Résumés
Résumé
À Bamako, au Mali, les faire-part de mariage sont souvent agrémentés de références spatiales qui correspondent aux différents lieux de résidence des membres d’une famille. Les familles bamakoises qui s’unissent choisissent ainsi de mentionner les membres de leur famille qui ont émigré. Cet article s’intéresse aux enjeux sociaux que suppose une telle pratique, laquelle révèle l’importance du phénomène migratoire au Mali : la migration permet d’accéder à différentes ressources (financières, sociales) et s’érige en véritable capital symbolique qui apparaît comme un élément discriminant de ce qui constitue la réussite ou l’échec social. Ces familles s’engagent ainsi dans une véritable course à la distinction sur la base de l’évocation de noms de lieux dispersés dans l’espace géographique.
Mots-clés:
- Bamako,
- migration,
- mariage,
- faire-part,
- distinction,
- élites,
- ressources,
- inégalités sociales
Abstract
In Bamako, Mali, wedding invitations often feature spatial references indicating the places where members of one’s family live. This is one way family members who have emigrated abroad can be recognized. Our article examines the social function of this custom through an analysis of the importance of migration for a country like Mali. Because migration clearly gives people access to different kinds of resources (financial and/or social), it comes to be seen as a kind of symbolic capital reflecting either social success or failure. The Bamako wedding invitation custom has led to competition for social standing, based on which families can list the greatest variety of geographic locations on their invitations.
Keywords:
- Bamako,
- migration,
- marriage,
- wedding invitations,
- social differences,
- elites,
- resources,
- social inequalities
Resumen
En Bamako, Mali, los partes de boda son frecuentemente decorados con referencias espaciales correspondientes a los diferentes lugares de residencia de los miembros de una familia. Las familias bamakoises que se unen deciden también de mencionar familiares que emigraron. Este artículo se interesa a lo que pone socialmente en juego tal práctica, la que muestra la importancia del fenómeno migratorio en Mali: la migración permite el acceso a diferentes recursos (financieros, sociales) y se establece en verdadero capital simbólico que se manifiesta como elemento discriminatorio de lo que constituye el éxito o el fracaso social. Esas familias se obligan a una verdadera carrera de distinción que consiste en la evocación de nombres y lugares dispersos en el espacio geográfico.
Palabras claves:
- Bamako,
- migración,
- matrimonio,
- Parte de Boda,
- distinción,
- élites,
- recursos,
- desigualdades sociales
Corps de l’article
Introduction
Faire-part : n. m. inv. Lettre imprimée destinée à annoncer un événement familial important (décès, naissance, mariage). Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, éd. 1995.
Depuis la sortie, en 2005, de l’album d’Amadou et Mariam Le dimanche à Bamako, la capitale du Mali est (surtout) connue dans l’Hexagone pour ses mariages. Mais au delà de l’aspect exotique, voire folklorique qu’inspire, hors d’Afrique, leur chanson Beaux dimanches, le mariage constitue au Mali, comme dans la plupart des sociétés africaines, un moment particulièrement fort de la vie sociale (Fofana, 1994 ; Dial, 2008 ; Lardoux, 2009). Durant certaines fins de semaine, c’est toute la capitale qui vit au rythme des nombreuses cérémonies de mariage. Ces événements, dont l’organisation est particulièrement complexe, sont une occasion d’observer la façon dont se construisent les rapports sociaux, dans la mesure où ils mettent en scène les rapports de pouvoir que privilégie la société (Hertrich et Lesclingand, 2007). L’analyse des systèmes de parenté et d’alliances révèle ainsi le rapport inégalitaire existant entre hommes et femmes (Lévi-Strauss, 1967 ; Meillassoux, 1975 ; Balandier, 1985). Ces dernières sont considérées comme des « cadets sociaux » soumises au pouvoir des aînés qui contrôlent l’accès aux femmes pour les mariages et définissent les alliances. Le mariage est à ce titre un événement qui permet aux aînés d’affirmer leur statut de dominants dans la société. D’autres approches s’intéressent aux transformations du mariage africain (Burnham, 1987) et à ses effets sur la pratique polygamique (Binet, 1959 ; Marcoux, 1997). En revanche, les faire-part de mariage constituent un objet de recherche relativement inédit. L’universitaire ivoirien Aby Sangaré (2009 : 212) évoque la dimension spatiale présente sur les faire-part de mariage ivoiriens, mais l’utilise pour la replacer dans le contexte des mariages interethniques, dont il estime qu’ils favorisent l’intégration régionale ouest-africaine : « Pour se rendre compte de l’impact que ce type de mariage peut avoir sur l’intégration, il suffit de se référer à certains faire-part de mariage ou de décès qui révèlent, par la variété des noms et des pays cités, un dense réseau de relations traversant les ethnies, les pays et même les continents. » Seuls deux exemples de travaux sur les faire-part de mariage ont pu être recensés. Il s’agit d’études menées par des linguistes, hors d’Afrique, et qui portent respectivement sur Brunei (Clynes et Henry, 2004) et la Jordanie (Al Momani et Faisal Alrefae, 2010).
C’est en 2008, au moment où j’effectuais à Bamako mon premier travail de terrain, que j’ai pour la première fois eu entre les mains un faire-part de mariage malien. J’entamais alors une recherche sur le thème de la migration dans ce pays d’Afrique de l’Ouest [1]. Le faire-part que j’avais récolté semblait, déjà, m’indiquer que la migration concernait ici de nombreuses familles. À sa lecture, il était facile de se représenter la dispersion géographique des familles maliennes : en face des noms des membres de la famille des mariés étaient indiqués les différents lieux où ils vivaient. Ces lieux étaient localisés à différentes échelles, des quartiers de Bamako aux horizons les plus lointains : du « local » au « global ». Les noms de villes ou de pays situés à l’étranger correspondaient logiquement aux différents pôles d’installation, anciens et plus récents, de ceux qu’on appelle les « Maliens de l’extérieur » : la Côte-d’Ivoire, Paris, mais aussi New York ou le Canada. Ces éléments incitaient à réfléchir sur le(s) sens de ces faire-part de mariage : pourquoi la dispersion géographique des familles y est-elle indiquée ? Pour quelle(s) raison(s), en conséquence, cette dispersion devient-elle la caractéristique première des familles ? À ce moment, je ne réalisais pas encore que je serais, trois ans plus tard, amené à véritablement prendre la mesure de l’enjeu social de cette pratique, lors de la préparation de mon propre mariage avec une Bamakoise… Et de l’élaboration de notre faire-part de mariage.
À travers l’étude de faire-part de mariage maliens, cet article vise à mettre en lumière certains éléments qui suggèrent la place et le rôle attribués au phénomène de la migration internationale dans un pays comme le Mali. Le faire-part de mariage constitue pour cela un riche matériau d’analyse. Il est envisagé ici comme la trace écrite de normes et de conventions sociales propres à la société malienne, révélatrice de formes d’inégalité et de domination.
Quand le terrain s’impose : retours méthodologiques
Le rapport particulier établi ici entre le chercheur et son objet d’étude, en l’occurrence le fait de s’être marié avec une Bamakoise, ne constitue pas en soi une « méthode » ou une « technique d’enquête ». Il doit plutôt être envisagé comme la résultante d’une approche du terrain en termes réflexifs. Une posture « qui admet le terrain comme un moment situé dans la construction de la connaissance » (Retaillé, 2010 : 86) et non comme une approche désincarnée, « une extériorité indépendante du chercheur […] [réduite] au rôle de dispositif commode de validation ou d’invalidation du raisonnement scientifique », garante d’une soi-disant objectivité (Labussière et Aldhuy, 2008). Cette expérience personnelle, a priori indépendante de ma recherche, vient se télescoper avec mon objet, lors de la réalisation de mon propre faire-part de mariage et constitue en cela une expérience sensible qui « force le chercheur à redéployer ses catégories cognitives » (Ibid.). Par mon intronisation « officielle » au sein d’une famille malienne, je devenais acteur de la situation que j’étudiais. Cette position, si elle peut présenter un biais important en termes de « perte de la distance présentée comme nécessaire » (Arborio et Fournier, 2008 : 88), se révèle ici être un atout puisqu’elle permet d’accéder aux « coulisses » des négociations relatives au mariage. En tant qu’acteur de la situation, j’ai vu évoluer le comportement de ma future belle-famille à mon égard. Le matériau discursif recueilli auprès d’elle (en particulier ma belle-mère qui m’expliquait les démarches à suivre) apparaissait, à certains moments, balayé de toute « langue de bois ». Une relation de confiance s’instaurait, attribuable aux impératifs des cérémonies. Ma présence étant par définition légitime, je n’avais plus aucune justification à fournir. Cette « place arrangée » dans la société, évoquée par Holder et Olivier au cours du récit de leur mariage traditionnel au Mali, peut être envisagée comme un « mode d’intégration rapide et privilégié au terrain permettant d’acquérir une identité sociale et une certaine respectabilité » (2005 : 145).
Si les futurs mariés peuvent décider du design de leur faire-part de mariage, les parents sont les seuls en charge de l’élaboration du texte qui y figurera. Dans le cas présent, mon épouse n’a absolument pas été consultée quant au texte qui apparaît sur le faire-part de son propre mariage. Son père étant décédé, c’est sa mère qui fut en charge de cette rédaction. Elle savait que j’effectuais une recherche sur la migration au Mali et que je m’interrogeais sur les faire-part de mariage. Les préparatifs du mariage ont duré environ un mois. La conception du faire-part a été faite deux semaines avant la cérémonie. Ma belle-mère fut la personne en charge de « m’expliquer » la façon dont je devais rédiger la partie du faire-part qui concernait ma famille. Je fus convoqué par elle et je pris des notes sur la façon dont il m’appartenait de désigner les membres de ma famille sur mon faire-part. Ces notes constituent l’un des matériaux utilisés dans cet article. Elles ont été retranscrites et partiellement récrites pour en faciliter la compréhension.
En second lieu, l’analyse s’appuie sur un travail de collecte. Lors de séjours répétés à Bamako entre 2008 et 2011, j’ai sollicité mon réseau social local, composé de membres de ma belle-famille, d’amis, de connaissances et de personnes intégrées à mon enquête, pour obtenir des faire-part de mariage. La collecte s’est avérée plus laborieuse que prévu : d’une manière générale, les Maliens archivent peu les faire-part qu’ils reçoivent. Une fois les cérémonies passées, ces derniers sont souvent jetés. Ceci explique en partie le fait que seuls 45 faire-part ont pu être récoltés en 3 ans. Ces faire-part ne couvrent, logiquement, qu’une période très récente, comprise entre 2006 et 2011. La qualité de ce matériau réside plutôt dans sa diversité : de mes amis les plus proches à des connaissances parfois très éloignées, les faire-part analysés dans cet article concernent des couches sociales diverses : des enfants de ministres ou de grands commerçants aux employés situés plus bas dans la hiérarchie sociale et salariale.
Enfin, des entretiens semi-directifs ont été conduits au mois d’août 2011 auprès de deux infographistes bamakois chargés d’élaborer des faire-part de mariage en fonction des attentes de leurs clients. Situées à Bamako, les deux imprimeries où travaillent ces deux personnes ont pignon sur rue et sont parmi les plus importantes du Mali. Ces entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Les deux infographistes m’ont également aidé à collecter des faire-part de mariage : il a en effet été possible de leur emprunter quelques cartes parmi celles qu’ils conservent comme modèles à présenter à leurs clients. En dernier lieu, un entretien a été réalisé avec un historien natif de Bamako à propos de l’apparition des faire-part de mariage dans la capitale malienne.
Nommer les lieux sur les faire-part de mariage : description d’une pratique
« Ici, on cite les lieux »
Selon l’historien Boubacar Séga Diallo, l’utilisation des faire-part de mariage au Mali remonte au moment du renversement du régime socialiste de Modibo Keïta. Les militaires auteurs du putsch et nouvellement au pouvoir ont été les initiateurs de cette pratique à partir du début des années 1970. Sur les premiers faire-part étaient déjà indiqués des lieux géographiques. D’après M. Diallo, deux raisons principales ont poussé les militaires à utiliser ce support : d’abord la volonté d’introduire de nouvelles pratiques considérées comme « modernes » afin de marquer la rupture avec le régime précédent, ensuite le besoin pour ces « cadets sociaux » [2] d’acquérir une certaine respectabilité. Comme l’indique l’historien, « ce sont les militaires [auteurs du putsch] qui ont popularisé ça. Quand ils sont arrivés [au pouvoir], ils étaient déconsidérés par la population qui les voyait seulement comme des petits militaires. Ils ont alors voulu marier des filles de bonnes familles et distribuer des faire-part pour marquer l’événement […] Sur ces faire-part, il y avait des hauts-lieux qui étaient indiqués, comme Paris, New York ».
Les études qui étendraient cette pratique à d’autres pays font défaut. Simplement est-il possible d’émettre l’hypothèse qu’elle existe en Côte-d’Ivoire, eu égard à l’anecdote d’Aby Sangaré (2009) et à un entretien réalisé à Bamako avec un infographiste d’origine ivoirienne, qui le confirmait. Pour autant, il est possible d’affirmer qu’elle est une pratique aujourd’hui courante à Bamako. Sur les 45 faire-part récoltés, seulement 10 n’indiquent pas les noms de lieux. Les entretiens menés auprès d’infographistes bamakois attestent de cette tendance en indiquant la part estimée de leurs clients qui demandent que les lieux apparaissent sur leurs faire-part : « Sur 100 cartes, je peux dire qu’il y en a 90 où on détaille vraiment toutes les familles, dans telles villes, où elles sont » (David [3], infographiste à Bamako depuis 13 ans). Le constat est le même pour Laurent, infographiste depuis 6 ans : « Je peux dire à 95 %… Je dirais même à plus de 98 %. Ici [à Bamako], on cite les lieux. »
L’énumération des lieux : entre figures imposées et choix effectués par les acteurs
Les cérémonies de mariage au Mali regroupent en fait une série de trois célébrations : le mariage religieux, qui est le plus pratiqué [4], le mariage civil, qui n’est obligatoire que depuis 1962, et le mariage coutumier (kónyo, en bambara [5]). Les deux dernières cérémonies s’avèrent être les plus onéreuses. Ces trois célébrations ne se déroulent pas systématiquement dans le même ordre et il arrive souvent qu’elles ne soient pas toutes tenues (Marcoux et al., 1995) [6]. Aussi, il convient de préciser que les bamakois issus des milieux populaires, qui représentent la majorité de la population de la capitale malienne, ne peuvent se permettre financièrement d’imprimer des faire-part annonçant leur mariage. Ils se marient d’ailleurs peu civilement et la réalité de leurs conditions de vie les situe loin de cette préoccupation. Ils se voient en effet contraints de consacrer la quasi-totalité de leurs maigres moyens à « trouver de quoi manger » (Marie, 2011). En ce sens, les faire-part de mariage ne peuvent prétendre donner une représentation exhaustive des différentes catégories sociales de l’espace bamakois. De plus, le faire-part de mariage est rédigé en vue de la célébration du mariage civil. Lorsque les cérémonies civile et religieuse ont lieu le même jour, le faire-part annonce les deux événements. En revanche, il n’existe pas de faire-part destinés à mentionner uniquement le mariage religieux, ou uniquement le mariage traditionnel.
La composition des faire-part de mariage et la dénomination des lieux apparaissent empreintes de déclinaisons variables. Par-delà le schéma général où les noms de lieux sont indiqués en face d’un nom de famille (figure 1), de réelles divergences apparaissent et témoignent, déjà, d’une certaine marge de manoeuvre tolérée dans la mise en forme. Elles concernent à la fois les modes de dénomination des membres d’une même famille et les lieux indiqués. Ainsi, une famille est le plus souvent dénommée par son nom (par exemple, Diarra). D’autres fois, le préfixe « famille » est ajouté. On trouve également des faire-part où un prénom figure devant le nom de famille ; certains faire-part précisent « la grande famille » ou mentionnent que cela concerne aussi les « frères, soeurs et amis », etc. Cette hétérogénéité des énoncés pose la question du choix des acteurs mis en avant sur le faire-part. La famille est manifestement envisagée ici dans un sens large, elle inclut même parfois les amis.
Les lieux, quant à eux, sont inégalement dénommés dans l’espace géographique. Ils apparaissent plus ou moins précis et passent régulièrement d’une échelle à une autre. D’une manière générale, plus un lieu est lointain, plus l’imprécision se fait sentir [7]. Si les quartiers de Bamako sont souvent précisés, il arrive qu’un nom de ville ou de pays figure au même niveau, sur une même ligne (figure 1).
L’énumération se termine généralement, dans notre échantillon [8], par une mention aux collègues de travail ou camarades de promotion des mariés. On décline alors le nom de l’entreprise, de l’administration ou de l’école que les mariés fréquentent.
Certains faire-part de mariage précisent également le métier exercé par les mariés [9]. Cette information de nature sociologique se révèle cependant, dans l’analyse, à manipuler avec précaution. Si une catégorisation fondée sur la profession peut paraître éclairante sur le statut social d’une personne, les logiques informelles qui prédominent voient bien souvent les individus obligés de multiplier les « activités parallèles », ce qui brouille de fait la pertinence d’une telle grille de lecture. Il en va ainsi de ce jeune marié dont le faire-part indique qu’il est sociologue, alors que ses revenus proviennent finalement d’un cumul d’activités autres : animateur de radio, pigiste pour des organisations internationales… en parallèle de ses études en sociologie à l’Université de Bamako.
Enfin, une phrase semblable à celles qu’on peut trouver sur des faire-part de mariage en France annonce la date, l’heure et le lieu de la (des) cérémonie(s).
Le faire-part comme faire-valoir : figures des émigrés et de l’aînesse sociale
Le fait de me marier a provoqué mon intégration au sein d’une famille membre de la bourgeoisie bamakoise. Les parents de mon épouse sont tous deux d’ascendance noble (hóron). Le père a occupé des fonctions politiques de premier plan dans les années 1980 où il fut ambassadeur du Mali en Belgique. Après leur divorce, la mère devient la seconde épouse d’un riche avocat bamakois. La famille connaît cependant aujourd’hui un certain déclassement (notamment depuis le décès du père), mais continue de mener un train de vie aisé dans la capitale (propriétaire d’une maison de plusieurs étages dans un quartier résidentiel, déplacements en véhicule 4/4 notamment).
Deux mois avant mon mariage, dans le cadre d’une discussion informelle avec ma belle-mère, je demandai pourquoi les Maliens énuméraient des séries de lieux sur leurs cartes de mariage. Elle répondit que le mariage était « un événement qui permet de réunir les familles, aussi étendues qu’elles soient et de regrouper tout le monde, de resserrer les liens… Tu sais, ici au Mali, nous avons de grandes familles éparpillées un peu partout, il ne faut pas oublier de les faire participer à l’événement, même s’ils sont loin. Ils en sont flattés » (journal de terrain, 2 mai 2011). Effectivement, le Mali connaît une importante émigration internationale. Les différentes données statistiques disponibles estiment que le nombre de Maliens résidant à l’étranger représentait en 2007 entre 10 et 20 % de la population du pays [10]. Il est donc logique de trouver, dans de nombreuses familles, des personnes expatriées. Elle me précisa également qu’indiquer les lieux permet d’éviter de confondre les familles entres elles. Il est vrai qu’en la matière, un simple coup d’oeil à l’annuaire malien permet de se rendre compte du problème que peuvent présenter les homonymes : il n’est pas rare, sur une même page, de voir indiqués des dizaines d’homonymes, qui ne se distinguent que par le fait qu’ils possèdent des adresses différentes. Tout porte donc à valider ces affirmations qui feraient de cette pratique un moyen efficace de dénomination des familles maliennes. Pourtant, au moment de la rédaction du faire-part de mariage, ces arguments s’avèrent moins percutants.
Le 6 juillet 2011, j’apprends que le texte qui va figurer sur mon faire-part de mariage est en train d’être rédigé. La partie qui concerne ma belle-famille est déjà écrite (figure 2). Je dois aller voir ma belle-mère qui va m’expliquer comment mettre en page la partie décrivant ma famille. En arrivant sur place, je constate qu’une série de lieux figure sur le texte qui concerne la famille de mon épouse. Je comprends alors qu’il me faudra également décliner les lieux où vivent les différents membres de ma famille. Muni de mon carnet de terrain, je commence à prendre en note les explications fournies par ma belle-mère :
On commence toujours par la famille paternelle. Ici on prend l’ancêtre de la chefferie de Koulikoro [ville située à environ 60 km au nord-est de Bamako], qui s’appelait Baba Koné. Tout le monde se regroupe sous le nom du grand-père, comme ça, pas de jaloux, il ne faut pas heurter la susceptibilité des gens. Ensuite, on énumère partout où ils sont, on prend les principaux acteurs. Les lieux, en fait, ce sont les noms où les gens résident actuellement. Ensuite, toujours dans la famille paternelle, il y a les Konaré, c’est le nom de famille du mari de tantie Bâ, l’aînée des soeurs de Youssouf [mon beau-père]. La famille de son mari est comme la sienne : originaire de Koulikoro. Elle vit à Bamako et ses enfants vivent à Paris, elle a aussi une fille qui travaille au Tribunal pénal international [TPI] de la Haye, on va la citer, comme ça, la personne va être flattée. Une fois la [le faire-part] carte finie, on va faire un scan et l’envoyer par Internet à la famille qui est à l’extérieur [qui réside en dehors du Mali]. Maintenant on passe du côté maternel, avec ma famille, les Sall. Ségou, Dakar, Montréal, Ottawa. À Montréal et Ottawa, ce sont mes neveux, mais comme leur mère est marraine du mariage, on les cite.
Ici, on voit bien que ce nom de famille englobe sur la même ligne des liens familiaux hétérogènes : des ancêtres de Bandiagara aux neveux d’Amérique du Nord. Les lieux situés à l’étranger apparaissent plus détaillés : on cite la ville de Bandiagara comme unique lieu où sont concentrés tous les ancêtres, alors que certains d’entre eux habitent peut-être les villages alentours, sans que cela ne soit précisé. À l’inverse, on spécifie la ville où chaque neveu habite, alors que le lien familial est moins fort.
« Pour les Barry, ça, c’est la famille de la marraine du mariage. Comme ils sont originaires de Guinée, on cite les lieux où se trouvent ses ancêtres [ville de Kankan] et ses frères et soeurs [dans la capitale, Conakry]. »
Si les villes de Guinée sont indiquées, le faire-part omet de citer la ville de Bamako, où réside pourtant la personne qui est mentionnée ici [la marraine du mariage].
Maintenant, on évoque la reconnaissance envers Bandiagara [ville du pays Dogon d’où sont originaires les personnes de sa famille], avec la famille Sidibé qui m’a élevée une partie de mon enfance, c’est quasiment ma famille adoptive. Ensuite, pour les Askofaré, Maïga, Niane et Sow, on rentre dans les alliances, on prend les principaux beaux-frères. Ce sont les noms de famille des maris de mes soeurs.
Ces dernières énumérations font apparaître deux logiques. Une première relève d’abord du souci de mentionner des personnages de marque. Dans le cas présent, il s’agit de personnalités politiques. Si la famille Sidibé est mentionnée, c’est aussi parce que la personne dont il est question n’est autre que l’oncle direct de Moctar Sidibé, ambassadeur du Mali aux Nations Unies de 1995 à 2002 et, plus récemment, ministre des Affaires étrangères (de 2004 à avril 2011), alors que le cousin de ce dernier fut ministre de l’Énergie et de l’Eau (de 2011 à mars 2012). De la même façon, à travers la famille Askofaré, c’est la personnalité de son chef de famille, Moussa Balla Askofaré, qui est rappelée. Cet homme politique de premier plan fut fonctionnaire international, candidat à l’élection présidentielle de 1992 et ministre de l’Éducation entre 1992 et 1993. Enfin, le nom de famille Maïga fait référence au défunt Halidou Arboncana Maïga. Compagnon en politique de Moussa Balla Askofaré, celui qu’on appelle à Gao « excellence », il effectua une carrière de diplomate sous la présidence de Modibo Keïta (alors premier président du Mali indépendant). Il fut également l’un des leaders du mouvement démocratique en 1991. Réputé érudit et charismatique, il reste encore aujourd’hui une figure très respectée dans les milieux politiques maliens. Ces éléments pris en considération, il devient plus aisé de comprendre le sens que revêt la formule « les principaux beaux-frères ».
Une seconde logique se dessine dans la volonté de citer en priorité, à l’intérieur des familles, les personnes qui se trouvent être les plus dispersées géographiquement, et ce, parfois indépendamment des liens entretenus avec les familles des mariés. Ainsi, la famille Askofaré présente le double avantage de l’évocation d’un invité de marque (en la personne de Moussa Balla Askofaré) et de la forte dispersion géographique : sur les quatre enfants du couple, un seul vit au Mali, à Bamako. Une première fille travaille actuellement à Dakar, tandis que les deux autres enfants sont installés à Washington DC. Si la ville de Bruxelles est mentionnée, c’est toujours en référence à cette famille, mais cette fois parce que le frère aîné de Moussa Balla Askofaré y vit depuis des années, marié à une Belge. Dans ce cas de figure, on saute alors indistinctement d’une génération à l’autre, dans un processus qui consiste à « traduire du temps en espace, en transformant de la continuité généalogique en contiguïté géographique » (Ma Mung, 1999a : 292). La mention faite à la famille Niane, que l’on situe sur le faire-part comme résidant à Dakar, réactive en fait un lien éloigné : il est fait référence non plus directement au beau-frère, qui est décédé, mais à la famille de ce dernier, qui est originaire du Sénégal et vit à Dakar. En dernier lieu, l’un des beaux-frères, un anesthésiste à la retraite, est aujourd’hui engagé volontaire pour les Nations Unies, affecté au Timor-Oriental depuis deux ans.
Au total, les éléments mentionnés sur ce faire-part renvoient bien, d’une manière générale, à ces deux logiques. S’agissant des espaces géographiques indiqués, on comprend bien que les mariés disposent d’une certaine liberté. Le tout est de savoir désigner « les principaux acteurs », autrement dit ceux qui vivent dans les espaces les plus divers possibles. Ainsi, il est admis de réunir, sous un même nom de famille, les liens forts et des liens plus faibles, pour reprendre la terminologie développée par Granovetter (1973).
Au sortir de cette réunion avec ma belle-mère, le message paraît assez clair : on m’incite à rédiger un texte contenant des lieux aussi variés que possible. Ce qui n’est pas chose aisée lorsque sa famille est dispersée uniquement dans l’Ouest de la France… Pour autant, on m’a fait comprendre que je disposais d’une certaine marge de manoeuvre.
La dispersion géographique envisagée comme une ressource sociale
Indiquer des lieux sur les faire-part de mariage est donc une pratique courante à Bamako. Et au delà du cas qui vient d’être évoqué, il convient de s’interroger sur la portée plus générale de cette pratique, au sein de la société bamakoise. Les entretiens réalisés auprès d’infographistes et de personnes rencontrées dans le cadre de mon travail de thèse renseignent sur les logiques sociales qui sous-tendent de tels comportements et mettent au jour des processus en rapport avec les différentes dimensions liées à la migration internationale. Ces logiques nous conduisent à élaborer quelques hypothèses. D’une manière générale, cette pratique renvoie à un certain prestige social qui est associé à l’émigration. Cette idée d’un acte migratoire fortement chargé sur le plan de la reconnaissance sociale dans le pays d’origine, n’est pas nouvelle en Afrique (Banégas et Warnier, 2001) [11]. Ainsi, à Bamako, l’émigration qui s’affiche sur les faire-part devient, à l’instar de ce que Ma Mung a pu constater au cours de ses propres enquêtes de terrain, « valorisée et revendiquée par les sujets [lorsque] le fait d’avoir des parents ou des connaissances dans d’autres pays est présenté comme un objet de satisfaction et de fierté, proportionnelles au nombre de pays et de relations » (1999b : 89). Le chercheur ajoute que si l’émigration est valorisée, c’est également parce qu’elle permet d’être utilisée pour des choses impossibles à réaliser autrement.
Un soutien financier
C’est dans cette optique que peuvent être comprises les énumérations, sur un faire-part, des membres d’une famille qui résident à l’étranger. Une manière de solliciter, financièrement, pour son mariage, la participation des membres de la famille expatriés. C’est ce que décrit en entretien l’un des infographistes lorsqu’il imite la conversation téléphonique entre un futur marié et son cousin expatrié :
Allo, mon frère, écoute, là je me marie, ton nom est cité. Est-ce que tu pourras venir ? (Son cousin lui répond) Non, je ne peux pas venir. Mais bon voilà, je te fais un transfert (d’argent). En fait c’est juste une façon pour amener l’autre à contribuer malgré lui-même (sans lui demander réellement son avis).
Ici, l’évocation du nom de l’expatrié réactive une sorte de « contrat familial implicite » (Stark, 1991) où le migrant se doit d’apporter son aide. D’autant plus que, comme le rappelle Simon, « la volonté de promotion et de représentation sociale du migrant s’exprime [aussi] par le financement des fêtes familiales » (2008 : 187). Car de leur côté, les membres de la famille émigrés profitent de ces occasions (mariages, baptêmes, fête de la Tabaski) pour s’affirmer socialement dans leur pays d’origine. Aussi, l’argent qu’ils envoient à leur famille constitue souvent un placement implicite visant une rétribution sociale.
En plus de la reconnaissance et de l’estime qu’il gagne, l’émigré devient un élément important de la chaîne sociale. On le consulte et on sollicite son avis sur des événements qui rythment la vie familiale. Ainsi l’émigré se fait une place privilégiée dans la famille ; de simple membre, il peut devenir, par suite de son émigration et des envois multiples d’argent, un maillon important, sinon le principal comme l’ont montré des travaux réalisés sur la participation des émigrés sénégalais lors de la fête de la Tabaski.
Thiam, 2009 : 392
Faire montre de sa « puissance sociale »
Plus généralement, et en lien avec l’idée d’un migrant qu’on estime solvable, afficher sur son faire-part de mariage la liste des membres de sa famille qui vivent à l’extérieur du pays présume d’un certain standing. Implicitement, cela indique que la famille dispose d’un capital économique suffisant pour lui permettre d’accéder aux circuits de la migration internationale, ceux-ci soient-ils légaux ou illégaux. Comme l’ont démontré les différentes études sur les foyers de départ des migrants dans le monde, ce ne sont pas les plus démunis qui émigrent (Schmitz, 2008 ; Simon, 2008), mais bien ceux qui disposent des capitaux (économique, social, mais aussi scolaire) minimums nécessaires au départ. Ceci est d’autant plus vrai depuis la mise en place par les pays du Nord, de politiques migratoires toujours plus restrictives. Aussi, cette relative aisance des familles se donne à voir sur les faire-part, et montre qu’on ne fait pas partie des plus pauvres. Il est également possible de trouver des échos de cette situation dans la littérature malienne, comme dans le roman d’Abdoulaye Garba Tapo (2006 : 123), qui écrit :
Souvent on assistait à de curieux dialogues :
- Je vous présente Mamadou. Il a fait la France.
- Mamadou, voici Abdou. Lui aussi a séjourné en France.
Ces échanges donnaient l’impression que ces personnes, qui avaient eu l’insigne honneur de séjourner en France, formaient une caste de privilégiés. D’où l’amertume des autres, leur désir de s’y rendre à leur tour et de pouvoir compter dans la bonne société.
Dans le cadre des mariages, où l’on célèbre l’union de deux familles, cet affichage sur les faire-part de lieux « hors d’atteinte » pour les catégories sociales les plus populaires, permet en quelque sorte de justifier de son rang auprès de sa belle-famille, comme l’explique en entretien l’un des infographistes :
Je vais épouser une fille de grande famille, ça peut être pour faire honneur à sa famille. Donc, si je fais la carte de mariage et que je mets « les familles au Japon, etc. », c’est un peu pour valoriser. Pour montrer à cette famille que j’ai épousé, que je ne suis pas un « petit quelqu’un », que je ne suis pas un « petit gens »… Voilà, je fais partie d’une famille prestigieuse : elle est grande, elle est éparpillée, elle est par-ci, par-là… C’est pour valoriser. Et aussi pour faire honneur à la famille de la fille que je vais épouser, parce que c’est pour montrer que, voilà, elle ne s’est pas mariée avec… un éboueur quoi… mais un cadre. C’est très prisé ça au Mali, c’est très important.
Comme l’indique également un autre infographiste, il s’agit de se valoriser, de « frapper les esprits » :
Généralement, c’est pour donner une autre dimension à la cérémonie […] Par exemple, on met « Paris » pour donner plus de force au texte […] C’est une façon de rendre le mariage sérieux… Genre « nous aussi on a de la famille de l’autre côté ». On a… comment je peux dire ça… bon, en un mot, c’est pour rendre ça grand. Cette situation incitait le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, lors d’un entretien, à ironiser sur cette pratique : « Attends… On peut pas faire une carte où il y a pas Paris quelque part. Ah non, ah non… Sinon ça veut dire que t’es rien, toi. »
Un portefeuille d’opportunités
Une dernière hypothèse peut également être soulevée. Elle renvoie à la notion de « réseau migratoire » qui, selon Massey (1988), se définit comme étant « l’ensemble de liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants et les non-migrants dans les espaces d’origines et de destination, à travers les liens de parenté, d’amitié et une origine communautaire partagée ». Cette notion indique que le réseau social influe fortement sur la possibilité, ou non, de migrer. Dans cette optique, le fait de connaître des personnes ayant déjà émigré dans le pays où l’on souhaite se rendre facilite la migration. Les réseaux ont pour effet d’accroître les opportunités de logement dans les pays de destination, ils peuvent accompagner le futur migrant dans ses tâches administratives en lui faisant bénéficier de leur expérience, voire permettent de lui trouver un emploi (Light et al., 1993). Certains auteurs ont par ailleurs souligné le fait que les réseaux de parenté étaient les plus actifs dans la constitution des réseaux de migrants (Katuszewski et Ogien, 1981, cités par Doraï et al., 1998). Dans le cas des mariages, le réseau migratoire fait logiquement référence à ces liens de parenté. L’union institutionnalisée de deux familles, par le mariage, étendrait donc le réseau social, en vue d’une possible émigration. Cette possibilité se donnerait à lire sur les faire-part de mariage qui déclinent les noms des villes et des pays où les familles bénéficient d’« appuis », de réseaux. Même si la mesure de l’efficacité réelle d’une telle pratique reste à démontrer, cet affichage de lieux peut être perçu, en dernière lecture, comme un nouveau portefeuille d’opportunités pour les familles qui s’unissent. C’est en tout les cas ce que souligne de manière explicite le journaliste Tiegoune Boubeye Maïga, lors d’un entretien :
Le gars qui te donne sa fille, quand il voit [sur le faire-part de mariage] que Tiegoune, non seulement il est à Bamako, il est journaliste, il est à son compte, mais qu’il a un frère qui vit à Paris, qu’il a un autre frère qui vit à New York… Ah oui, c’est des possibilités d’immigration. Ah oui, on peut toujours dire : « Tiegoune, j’ai mon neveu qui doit aller étudier à New York, est-ce que ton parent qui est là-bas… ». Ça fait toujours partie des connexions.
Les échelles géographiques de la distinction
À travers l’évocation de noms de villes et de pays, les faire-part de mariage maliens réactivent, de manière originale, « une forme particulière de lutte des classes qu’est la lutte de concurrence », pour reprendre une formulation empruntée à Bourdieu (1979 : 185). Une course à la distinction se joue par l’évocation de noms de lieux dispersés dans l’espace géographique, finalement mis en concurrence les uns par rapport aux autres. Aux différents lieux sont associés des ressources sociales disparates. Autrement dit, les lieux n’ont pas tous la même valeur, et certains valorisent plus que d’autres. De ces différences, naissent des formes de catégorisation qui apparaissent comme des marqueurs sociaux hiérarchisés pour les familles.
Les trois échelles de la distinction géographique : de Bamako au reste du monde
Pour se rendre compte de la relation qui existe entre émigration et catégorisation sociale, le tableau dressé par les infographistes de leurs clientèles respectives est éclairant : à des types de client, sont associés des types de lieux. Après 10 années de travail passées dans la confection de cartes de mariage à Bamako, David divise ses clients en trois catégories :
Pour ceux qui sont en haut [de la hiérarchie sociale], en haut et au milieu on va dire, c’est tous ceux qui sont vraiment sortis sur l’étranger [hors de l’Afrique]. Au milieu, tu as l’étranger, comme l’intérieur de l’Afrique. Et en bas, tu as non seulement le Mali, mais souvent tu as aussi l’Afrique : tu auras Dakar, Abidjan […] Et les « moins-moins » [les moins privilégiés], ben c’est dans le Mali, tu auras Ségou, Bamako, Sikasso…
S’agissant des catégories populaires, Laurent, qui travaille depuis six années pour un autre imprimeur, se montre plus précis : « Eux, les pauvres, les lieux sont seulement au niveau du Mali. C’est ça la différence, en fait. Ce sont seulement quelques quartiers de Bamako, souvent les quartiers un peu reculés. Mais tu verras pas Washington, Paris, tout ça, non, c’est rare. » Trois échelles géographiques se dessinent donc à partir de ces témoignages. Une première, celle dont les moins privilégiés doivent en quelque sorte se contenter, fait référence à l’espace national. La deuxième réunit les migrations africaines (là où émigrent la majorité des Maliens [12]) et concerne, selon eux, des familles déjà moins pauvres. La troisième échelle englobe toutes les migrations intercontinentales. Elle serait l’apanage des nantis, de ceux qui accèdent aux pays les plus riches. Un contraste principal se profile ici : aux familles « assignées à résidence » s’opposent des familles aux ramifications mondiales.
Lorsque l’une des filles du riche avocat et homme politique Kassoum Tapo [13] s’est mariée, son faire-part de mariage indiquait une très grande diversité de lieux situés, pour beaucoup d’entres eux, en dehors du continent africain et aux quatre coins du monde. Pour David, ce cas de figure est emblématique d’une certaine bourgeoisie bamakoise, dont les familles sont dispersées à l’échelle de la planète :
Sur la carte [de la fille] de Tapo, c’est là où tu vois qu’il y a beaucoup de gens à l’étranger, énormément. Ils sont très connus, c’est des gens hyper riches, hyper friqués, donc, voilà. Là [sur le faire-part], c’est vraiment l’étranger [hors de l’Afrique]. Sur l’Afrique, tu auras peut-être les gens du village [d’où la famille est originaire]. Après, c’est vraiment tout à l’étranger.
Ici se dessine l’une des caractéristiques des familles de l’élite citadine, par la « figure sociale » du gòròbinè [14] ou du fàama [15], dont le père du marié, est l’un des plus emblématiques représentants locaux. À l’inverse, lorsqu’un employé d’imprimerie s’est marié, en 2008, son faire-part ne mentionnait aucun lieu en dehors du Mali. Au contraire, seuls des quartiers de la ville de Bamako étaient indiqués, soulignant ainsi le peu d’entregent dont disposent les jeunes mariés. Dans un tel cas de figure, situer ces personnes au « bas » de la hiérarchie sociale citadine apparaît, pour Laurent, comme allant de soi :
Ça c’est un de nos collègues ici. Tu vois que lui, tout est [situé à] Bamako. Tu vois Lafiabougou, Kati, Magnambougou. C’est un collègue qui est en bas [au rez-de-chaussée de l’immeuble] et c’est un machiniste, il se débrouille. Tu ne vois pas Paris [sur son faire-part], tu vois rien là… Même du côté de la femme, tu vois… C’est un gars modeste, qui se débrouille en bas là-bas. Tu comprends tout de suite que… c’est pas… la grande bourgeoisie.
Du désir de compter parmi l’élite
Ces schèmes de perception qui attribuent aux familles un rang sur une échelle sociale opposant riches et pauvres, en fonction de l’indication ou non de certains lieux géographiques, apparaissent ainsi comme des éléments discriminants de ce qui constitue la réussite ou l’échec. Aussi, certaines familles bamakoises choisissent parfois de masquer la relative pauvreté de leurs relations à l’international pour se montrer sous un meilleur jour, considéré plus valorisant. Et comme le souligne en entretien le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, « il y en a qui sont capables d’inventer des lieux ». Cette situation a notamment été bien décrite par Bourdieu (1979 : 561) qui indique que « [les groupes] empruntent pour se désigner la plus favorable des marques disponibles, allant s’il le faut jusqu’aux limites de l’imposture ». Goffman ajoute que si ces groupes mettent en scène une représentation idéalisée de leur situation, cela ne traduit « pas simplement le désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi le désir de se rapprocher du foyer des valeurs sociales établies » (1973 : 41). Ainsi, sur certains faire-part, des lieux « fictifs », où les familles qui s’unissent ne connaissent a priori personne, sont mentionnés. Les deux infographistes rencontrés nous ont indiqué avoir fait l’expérience de telles situations. En entretien, l’un d’eux, après avoir mis un faire-part sur la table, nous a expliqué pourquoi nous avions ici à faire à ce qu’il considère être « une plaisanterie » :
Tu vois là, par exemple, « Maréga Kaba et tous les amis », bon, tu vois, c’est vague. « Bamako, Kayes, France, Bouaké » bon, on sait que c’est une plaisanterie […] La plupart du temps, les gens veulent se la jouer quoi : « France, Houston, Abidjan »… Parce que ici [à Bamako] on se connaît en fait [rires], on se connaît, tu vois. Parce que si tu as de la famille en France, à Houston et tout ça… Tu viendras pas pour… ce genre de carte […] Lorsque la famille a des ressources, tout de suite, il y a des choses qu’ils imposent [en termes de charte graphique]. Par exemple, il y a des expressions qu’ils utilisent : « le thème de mon mariage, c’est telle couleur… Je veux pas de rose, etc. ». Ils ont un plan bien défini, tu vois. Par contre, le pauvre, lorsqu’il vient pour une carte, tu vois qu’il est très limité, il n’a pas toutes ces connaissances-là [celles des riches], ton idée, c’est son idée, point, basta.
Selon cet infographiste, une charte graphique aussi basique et l’évocation de lieux situés en Occident sur un même faire-part apparaissent incompatibles et suggèrent que les mariés ont menti en énumérant des lieux où ils ne connaissent « malheureusement » personne. Un mode similaire de distinction apparaît dans l’analyse que David donne de sa clientèle, dans la seconde imprimerie :
On a eu à faire la carte d’un bâtonnier : Kassoum Tapo, qui est très connu ici. Sa fille voulait vraiment des spécificités très poussées, au niveau du design de sa carte. Les autres [les moins aisés] vont dire « proposez-moi ». Tout simplement, ils vont amener le texte, on va le remplir […] Ils vont prendre des trucs basiques […] Avec un peu de fleurs, un peu d’ornements, des trucs comme ça.
Conclusion
De la volonté d’afficher les personnes les plus géographiquement dispersées possible, parfois indépendamment des liens entretenus avec ces dernières, jusqu’à l’« imposture » de mentionner des endroits où l’on ne possède pas de famille, l’évocation de noms de lieux sur les faire-part de mariage maliens relève bien d’un enjeu social. En cela, la capacité ou non d’indiquer des espaces extérieurs à Bamako s’érige en véritable capital symbolique, la partie la plus valorisante de ce capital étant liée aux migrations internationales. Plus précisément, ces faire-part font référence à la dimension spatiale d’un capital symbolique auquel est associé un prestige inégal des différents lieux de l’émigration malienne.
À la fois valorisante et discriminante, la dispersion spatiale des familles bamakoises apparaît comme un symbole de réussite ou d’échec social. Car, comme le souligne Bayart, « l’Afrique est le continent de la mobilité et, comme jadis, l’inégalité, pour une part importante, procède de celle-ci » (1989 : 137). Tandis que les familles de la bourgeoisie bamakoise construisent leurs espaces à l’échelle de la planète, d’autres, moins privilégiées et qui ne peuvent bien souvent qu’afficher sur leur faire-part des lieux situés sur le territoire national, font figure d’« assignés à résidence ».
En retour, la dispersion peut également se révéler être une ressource pour les familles bamakoises qui s’unissent, et elle montre que la migration ne procède pas d’un rapport univoque. Les membres dispersés à l’étranger de ces familles constituent autant d’atouts à une cérémonie réussie (par l’envoi d’argent notamment), mais aussi, plus généralement, multiplient les opportunités d’émigration pour les membres de la famille et de la belle-famille restés au pays. Les interactions ici mentionnées entre ces différents acteurs à la fois dans le pays d’origine et à l’étranger ne sont pas sans rappeler le fonctionnement des diasporas, notamment dans leurs dimensions réticulaires (Bruneau, 2004).
Enfin, la volonté de citer en priorité des personnages de marque dans son faire-part de mariage, qui relève pourtant parfois de « liens faibles » entretenus avec eux, renvoie à l’importance de la relation dialectique entre argent et entregent (Vuarin, 1994). Le fait de citer un fàama ou un gòròbinè augmente les chances de participation de ce dernier à la cérémonie, certaines familles refusant de se déplacer si elles n’ont pas été citées dans le faire-part, et fera la preuve de sa propre « puissance sociale ». L’invité pourra en retour éventuellement effectuer « un geste » pour les familles des mariés. Le temps des cérémonies de mariage constitue en effet l’un des moments privilégiés d’entretien du capital social. L’analyse des faire-part de mariage à Bamako renvoie in fine à l’observation de dynamiques sociales. Ces faire-part témoignent de l’importance prise par la migration dans la vie sociale bamakoise, tout autant qu’ils informent sur les dynamiques migratoires en cours.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Ces travaux de recherche sont réalisés dans le cadre d’un doctorat de géographie portant sur les mobilités des familles d’élites maliennes vers l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada).
-
[2]
Les auteurs du coup d’État de 1968 sont tous des officiers subalternes de l’armée malienne (ils ont le grade de lieutenant).
-
[3]
Pour des raisons de confidentialité et de respect de l’anonymat, les noms et prénoms de mes interlocuteurs ont systématiquement été modifiés, à l’exception de l’historien Boubacar Séga Diallo, du cinéaste Cheick Oumar Sissoko, du journaliste Tiegoune Boubeye Maïga et de l’homme politique Kassoum Tapo. De la même façon, les noms et prénoms figurants sur les faire-part de mariage présents dans cet article ont été remplacés par des noms d’emprunt.
-
[4]
Le mariage religieux est d’abord le moins coûteux. Généralement célébré par un imam à la mosquée, il est aussi le moins protocolaire. Les couples en font également leur priorité, parce qu’il permet la cohabitation et, en pratique, la consommation de l’union.
-
[5]
Le bambara est la langue la plus parlée au Mali et à Bamako. Les formules indiquées en bambara dans cet article sont issues du parler standard de Bamako. Sur les différentes formes de bambara au Mali, voir Dumestre (2011).
-
[6]
Les auteurs indiquent que « la célébration partielle semble être une stratégie de report provisoire de l’entité de l’événement, en l’absence de moyens financiers dans un cadre de conjoncture économique difficile » (Marcoux et al., 1995 : 127). En ce sens, les cérémonies civiles et traditionnelles ne sont célébrées que par les bamakois relativement aisés.
-
[7]
Cette imprécision peut également être la conséquence de logiques autres. Cet aspect sera abordé en dernière partie.
-
[8]
Les trois quarts des faire-part récoltés y font référence.
-
[9]
Ils rassemblent un peu moins de la moitié de l’échantillon.
-
[10]
Respectivement selon les chiffres de la base de données du Centre sur la migration, la globalisation et la pauvreté de l’Université de Sussex et selon la Direction générale des Maliens de l’extérieur. Le ministère des Maliens de l’extérieur avance même le chiffre de 4 millions d’expatriés.
-
[11]
Pour une analyse plus empirique de cet aspect, voir par exemple Fouquet (2007) sur le Sénégal et De Latour (2003) sur la Côte-d’Ivoire.
-
[12]
À l’image du reste de la migration originaire des pays d’Afrique subsaharienne, les Maliens migrent peu en dehors du continent africain. La migration malienne est d’ailleurs avant tout sous-régionale : le plus gros contingent de migrants maliens se trouve en Côte-d’Ivoire. Sur ces tendances, voir Lessault et Beauchemin, 2009.
-
[13]
Maître Kassoum Tapo fut élu bâtonnier en 1995. Il a été chargé, en 1997, de diriger la Commission électorale nationale indépendante et d’organiser les élections présidentielles. Accusé de détournements de fonds, il risqua la prison, après les élections. Il devint plus tard homme politique et adhéra à l’ADEMA, le parti politique majoritaire. Il a été élu vice-président de l’Assemblée Nationale en 2002. Aujourd’hui, Kassoum Tapo est toujours député à l’Assemblée Nationale et demeure l’un des avocats les plus riches du Mali.
-
[14]
Déformation bambara du terme « gros bonnet ».
-
[15]
Personne riche, puissante, influente, en bambara.
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