens d’action aux acteurs locaux pour assurer le pilotage des systèmes socioéconomiques (Torre, 2018b). En ce sens, elle offre un cadre privilégié pour conduire le changement et formaliser les trajectoires qui visent, à terme, une forme de transition territoriale.

Ces projets créent les conditions de la participation des acteurs dans les processus de prise de décision. Les instances, comme ici le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) et la société d’économie mixte (SEM), en sont des exemples fonctionnels et institués (figure 2), mais elles peuvent également prendre la forme d’associations ou de parc naturel régional (PNR), par exemple. Aussi, si comme le souligne Molinier (2018), l’écoparc d’Épinal-Golbey relève principalement d’un portage par un acteur central sur un plan technique, l’analyse de sa construction progressive révèle un enchevêtrement de liens évolutifs et de modes spécifiques de coordination, sans lesquels le projet n’aurait pu voir le jour. L’impulsion initiale repose sur un triptyque de ressources déterminées par la collectivité : la matière première présente en forêt, les connaissances produites au sein du Campus Bois et l’installation récente de la papetière Norske Skog disposant d’un capital important. Ces dispositifs de coordination traduisent l’engagement des acteurs, publics et privés à porter des projets de développement qui aboutissent à la définition d’une forme de gouvernance territoriale. Avec les projets développés, on peine néanmoins à réellement impliquer le citoyen et on s’enferme, par certains aspects, dans un cercle d’experts. Le public est marginalement sensibilisé, mais reste indirectement impliqué dans la construction de la valeur.

Asseoir la démonstration : lancer un débat sur les valeurs

Les propositions formulées pour les deux projets sont donc construites à la fois sur une démarche de mise en relation des acteurs et de requalification de certaines ressources, aboutissant à leur transformation en véritable outil de développement territorial. Néanmoins, en tant que proposition, elles sont également soumises à négociation et permettent la tenue d’un débat au cours duquel se cristallisent des valeurs.

FIGURE 2

Synoptique des trajectoires territoriales de la Green Valley et de Terres de Hêtre sur le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) d’Épinal. Coeur des Vosges

Synoptique des trajectoires territoriales de la Green Valley et de Terres de Hêtre sur le pôle d’équilibre territorial et rural (PETR) d’Épinal. Coeur des Vosges
Conception : Lenglet, 2020

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Par exemple, les projets développés par la Green Valley encouragent et rendent visible le développement de certaines pratiques (écologie industrielle, économie circulaire) sur la base de solutions techniques et d’arrangements institutionnels. En misant à la fois sur l’effet de levier de démonstrations technologiques et organisationnelles et sur une rhétorique environnementale maîtrisée, le projet a pu bénéficier à la fois d’importantes subventions et d’une forte visibilité. Les coordinations et modes de spécification mis en place tendent à ancrer le dispositif dans le territoire, bien qu’il reste soumis à une forme de validation par le marché. L’évaluation se construit donc bien progressivement, en anticipation d’une valorisation future, sur la base de la reconnaissance des valeurs portées par l’entreprise sur les questions environnementales et territoriales. Dans une logique différente, Terres de Hêtre et les actions conduites par le PETR d’Épinal s’inscrivent dans une approche pionnière ou de vaisseau amiral (Kebir et al., 2017). La valorisation sur le marché n’est pas ici une fin en soi, et le travail de légitimation repose sur la diffusion du modèle à d’autres acteurs du système de consommation par la médiatisation du projet. Les utilisateurs principaux (lead users)(ici les collectivités) entretiennent des relations avec les producteurs pour la définition et la caractérisation des produits alors même que le marché est encore inexistant.

Le projet entre en rupture avec les modèles traditionnels et propose une modification radicale (technologique et organisationnelle). Cette approche apparaît être une réponse aux phénomènes de verrouillage, lesquels ralentissent ou empêchent certaines initiatives de contribuer à un changement de pratiques ou d’amorcer une transition plus large (Klitkou et al., 2015). En effet, les normes et catégories techniques institutionnalisées et légitimées au fil du temps apparaissent comme autant d’obstacles à l’émergence de nouvelles solutions et ont pour effet de verrouiller le système de production tout en limitant les possibilités de changement au sein du système de consommation. Les réticences exprimées localement sont, pour les porteurs du projet, l’occasion de chercher une légitimité extraterritoriale à travers le caractère démonstratif des projets et une importante communication orientée vers l’extérieur. Le principal mode de légitimation n’agit donc pas dans la proximité géographique, il cherche à associer au projet d’autres acteurs influents qui assurent un relais de promotion de l’initiative (interprofessions, médias, acteurs d’autres secteurs ou étrangers) (Binz et al., 2016).

Le débat strictement technique auquel sont habitués les acteurs de la filière forêt-bois se mue ici en débat sur les valeurs, tout au long du processus de légitimation. Le processus d’évaluation se construit sur la base d’un lien avec le territoire et se manifeste à travers une mise en avant de la provenance de la ressource et des circuits courts ainsi que du recours à l’innovation et aux connaissances développées au sein du territoire. Sans remettre totalement en cause le système existant ni chercher à s’octroyer l’usage exclusif de la ressource, les promoteurs inscrivent leur projet dans la construction d’une alternative et justifient leur action par la constitution d’un portefeuille de valeurs à dominante territoriale et soutenable. À l’approche fonctionnelle classique se superposent indirectement des valeurs sociales (maintien des emplois, reconnaissance), environnementales (diminution de l’empreinte, gestion durable des ressources locales), mais aussi politiques (réappropriation des leviers d’action) ou esthétiques. De ce fait, la qualification des initiatives ne se fait pas uniquement sur un plan économique, mais repose bien sur un continuum d’évaluation-valorisation qui souligne la multidimensionnalité du processus de valuation, lequel intègre ici de nombreux effets indirects et son caractère démonstratif.

Charge de la démonstration et potentiel de transformation

Cette forte dimension démonstrative semble de plus en plus s’imposer comme une modalité d’action dans le secteur forêt-bois, auparavant peu habitué à l’innovation « par le bas » (Buttoud et al., 2011). Dans cette perspective, le territoire est à la fois un outil pour porter le projet politique et une voie de légitimation de l’action et de mobilisation de ressources. C’est aussi un élément de langage, jouant sur une rhétorique environnementale et de relocalisation, qui prend toute son importance au sein du réseau dense qui se constitue autour et au cours de ces projets. En effet, au cours des dernières années, une nouvelle constante semble se dessiner avec la revendication sinon d’une éthique, du moins d’une étiquette de durabilité et d’ancrage territorial des projets, notamment forestiers (Lenglet et Caurla, 2020). Cette étiquette se construit sur le rapport à des ressources locales ainsi qu’un travail sur l’ouverture et la visibilité des projets. Elle se construit également en jouant sur les discours de responsabilité liés au maintien des capacités productives du territoire (en forêt mais aussi dans l’industrie) et aux impératifs environnementaux (préservation des écosystèmes, démarche d’écologie industrielle et d’économie circulaire). Enfin, elle renvoie aux relations qu’entretiennent les acteurs avec leur milieu, aux questions d’usage des ressources et de communs (McGinnis et Ostrom, 2014). Néanmoins, si un consensus peut exister sur l’objectif à atteindre en suivant une trajectoire particulière, il ne garantit pas la légitimé de l’ensemble des actions pour y parvenir (Vringer et Carabain, 2020). Ce qui se joue dans le PETR d’Épinal est donc à la fois fondamentalement territorial et en grande partie de portée extraterritoriale. Cette démarche de recherche de validation par des acteurs influents distants souligne bien le caractère multilocal de la valorisation (Jeannerat, 2020) entre des sphères techniques, politiques, de légitimité et de diffusion qui peuvent être spatialement distinctes.

Le développement de ces projets permet d’ouvrir de larges possibilités en matière d’expérimentation. En décalage avec les approches classiques, sectorielles ou d’aménagement, les projets sont plus souples et facilitent l’intégration d’acteurs extérieurs. Ces modalités différentes d’action publique facilitent les coopérations entre territoires, en s’émancipant d’une conception à la fois verticale du développement et exogène du changement. Le territoire apparaît bien ici comme dispositif sociotechnique (restructuration des systèmes de production et de consommation, requalification des ressources) et en même temps socio-institutionnel (gouvernance, construction d’une légitimité intra et extraterritoriale) (Huguenin, 2017) propice à une relocalisation des approches de la transition. Ainsi, nous mettons en évidence que ces nouvelles trajectoires sont très fortement marquées par les composantes territoriales : institutions informelles, spécialisation industrielle, dotation en ressources (Wirth et al., 2013 ; Hansen et Coenen, 2015).

Remarques conclusives

Les différents projets portés ces dernières années dans la région d’Épinal sont révélateurs de nouvelles dynamiques associant les acteurs territoriaux et ceux du secteur forêt-bois. Ce secteur est à la fois fragilisé économiquement et particulièrement vulnérable, aujourd’hui ; il n’en reste pas moins une composante essentielle des espaces ruraux et constitue à ce titre un objet propice à l’étude des processus de transition. Que ce soit en misant sur des segments émergents comme la bioéconomie forestière ou sur la revalorisation des ressources locales, les territoires, comme le montrent nos résultats, constituent des espaces privilégiés pour l’émergence de solutions de rechange aux dynamiques traditionnelles. Ces solutions peuvent soit s’inscrire dans des tendances globales lourdes (Green Valley) et ainsi bénéficier d’un soutien politique important, soit se construire à contre-pied du régime sociotechnique dominant, en revendiquant leur nature démonstrative et en empruntant des voies de légitimation détournées ou distantes (Terres de Hêtre). Dans les deux cas, néanmoins, le processus d’adaptation repose sur une phase de requalification des ressources en jeu et lance un important chantier de construction de valeur.

L’intérêt d’une approche par le milieu valuateur est de proposer une synthèse des phénomènes observés empiriquement, en décloisonnant production et consommation, local et global. Une telle approche se révèle propice à l’intégration les valeurs morales de durabilité et aux dynamiques de cohésion, de cohérence et d’ancrage territorial. Elle apporte une dimension supplémentaire à la compréhension des trajectoires territoriales, en rapprochant transition et dynamiques méso, encastrées dans leur environnement géographique et institutionnel. Elle traduit l’importance des ressources et des modes de coordination dans les processus de création de valeur. En complétant la proposition de Huguenin (2017), nous montrons que l’approche des transitions au niveau territorial est intrinsèquement liée à des réarrangements au sein des systèmes de production et implique un travail collectif de requalification des ressources.

Une question demeure néanmoins quant à l’évaluation du potentiel de déviation – par rapport au régime dominant – qu’incarne ce processus. Le fait que les configurations observées dépendent en grande partie de subventions publiques souligne la nécessité de comprendre si les solutions de remplacement, pour apparaître crédibles, doivent s’ériger en rupture totale ou si, au contraire, elles ne peuvent constituer une alternative que si elles reprennent en partie les codes existants pour les transformer.

Il est également possible d’objecter que, pour partie, ces initiatives relèvent d’épiphénomènes au regard de dynamiques macro, soient-elles économiques, sociales ou environnementales. Les trajectoires de rechange empruntées au sein des milieux valuateurs constituent - elles alors de véritables amorces pour une transition socioécologique ou ces dispositifs entraînent-ils une survalorisation de ce qui demeure potentiellement des « signaux faibles » (Barles et Bahers, 2019) ?

Des arguments existent néanmoins en faveur du soutien à la multiplication de ces expériences territoriales et du potentiel qui réside dans leur diversité. Bien que ces initiatives ne constituent pas un modèle de substitution directement transposable, elles peuvent s’accommoder du régime en lui imposant de nouvelles règles, ici celles d’une négociation sur les valeurs qui entourent la production et la consommation. Späth et Rohracher (2012) soulignent également que le pouvoir déstabilisant de ces déviations locales, bien que marginales au premier abord, réside dans leur accumulation et leur capacité à se diffuser dans les réseaux d’acteurs et les discours. Cette analyse constitue un argument pour une prise en compte élargie des éléments d’évaluation des projets de remplacement, permettant de considérer l’ensemble des effets induits, quantifiables ou non, et leur potentiel de transformation dans une perspective de transition soutenable plus globale.