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Découlant d’un atelier de travail tenu à Paris, en juin 2013, Terres, territoires, ressources, s’impose probablement, dans le monde francophone, comme la plus exhaustive synthèse produite relativement à la dimension territoriale des réalités autochtones à l’échelle du globe. Cet ouvrage donne voix à une impressionnante brochette de collaborateurs – près d’une trentaine – d’un peu partout en Europe (France, Royaume-Uni, Suisse), en Amérique (Canada, États-Unis, Caraïbe, Argentine, Pérou, Mexique, Brésil et Colombie) ainsi qu’en Océanie et en Asie (Australie, Nouvelle-Zélande, Inde), dont plusieurs de renommée internationale. Citons Jon Altman, de l’Université nationale d’Australie, à Canberra, et Arturo Escobar, de l’Université de Caroline du Nord.
Les auteurs cherchent à mieux comprendre le lien qui existe entre le concept de « peuples autochtones » – très largement défini au cours des dernières années par le processus de négociations internationales ayant pris place sous la conduite de l’ONU –, les droits qui lui sont rattachés et, surtout, les enjeux que ces droits suscitent en matière d’occupation et de gestion des territoires au sein des États concernés. Ce lien est de premier intérêt pour tout géographe intéressé aux questions autochtones ou même, plus largement, à celles portant sur l’interculturalité et l’ethnicité.
D’ailleurs, ce collectif de facture multidisciplinaire fait une place non négligeable à la géographie, donnant la parole à plusieurs géographes tels que Caroline Desbiens, de l’Université Laval, Irène Hirt, de l’Université de Genève, Brian Thom, de l’Université de Victoria, ou Francesca Thornberry, de la Rainforest Foundation UK. En outre, une proportion importante des contributions s’accompagne d’une cartographie originale qui ne sert pas que des fonctions de repérage géographique ou une mission strictement « ornementale ». Au contraire, ces cartes, plus souvent thématiques, supportent pleinement les propos véhiculés par l’ouvrage, mettant en évidence les différents régimes fonciers autochtones en relation avec la distribution des populations autochtones et celles des principales ressources naturelles. Cette couverture cartographique comprend près d’une vingtaine de cartes et concerne le tiers des collaborations.
L’ouvrage se compose de trois parties, les collaborations étant distribuées de manière assez égale entre les trois. La première partie, « Des droits sur le territoire : propriété, sécurité, représentations », approfondit la thématique du volume en abordant de front les liens intimes entre l’application des droits autochtones et l’inévitable question de l’appropriation (ou réappropriation) territoriale qui la sous-tend. La deuxième partie est consacrée aux questions de gouvernance territoriale, à la place des peuples autochtones dans cette gouvernance, ainsi qu’aux conflits d’espace qui peuvent naître des différences souvent fondamentales entre autochtones et majorités non autochtones dans leurs approches respectives en regard de l’aménagement, du développement et de la préservation des territoires. La troisième partie – qui est en quelque sorte un retour sur les deux premières – se centre sur le cas particulier des développements miniers au sein de territoires autochtones autrefois « épargnés » parce que géographiquement plus difficiles d’accès, développements à la source de nouveaux conflits territoriaux potentiels. Cette dernière section n’est pas sans rappeler le contexte québécois à l’ère du Plan Nord et des enjeux de développement et de préservation que ce programme suscite au sein des sociétés autochtones et allochtones.
L’approche comparative privilégiée par Irène Bellier, directrice du collectif, et l’accent mis sur les enjeux territoriaux sont les deux principales contributions apportées par cette réalisation scientifique. La comparaison de différents contextes nationaux s’avère en effet très pertinente. Elle rappelle que l’arbre cache bien souvent la forêt et que, derrière les façades de la diplomatie internationale et la promotion du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, se dissimule une réalité de terrain souvent très peu en phase avec les principes énoncés et officiellement ratifiés. Quant à la thématique territoriale, elle s’enrichit au rythme des collaborations qui se succèdent. Reposant au préalable sur une définition assez classique mais sommaire – « En considérant les trois sens du territoire, comme base d’une juridiction, réserve d’usage et délimitation spatiale… » (p. 17), – elle s’avère en fin de compte plus englobante, faisant, des représentations symboliques et territoriales, des questions d’appropriation et des rapports de force, des assises conceptuelles beaucoup plus fécondes.
Évidemment, il y a un prix à payer pour une telle approche comparative et pour le souci de synthèse dont font preuve les auteurs. Tant d’espace est consacré, pour chacun des textes, à de nécessaires contextualisations qu’une certaine profondeur dans les analyses est aussitôt sacrifiée. Les spécialistes en ces domaines, du moins ceux qui sont peu intéressés par la comparaison et la synthèse, resteront forcément sur leur faim. Néanmoins, la richesse de ce travail collectif tient avant tout à la qualité des contributions et à la diversité des réalités explorées. À cet égard, l’ouvrage pourrait bien s’imposer comme un excellent manuel de classe, y compris aux cycles supérieurs.