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Attirée par l’originalité du titre, je me suis empressée de parcourir l’ouvrage avec un grand intérêt. Je m’attendais au départ à y trouver des réponses aux angoisses existentielles d’un architecte-urbaniste, chercheur de modèles urbains soutenables, confronté aux attitudes oppressives des politiques de recherche dans une époque où l’arrogance des marchés et l’impuissance des politiciens côtoient le désespoir des citadins face au naufrage des rêves d’un avenir meilleur en ville. C’est dire que mes attentes reflétaient plutôt l’état d’esprit d’un chercheur indigné face à la pression des mouvements mondialistes et d’idéologies prônant l’obligation d’obéissance aux injonctions des multinationales de savoir-faire, poussant la croissance économique et urbaine à son apogée sous prétexte d’assurer le bonheur des peuples, au détriment de l’environnement et de l’intelligence collective de la société.
Au fil de la lecture, je découvrais cependant un autre visage de l’indignation. Dans cette deuxième édition de l’ouvrage consacré à la recherche sur la justice sociale, Susan Strega et Leslie Brown de l’Université de Victoria, au Canada, rassemblent les contributions de 10 chercheurs dont la diversité d’origines et de profils laisse entrevoir l’ampleur des injustices qui touchent toujours, malgré les progrès apparents, les diverses minorités. L’ouvrage présente leurs expériences de recherche à travers les récits savamment construits pour argumenter la thèse qui consiste à prouver qu’une approche oppressive de recherche découle d’une logique d’outsider dans le rapport entre le chercheur et son sujet, analogue au rapport paternaliste dominant / dominé, ancien colonisateur / colonisé, majorité / minorité. Dans l’objectif de nous convaincre qu’il est salutaire de renverser cette logique en se positionnant comme insider, une partie prenante du vécu du sujet pour rendre possible une investigation quasi fusionnelle, les auteurs nous entraînent sur des pistes de leurs explorations méthodologiques, à la frontière entre les approches théoriques et les démarches pratiques.
Ainsi, Susan Strega, Karen L. Potts et Leslie Brown affirment que, face aux inégalités croissantes causées par le racisme, le néocolonialisme et d’autres formes d’oppression des minorités, conduire une recherche et construire des savoirs socialement justes, c’est contribuer de manière essentielle à la résistance à l’hégémonie néolibérale et autres idéologies oppressives. Parce que le chercheur n’est pas séparé de son objet d’investigation mais en fait partie, parce que la production du savoir est un processus éminemment politique, les auteurs posent constamment les questions récurrentes : qui, pourquoi, comment et, surtout, pour qui, doit-on faire la recherche ? Ils nous conseillent de ne pas nous tromper de cible, parce que les chercheurs jouent un rôle significatif dans la destruction délibérée et la dévaluation des ressources intellectuelles, spirituelles et culturelles des communautés oppressées, allant jusqu’à participer à la complète éradication de leurs modes de pensée et d’être. La stratégie de recherche critique réflexive semble alors être la seule valable pour contenir le risque de perte d’identité.
Margaret Kovach nous apprend ainsi comment les trois paradigmes méthodologiques de la recherche (critique, interprétatif et positiviste) qui utilisent des chemins de démonstration scientifique occidentale, préférant l’objectivité à la subjectivité, mènent aussi la recherche vers l’impasse oppressive en nous faisant croire que le savoir expérimental est plus valide que le savoir expérientiel. En méprisant leur aspect peu précis, souple et flexible, les certitudes des méthodologies occidentales n’admettent pas les bénéfices d’une alliance mutuelle de leurs méthodes rigides, quantitatives et froides avec les méthodes d’écoute et de dialogue empreint de spiritualité et d’oralité des traditions locales construites selon leur propre système de savoirs intellectuels, philosophiques, idéologiques et culturels. Respect des normes éthiques, réciprocité, réalisme et responsabilité deviennent alors la base d’une nouvelle recherche relationnelle, ouverte aux échanges, collaborative et légitimée dans ses objectifs.
Cette position est ensuite défendue tout au long de l’ouvrage. Par la confrontation des différentes approches épistémologiques, ontologiques et méthodologiques, immergées dans les communautés étudiées, la recherche de la justice sociale prend des dimensions nouvelles. Elle traite la singularité identitaire et la marginalisation relationnelle ou structurelle non pas comme faiblesse, mais comme force, en proposant des approches holistiques, flexibles, itératives, intersectorielles. Elle prône la cogénération des savoirs, qui ouvre des perspectives sur le changement de paradigmes. Susan Strega et Jenny Holder montrent ainsi comment la notion d’identité, dans ses différentes dimensions de genre, race, classe, âge, ethnie, savoir, culture ou orientation sexuelle, prend une connotation quasi révolutionnaire, et légitime à son tour la résistance dans la recherche en formulant deux questions fondamentales : qui est autorisé à créer du sens sur le monde ? quels sont les critères pour décider ce qui est valide comme vérité ?
Les récits d’expérience de recherche narrative y apportent alors des réponses. Avec Heather Fraser et Michèle Jarldorn, nous assistons à l’analyse d’une bouleversante histoire personnelle racontée par une victime de violences conjugales. Avec Robina Anne Thomas, de la communauté autochtone de Victoria, nous explorons la tradition orale comme une nouvelle méthodologie de recherche, appliquée à l’analyse des récits familiaux. Avec Elisabeth Eli Manning, nous apprenons comment la recherche résistante sur les minorités sexuelles devrait pouvoir proposer les moyens de connecter l’ontologie, l’épistémologie, la théorie et la politique pour trouver l’issue de l’oppression qu’elles subissent. Avec Teresa Macias, on comprend comment l’analyse foucaldienne du discours politique des hauts responsables permet de saisir la relation en boucle entre la vérité et le pouvoir, celui-ci produisant et entretenant sa vérité qui, à son tour, l’entretient et le renforce. Toutes ces démonstrations prouvent qu’en décidant de la méthode à choisir dans la recherche de justice sociale, il faut impérativement comprendre comment cette méthode nourrit la réflexion éthique sur notre rôle de chercheur dans la société, qui demeure toujours incertain et perfectible.
In fine, faire de la recherche un acte de résistance implique une nouvelle démarche qu’Adam Gaudry appelle la recherche insurgée, qui permet de reprendre le contrôle par les communautés de leurs propres histoire et langage à condition d’admettre que la recherche pour la justice sociale peut être capable du meilleur comme du pire.
Ainsi, en 10 chapitres, toute la complexité de l’approche résistante de la recherche est mise en lumière. La part de l’émotion que porte l’ouvrage est frappante et indique bien un caractère opposé des approches anti-oppressives à celles de la froideur de méthodes scientifiques occidentales. En lisant l’ouvrage, je suis parvenue à trouver un réconfort dans ma conviction d’un chercheur occidental insider, adepte de l’urbanisme alternatif partagé, indigné face à l’oppression des multinationales du savoir prônant l’obligation d’obéissance aux injonctions méthodologiques occidentales dans tout acte de recherche. En nous conformant à ces injonctions, sommes-nous réellement en train d’aider la communauté par nos résultats, ou sommes-nous plutôt en train de chercher la visibilité internationale à tout prix ? La reconfiguration des villes par le marché génère aujourd’hui la violence urbaine. Quels intérêts servons-nous alors en faisant la recherche sur les systèmes urbains intelligents, le système de santé publique, le relogement des habitants des bidonvilles, les principes socioéconomiques de la politique urbaine de développement, ou autres sujets de justice sociale ? Quelle part dans nos recherches urbaines prennent les questions d’actualité que posent les nouvelles minorités oppressées : celles des personnes sans domicile fixe (SDF), des réfugiés politiques et religieux, ou des migrants climatiques ?
Face à l’oppression du mondialisme, les 12 contributeurs, comme les 12 apôtres de l’altruisme scientifique nouveau, nous donnent quelques clés de lecture des dangers qu’induit le manque de respect de l’autre. C’est en cela que l’ouvrage est revivifiant. C’est en cela qu’il porte l’espoir.