Corps de l’article

Introduction

Depuis une quinzaine d’années environ, dans les discours sur l’aménagement urbain, le New Urbanism [1] se présente comme un courant d’architecture et d’urbanisme en mesure de favoriser la durabilité urbaine, ainsi que l’indiquent les objectifs de la Charte [2]. Il propose de rompre avec les pratiques traditionnelles de conception des lotissements et ainsi de réduire, à terme, le processus de l’étalement urbain en prônant notamment (mais non exclusivement) une certaine densité urbaine et son corollaire, la qualité des espaces publics de voisinage. Les tenants du NU estiment que le sol et le foncier constituent une denrée rare qu’il convient de préserver au même titre que les espaces agricoles et les espaces naturels et que, par ailleurs, il convient d’insuffler un sens du lieu au lotissement. Ce point de vue – a priori en rupture avec les représentations de l’espace et de l’urbanisation en Amérique du Nord – explique l’insistance avec laquelle le NU évoque l’expression de compacité « hybride », soit la quête d’une forme urbaine plus compacte intégrant le minéral et le végétal. Comment expliquer que cette quête des professionnels en faveur d’une certaine densité soit souvent interprétée comme un vecteur de disneyfication du tissu urbain et suburbain, alors que les résidants apprécient ce souci de la valorisation des espaces publics de voisinage ? À la première interrogation sur l’impact paysager du marqueur made in NU s’ajoute une seconde concernée par la dimension sociale. Peut-on qualifier le NU d’« urbanisme affinitaire » et de ce fait, l’écarter de toute volonté allant dans le sens du développement urbain durable ? Ne peut-on envisager de dissocier l’intentionnalité des professionnels ainsi que les représentations des résidants, tous deux sensibles à la valorisation des espaces publics de proximité, de la logique intrinsèque du marché immobilier, qui a toujours privilégié le principe de la solvabilité de ses clients ?

Note sur le choix des lotissements et le travail de terrain

Notre analyse repose sur la visite de trois lotissements (Urbana, Kentlands et Playa Vista) afin de (1) nous familiariser avec le traitement de l’espace urbain proposé par le NU, (2) de nous faire une idée sur les choix architecturaux proposant une alternative à la maison individuelle entourée d’un vaste jardin – un enjeu majeur pour penser le développement urbain durable (Berque et al., 2006) – et (3) de recueillir si possible quelques informations sur le point de vue des résidants. Cette première approche a été suivie d’un travail relevant de l’observation participative et d’entretiens conduits dans le cadre d’un séjour de six semaines à Raintree, un lotissement NU qui, contrairement aux trois autres, est fermé. Les deux premiers sont localisés dans la zone périurbaine de Washington DC (État du Maryland) et les deux derniers, dans la périphérie de Los Angeles (LA) ainsi que dans la municipalité voisine de Culver City.

Le choix des deux premiers sites (Kentlands, Urbana) s’explique en raison d’une certaine familiarité avec l’espace périurbain de Washington DC à la suite d’une première visite au début des années 1980, notamment à Columbia (ville nouvelle privée ayant réussi à se doter d’un conseil municipal). Ce choix s’explique aussi par la référence qu’est devenu Kentlands dans l’histoire du NU en raison de la qualité architecturale et paysagère ayant ainsi inspiré Urbana (lotissement situé encore plus loin de Washington DC). Quant au choix de LA, il se comprend aisément compte tenu d’une bonne connaissance de l’agglomération où nous avons mené des travaux de recherche antérieurs. Playa Vista représente une vaste opération immobilière qui, à la fin des années 1990, a été présentée comme le fleuron du NU à Los Angeles. En effet, le promoteur se proposait d’assurer la préservation d’espaces naturels et de leur biodiversité. Mais par la suite, cette opération a eu du mal à maintenir le label NU en raison de la priorité accordée à l’équilibre financier du montage alors que les conditions économiques s’avéraient peu favorables.

C’est Raintree (un lotissement fermé situé le long du principal axe routier de Culver City) qui fut choisi comme cadre privilégié de l’observation participative, grâce à des collègues qui ont réussi à établir des liens avec un ménage ayant accepté de prêter son chez-soi pour une durée de six semaines. Ce séjour a permis de nous familiariser avec les pratiques des résidants, d’entrer en contact avec quelques-uns, d’établir une relation avec certains d’entre eux et de rendre visite à l’association des propriétaires disposant de locaux dans le lotissement ainsi qu’à des responsables municipaux et professionnels ayant participé à son aménagement. Les entretiens avec les habitants de Raintree se sont déroulés sur le mode spontané dans le cadre de rencontres fortuites autour de la piscine, à proximité de la zone de détente près du lac ou encore lors de promenades en fin de journée dans les allées et chemins du lotissement. Certains entretiens furent prolongés par une deuxième rencontre au domicile de la personne interviewée. L’échange dans l’espace privé du résidant a permis de mieux connaître ses intentions et choix de résidence et ainsi d’approfondir la notion de « compromis » exprimée à travers l’usage fréquent du terme trade-off. En d’autres termes, les résidants acceptaient de vivre dans un logement de taille réduite (par rapport aux normes en vigueur dans les quartiers de standing équivalent) parce qu’ils bénéficiaient de certaines aménités, d’équipements de loisir (piscine, tennis), de l’accès à de vastes locaux pour organiser une fête et de la possibilité de se promener tranquillement (au moment qui leur convient) à proximité de chez-soi (traduction de home). Ces entretiens ont par ailleurs mis en évidence l’idée d’une quête de compensation de la part des usagers pour renoncer au mythe de la maison individuelle entourée d’un jardin. Ici, il s’agit de la valorisation des espaces publics de proximité s’inscrivant dans le prolongement de l’espace domestique.

Les trois premiers lotissements (Urbana, Kentlands et Playa Vista) sont qualifiés de greenfield development parce qu’ils participent du processus d’urbanisation ex nihilo. Quant à Raintree, il se rapproche a priori de la catégorie infill development sans pour autant se qualifier comme projet urbain interstitiel, dans la mesure où il s’apparente à un programme ambitieux de « recyclage de tissu urbain ». Quant à la fermeture du lotissement sur le boulevard Jefferson, elle s’explique (d’après les professionnels et responsables locaux) principalement par sa localisation à proximité d’une zone industrielle (industries culturelles) et le long d’un axe routier extrêmement fréquenté. Raintree est situé sur le territoire de la municipalité de Culver City qui a accueilli le siège d’une société aéronautique (Hughes Aircraft Company) entre 1932 et 1985 et le studio de la MGM entre 1935 et 1979, avant d’attirer les sièges sociaux de la National Public Radio et de la Sony Pictures Entertainment. Raintree résulte du choix fait par la municipalité en accord avec un promoteur pour transformer le territoire verdoyant de la MGM en un lotissement résidentiel tout en le préservant. Cette décision n’a pas été simple à prendre en raison de la localisation de Raintree dans la zone industrielle et à proximité d’une artère principale de circulation automobile.

De la quête d’une compacité urbaine mêlant végétal et minéral : une rupture avec le principe de la maison individuelle entourée d’un jardin

Comme l’indiquent plusieurs articles de la Charte, le souci d’une certaine densité urbaine représente un objectif majeur du NU : l’article 10 mentionne que « les quartiers doivent être denses, conviviaux pour le piéton »; l’article 12 indique que « les activités domestiques doivent s’effectuer dans un périmètre accessible à pied »; l’article 15 précise que « l’occupation des sols et la densité de bâtiments construits à proximité des gares doit permettre aux habitants et aux visiteurs d’avoir un accès aisé aux transports en commun ». Ces articles ne dissocient pas la quête de la densité de la qualité des espaces publics au profit du piéton, un principe en rupture avec l’idéologie et les pratiques de l’aménagement urbain telles qu’elles furent référencées et codifiées par la Charte d’Athènes et l’illustre rapport Buchanan suggérant de reconceptualiser nos villes à partir de la circulation automobile. L’article 19, où l’on peut lire « la rue et l’espace public doivent être pensés comme des lieux d’échanges avant tout projet architectural », n’a plus rien à voir avec les principes de ces deux documents ayant façonné en quelque sorte les pratiques de l’aménagement au XXe siècle.

Les quatre lotissements visités, Kentlands, Urbana, Playa Vista et Raintree, contrastent avec le paysage urbain habituel de l’espace périurbain construit et se situent en quelque sorte en rupture avec ce dernier en raison d’un soin apporté à la forme urbaine. La densité s’explique d’abord en raison de l’absence de la maison individuelle entourée d’un vaste jardin (Playa Vista et Raintree) ou encore son aspect résiduel (pourcentage se situant entre 10 % et 15 %) par rapport au nombre total de logements (Kentlands et Urbana). Par ailleurs, on constate à Kentlands et Urbana que l’inscription de la maison individuelle dans le paysage est loin d’être similaire à ce qu’on observe dans le lotissement traditionnel. La maison est de taille modeste, ne se situe pas en retrait de la limite de la parcelle autorisant la façade à donner directement sur la voie principale, ne dispose pas d’un vaste backyard garden (un espace convivial de la sphère domestique américaine) et n’est pas vraiment éloignée de la maison voisine (Ghorra-Gobin, 1992 et 2006). La majorité des logements de Kentlands, Urbana et Raintree sont en fait des maisons de ville de trois niveaux environ, partageant un mur mitoyen, et le lotissement inclut entre un tiers et un quart de logements situés dans des petits immeubles collectifs souvent occupés par des locataires. La présence de ces logements locatifs répond à une injonction fédérale exigeant de tout projet immobilier d’une certaine taille de réserver au moins 10 % des logements pour le locatif assisté. Ce n’est qu’à Playa Vista que le promoteur a opté pour des immeubles de six niveaux dont l’entrée est uniquement accessible aux résidants.

Les propriétaires de maisons de ville à Urbana et Raintree disposent d’un espace organisé de trois ou quatre niveaux (si l’on compte la cave ou le grenier) et dont l’un inclut une véranda (à l’arrière de la maison) souvent transformée en jardin intérieur (pots de plantes et fleurs et parfois même petits arbres). Ils apprécient bien l’agencement des pièces et soulignent le confort acoustique : « On est proche de la maison voisine, mais on n’entend pas vraiment les voisins. » Toute maison de ville dispose d’un garage fermé dont l’entrée est située le long d’une petite voie à l’arrière de la maison. Aussi, la voie principale du lotissement dont la largeur n’est pas du tout excessive, est fort plaisante en raison de la qualité esthétique des façades (utilisant la brique ou reprenant la couleur de la brique comme à Kentlands et Urbana) et est susceptible d’être fréquentée par les piétons. L’entrée de la maison est signalée par quelques marches la séparant ainsi du trottoir. Les voitures sont peu présentes dans le paysage, contrairement à ce que l’on voit dans la banlieue traditionnelle, dans la mesure où les habitants sont obligés de garer leur voiture dans leur garage (figure 1). À Raintree, un chemin exclusivement piétonnier dont le design s’apparente au sentier permet d’accéder à l’entrée de la maison de ville. Ici, contrairement à Kentlands ou Urbana, la façade de la maison ne sert pas de décor au chemin piétonnier, car elle est partiellement dissimulée derrière un arbre ou de la végétation, ce qui permet de disposer d’une entrée personnalisée et de donner l’impression d’un jardin. Le propriétaire de la maison ne possède pas l’allée qui conduit à sa porte, celle-ci relevant de la copropriété.

Figure 1

Contraste entre le principe de la maison individuelle et celui de la maison de ville où l’espace réservé aux piétons est délimité

Contraste entre le principe de la maison individuelle et celui de la maison de ville où l’espace réservé aux piétons est délimité

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Ce paysage de maisons de ville structurant en quelque sorte les voies de la circulation interne du lotissement comme à Kentlands, Urbana et Raintree, tout en proposant quelques passages piétonniers, offre une certaine compacité urbaine qui est souvent interprétée comme un paysage relevant d’un processus de disneyfication (processus D). Les critiques reprennent ainsi un terme utilisé dès la fin des années 1990 par les sociologues (Zukin, 1996) pour rendre compte de la transformation des villes sous l’effet de l’idéologie du parc à thème. Le mot disneyfication renvoie également à l’émergence d’une culture globale de type marchand, anhistorique, non spatialisée et postmoderne. L’association entre le lotissement étiqueté NU et le processus D s’explique probablement par la médiatisation de Celebration, un lotissement [3] ou plutôt une « ville nouvelle » créée par la compagnie Disney à proximité d’Orlando (Floride) selon les principes du NU et ayant fait appel à des stars de l’architecture (Douglas et Collins, 2000; Ross, 2000) [4]. Celebration a certainement contribué à faire connaître le NU auprès d’un vaste public, mais a également entraîné une représentation plutôt négative en associant parc à thème et architecture « néotraditionnelle ».

L’architecte Duany – fondateur du courant NU – a d’ailleurs reconnu s’être inspiré du quartier de Georgetown (de Washington DC) pour réaliser Kentlands dans la périphérie urbaine. Ce pastiche de l’architecture traditionnelle est critiqué, car dénué de toute forme d’innovation. À différentes reprises, les architectes du NU ont défendu l’usage de l’adjectif « néotraditionnel » pour désigner la référence explicite au langage architectural de la petite ville américaine et rompre avec l’architecture domestique suburbaine (Duany et Plater-Zyberk, 1992). D’où le recours systématique à la maison de ville et à une architecture symbolisant l’intégration de la maison dans la forme urbaine. L’adjectif urban a été évité en raison de son caractère stigmatisant. Il est certain qu’aux États-Unis jusqu’à une période récente, l’adjectif suburban renvoyait à la mainstream America alors que urban était associé au registre des problèmes sociaux (chômage, école publique de qualité moyenne), à la violence, à la drogue (Duany et Plater-Zyberk, 1992). Depuis la diffusion des expressions « créative » et « ville créative » mettant en scène la richesse et la complexité de la ville (Florida, 2002) et la parution d’un récent ouvrage par un économiste de l’urbain évoquant la puissance de la densité architecturale et de l’animation urbaine (Glaeser, 2011), cette précision au sujet du choix de l’adjectif urban par les tenants du NU peut certainement paraître un peu dépassée.

En se référant à l’architecture néotraditionnelle, le NU est certes loin de faire preuve d’innovation, mais il présente l’intérêt de réintroduire l’idée de la forme urbaine reposant sur une certaine compacité indissociable d’une valorisation des espaces publics. Contrairement à l’image traditionnelle du lotissement suburbain complètement ouvert à la circulation des flux, branché sur les réseaux techniques et où le paysage se dessine en dehors de toute référence à une limite spatiale, le lotissement NU véhicule l’idée d’un cadre résidentiel bien délimité. Ici, le piéton n’a pas l’impression de marcher ou de déambuler nowhere (Kunstler, 1993) dans la mesure où il dispose désormais de points de repères relevant du dessin architectural, de l’agencement des voies de la circulation automobile, du chemin piéton ainsi que de la spécificité du végétal (figure 2). Le NU tente en effet d’apporter un sens des lieux au lotissement ou encore un cachet particulier, comme l’indique l’usage de deux expressions relevées dans la Charte : fostering a sense of neighborliness (ancrer un sens du voisinage) et fighting against a placeless sprawl (lutter contre un étalement exempt de toute idée de lieu).

Figure 2

Le NU, un sens des lieux pour les piétons

Le NU, un sens des lieux pour les piétons

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Le NU induit une rupture dans les pratiques de l’aménagement de l’espace urbain des lotissements suburbain ou périurbain dans la mesure où la maison individuelle n’est plus au centre du projet urbain et où elle est reléguée à un faible pourcentage de l’offre immobilière pour faire place à la maison de ville et à l’immeuble collectif. La voirie principale n’est plus considérée comme une infrastructure autorisant le flux des voitures et, de ce fait, elle est de taille plus réduite et s’intègre dans le paysage urbain. Les chemins verts fréquentés par les piétons font l’objet d’une grande attention. Un lotissement NU réussit ainsi à établir un équilibre a priori satisfaisant – si l’on en juge par les propos tenus par les habitants de Raintree – entre la sphère domestique (survalorisée dans le processus de suburbanisation notamment en Amérique du Nord) et les espaces de proximité généralement relégués à la circulation automobile (Ghorra-Gobin, 1992; Hayden, 2002). Les chemins piétonniers sont fort plaisants même s’il est vrai qu’à l’occasion des visites à Kentlands, Urbana et Playa Vista, qui ont eu lieu dans la matinée ou en début d’après-midi, le lotissement ne faisait pas vraiment preuve d’animation piétonne. À Urbana et Kentlands, la probabilité de rencontrer des piétons est certainement grande à certaines heures de la journée en raison de l’accès aisé aux transports en commun (train à Urbana et RER à Kentlands) permettant de se rendre à Washington DC. Un lotissement NU réussit à créer une certaine cohérence entre la sphère domestique et les espaces publics de proximité.

Le NU ne peut être uniquement assimilé à un aménagement relevant de la disneyfication du tissu urbain et périurbain. S’il est difficile de parler de créativité architecturale ou encore d’innovation architecturale, force est toutefois de réaliser qu’il y a un véritable souci pour prendre distance des pratiques antérieures, comme l’ont mentionné les professionnels de l’aménagement et les résidants rencontrés. En favorisant ce point de vue, on peut en déduire que la faiblesse du dessin architectural relèverait plus de la phase intermédiaire dans laquelle se retrouve l’architecture NU – dont l’objectif principal est de signaler une rupture avec la fabrication des lotissements de la seconde moitié du XXe siècle, centrés sur le mythe de la maison individuelle entourée d’un vaste jardin. Il semble également que toute proposition visant à recréer de la compacité urbaine en privilégiant le regard du piéton et en valorisant les espaces publics de voisinage passe par des emprunts au dessin de parcs à thèmes qui ont occupé une place non négligeable dans l’histoire de l’aménagement urbain de la seconde moitié du XXe siècle.

De l’intérêt d’une valorisation explicite des espaces publics de voisinage en dépit de l’homogénéité sociale

Les nombreuses critiques à l’égard des lotissements NU associent souvent ces lotissement au phénomène d’affluent communities (communautés/quartiers riches) et, de ce fait, les interprètent comme de simples « marqueurs » de la fragmentation urbaine et sociale. Dans Metroburbia, un ouvrage sur la structure du territoire métropolitain aux États-Unis, les quartiers périurbains (exurbans) – catégorie dans laquelle se retrouvent bien entendu les lotissements NU – sont présentés comme indissociables d’une référence explicite à la répartition des richesses à l’heure de l’économie globale : « Today’s exurbs are populated by the world’s first mass upper-middle class » (Knox, 2008 : 37) [5]. Cette critique à l’égard du statut social des habitants des lotissements NU – un constat partagé par tous – est corrélé parfois à ce souci majeur des architectes NU de penser le lotissement autrement que comme un simple lotissement (subdivision) pour lui conférer un sens des lieux (a sense of place) et y intégrer le souci de la communauté d’habitants (community of inhabitants). D’où l’amalgame facile établi entre community of place (communauté des lieux) et community of interests (communauté d’intérêts). Pour certains observateurs, les tenants du NU, en se donnant pour objectif d’éviter de reproduire du nowhere (Katz, 1994), se seraient contentés de reproduire une communauté d’intérêts : un regroupement ou une concentration spatiale de ménages aux revenus similaires et, de ce fait, appartenant à la même catégorie sociale.

Cet amalgame facile entre le sens des lieux et la communauté d’intérêts a permis à certains d’identifier les habitants des lotissements comme Raintree à de simples individus en quête d’une sociabilité relevant de l’« entre soi » (Donzelot, 2004). A la suite de cette vague de critiques ayant trait à la dimension sociale du phénomène NU, de récents travaux – ayant le mérite de reposer sur un solide travail empirique (Talen, 2008) – se donnent les moyens de prendre distance par rapport à l’ensemble des discours et dénoncent aussi bien l’homogénéité sociale de ces nouveaux lotissements (suburbain ou périurbain) que le discours des architectes. Ils reprochent aux professionnels d’opter pour une posture jugée déterministe parce que prônant le design urbain comme un outil pour créer un sens des lieux et autoriser l’émergence du sens de la communauté [6].

La critique dénonçant le statut social des lotissements de type NU est encore plus virulente quand il s’agit de lotissements sécurisés. L’agressivité bien marquée à l’égard de ces derniers s’inscrit dans la mouvance du livre Fortress America (Blakely et Snyder, 1997) mettant en évidence, dans l’organisation spatiale des territoires métropolitains, le désir de « sécession » des successful, soit des nantis et des riches profitant de la nouvelle étape du capitalisme. L’analyse dénonce les habitants de ces gated communities (dont certaines relèvent du NU) comme le souci d’une certaine catégorie sociale s’organisant en vue de la défense d’un niveau de vie. D’où un regard sévère à l’égard des résidants perçus comme des individualistes soucieux de préserver leurs intérêts et heureux de prendre distance par rapport aux « autres » (les populations aux revenus inférieurs) sans aucune référence explicite au dilemme dans lequel se sont retrouvés ces ménages au moment de faire leur choix résidentiel.

À Raintree, les résidants – anciens ou récents – expliquaient leur décision en mettant l’accent sur la combinaison idéale de plusieurs paramètres : le prix du logement, l’accès facile au réseau autoroutier et aux voies de circulation conduisant notamment à l’aéroport, la proximité de grands supermarchés, d’un megamall de qualité et des services administratifs municipaux, sans oublier une localisation proche de deux beaux quartiers, Westwood et Beverly Hills [7]. Se rendre au centre-ville de Los Angeles à partir de Raintree est également aisé dans la mesure où la densité des voies routières en direction de l’est permet d’éviter l’emprunt de l’autoroute I 10, l’autoroute la plus fréquentée, mais également la plus congestionnée de toutes les villes américaines (Wachs, 2008). Tout en bénéficiant d’une excellente localisation à proximité des voies de circulation, Raintree ne subit pas vraiment les nuisances – du moins sonores – liées à l’intensité de la circulation automobile sur le boulevard Jefferson. En effet, l’astuce du promoteur immobilier fut d’ériger un mur de trois mètres de haut, séparant ainsi le trafic automobile du boulevard de l’espace résidentiel, un geste signalant par ailleurs dans le paysage urbain l’existence d’une communauté fermée. À partir du boulevard Jefferson, une voie de taille réduite, ornée de chaque côté par un traitement végétal approprié, donne accès à une entrée gardée en permanence par deux vigiles. Quel contraste entre le trafic routier du boulevard Jefferson et la tranquillité du lotissement! D’où le sentiment de tout habitant de Raintree qu’il vit à l’écart des flux de la circulation sur les réseaux techniques que sont les autoroutes urbaines et les voies routières, tout en bénéficiant d’un accès aisé. Comme, par ailleurs, le règlement de l’association des propriétaires interdit formellement aux automobilistes de garer leur voiture le long des voies, se promener à Raintree s’avère plaisant dans un cadre verdoyant remarquablement bien conservé alors que, paradoxalement, le lotissement est situé a priori dans une zone industrielle. L’usage du mot « conservé » n’est pas excessif dans la mesure où la qualité et la diversité de la flore ne résultent pas de la création du lotissement résidentiel, mais s’expliquent tout simplement par le fait que le terrain a appartenu aux studios MGM pendant plusieurs décennies. Ce cadre verdoyant – et en partie artificiel pour la Californie du Sud – servait de décor pour le tournage de films.

À Raintree, contrairement aux autres quartiers de l’agglomération de Los Angeles – bénéficiant d’un niveau de vie équivalent –, les résidants évoquent plus souvent la qualité de leur cadre de vie ou les charmes de leur lotissement que ceux de la « sphère domestique » à proprement parler [8]. Cela est loin d’être courant dans les banlieues traditionnelles américaines où l’accent est d’abord mis sur l’espace domestique, soit la maison et le backyard garden (jardin situé à l’arrière de la maison et non visible de l’extérieur). À Raintree – outre le quart de la population résidant dans des petits immeubles de quatre niveaux – on vit dans une maison de ville dont seule l’entrée à partir du chemin piétonnier donne l’illusion de posséder un petit jardin. En revanche, tout résidant a accès à une aire de détente située à proximité du lac où l’on entend les oiseaux, le bruit du jet d’eau et parfois le rire ou la voix d’enfants. Ici, on est loin du « rêve américain » traditionnel – comme l’indiquent certains habitants – qui insistent sur le compromis (trade-off) inhérent au choix d’un logement de taille modeste au profit des aménités du lotissement, tout en bénéficiant d’une localisation de qualité et facile d’accès au réseau autoroutier. À Raintree, toute « aménité » renvoie à la beauté du cadre verdoyant, la tranquillité, la marche, outre bien entendu l’accès à une piscine, un terrain de tennis et une « maison commune » ou un « club » dont il est aisé de louer les salles pour organiser fête et réception. Les résidants (classe moyenne aisée) ont renoncé à la maison individuelle entourée d’un jardin (ce à quoi ils aspiraient pourtant) pour vivre dans une maison de ville organisée sur deux niveaux dont la superficie s’échelonne entre 120 et 180 m2, un chiffre assez modeste pour Los Angeles. Mais ils savent qu’ils bénéficient aussi d’espaces communs de qualité et qu’ils peuvent également, s’ils le souhaitent, devenir piétons (Soutworth, 1997; Ghorra-Gobin, 2010).

Raintree, dont l’aménagement s’est pratiquement achevé un peu avant la diffusion de la Charte NU, privilégie une certaine compacité urbaine reposant sur une forme urbaine hybride incluant minéral et végétal et valorisant les espaces publics de voisinage. La fermeture du lotissement est présentée comme un avantage pour préserver le lotissement des nuisances urbaines, de l’intrusion d’inconnus à partir du boulevard Jefferson et pour les livraisons inhérentes à l’usage du commerce en ligne (e-commerce). À Raintree, les représentants de la poste et les livreurs ont accès au lotissement. Aussi, tout paquet peut être déposé devant la porte sous le porche en toute sécurité pendant plusieurs jours. Il n’y a pratiquement aucun risque de vol. Les femmes interviewées ont souligné qu’elles pouvaient rentrer seules chez elles le soir en n’ayant aucune crainte d’être suivies par une voiture. Dans la combinaison idéale de facteurs expliquant leur choix d’habiter à Raintree, certaines personnes mettent en avant le besoin de vivre dans un quartier où il est possible d’être piéton quand on le souhaite. Aussi, écouter les habitants de Raintree parlant de leur cadre de vie confirme les arguments démontrant l’impératif pour tout habitant d’une ville de bénéficier de points de repère non limités aux seuls équipements autoroutiers, ainsi que le besoin du sentiment de vivre dans un espace bien délimité (Lynch, 1981). L’espace domestique est ici bien ancré dans un cadre plaisant alors que, par ailleurs, l’individu sait qu’il vit dans un univers urbain soumis par définition à la fluidité de la communication et des transports. Pour les habitants de Raintree, « vivre dans une communauté » ne représente ni un idéal ni un souhait. Leur choix résidentiel résulte de leurs capacités à dépasser une série de contraintes liées au prix élevé de l’immobilier.

Le point de vue des habitants de Raintree ainsi que des professionnels ayant oeuvré à sa réalisation s’avère sensible à l’argument de la finitude de l’environnement naturel et du gaspillage du foncier (Ghorra-Gobin, 2006) – un argument des fondateurs du New Urbanism. Leurs arguments convergent avec ceux de la remarquable étude menée par Ann Forsyth. Dans Reforming Suburbia (2005), la sociologue discute le sentiment et la volonté des promoteurs et des habitants de lotissements en quête d’une alternative à la banlieue traditionnelle après avoir mené des entretiens avec des élus locaux, des promoteurs et des habitants de trois lotissements relativement récents – Irvine Ranch (comté d’Orange), Colombia (Maryland) et The Woodlands (banlieue de Houston). L’analyse souligne combien le secteur privé (promoteurs et financiers) est sensible à l’argument de la rareté du foncier et du désir de s’éloigner des modèles traditionnels pour élaborer des formes urbaines relativement denses. Le recours à la compacité urbaine (désormais hybride dans la mesure où le minéral et le végétal sont associés) s’impose afin d’éviter de gaspiller des terres et de favoriser la redécouverte de la marche par les résidants. Certains n’hésitent pas à évoquer l’expression walkable urbanism pour re-imaginer la densité urbaine (Southworth, 1997).

Aussi, les slogans de ce début de XXIe siècle à l’image de reforming suburbia, re-imagining suburbia, walkable urbanism ou encore green urbanism participent de ce souhait d’engager une rupture avec les modèles traditionnels de l’aménagement suburbain pour s’inscrire dans la perspective dessinée il y a 15 ans par le New Urbanism soucieux de répondre au défi de la durabilité urbaine.

Le NU, marqueur d’un « urbanisme affinitaire » ou d’un cadre de vie durable ? Clarifier l’ambiguïté en pointant du doigt la logique intrinsèque du marché immobilier

L’analyse se donnant pour objectif de s’interroger sur la validité de la critique du lotissement NU en tant que marqueur de la fragmentation urbaine, sur le plan spatial comme sur le plan social, est loin d’être aisée. Il est certain que cette quête d’une compacité urbaine mêlant végétal et minéral et valorisant les espaces publics de voisinage (au détriment d’une sphère domestique dont la superficie est nettement plus réduite que dans les lotissements traditionnels) a pour effet de créer un sens des lieux et de véhiculer auprès des résidants un sentiment d’appartenance à une communauté d’intérêts. Les habitants des lotissements NU (dans la majorité des cas) disposent de revenus équivalents, appartiennent à la même classe sociale et défendent certainement auprès de la municipalité leurs intérêts par l’entremise de leur association des propriétaires – qui comme chacun le sait, fonctionne sur le principe du lobbying et, de ce fait, a une influence certaine sur les choix de la municipalité (McKenzie, 1996). Comment alors déjouer l’ambiguïté d’un courant d’urbanisme et d’architecture oeuvrant en faveur du développement urbain durable ? L’homogénéité sociale ne résulte-t-elle pas du mode d’organisation du marché immobilier plutôt que d’une intentionnalité des habitants, des décideurs locaux et des professionnels en faveur de l’homogénéité sociale ? Doit-on imputer au NU la fragmentation urbaine et sociale ou l’effet « dysneyficateur » alors que, par ailleurs, les tenants de ce courant d’aménagement sont sensibles à la rareté du sol et du foncier (un élément du développement urbain durable), valorisent les espaces publics de la proximité et que certains, comme à Raintree, évoquent l’impératif d’un recyclage du tissu urbain ?

Dissocier l’intentionnalité des professionnels du NU de la logique intrinsèque au marché immobilier expliquant l’homogénéité sociale, ou encore cette quête de l’« entre soi », autorise à évoquer la notion de rupture pour interpréter le NU. Celui-ci affirme avec clarté une rupture dans les pratiques traditionnelles de l’aménagement suburbain ayant valorisé la maison individuelle entourée d’un jardin comme cadre de vie idéal (Zimmerman, 2003). Il recrée de la compacité urbaine en intégrant sur le mode hybride végétal et minéral, et privilégie le regard du piéton en valorisant les espaces communs ou les espaces publics de voisinage. Difficile toutefois d’affirmer que le NU se présente comme le meilleur outil pour faire face à l’étalement urbain dans la mesure où le problème de cet étalement ne relève pas d’un exercice technique. En effet, vouloir limiter l’étalement urbain et s’inscrire dans la perspective du développement urbain durable exige d’instaurer un processus de négociation dans l’espace politique en vue de délimiter le territoire métropolitain (Calthorpe et Fulton, 2001).

En guise de conclusion, il est aisé d’affirmer que Raintree, Urbana, Kentlands et Playa Vista expriment et illustrent la capacité des professionnels du NU à concevoir et proposer de sérieuses solutions de rechange à l’habitat individuel en privilégiant une certaine compacité urbaine (incluant végétal et minéral) indissociable de la valorisation des espaces de proximité. Cette intentionnalité est bien perçue par les habitants qui ont accepté de vivre dans une maison de ville de taille réduite parce qu’ils disposent d’espaces de proximité de qualité. Le NU refléterait ainsi une tentative de transition vers un nouveau régime urbain capable de traduire les valeurs de responsabilité écologique et de solidarité, à condition que le politique s’engage de manière ferme dans une volonté de réglementation en exigeant par exemple une certaine mixité sociale tout en assurant une certaine stabilité du marché immobilier.