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Disons en première approximation que tout se passe comme si les individus étaient d’autant plus contraints d’inventer leur futur qu’aucun système prévisionnel ne peut aujourd’hui leur dire de quoi demain sera fait.
Boutinet, 1990 : 79-80
La prospective territoriale participative : concevoir l’action publique autrement à la lumière des futurs
En reprenant les précautions de Boutinet (1990), nous pouvons définir la prospective « non comme une tentative de prévision et encore moins de prédiction, mais plutôt comme une démarche d’exploration d’un système visant la construction de scénarii possibles qui projettent les acteurs dans une relecture du passé et du présent en les incitant à imaginer l’avenir ». La prospective peut donc se concevoir comme une démarche d’anticipation qui consiste à éclairer l’action publique locale présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables (Godet, 1986). C’est aussi une façon de comprendre les changements dans la société et de construire une « prospective du présent » (Heurgon, 2005). La prospective ne cherche pas à deviner mais à construire : « Ce qu’elle préconise, c’est une " attitude pour l’action ". Se tourner vers l’avenir, au lieu de regarder le passé n’est donc pas simplement changer de spectacle, c’est passer du " voir " au " faire ". » (Berger, 1960 : 1).
La prospective territoriale mobilise la dimension spatiale comme support de localisation et de répartition des enjeux analysés. Largement développée à partir des années 1990, la prospective territoriale a pour projet de définir des faits et des territoires, porteurs d’avenir, dans une perspective opérationnelle (Delamarre, 2002). Pour Emsellem et al. (2012), la dimension spatiale prend de l’importance à travers l’enjeu à atteindre (l’attractivité des territoires et l’élaboration de projets de territoire), les méthodes d’élaboration des scénarios (basés sur des diagnostics territoriaux qui défrichent les possibilités d’évolution) et la vision régionalisée des devenirs des territoires. Cependant, l’espace est envisagé comme un simple support des phénomènes, notamment économiques et sociaux ; les facteurs spatiaux ne sont pas ou sont peu pris en compte.
En France, les exercices de prospective de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) ont été initiés, à l’échelle nationale, dès les années 1970 (DATAR, 1971a ; 1971b) et se poursuivent actuellement (prospective 2020, prospective 2030, prospective 2040). Les acteurs territoriaux sont mobilisés pour apporter leurs témoignages ou fournir des informations situées comme données d’entrée des exercices de prospective. Ils sont sollicités à l’issue de la démarche de prospective, pour la restitution des résultats et leur mise en discussion. Ainsi, ce sont des experts qui réalisent la prospective, à l’intention principalement des décideurs. Les productions sont largement diffusées dans des documents à caractère scientifique (DATAR, 2012 ; revue en ligne Territoires 2040) ou lors de manifestations ouvertes au grand public (exposition cartographique, ateliers des territoires, séminaires Prospective info pour la prospective 2040).
La dimension cartographique peut y être largement utilisée, comme dans le projet « Territoire Durable 2030 » de la mission prospective du Commissariat général au développement durable (MEDDE, 2015). Un ensemble de thématiques est cartographié pour rendre compte de la situation initiale en 2010. Des indicateurs sont spécifiés pour chacun des quatre scénarios proposés ; ils ne constituent ni une prévision, ni une planification, mais donnent à voir des situations simulées, permettant la comparaison et l’anticipation. Une déclinaison est faite de façon interactive pour chacune des régions de France, avec un logiciel de visualisation. Une modélisation graphique à base de combinaisons de chorèmes est présentée également de façon interactive. Deux approches plus spécifiques de la biodiversité et de de la ressource en eau sont menées en parallèle, avec des cartes et des blocs-diagrammes paysagers.
Pour autant, à l’échelle locale, la prospective territoriale est relativement difficile à saisir, faiblement codifiée et sans définition établie. La mise en oeuvre des démarches de prospective passe le plus souvent par des dispositifs assez lâches dont la signification et la portée restent équivoques et incertaines : la mise en place de groupes de travail, l’élaboration de scénarios, la publication de rapports, la construction collective de cartes, la réalisation de jeux de rôle, etc. La prospective territoriale s’apparente donc à un assemblage de différents savoir-faire, à une combinaison de méthodes venues d’horizons variés laissant, par là même, une grande place à la pluridisciplinarité. Le travail de technicisation et de théorisation de la prospective, favorisé en France par la DATAR durant les années 1970 puis par le financement de recherches méthodologiques, la rédaction de manuels ou l’organisation de formations, n’a pas suffi pour harmoniser les pratiques prospectives qui foisonnent localement et à en imposer une définition stable et unique.
La prospective territoriale peut également passer par l’usage de modèles spatiaux et de simulations, ce que Houet (2015) et Houet et Gourmelon (2014) distinguent sous le terme de géoprospective. La dimension spatiale (interactions multi-échelles, effets de voisinage, etc.) est prise en compte au travers de l’usage de modèles spatiaux des changements d’usages des sols et de leurs conséquences sur les systèmes socio-écologiques (Houet et al., 2010 ; Verburg et al., 2015).
La prospective fait donc l’objet, aujourd’hui encore, de nombreuses recherches qui expérimentent des méthodes exploratoires très diverses. Sans chercher à élaborer un panorama exhaustif, ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec en donne un aperçu significatif. À partir des expériences relatées, on peut ainsi relever trois grands types de pratique :
la « prospective-expertise » vise à produire un ensemble de scénarios réalistes à partir de l’identification des variables qui commandent des évolutions possibles. Elle s’appuie sur des connaissances d’experts, selon une méthode de la « prospective à la française » (De Jouvenel, 2004). Les acteurs sont mobilisés pour apporter des témoignages en amont et pour débattre des scénarios proposés en aval, sans réellement co-construire une vision partagée du futur et des propositions d’actions pour atteindre cet horizon ;
la « prospective-débat » cherche à construire, avec les acteurs, une problématique à plusieurs voix à partir d’une analyse des situations, puis à élaborer des scénarios, des pistes d’action, et à déterminer les moyens associés et les marges de manoeuvre. Elle combine apports d’experts et visions d’acteurs, dans des formes classiques de mise en débat, sans la médiation par la co-construction de représentations spatiales ;
la « prospective-action » s’appuie sur les connaissances des chercheurs et des acteurs, médiatisées par un dispositif participatif à base de représentations spatiales (Lardon et Piveteau, 2005). Elle vise à produire des connaissances scientifiques et des connaissances pour l’action.
Puisqu’un exercice de prospective ne délivre pas de « lois scientifiques », sa qualité s’apprécie à sa capacité de stimuler le débat sur une base d’argumentations clairement énoncées. L’argumentation part d’éléments de diagnostic, détermine des questions importantes pour l’avenir (les enjeux), détaille les leviers d’action envisageables, formule des hypothèses de comportement des acteurs (politiques, publics et privés) et développe des scénarios (Rio, 2015). À toutes ces étapes, des discussions, des négociations, voire des controverses, peuvent émerger. Ainsi, la prospective territoriale a pour objectif d’amorcer et de structurer une dynamique collective de réflexion appliquée à l’avenir d’un territoire, à moyen et long termes. Ce faisant, elle constitue un levier dans l’élaboration collective et partagée des « projets de territoire » (Debarbieux et Lardon, 2003). En ce sens, elle tend à répondre aux injonctions multiples en provenance aussi bien des bailleurs que de la société ou des communautés scientifiques vers plus de participation. En effet, conformément au 10e principe [1] de la déclaration de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, l’implication des citoyens, avec la participation de la société civile à la définition des politiques publiques, devient incontournable. Le rôle de contrôle que ces citoyens peuvent exercer dans la mise en oeuvre du processus décisionnel relatif au « bien commun » est également incontournable (Ostrom, 1990). Nombre de démarches de prospective territoriale, notamment aux échelons régionaux et métropolitains, se caractérisent aujourd’hui par la volonté des institutions publiques d’établir un contact direct avec les citoyens (Jouve, 2005).
La prospective est alors mobilisée pour développer la participation citoyenne et en élargir l’objet. La démocratie participative ne se limite plus à la mise en débat d’un projet d’infrastructure controversé : elle devient un espace de délibération collective sur le futur.
Les usages de l’information géographique : le futur comme espace délibératif
Ce faisant, pour répondre à cet impératif participatif, la prospective territoriale repose très largement sur l’information géographique (Voiron, 2012 ; Houet et Gourmelon, 2014). L’information géographique peut être définie comme un ensemble reliant une information relative à un objet ou à un phénomène (attribut) et la localisation de cette information sur la terre (Longley et al., 2005). Elle est reconnue aujourd’hui comme un pilier des politiques publiques, aux côtés des instruments réglementaires et économiques (Masser et Onsrud, 1993). Au-delà du simple matériau nécessaire à la formulation de scénarios prospectifs, l’information géographique est aussi une ressource possédant un potentiel de transformation des formes de gouvernance (Mol, 2009). Si la planification et la décision territoriales sont presque systématiquement le fait et le fruit d’une démarche de gouvernance, il en va de même de la constitution des supports de connaissance. À travers la question des représentations cartographiques ou statistiques mobilisées lors de prospectives territoriales, c’est ainsi plus largement l’évolution du rapport au territoire lui-même et à l’action publique locale qui est mise en jeu. L’analyse de la place et du rôle effectifs de ces données et sources de données, multiples, hétérogènes, hétéroclites et parfois hétérodoxes, dans des prospectives territoriales participatives, procède donc plus globalement d’une réflexion sur ce qu’on peut qualifier de gouvernance informationnelle des territoires (Feyt et Noucher, 2014). Celle-ci peut alors se concevoir comme le versant informationnel de la géogouvernance, qui cherche à rendre visibles et compréhensibles les enjeux spatiaux de la gestion des territoires par l’utilisation d’outils de géographie numériques (Bley et al., 2013). La géogouvernance est une démarche permettant d’aboutir à une connaissance partagée du territoire en vue de co-construire les territoires de demain (Masson-Vincent et al., 2012).
Dès lors, on peut s’interroger sur les conditions d’utilisation de ces supports dans le cadre de ces démarches participatives de prospective territoriale. Quelles sont les informations pertinentes et pour quoi ? Comment s’articulent représentations individuelles et négociations collectives ? Quelles sont les possibilités d’hybridation entre savoirs d’experts et savoirs d’acteurs ? Comment garder trace des processus de transformation ? L’information géographique agit-elle comme un objet-frontière (Star et Griesemer, 1989) permettant à des mondes hétérogènes de se coordonner ? Comment favoriser des formes d’abstraction et la prise en compte des perceptions des acteurs ? Comment ancrer alors ces dynamiques dans une réflexion critique sur les outils dès l’amont des projets, depuis la phase de conception et de production des données jusqu’à leur utilisation et leur diffusion ? Finalement, quel sens accorder aux données dans le cadre d’un projet territorial (Maurel, 2012) ?
Plus largement, il s’agit d’évaluer la manière dont l’usage de l’information géographique modifie la prospective et les pratiques scientifiques qui y sont associées. On peut alors s’interroger sur les capacités performatives de l’information géographique pour structurer les débats en facilitant l’enclenchement de dynamique collaborative ou, au contraire, en enfermant les participants sur des objets, échelles ou emprises territoriales qui mériteraient parfois d’être plus mobiles. Ainsi, le pouvoir de l’expert qui manipule l’information géographique et tend à cristalliser les discussions sur les éléments qu’il souhaite faire ressortir devant les parties prenantes, ou encore certains aspects des problèmes traités qu’il veut escamoter, semblent peu pris en compte dans les contributions proposées dans ce numéro. Les contributions se concentrent davantage sur les vertus de l’information géographique à promouvoir, dans le cadre de démarches participatives, une forme de pluralisation des sources de l’expertise (Blondiaux, 2008), ceci en favorisant l’expression d’une diversité de représentations.
Pourtant, on peut se demander si l’« effet de précision » (Debarbieux, 2002) qui transforme les représentations cartographiques en « carte preuve » (Retaillé, 1996) est compatible avec une démarche prospective qui doit laisser la place au débat et à la créativité en ouvrant le champ des possibles. Y a-t-il des formes de représentations spatiales qui, tout en respectant la généricité des modèles, au sens de Legay (1973) d’une instrumentation de l’expérience, laissent une part à l’imagination ?
De plus, si la pluralité des futurs appelle la pluralité des modèles, quels usages des technologies de l’information géographique peuvent être envisagés aux différentes étapes de la démarche ? Sont-ils des producteurs de sens et d’hybridation des connaissances, des facilitateurs du processus de négociation et / ou des outils de communication utilisés pour les phases de restitution ?
L’entrée par les usages que nous souhaitons mettre en exergue dans ce numéro thématique peut alors s’avérer d’une aide précieuse pour prendre la mesure de la diversité des fonctions remplies par l’information géographique (expliquer, convaincre, discuter, contre-argumenter, mettre en visibilité / invisibilité, etc.) et ne pas la limiter à sa seule fonction représentationnelle dont il suffirait d’étudier en amont l’encodage et en aval le décodage (Jacquinod, 2014). L’intégration d’une dimension critique de l’information géographique utilisée ou produite dans ces démarches apparaît comme essentielle pour rejeter tout effet « boîte noire » (Amelot, 2013). Elle permet de sortir du « mythe épistémologique » d’un progrès cumulatif et d’une cartographie objective produisant des délimitations toujours plus proches de la réalité (Harley, 1995). Le risque d’une potentielle dérive fonctionnaliste de l’approche par les instruments existe, en effet, tant la participation peut faire l’objet de multiples formes d’instrumentalisation.
Les différences de mobilisation et d’appropriation de l’information géographique, tout au long des démarches de prospective, et les résistances qui leur sont opposées, apparaissent aujourd’hui comme des enjeux majeurs pour mieux appréhender leurs dynamiques.
Ce numéro ne fait que les effleurer et nul ne doute que des alliances disciplinaires seraient nécessaires pour que géographie, sociologie et sciences politiques (notamment) réalisent ensemble ces déconstructions. Ainsi, marquée par l’héritage foucaldien, la sociologie politique de l’instrumentation (Lascoumes, 2004) pourrait nous aider à comprendre comment l’information géographique peut agir comme une contrainte venant cadrer le comportement des acteurs en interprétant les dispositifs sociotechniques de prospective territoriale comme des vecteurs de « gouvernement des conduites » (Foucault, 1994). En adoptant une perspective plus proche de Michel de Certeau (1980a ; 1980b), l’approche par les usages permettrait d’envisager plutôt l’information géographique comme une ressource mobilisée, voire braconnée, par les acteurs, leur utilisation pouvant donner lieu à une concurrence, et même à un conflit entre des groupes d’acteurs aux motivations divergentes. En s’interrogeant sur l’utilisation des objets techniques et en particulier sur l’information géographique (qu’elle soit présentée sous la forme de chorèmes, de cartes, de modèles multiagents, etc.), l’entrée par les usages permet ainsi de mettre en lumière l’importance du processus d’interaction entre les technologies de l’information géographique et ses utilisateurs, et de souligner l’instabilité et la plasticité de données géographiques qui ne cessent d’être mises à l’épreuve par leurs utilisations en situation.
Construire demain par les cartes
Les sept articles rassemblés dans ce numéro permettent de souligner la très grande diversité des façons de penser et des façons de faire de la prospective, ainsi que les différents usages de l’information géographique.
Cette diversité témoigne de l’expansion des pratiques de prospective territoriale. Le simple tour d’horizon des terrains et objets étudiés ou des échelles analysées dans les différentes contributions que réunit ce numéro thématique suffit à illustrer cette diversité. Du Portugal au Québec, en passant par la France et l’Italie, les études présentées traitent de l’agriculture urbaine, des pêches maritimes, des activités forestières, de l’étalement urbain ou encore du devenir d’un estuaire, et s’appliquent à l’échelle d’une métropole, d’un massif forestier, d’une province ou d’une façade maritime.
Ainsi, face aux changements globaux (accentuation des mobilités, accélération des temporalités, consommation des ressources naturelles, changement climatique, urbanisation, décentralisation, mutations économiques, restructuration des services publics, etc.), il semble aujourd’hui que la prospective territoriale apparaisse comme un dispositif devenu presque incontournable pour les autorités publiques qui, qu’elles que soient leurs échelles spatiotemporelles de compétence, cherchent à appréhender la complexité territoriale et à en définir les enjeux stratégiques. Les recompositions administratives mises en exergue par plusieurs auteurs de ce dossier (fusion des régions et renforcement de l’intercommunalité en France, suppression des conférences régionales des élus [CRÉ] au Québec) semblent renforcer le besoin de prospective pour dépasser les frontières habituelles et engager des réflexions multiscalaires et multisectorielles. Dans un tel contexte, un éclairage réflexif sur un panel varié ayant recours à ce type de démarche nous semblait aujourd’hui nécessaire.
Les trois premières contributions se présentent comme des retours réflexifs sur des projets achevés. Les auteurs utilisent l’information géographique comme fil conducteur pour s’interroger sur les atouts et limites des démarches mises en oeuvre. Ce faisant, ils proposent des perspectives de réflexion différentes, mais complémentaires et stimulantes.
Baptiste Hautdidier, Vincent Banos et Benoit Labbouz présentent deux exercices de prospective territoriale scientifique réalisés sur deux objets géographiques contrastés, le massif des landes de Gascogne et l’environnement fluvioestuarien Garonne-Gironde, pour engager une réflexion sur l’articulation entre expertise et créativité dans la construction de scénarios prospectifs. La fixation des objets sur la carte, l’usage de la modélisation et l’impact des rendus cartographiques sont autant de questionnements qui émergent de leur analyse.
Xavier Augusseau, Guillaume Lestrelin, Daniel David, Pascal Degenne et Danny Lo Seen montrent qu’en fonction des perspectives des acteurs, l’information géographique utilisée au sein d’une même démarche peut être considérée comme un outil de communication visant à influencer la prise de décision, un outil de simulation visant à faciliter les débats ou un outil d’évaluation. Ce faisant, l’information géographique apparaît dans la démarche mise en oeuvre sur l’île de La Réunion comme un objet-frontière capable de coordonner des acteurs issus d’horizons variés, mais pas toujours comme un objet-frontière cognitif et collaboratif susceptible d’engager une démarche d’apprentissage collectif.
Sylvie Lardon, Elisa Marraccini, Rosalia Filippini, Sabine Gennai Schott, François Johany et Davide Rizzo mettent en évidence les objets spatiaux, supports des dynamiques de l’agriculture périurbaine à Pise, en lien avec la gestion de l’eau et de l’alimentation. Au fil des étapes de la démarche de jeu de territoire, des objets spatiaux intégrateurs émergent dans les diagnostics, prennent forme dans les scénarios et deviennent objets-frontières dans les propositions d’action, parce qu’ils ont du sens pour les acteurs locaux gestionnaires de l’espace et pour les acteurs institutionnels garants de l’intégration des enjeux territoriaux. L’itinéraire méthodologique fournit ici tout autant les principes de construction de la démarche que les modalités d’analyse des représentations spatiales co-construites par les acteurs et les chercheurs.
Les deux contributions suivantes présentent des expériences en cours et mettent en question la pertinence ainsi que le positionnement de l’information géographique à différents stades de la démarche. Laure Tissière, Charlotte Michel, Stéphanie Mahévas et Brice Trouillet, dans un article sous forme de position de recherche, dressent un état de l’art et une mise en contexte qui permettent de comprendre les enjeux et de montrer les opportunités de la prospective pour la définition des stratégies de changements nécessaires aux politiques actuelles de pêches maritimes dans le Golfe de Gascogne. Ils soulignent notamment l’intérêt du tournant quantitatif et spatial de la prospective, à travers les travaux menés dans le domaine de la géoprospective, pour engager une démarche participative avec l’ensemble des parties prenantes.
Pour leur part, Patrícia Abrantes, Margarida Queirós, Guilhem Mousselin, Claire Ruault, Étienne Anginot et Inês Fontes proposent une réflexion sur l’usage de l’information géographique non au coeur de la démarche de prospective mais en amont (pour retracer les études de cas et les acteurs) et aval (pour restituer les travaux et spatialiser les scénarios). L’application dans la région de Leziria do Tarro, au Portugal, donne à voir la mise en débat de l’agriculture par la prospective.
Pour finir, les deux dernières contributions permettent d’aborder le cas québécois. Les questions d’usage de l’information géographique y sont relativement annexes, mais les réflexions communes sur la dimension temporelle viennent utilement compléter les contributions précédentes. Elles insistent sur l’importance du temps, en particulier dans les processus d’apprentissage individuels et collectifs qui structurent toute prospective territoriale participative. Martin Robitaille, Guy Chiasson et Mario Gauthier proposent une comparaison des démarches françaises de prospective et québécoises de planification stratégique qui permet de bien remettre en perspective les différentes expériences présentées précédemment. Ils font état d’une étude de cas en Outaouais qui illustre les difficultés d’anticipation sur le temps long (prospective) dans les démarches de temps court (planification).
Marc-Urbain Proulx discute de la capacité de la prospective à résoudre le problème de l’affaiblissement du visionnement en planification territoriale au Québec. En présentant une étude de cas sur la région du Saguenay-Lac St-Jean, il souligne l’importance d’interactions soutenues entre les acteurs et du temps long pour élaborer une vision régionale qui s’inscrive dans un processus collectif, progressif et cognitif.
Ce numéro thématique met également en évidence l’actualité de la prospective territoriale, tant les projets présentés sont récents et, pour certains, encore en cours. La pertinence du sujet s’observe aussi à travers l’actualité scientifique. Ce numéro prolonge ainsi l’atelier « Prospective participative et développement territorial : vers une approche comparative » organisé, en juillet 2015 à Montpellier, lors du 52e congrès de l’Association de science régionale de langue française (ASRDLF) (ASRDLF, 2016). Il permet également de faire le lien entre différentes communautés de chercheurs impliqués depuis quelques années dans le Groupe de recherche méthodes et applications pour la géomatique et l’information spatiale (GdR MAGIS). Au sein de ce réseau, deux groupes de travail, l’un focalisé sur la géoprospective et l’autre sur les usages collaboratifs de l’information géographique, se rejoignent sur le terrain commun que constitue la prospective territoriale participative (GdR MAGIS, 2016). Enfin, ce numéro s’inscrit dans la continuité de l’école thématique de Scénarisations, modélisations et simulations spatialisées pour le territoire (SCEMSITE), qui s’est déroulée en mars 2016 et dont Thomas Houet nous dresse un bilan dans une note d’information qui vient utilement compléter les articles.
Finalement, en multipliant les études de cas, les temporalités des projets, les terrains étudiés, les échelles travaillées ainsi que les acteurs impliqués, et en les regardant par le prisme des usages de l’information géographique, ce numéro spécial des Cahiers de géographie du Québec profite de la pluralité des appropriations de ce type de dynamique pour proposer, comme le suggère Milan Kundera (2003) dans cette citation qui fera office d’explicit, un retour réflexif sur des questionnements sociospatiaux contemporains. Une lecture transversale de ce numéro peut donc servir aussi (surtout ?) de grille de lecture pour appréhender les enjeux d’aujourd’hui en établissant les enjeux de demain.
Toutes les prévisions se trompent, c’est l’une des rares certitudes qui a été donnée à l’homme. Mais si elles se trompent, elles disent vrai sur ceux qui les énoncent, non pas sur leur avenir, mais sur leur temps présent.
Kundera, 2003
Parties annexes
Note
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[1]
« La meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient. Au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives à l’environnement que détiennent les autorités publiques, y compris aux informations relatives aux substances et activités dangereuses dans leurs collectivités, et avoir la possibilité de participer aux processus de prise de décision. Les États doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en mettant les informations à la disposition de celui-ci. Un accès effectif à des actions judiciaires et administratives, notamment des réparations et des recours, doit être assuré. » (ONU, 1992)
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