Corps de l’article

Those who restrain desire do so because theirs

Is weak enough to be restrained;

and the restrainer or reason usurp its place

and governs the unwilling.

And being restrained it by degrees becomes

Passive, till it is only the shadow of desire.

William Blake, The Marriage of Heaven and Hell

Introduction

Au Québec, comme en bien d’autres régions du monde, la campagne remplit deux fonctions principales. La première consiste en l’exploitation des ressources du lieu, notamment à des fins agricoles, forestières, minières et énergétiques [1] ; la seconde, qui justifie excursion, séjour ou résidence, est la jouissance de l’aménité du même lieu. La première crée la campagne et lui confère sa ruralité, alors que l’autre en fait son motif et l’incorpore à l’urbanité en lui conservant toutefois sa forme rustique. Ainsi, bien qu’elle puisse se concevoir en opposition à la ville (George, 1956), la campagne n’en est pas moins urbaine dans l’une de ses dimensions fondamentales (Lévy, 2003 : 122-123 ; Mercier et Côté, 2011). Car si l’agriculteur, de même que le forestier et tous les autres qui, de près ou de loin, en exploitent les ressources, produisent la campagne, le promeneur, le villégiateur et le résidant la consomment. Les premiers en vivent ; les seconds y vivent, en permanence ou non. Ces deux groupes ne sont pas exclusifs, puisqu’une même personne, comme jadis le notable de l’Antiquité romaine dans sa villa (Gruet, 2006) ou, plus près de nous, le gentleman farmer dans sa fermette (Sutherland, 2012), peut appartenir à l’un et à l’autre. L’exploitation des ressources et l’agrément n’en restent pas moins deux finalités distinctes et légitimes de la campagne. Certes, leur intensité respective peut changer selon le lieu et l’époque, mais, dans l’ensemble, ces deux finalités semblent soudées l’une à l’autre, bien que la relation ne leur soit pas nécessairement favorable. En effet, si elles peuvent se conforter mutuellement, il arrive également qu’elles se nuisent et entrent en conflit (Slak, 1999 ; Hofmann et al., 2005 ; Brisson et al., 2009 ; Berque, 2011). Aussi, leur coexistence suppose un juste équilibre à établir en chaque lieu et à chaque époque. Là se pose un grand défi aux instances responsables de ce qu’on appelle aujourd’hui « aménagement du territoire » : comment assumer l’urbanité de la campagne, voire son urbanisation, sans nuire à l’équilibre qui la définit ? Or cet équilibre semble aujourd’hui difficile à trouver.

Si l’on s’en tient au cas du Québec, qui est certainement comparable à bien d’autres, le problème qui accable aujourd’hui la campagne est lié à la forme respective qu’y prennent l’exploitation des ressources – surtout agricoles – et l’urbanisation. D’une part, l’agriculture, à la recherche d’une productivité de type industriel, a tendance à générer des externalités négatives qui rendent la campagne moins amène (Bethemont, 1997 ; Larrère, 2002 ; Proulx et Sauvé, 2007). D’autre part, tant au Québec (OCDE, 2010 ; Gerbet, 2013) qu’ailleurs en Amérique du Nord (Brueckner, 2000 ; Gutfreund, 2006), l’étalement urbain exacerbé des dernières décennies a considérablement accru la pression sur le milieu rural. D’un côté, la périurbanisation, dans les vastes espaces qu’elle colonise, transforme la campagne en ville. En l’occurrence, la campagne n’attire pas pour ce qu’elle est, mais parce qu’elle constitue une réserve foncière où la valeur du terrain moins élevée qu’en milieu urbain rend possible une occupation moins dense centrée sur l’habitat pavillonnaire et structurée par des équipements (centres commerciaux, infrastructures de transport, pôles d’emplois, etc.). D’un autre côté, l’urbanisation diffuse s’infiltre de plus en plus dans la campagne. Si elle ne s’y substitue pas, elle en rend souvent la double vocation moins harmonieuse, voire, en maints endroits, conflictuelle.

Au Québec, on s’inquiète de cette rupture d’équilibre depuis les années 1960. Pour y faire face, on entreprit, dans les années 1970, de juguler l’étalement urbain, du moins de le contenir afin d’en limiter les effets néfastes. Deux stratégies furent adoptées à cet égard. D’une part, il fut décidé de protéger le territoire où l’agriculture était ou pouvait être pratiquée. Une zone fut ainsi décrétée où, à des fins de sauvegarde de l’assise foncière de l’agriculture, allaient s’appliquer des mesures limitant l’usage du sol et le morcellement des terres. D’autre part, à la faveur d’une réforme majeure de l’aménagement et de l’urbanisme, furent constitués des périmètres d’urbanisation devant restreindre et canaliser, selon une planification à la fois professionnelle et démocratique, l’extension de la ville ou, à la campagne, du noyau villageois. Cette option aménagiste, toujours d’actualité, a pu suggérer que les deux finalités traditionnelles de la campagne sont, dans le contexte actuel, incompatibles, en raison notamment des conflits de voisinage que cette cohabitation ne manque pas de susciter (Brisson et al., 2009 ; Belair-Cirino, 2013).

Ainsi, la campagne devrait être désormais réservée à l’agriculture et à ses activités connexes, car telle serait sa vocation fondamentale. Quant aux autres usages de la campagne, ceux qu’inspire son aménité, ils seraient par conséquent à proscrire, puisqu’ils n’en seraient, au mieux, que des dérivés ou, au pire, des mésusages. Dans un cas comme dans l’autre, ces usages lui seraient toujours plus néfastes qu’utiles. Vue sous cet angle, la perpétuation de l’étalement urbain – sous l’espèce de la périurbanisation ou sous celle de l’urbanisation diffuse – témoigne de sérieuses failles dans le régime québécois de protection du territoire agricole, puisque ce dernier s’avère en réalité incapable de consacrer l’exclusivité agricole de la campagne [2]. Aussi faudrait-il, dans cette perspective, renforcer la protection du territoire agricole et exercer un contrôle plus strict de l’étalement urbain. Ce programme paraît d’autant plus justifié que le territoire agricole, sous la pression de l’étalement urbain [3], a bel et bien diminué. Mais prend-il pour autant la pleine mesure de ce qu’est réellement la campagne ? On peut en douter, puisque la lutte à l’étalement urbain, malgré des décennies d’efforts, n’a pas l’efficacité escomptée. De plus, il est loin d’être sûr que cette déficience tienne seulement à un manque de volonté ou de moyen. Le supposer sous-tend que l’urbanisation de la campagne aurait cessé d’être, au Québec et ailleurs en Occident, un fait de culture déterminant. Mais comment nier qu’un désir – appelons-le « bucolique » – de la campagne (Urbain, 2002) soit encore et toujours actif ? Or si un tel désir existe bel et bien, faut-il, en raison des problèmes qu’il occasionne, y jeter l’opprobre ? N’y a-t-il pas plutôt lieu d’en reconnaître la légitimité et de faire sereinement face aux défis qu’il présente.

Certes, ce désir n’est pas la cause – du moins pas directement – de la périurbanisation qui, pour sa part, tient à la conception de la ville aujourd’hui dominante. Toutefois, il n’est certainement pas étranger à l’autre figure de l’étalement urbain : l’urbanisation diffuse. Plusieurs études montrent en effet que le désir bucolique marque encore profondément le choix résidentiel. En ce qui concerne le Québec, Guimond et Simard (2011) révèlent, à la suite d’un sondage réalisé dans la région de Brome-Missisquoi, que le cadre champêtre est ce qui, au premier chef, pousse des non-agriculteurs à résider en campagne. De même, Roy et al. (2005) ont établi que, pour cette même catégorie de personnes, la qualité du cadre de vie, la beauté des paysages et le calme étaient les motifs prépondérants – loin devant l’intérêt économique – de la volonté de s’installer en milieu rural. Il apparaît donc, à la lumière de ces études, que le désir bucolique de campagne demeure vivace au Québec, même si la vision antagonique qu’inspire le problème d’équilibre agrément-agriculture que connaît aujourd’hui la campagne québécoise, à l’image de bien d’autres, peut suggérer le contraire. Or, si ce désir persiste, il importe, avant toutes autres choses, de définir précisément la place que lui consent ou lui concède l’actuel régime québécois de protection du territoire agricole.

Pour mener une telle enquête, nous avons compulsé les principaux documents officiels produits par les institutions responsables de l’élaboration et de l’application de ce régime. Le premier est le texte législatif lui-même, adopté en 1978 : la Loi sur la protection du territoire agricole (LPTA), aujourd’hui la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA). Comme cette législation a connu au fil des ans plusieurs modifications, certaines majeures, nous y avons ajouté les divers textes législatifs qui, au gré des décennies, l’ont modifiée. Notre analyse s’est également penchée sur divers commentaires de la LPTAA, au premier chef la présentation qu’en fit le ministre de l’Agriculture, Jean Garon, au moment de son adoption à l’Assemblée nationale du Québec en 1978. Ce discours est en effet fondamental pour comprendre les intentions ayant présidé à l’institution du régime. Nous avons également examiné les orientations gouvernementales en matière de protection du territoire agricole qui formulent, à l’intention des instances régionales responsables de l’aménagement du territoire, les attentes du gouvernement provincial à ce titre. Enfin, nous avons pris en considération le document où la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) – l’organisme public responsable de l’application de la LPTAA – explique comment une municipalité régionale de comté (MRC) peut soumettre une demande d’autorisation dite « à portée collective » pour l’établissement de résidences en zone agricole. Ce corpus a été ausculté dans sa structure normative afin, d’une part, de dégager la nature et l’articulation des finalités poursuivies et, d’autre part, de préciser les mesures mises en oeuvre pour y parvenir. L’examen de la question permet d’identifier certaines difficultés inhérentes au régime québécois d’aménagement de la campagne et aide à entrevoir d’utiles pistes à suivre pour l’améliorer.

L’aménagement de la campagne québécoise

Une finalité agricole

En adoptant officiellement la Loi sur la protection du territoire agricole [4] (LPTA), le 21 décembre 1978 [5], l’Assemblée nationale du Québec affirmait clairement son intention d’aménager la campagne pour favoriser l’essor économique de l’agriculture. Le discours prononcé par le ministre de l’Agriculture, Jean Garon, en deuxième lecture du projet de loi, le 16 novembre de cette même année, en énonçait de manière non équivoque l’objectif : « Le projet de loi que le gouvernement propose est essentiellement à caractère économique [...], parce qu’il ne s’agit pas de protéger des terres pour protéger des terres, comme une fin en soi, mais comme une mesure essentielle au développement économique du secteur agricole et alimentaire au Québec » (Garon, 1978 : 3770). Pour ce faire, la préservation de l’assise foncière de l’agriculture constituait une prémisse fondamentale. Cette approche demeure au fondement de la loi et de ses réformes successives. Encore aujourd’hui, l’article 1.1 de la LPTAA spécifie que le régime ainsi institué « a pour objet d’assurer la pérennité d’une base territoriale pour la pratique de l’agriculture et de favoriser […] la protection et le développement des activités et des entreprises agricoles » (LPTAA, art. 1.1).

La préservation de l’assise foncière agricole : création de la zone agricole et limitation du morcellement

Afin de garantir à l’agriculture québécoise un accès facile et à long terme au territoire dont elle a besoin, la LPTA de 1978 permit la désignation, par décret, de régions destinées à former une zone agricole, laquelle, par sa superficie, s’avère pratiquement coextensive à la campagne québécoise [6] (Sylvestre, 2008). Mais comme il fallait plus encore assurer la viabilité des entreprises agricoles, il importait également de contrôler et de limiter le morcellement des terres au sein de cette zone. L’étendue des exploitations agricoles étant vue comme un gage de leur productivité, on estimait essentiel de leur conserver une assise foncière suffisante et propice à leur établissement et à leur croissance [7] (Cormier et Sylvestre, 1980 : 139). C’est pourquoi la LPTA prescrivait qu’une personne ne puisse, sans l’autorisation de la Commission, « effectuer un lotissement dans une région agricole désignée » (art. 28), ni « procéder à l’aliénation d’un lot si elle conserve un droit d’aliénation sur un lot contigu » (art. 29). Le but recherché n’était pas la conservation du mode de vie traditionnel qu’avait connu jusque-là la campagne québécoise (Garon, 1978 : 3780). Il s’agissait plutôt de garantir la réussite économique de l’agriculture québécoise en favorisant sa modernisation. La perspective à cet égard était franchement industrielle. La volonté était en effet de soutenir la multiplication de grandes entreprises agricoles. Selon le ministre de l’Agriculture en poste au moment de son adoption, la LPTA devait contrer toute implantation contraire à cet objectif : « Il faut empêcher que se constituent des petites fermes non rentables, des petites fermes d’amateurs » (Ibid. : 3774). Au reste, ce penchant pour l’agro-industrie (Ibid. : 3779) n’était pas seulement affaire de rentabilité. S’il fallait contribuer à la prospérité du Québec, il importait aussi d’en assurer la souveraineté alimentaire, perspective chère au parti indépendantiste (Parti Québécois) alors à la tête du gouvernement québécois [8].

La préservation de cette base foncière garde encore aujourd’hui toute son importance aux yeux du gouvernement québécois. En effet, la Politique de souveraineté alimentaire du Québec, adoptée en mai 2013 par le gouvernement dirigé par le Parti Québécois, affirme avec conviction qu’« il ne fait aucun doute que la zone agricole représente un patrimoine collectif qu’il faut préserver, d’autant plus que les terres agricoles constituent aussi des ressources non renouvelables et une richesse naturelle à mettre en valeur de concert avec les acteurs du milieu régional. Dans ce contexte, mieux vaut prévenir que guérir » (MAPAQ, 2012 : 28). On y note d’ailleurs une volonté explicite de poursuivre l’entreprise de préservation du territoire agricole, amorcée 35 ans plus tôt par le ministre Garon :

À la fin des années 1970, le Québec a fait le choix d’assurer la pérennité d’une base territoriale destinée à la pratique de l’agriculture. Le cadre légal qui en a alors résulté figure parmi les grands outils de développement agricole que la société québécoise s’est donnés. […] Au fil des ans, la pertinence de ce régime ne s’est jamais démentie. Et il est d’autant plus pertinent que les pressions d’urbanisation qui s’exercent sur la zone agricole s’intensifient d’année en année. Ces pressions sont devenues telles qu’elles justifient pleinement le renforcement de ce cadre légal

MAPAQ, 2012 : 30

On soutient, dans cette perspective, que « la zone agricole représente un patrimoine collectif dont la préservation doit être proclamée haut et fort par la Politique de souveraineté alimentaire, tant pour assurer la sécurité alimentaire du Québec que pour maintenir une économie régionale forte » (MAPAQ, 2012 : 32).

La primauté agricole

Le régime institué en 1978 vise non seulement à préserver l’assise foncière indispensable au développement des activités agricoles, mais aussi à accorder la préséance de ces dernières sur toute autre utilisation du sol dans les territoires visés (Garon, 1978 : 3779-3780). Cette primauté de l’agriculture est exprimée clairement à l’article 98 de la LPTAA qui en établit la primauté face à toute disposition inconciliable ou incompatible, ainsi qu’à l’article 62 de la LPTAA. Ce dernier article, qui énonce les critères devant guider la CPTAQ en toute action, indique les moyens mis en oeuvre à cette fin :

Pour rendre une décision ou émettre un avis ou un permis dans une affaire qui lui est soumise, la commission doit se baser sur :

  1. le potentiel agricole du lot et des lots avoisinants ;

  2. les possibilités d’utilisation du lot à des fins d’agriculture ;

  3. les conséquences d’une autorisation sur les activités agricoles existantes et sur le développement de ces activités agricoles ainsi que sur les possibilités d’utilisation agricole des lots avoisinants notamment, compte tenu des normes visant à atténuer les inconvénients reliés aux odeurs inhérentes aux activités agricoles découlant de l’exercice des pouvoirs prévus au paragraphe 4° du deuxième alinéa de l’article 113 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (chapitre A-19.1) ;

  4. les contraintes et les effets résultant de l’application des lois et règlements, notamment en matière d’environnement et plus particulièrement pour les établissements de production animale ;

  5. la disponibilité d’autres emplacements de nature à éliminer ou réduire les contraintes sur l’agriculture, particulièrement lorsque la demande porte sur un lot compris dans une agglomération de recensement ou une région métropolitaine de recensement telle que définie par Statistique Canada ou sur un lot compris dans le territoire d’une communauté ;

  6. l’homogénéité de la communauté et de l’exploitation agricoles ;

  7. l’effet sur la préservation pour l’agriculture des ressources eau et sol sur le territoire de la municipalité locale et dans la région ;

  8. la constitution de propriétés foncières dont la superficie est suffisante pour y pratiquer l’agriculture ;

  9. l’effet sur le développement économique de la région, sur preuve soumise par une municipalité, une communauté, un organisme public ou un organisme fournissant des services d’utilité publique ;

  10. les conditions socioéconomiques nécessaires à la viabilité d’une collectivité lorsque la faible densité d’occupation du territoire le justifie (LPTAA, art. 62).

De ces dix critères, les huit premiers considèrent que les activités non agricoles n’ont de légitimité en zone agricole que si elles ne nuisent pas à une activité agricole actuelle ou potentielle. Les critères 4 et 5 formulent une insistance à ce titre, dans la mesure où ils visent la protection des activités agricoles qui génèrent des nuisances plus grandes que les autres. On y reconnaît que le caractère industriel de ces activités (lié à l’intensification de la production en un même lieu au sein d’infrastructures lourdes) commande un régime d’aménagement spécifique. Seuls les deux derniers, qui ont été ajoutés en 1996, offrent une certaine ouverture à des activités qui, bien que non agricoles, peuvent tout de même être utiles à la population locale, soit en l’avantageant économiquement (critère 9) [9], soit en la préservant d’une plus grande précarité (critère 10). Cette ouverture marque certainement une évolution dans le régime québécois d’aménagement de la campagne, mais l’essentiel n’en demeure pas moins le même, surtout que les agriculteurs, entretemps, se sont vu reconnaître un droit de produire.

Le droit de produire ou le privilège agricole

Dans le même dessein de renforcer cette primauté accordée aux activités agricoles en milieu rural, s’est ajoutée, près de vingt ans plus tard, la reconnaissance de ce qu’on nomme le « droit de produire » (Chouinard, 1997). Ce droit s’inspire du Right-to-farm Act américain, qui permet aux agriculteurs, à l’intérieur de zones spécifiques, de cultiver leurs terres à l’abri de toute mesure visant à prohiber, à limiter, à gêner ou à nuire aux pratiques agricoles. Une telle norme fut implantée pour la première fois en 1981, dans l’État du Michigan. Par la suite, plusieurs États américains et provinces canadiennes emboîtèrent le pas (Daniels, 1999). Au Québec, le droit de produire consenti aux agriculteurs est défini aux articles 79.1 à 79.22 de la LPTA, qui y furent introduits en 1996 par la Loi sur la protection du territoire agricole et d’autres dispositions législatives afin de favoriser la protection des activités agricoles [10]. Le but est d’assurer, dans des zones prévues à cet effet, l’usage prioritaire du sol à des fins agricoles (art. 79.1).

Cette réforme majeure, en 1996-1997, de la LPTA – qui devint alors la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) – s’inscrivait en réaction à une volonté des instances municipales d’intervenir dans l’aménagement de la zone agricole. Deux jugements importants avaient incité le législateur québécois à instituer ce droit de produire. Le premier [11], rendu par la Cour d’appel du Québec le 3 octobre 1995, confirmait le droit des municipalités de réglementer le type et le mode d’exploitation agricole et, à cette fin, de subdiviser la zone agricole en plusieurs sous-zones. Le second [12], rendu par la Cour supérieure du Québec le 10 janvier 1994, autorisait les municipalités à prescrire des distances aux bâtiments agricoles aux fins de préserver la qualité de l’air pour les autres usagers de la zone agricole [13]. Ces jugements menaçaient la primauté accordée aux activités agricoles. En réaction, le législateur institua un ensemble de moyens visant : à limiter les contraintes découlant des distances séparatrices (LPTAA, art. 79.2.1 à 79.2.3) ; à préserver la capacité d’accroissement de certaines exploitations et activités (art. 79.2.4 à 79.2.7) ; à instaurer un possible recours à la médiation en cas de litige (art. 79.3 à 79.16) ; et à protéger tout producteur contre des poursuites relatives à des nuisances occasionnées par sa pratique agricole (art. 79.17 à 79.19.2).

Ces modifications législatives furent suivies, quelques années plus tard, de l’adoption des premières orientations gouvernementales relatives à la protection du territoire et des activités agricoles (MAMR, 2001). Ces orientations, destinées aux MRC, réaffirment explicitement l’intention initiale du législateur de « planifier l’aménagement et le développement du territoire agricole en accordant la priorité aux activités et aux exploitations agricoles en zone agricole » (MAMR, 2001 : 12). Dans cet esprit,

[l]e gouvernement demande à la MRC d’affirmer clairement dans son schéma d’aménagement révisé son intention d’assurer la pérennité du territoire agricole et d’y garantir la priorité aux activités agricoles. Pour ce faire, elle devra inclure des orientations d’aménagement et des affectations du sol appropriées de manière à éviter que le territoire agricole ou des parties de celui-ci soient perçues comme des zones d’aménagement différé pour l’implantation d’usages non agricoles provoquant ainsi, entre autres, une pression pour l’urbanisation ou pour certaines activités de type urbain sur la zone agricole. Elle devra contribuer à protéger les possibilités d’utilisation agricole des sols et favoriser le maintien, l’adaptation, le développement et la conversion des activités et des exploitations agricoles. De plus, à la lumière d’une démarche globale de planification, elle devra privilégier la réalisation des projets non agricoles à l’extérieur de la zone agricole et, le cas échéant, lorsque leur implantation en zone agricole sera justifiée par l’absence d’espace approprié ou des particularités du milieu, elle devra, d’une part, s’assurer que la réalisation du projet ne se fait pas au détriment du développement de l’agriculture et, d’autre part, veiller à l’application de mesures d’encadrement

MAMR, 2001 : 13

Le contrôle de l’urbanisation

La protection du territoire agricole au Québec passe enfin par la limitation et le contrôle de l’urbanisation. Reprenant un argument déjà formulé par les commissions d’enquête sur l’agriculture (Commission Héon) et l’urbanisation (Commission La Haye) dans les années 1960 et 1970 [14], le ministre de l’Agriculture justifiait, en 1978, l’adoption de la LPTA par la nécessité de « combattre la prolifération de toutes sortes d’activités en milieu agricole », en portant tout particulièrement la charge contre l’implantation résidentielle en zone agricole (Garon, 1978 : 3775). Or cet objectif a été repris dans les différents documents d’orientation en matière d’aménagement du territoire produits au fil des ans par le gouvernement du Québec. Y revient constamment la prescription de « freiner l’empiétement et l’expansion de l’urbanisation en zone agricole » (MAMR, 2001 : 13). Cet impératif concerne tout particulièrement les MRC quand elles définissent des périmètres d’urbanisation [15].

L’agriculture et son contrepoint

Zonage agricole, priorité à l’agriculture, droit de produire, contrôle de l’urbanisation, voilà autant de normes adoptées au Québec depuis la fin des années 1970 afin de réserver la campagne à l’agriculture. Néanmoins, un examen attentif du régime québécois d’aménagement de la campagne permet de détecter qu’une autre finalité, tel un sobre contrepoint, s’y profile entre les lignes.

Une finalité bucolique

Malgré ce qu’il peut en laisser paraître, le régime québécois d’aménagement de la campagne n’est pas en complète opposition avec l’implantation résidentielle à des fins non agricoles. Cet usage a d’ailleurs été justifié dès l’origine du régime, en 1978, notamment par la reconnaissance des droits acquis résidentiels, et sa légitimité a été confirmée, après coup, par les tribunaux [16]. Certes, la reconnaissance des droits acquis n’est pas une concession. Simple application de la non-rétroactivité des lois, elle est un élémentaire respect des principes de justice et d’équité (Roy, 2006). Il n’en demeure pas moins que l’interprétation que l’on en fit au moment de l’adoption de la LPTA dénotait une évidente sensibilité pour la finalité bucolique de la campagne. Le ministre de l’Agriculture s’exprima clairement à ce sujet (Garon, 1978 : 3774), de même qu’un député de l’opposition, Julien Giasson (1927-2010), qui rappela la prégnance du rêve bucolique chez un grand nombre :

En 1978 encore, nous avons des centaines et des centaines de Québécois, pour ne pas dire des milliers, qui avaient voulu, en toute connaissance de cause, dans une décision fort bien réfléchie, s’installer sur un coin de la terre paternelle. […] Il y en a […] des gens qui préfèrent, au lieu d’aller vers le village, au lieu d’aller s’implanter dans la ville où ils travaillent, s’installer en plein milieu agricole. Et pourquoi les ruraux n’accepteraient-ils pas cela, lorsque l’on a vu des milliers d’urbains ou de citadins venir s’installer dans ce milieu et payer le gros prix ?

Giasson, 1978 : 3787

Au-delà de ce moment initial, la finalité bucolique de la campagne a su se nicher au sein du régime québécois d’aménagement de la campagne. Contrairement à la finalité agricole, proclamée par le discours officiel, elle fait toutefois l’objet d’un soutien discret et furtif, dont les indices sont disséminés parmi les dispositions du régime. Deux éléments sont à cet égard particulièrement significatifs : l’établissement de distances séparatrices – dont il a été question plus haut – et l’occupation des îlots dits déstructurés.

Les distances séparatrices ou la cohabitation harmonieuse en campagne

Un premier indice du contrepoint bucolique au sein du régime québécois d’aménagement de la campagne réside en certaines contraintes imposées aux activités agricoles en zone agricole. Ces contraintes consistent en l’imposition de distances séparatrices entre les usages agricoles et les usages non agricoles. Cette mise à distance est prescrite « afin d’atténuer les inconvénients reliés aux odeurs inhérentes à certaines pratiques agricoles » (MAMR, 1994 : 13). Plus largement, le gouvernement provincial y voit une mesure essentielle pour « assurer la protection de l’environnement et la cohabitation harmonieuse des différents utilisateurs de la zone agricole ou situés à proximité », l’objectif étant « de généraliser l’utilisation de pratiques agricoles normales préservant l’eau et le sol de la pollution et réduisant les inconvénients de voisinage, notamment le bruit, les odeurs et les poussières » (MAMR, 1994 : 26). Or la désignation de « différents utilisateurs » de la zone agricole, de même la volonté de favoriser leur « cohabitation harmonieuse », indiquent une reconnaissance tacite de l’urbanisation diffuse. Certes, même en la circonstance, l’agriculture reste la priorité, mais on n’envisage pas moins, lorsque l’on considère la campagne dans toute sa complexité, qu’elle doive coexister avec d’autres usages et d’autres usagers, dont on veut préserver le cadre de vie.

Les îlots déstructurés ou la reconnaissance implicite d’une campagne non agricole

Le second indice, plus prégnant encore, découle de la révision de la LPTA en 1996. Cette révision offrit la possibilité d’une planification systématique, MRC par MRC, de l’occupation résidentielle dans la zone agricole. La démarche était bien entendu conçue afin de « mieux protéger le territoire agricole » (CPTAQ, 2006). Elle visait en effet à « créer un cadre de gestion de la zone agricole beaucoup plus cohérent et propice au développement des activités agricoles » (Ibid. : 2). Or, pour y parvenir, il était désormais possible d’y planifier l’implantation d’usages résidentiels (non liés à l’agriculture) à l’intérieur de périmètres clairement délimités (de l’ordre du terrain individuel). Tout en restant au sein de la zone agricole, ces périmètres, exempts d’activité ou de potentiel agricole, sont déclarés impropres à la réalisation de la finalité de cette zone, d’où l’appellation qu’on leur donne : « îlots déstructurés ». La révision permet également de déterminer une superficie minimale de lot sur laquelle un usage résidentiel peut être exercé sans que cela contribue à « déstructurer la zone agricole » (LPTAA, art. 59). En associant la déstructuration du territoire agricole à l’implantation de résidences, le législateur exprime la perception négative qu’il entretient à l’égard de l’urbanisation diffuse. Il n’en demeure pas moins que ce type de planification consiste bel et bien à prévoir l’implantation résidentielle en zone agricole. C’est pourquoi cette mesure témoigne à tout le moins de la non-réduction du régime québécois d’aménagement de la campagne à la seule finalité agricole. D’ailleurs, l’ampleur actuelle de cette démarche de planification des usages résidentiels en zone agricole démontre qu’il ne s’agit nullement d’une faille du régime. Le plus récent rapport annuel de la CPTAQ (2013-2014) indique en effet que, depuis sa mise en place, pas moins de 73 décisions ont été rendues par la CPTAQ, autorisant théoriquement la construction de plus de 32 000 résidences en zone agricole (CPTAQ, 2014) [17].

Une réalité à assumer

Force est d’admettre que le régime québécois d’aménagement de la campagne, en dépit de certaines dénégations de principe, n’en continue pas moins de servir la finalité bucolique, même s’il ne l’assume pas complètement. Il résulte de cette situation une ambivalence qui s’explique par le refus du législateur de reconnaître pleinement la fonction résidentielle propre à la campagne et la légitimité du désir qui la sous-tend. Occulter ainsi la réalité à la fois rurale et urbaine, agricole et bucolique, de la campagne devient un problème en soi et rend difficile l’atteinte de l’équilibre. Il y a donc nécessité, non pas de rejeter l’urbanisation de la campagne, mais de l’assumer ouvertement, tout en l’astreignant aux conditions du développement durable. Face à ce défi, le statu quo, trop marqué par le déni, n’apparaît pas comme une solution viable. Mais que faire ? De deux choses l’une. Soit que l’on procède à une séparation encore plus nette des usages agricoles et urbains au sein de la campagne. Soit que l’on tente de dépasser l’opposition entre l’agriculture et l’urbanisation diffuse afin d’atteindre une véritable synthèse de ces modes d’occupation de la campagne.

Du cantonnement à la coopération

Un cantonnement insidieux

L’actuel régime québécois d’aménagement de la campagne est fondé sur la séparation des fonctions non agricoles et des fonctions agricoles dans le but de favoriser ces dernières. Peut-on imaginer accentuer cette séparation dans l’espoir de servir adéquatement les fonctions non agricoles sans nuire aux fonctions agricoles ? L’option fut en quelque sorte déjà envisagée. En effet, une réforme de la LPTA, en 1989, prévoyait la mise en oeuvre de cette idée de séparation stricte des usages agricoles et non agricoles. La nouvelle loi (articles 69.0.1 à 69.0.8) instaurait des secteurs exclusifs dans le but de protéger encore davantage les terres dont les sols présentent les meilleurs potentiels agricoles[18]. À l’intérieur de ces secteurs, les règles applicables ainsi que les critères décisionnels de la CPTAQ devaient être beaucoup plus rigides, notamment en ce qui concerne l’utilisation à des fins autres que l’agriculture et le morcellement d’un lot. L’article 69.0.7 de la loi prescrivait par ailleurs que la CPTAQ ne pouvait autoriser l’exclusion d’un lot compris dans un tel secteur. Certes, cette mesure visait explicitement à protéger encore davantage l’agriculture. Mais, en creux, elle suggérait que les fonctions non agricoles pouvaient jouir d’un autre statut dans le reste de la zone agricole. Comme cette mesure ne fut jamais mise en application (elle fut même abolie en 1996) [19], il est impossible d’en tirer quelque leçon. On constate toutefois, à travers l’expérience de différents pays, notamment les États-Unis, que cette mesure accentue en fait la pression exercée par l’urbanisation diffuse en la concentrant sur les autres parties du territoire agricole (Daniels, 1999). Ainsi, il ne suffit pas, pour résoudre le problème, de cantonner en certains lieux les conflits avérés ou potentiels entre les usages agricoles et non agricoles. On ne fait que déplacer le problème tout en courant le risque de l’accroitre. De plus, il n’est pas dit que les secteurs voués à l’exclusivité agricole ne se trouvent pas insidieusement privés d’éléments essentiels à leur vitalité.

Une ingérable distanciation

Si le cantonnement est une option risquée, peut-être convient-il alors de s’en remettre aux vertus des distances séparatrices, introduites dans la LPTAA en 1996, pour assurer cette cohabitation harmonieuse que le gouvernement du Québec, comme nous l’avons vu plus haut, appelle de ses voeux ? Encore faudrait-il être assuré de l’efficacité de cette mesure ? Or l’expérience québécoise à cet égard n’apparaît pas très probante. En effet, dans un rapport déposé à l’Assemblée nationale du Québec en octobre 2000, Me Jules Brière identifie plusieurs difficultés d’ordre juridique, politique ou technique liées à l’application des distances séparatrices. Brière y déplore notamment leur trop grande rigidité, leur faible crédibilité scientifique, ainsi leur malaisé ajustement aux autres instruments de gestion du territoire agricole. Ces difficultés sont telles, selon l’auteur, que « l’application aux entreprises existantes des règles relatives aux distances séparatrices et au zonage de production demeure, hélas, sans solution acceptable par tous » (Brière, 2000 : 66). La révision de la LPTAA en 2001 n’a pas amélioré la situation. Selon Chouinard (2009 : 80-88), les nouvelles modalités d’application des distances séparatrices ont même été complexifiées à cette occasion, rendant encore plus ardue leur mise en oeuvre. Bref, en cherchant à assurer une meilleure cohabitation des usagers de la zone agricole, l’imposition normative de distances séparatrices conduit plutôt à entretenir la confusion.

La rurbanisation

Règle générale, le régime québécois d’aménagement de la campagne proscrit l’urbanisation diffuse. Il lui fait toutefois des concessions et, en ces circonstances, il vise à neutraliser les externalités négatives de l’urbain diffus sur les activités agricoles, et réciproquement. Le procédé en est un de mise à distance, pour reprendre l’expression de Rémy (2004), d’usages jugés incompatibles. Or, à l’inverse, serait-il possible de renforcer les liens entre l’urbain et le rural ? À en favoriser l’imbrication, toujours selon les termes de Rémy ? Plus encore, considérant la véritable nature de la campagne, ne serait-il pas bénéfique de dépasser les oppositions binaires traditionnelles (urbain / rural, agricole / non agricole, exploitation / occupation) et de favoriser l’émergence d’une tierce forme territoriale, qu’on pourrait qualifier, pour en souligner le caractère hybride, de rurbaine ?

Le terme rurbanisation, popularisé par Bauer et Roux (1976), désigne l’extension disséminée des villes – et plus particulièrement des usages résidentiels – dans les espaces ruraux qui les entourent. S’attachant à décrire les diverses modalités du phénomène (ses agents, ses manifestations spatiales, ses motifs), les deux auteurs n’en demeurent pas moins critiques à l’égard de cette rurbanisation qui amplifie l’étalement urbain et génère une ségrégation croissante des territoires qui en sont affectés. Ce concept de rurbanisation, aujourd’hui quelque peu tombé en désuétude, apparaît connoté négativement. La définition que nous en proposons diffère toutefois de l’acception courante du terme [20]. Selon notre perspective, la rurbanisation désignerait une forme projective d’établissement par laquelle est atteint un équilibre organique entre l’urbanisation diffuse et l’environnement agricole ou naturel qui l’accueille. Cet équilibre reposerait sur l’instauration d’échanges soutenus entre les modes urbains et ruraux de mise en valeur de la campagne. Cette relation leur permettrait de se fortifier mutuellement en profitant des externalités (économiques, paysagères) produites de part et d’autre. En assumant ainsi, dans le dépassement rurbain, sa double finalité (Calenge, 2003 : 527-529), la campagne se rapprocherait en quelque sorte de l’ultime figure du jardin où, métaphoriquement, s’unissent et se confortent les vertus nourricières, esthétiques et médicinales de l’établissement humain sur terre (Bethemont, 1998).

Linéaments québécois d’une possible rurbanisation

Cet aménagement organique du territoire des campagnes, ce « jardin à aménager » propre à la rurbanisation, nous en posons seulement le principe pour le moment. Ses modalités concrètes restent à définir. Néanmoins, il importe de signaler que diverses initiatives récemment engagées au Québec forment des linéaments utiles à cet effet. Les demandes à portée collective, dont il a été question plus haut, en sont une première. Cette mesure repose en effet sur un principe lourd de sens : la mise en valeur du territoire agricole n’est pas nécessairement incompatible avec l’urbanisation de la campagne. Selon une optique plus ouverte, cela signifie que l’urbanisation diffuse pourrait en fait être une condition favorable à un aménagement réussi de la campagne. Elle pourrait ainsi être un ingrédient de cette « occupation dynamique du territoire agricole » [21], dont le gouvernement québécois fait aujourd’hui la promotion. Toujours au chapitre des demandes à portée collective, on remarque par ailleurs que le second volet de cette démarche de planification [22], en déterminant une superficie minimale de lot nécessaire à l’obtention d’une autorisation d’exercer un usage résidentiel, favorise un autre type de mise en valeur du territoire. Or il est possible que sur les lots ainsi ciblés se réalisent des projets agricoles ou agroforestiers viables, même s’ils ne correspondent pas au modèle industriel dominant. En autorisant une telle implantation résidentielle en zone agricole, le législateur n’encourage-t-il pas, dans les faits, une forme de développement qui échappe autant à la banlieue pavillonnaire qu’à l’agro-industrie ?

Les plans de développement de la zone agricole (PDZA), lancés par le MAPAQ en 2008, sont également des éléments favorables à la rurbanisation, car ils poursuivent des objectifs relatifs à une coexistence mutuellement profitable des usages agricoles et non agricoles, tout en montrant une ouverture pour l’implantation de petites exploitations agricoles axées sur des productions de créneau. Or cette multifonctionnalité de la campagne, bien qu’elle ne fasse pas encore l’unanimité, ne manque pas d’intéresser le gouvernement québécois. Notons enfin l’initiative plus localisée de la MRC du Haut-Saint-François, en Estrie, qui a littéralement mis de l’avant une politique de rurbanisation (CLD Haut-Saint-François, 2009) dans le but d’attirer de nouveaux résidants.

Conclusion

Comme en bien des endroits, l’urbanisation diffuse est un phénomène important. Elle constitue un important défi de l’aménagement de la campagne, qui en porte la marque. Or, au Québec, l’aménagement de la campagne est sous la coupe d’une loi – LPTAA – qui, en raison de son quasi-exclusivisme agricole, demeure incapable d’en assumer pleinement le destin. Largement opposée à l’urbanisation diffuse, cette loi s’en accommode pourtant à certains égards. La LPTAA, adoptée à la fin des années 1970, favorise un développement agricole de type industriel, en plus de nourrir l’ambition de réaliser la souveraineté alimentaire du Québec. Aux fins de ce double projet, elle réquisitionne la campagne pour en faire son assise territoriale. Ainsi, la campagne québécoise est en quelque sorte devenue, par décret, un parc réservé à l’exercice prioritaire d’une activité, l’agriculture, et où, réciproquement, l’implantation de bâtiments et l’exercice d’usages non liés à cette activité devaient être fortement limités. Aujourd’hui, ce modèle est largement remis en question par de nombreux groupes et acteurs institutionnels. Ses limites sont exposées ; ses conséquences sur la biodiversité des écosystèmes et la vitalité des territoires, de moins en moins acceptées. Faut-il dès lors persévérer à considérer l’urbanisation diffuse comme un problème ? Ne devrait-on pas voir le puissant désir qui la sous-tend comme une nouvelle occasion de développement pour les campagnes, comme y invite Bernard Vachon :

Le « desserrement » des grands centres urbains au profit des 2e et 3e couronnes, la reconquête des territoires ruraux, l’implantation des travailleurs à distance qui développent de nouvelles façons d’habiter les petites villes et les zones rurales, la multiplication des activités économiques dites footloose (sans attache territoriale) dont plusieurs recherchent des lieux d’établissement en dehors des grands centres, etc. Ces nouvelles réalités contribuent à générer un « puissant désir de campagne » porteur d’avenir. Chez plusieurs communautés rurales, le défi est désormais de réunir les conditions pour saisir les opportunités créées par cette tendance lourde : qualité de vie, service de proximité, éducation, participation citoyenne, etc. […] Le désir de campagne est porteur d’opportunités de développement et producteur d’avenir

Vachon, 2012

L’actuel régime québécois d’aménagement de la campagne est profondément ambivalent, tiraillé entre des visions diamétralement opposées. L’une, sous l’emprise de l’agro-industrie, est largement promue ; l’autre, bucolique, est certes présente, mais négligée. À l’heure où les pouvoirs publics pressent les populations urbaines et rurales de modifier leurs représentations mutuelles, où la recherche d’une plus grande complémentarité fonctionnelle des territoires à l’ordre du jour, le moment n’est-il pas venu de considérer la seule industrialisation de la campagne comme un épisode révolu de notre histoire ? En élargissant la perspective, il semble donc qu’un problème important de l’aménagement du territoire, l’un de ses principaux défis pour l’avenir, consiste non seulement à lutter contre l’étalement urbain et à densifier la ville, mais aussi à assurer la meilleure urbanisation possible de la campagne [23], à définir, en quelque sorte, une nouvelle civilisation du jardin, chère à Lewis Mumford et à d’autres (Mumford, 1968 : 82). Ainsi envisagé, l’aménagement de la campagne québécoise ne chercherait plus seulement à garantir la souveraineté alimentaire ou à assurer la croissance du secteur agricole, mais bien à nous permettre, comme le disait encore Mumford, de « reprendre la pleine possession de nous-mêmes » (Ibid.) à travers une nouvelle manière d’imaginer et d’occuper le territoire.