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Étymologiquement, le terme « jurisprudence » vient du latin jurisprudentia pour désigner la science du droit[1]. Aujourd’hui, ce terme réfère plutôt aux résultats de l’application des règles de droit par les tribunaux et, partant, à une source de droit[2].

Dans la pratique, la jurisprudence peut être appréhendée en un sens large ou strict. Dans un sens large, elle désigne « l’ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période soit dans une matière […], soit dans une branche du droit […], soit dans l’ensemble du droit[3] ». Dans un sens strict, on qualifie de jurisprudence des « propositions contenues dans les décisions rendues par les juridictions de rang supérieur, et présentant l’apparence d’une norme, en raison de leur formulation générale et abstraite[4] ». Lorsque se pose la question de savoir si la jurisprudence est une source de droit, c’est le terme stricto sensu qui est retenu.

Le rôle de la jurisprudence en tant que source de droit varie largement d’un système juridique à l’autre. Sur cette question, les contrastes sont surtout observés entre les deux grandes familles de droit : d’un côté, le droit civiliste, où la jurisprudence n’occupe qu’une place négligeable par rapport au droit codifié ; et, de l’autre côté, la common law, où le droit est principalement créé par les juges (judge-made law). On note néanmoins une évolution du partage des rôles entre la législation et la jurisprudence dans chacune de ces deux traditions juridiques opposées, de sorte que la jurisprudence occupe une place de plus en plus importante dans les systèmes de droit écrit. En effet, dans les pays de droit civiliste, y compris la France, les décisions des juridictions suprêmes ont une force pratique grandissante. Au Québec, connu pour son droit mixte, la jurisprudence constitue une source abondante permettant de compléter et d’adapter le droit codifié.

Au Vietnam, le débat sur la place de la jurisprudence dans le droit national n’est pas nouveau. En 1954, à la suite de sa victoire historique sur les Français, le pays a choisi de poursuivre dans la voie socialiste. Or, la conception du droit socialiste, auquel le Vietnam continue d’adhérer, refuse de reconnaître la jurisprudence comme une source de droit[5].

En réalité, les coutumes et la jurisprudence ont toujours joué au Vietnam féodal un rôle important pour compléter les lois du roi, et ce rôle est resté intact, sinon promu, lors des codifications importées pendant la période de colonisation. Même lorsque le pays a adopté la voie socialiste, les tribunaux vietnamiens, en particulier la plus haute juridiction — la Cour populaire suprême —, exerçaient de facto leur fonction d’interprétation des lois soit pour détailler les règles générales de la législation, soit pour les compléter[6]. La doctrine voit dans cet exercice une « création de normes » par les juges[7].

Un changement important est intervenu dans la législation récente, avec la reconnaissance explicite de la jurisprudence comme une des sources de référence pour les tribunaux dans leur jugement des affaires civiles, ainsi que la promulgation des règles prévoyant le processus de sélection, de publication et d’application de la jurisprudence.

Notons cependant que le processus d’établissement de la jurisprudence au Vietnam est grandement différent de celui des autres pays, qu’ils appliquent la common law ou le droit civiliste. Cela suscite des questions et des incertitudes non seulement sur la place de la jurisprudence dans le système juridique, mais aussi sur le rôle d’interprétation des lois par les tribunaux, deux questions étroitement liées dans le processus de création du droit.

Dans le contexte où les débats sur la jurisprudence font partie de ceux qui portent sur un thème plus large, soit la réforme du système juridique en cours au Vietnam, notre étude vise deux objectifs. Dans un premier temps, nous ferons un survol de l’histoire juridique vietnamien pour mettre en évidence le rôle non négligeable de la jurisprudence dans le droit vietnamien à différentes périodes, ce qui encourage à redonner à cette dernière sa place dans le système juridique actuel (partie 1). Dans un deuxième temps, nous examinerons les dispositions législatives et réglementaires, de même que la pratique pour répondre à la question de savoir si la jurisprudence est officiellement une source de droit au Vietnam et, plus radicalement, quelle importance est accordée à l’interprétation de la loi par les tribunaux (partie 2). À partir de ces analyses, nous tenterons, dans un troisième temps, de tirer quelques conclusions sur les fonctions que le droit vietnamien reconnaît et devrait reconnaître à la jurisprudence (partie 3).

1 L’évolution mouvementée de la jurisprudence au Vietnam : un parcours historique

Un survol historique du droit vietnamien est sans doute nécessaire pour permettre de comprendre mieux l’évolution du rôle de la jurisprudence dans ce système. L’étude des recueils juridiques et des écrits des historiens enseigne que la jurisprudence, souvent confondue avec les coutumes, avait une importance pouvant être considérée comme comparable aux lois du roi durant la monarchie. Cette place a été renforcée par la règle du précédent importée par les colonisateurs français au début du xxe siècle. C’est dans le droit vietnamien contemporain que le déclin du rôle de la jurisprudence fait l’objet de débats de plus en plus profonds, qui ont conduit aux récentes réformes.

1.1 Le rapport étroit entre les lois (luật) et les précédents (lệ) dans le droit féodal vietnamien (avant 1858)

L’histoire du droit vietnamien remonte aux premières dynasties indépendantes des Ngô, Đinh et Lê antérieur (environ de la moitié du ixe siècle au début du xe, soit de 939 à 1009), établies après 1 000 années de domination chinoise. Cependant, comme les archives ont été confisquées et détruites lors de la conquête chinoise au xve siècle, on ne peut tracer avec certitude le rôle de la jurisprudence dans le droit féodal que depuis la dynastie des Lê (1428-1789)[8].

Selon les rares documents historiques encore conservés à ce jour, les premières sources du droit féodal vietnamien étaient, par ordre d’importance, des coutumes locales, des principes moraux et des lois chinoises qui continuaient à régir la société jusqu’à l’établissement de la première monarchie. Cependant, l’application des règles était quelque peu fragmentée et aléatoire en fonction de la volonté des rois[9].

Les premiers efforts de codification du droit remontent à la dynastie des Lý (1010-1225) avec la promulgation, en 1042, du premier code vietnamien, intitulé « Code pénal » (Hình Thu’)[10]. La codification, perpétuée par les dynasties qui suivent, a connu des évolutions remarquables en matière de technique et d’envergure, en raison notamment des codes Hô`ng Đúc (dynastie des Lê : 1429) et Gia Long (dynastie des Nguyê~n : 1815). Parallèlement aux codes, des travaux de compilation ont aussi été réalisés[11]. Dans les codes, qui contenaient principalement des règles de droit pénal, celles qui touchaient le droit civil et procédural ont commencé à être incluses[12]. Toutes les codifications féodales s’inspiraient alors, de façon plus ou moins marquée, des codes chinois[13].

Si la procédure prévoyait l’obligation pour les juges d’appliquer strictement les règles codifiées, source suprême du droit, les précédents judiciaires (lệ) se taillaient une place à côté des lois (luật) comme source subsidiaire pour compléter leurs lacunes ou pour les clarifier au besoin. Les historiens citent souvent les arrêts prononcés par Doan Khung, mandarin sous la dynastie des Trần, réputé pour ses solutions judicieuses apportées aux affaires civiles compliquées, arrêts dans lesquels de nombreuses décisions antérieures étaient citées pour étayer son raisonnement[14]. On a des raisons de croire que, sous le règne des rois Lý et Trần, la jurisprudence a abondamment servi lors des procès et a fait l’objet de la systématisation par l’entremise des compilations. Le Hồng Đúc Thiện Chính Thu (« Recueil des arrêts Hồng Đúc ») est un exemple éloquent du résultat de cette codification jurisprudentielle[15].

De nombreux documents datant des dynasties Lê et Nguyễn montrent plus clairement que plusieurs précédents ont été entérinés dans des codes. Citons, à titre d’exemples, les articles 396 et 397 du Code Hồng Đúc, portant sur la succession immobilière, qui ont repris dans son intégralité une décision judiciaire prononcée dans une affaire civile :

Monsieur Phạm Giáp a deux fils, Phạm Át et Phạm Bình. Après sa mort, la parcelle de terrain d’une superficie de 2 mu [mẫ u = 3 600 mètres carrés] réservée au culte des ancêtres a été confiée à Phạm Át, son fils aîné. Phạm Át l’a fusionnée avec sa propre terre, qui a été par la suite donnée en grande partie à ses enfants. Il ne reste qu’une petite parcelle de 5 chao [sào Bã́c Bộ = 360 mètres carrés] pour le culte des ancêtres, qui a été transférée au fils de Phạm Át en tant qu’héritier. Or, celui-ci n’a que des filles, alors que Pha.m Bình a un fils et un petit-fils. Donc, cette parcelle sera confiée au fils, puis au petit-fils, de Pha.m Bình. Il ne faut en aucun cas réclamer la parcelle initiale de 2 mu pour éviter des litiges futurs[16].

Sous le règne des rois Nguyễn, le Code Gia Long promulgué en 1815 portait aussi le titre Hoàng Việt luật lệ (« Lois et précédents du Vietnam »). La partie jurisprudentielle reprend les décisions judiciaires qui sont considérées comme exemplaires et qui méritent d’être codifiées, dont les informations — portant sur les parties, le nom du juge, la cause, la date de l’arrêt — sont bien indiquées dans une note qui suit chaque article visé[17]. À côté de la codification, la jurisprudence a été aussi rassemblée dans un recueil séparé : Khâm định Đại Nam hội điến sụ lệ (« Recueil de jurisprudence choisie par la couronne de Dai Nam »).

En somme, bien que l’application des précédents judiciaires au Vietnam sous la monarchie ne soit pas systématique pour nous permettre de conclure à l’existence de la « jurisprudence » dans son vrai sens, ceux-ci ont joué le rôle de source complémentaire du droit et ont fait l’objet d’une procédure de sélection encadrée. Les décisions exemplaires ont été choisies et soumises à l’approbation du roi pour devenir la jurisprudence.

1.2 La colonisation française et l’importation de la règle du précédent du droit civiliste au Vietnam (1858-1945)

Pendant la colonisation allant de la Conquête française de 1858 à la révolution de 1945, le Vietnam était divisé en trois entités administratives : l’Annam au centre (Trung Kỳ) et le Tonkin au Nord (Bã́c Kỳ), toutes deux sous protectorat de la France, et la colonie de Cochinchine au Sud (Nam Kỳ), sous la tutelle directe des lois et de l’administration françaises. L’influence du droit français se faisait remarquer nettement en Cochinchine soumise au droit français et à un système de tribunaux semblable à celui de la France. Le Tonkin, qui était administré par les nouveaux codes inspirés du Code Napoléon, se donnait un nouveau système judiciaire qui fonctionnait selon les règles procédurales codifiées dans différents arrêtés du gouverneur général. C’est l’Annam, où le régime féodal demeurait au pouvoir, symbolique, qui continuait à suivre le système de droit féodal[18].

La reconnaissance du rôle de la jurisprudence s’observe bien dans la pratique des tribunaux en Cochinchine où de nombreux arrêts de la Cour de cassation ont été cités dans les procès. Le rôle de la jurisprudence en vue de combler les lacunes des codes et des lois promulgués dans la colonie était déduit des articles 5 du Code civil du Tonkin, promulgué le 30 mars 1931, et du Code civil d’Annam de 1936, ainsi que de l’article 6 du Code civil simplifié (appliqué en Cochinchine), inspiré de l’article 4 du Code Napoléon — « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice » — qui fait de l’application de la jurisprudence une obligation implicite du juge. Cependant, seules les décisions choisies par la plus haute juridiction et publiées dans le Journal judiciaire de l’Indochine peuvent avoir valeur de jurisprudence[19].

1.3 Le contraste entre le Sud et le Nord dans la perception du rôle de la jurisprudence pendant la scission du territoire national (1954-1975)

À la suite de la Conférence de Genève de 1954, qui marque la victoire du Vietnam après neuf années de guerre de résistance contre les Français, le pays se trouvait, jusqu’en 1975, divisé en deux parties poursuivant deux régimes différents : la République démocratique du Vietnam au Nord et la République du Vietnam au Sud.

Au Sud, l’héritage du droit civil de l’époque coloniale française était conservé. La jurisprudence continuait à être reconnue comme une source du droit civil. Tous les trois mois, le ministère de la Justice publiait les décisions ayant valeur de jurisprudence rendues par les hautes juridictions — la Cour de cassation, la Cour d’appel et le Tribunal administratif — qui devaient être appliquées pour les affaires analogues ultérieures[20]. Le Code civil promulgué le 20 décembre 1972 reprend dans son article 8 la fameuse disposition sur l’obligation de juger du Code civil français : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » Les instructions sont données à l’article 9 : « En cas de silence de la loi, le juge statue en recourant aux pratiques, ou à défaut, ex aequo et bono, en prenant en considération les intentions des parties[21]. »

Le législateur dans le Nord, au contraire, a renoncé à la survie du droit français sur son territoire. En effet, par la Directive no 772-TATC en date du 1er juillet 1959, la Cour populaire suprême a prononcé la fin de l’effet du droit ancien. Depuis cette date, seules les normes législatives et réglementaires adoptées par le nouveau régime font partie du droit de la République démocratique du Vietnam. Le système judiciaire s’est organisé en réseau des tribunaux populaires de différents niveaux : district, municipal, provincial, avec en tête la Cour populaire suprême. Ayant adopté la voie socialiste, où seules les normes écrites font foi, le gouvernement du Nord refusait aussi de reconnaître la jurisprudence comme une source du droit. Cela n’empêchait pas que, curieusement, le terme « jurisprudence » et son esprit avaient été bien indiqués dans un document officiel du gouvernement qui tentait d’uniformiser la pratique judiciaire des tribunaux[22] :

La jurisprudence a été bien établie dans le jugement de certains crimes. Cependant, elle varie largement d’un district à un autre. Il y a donc un manque de cohérence, de prévisibilité et même parfois de précision. Par conséquent, il faut uniformiser ces pratiques judiciaires dans cette circulaire pour guider les tribunaux dans leur jugement de certains crimes courants[23].

Bien que cet exemple fasse la preuve de la volonté de l’État d’intervenir relativement aux activités de l’appareil judiciaire par ses ordres administratifs, il montre également qu’un développement jurisprudentiel avait lieu discrètement dans la pratique et qu’il s’avérait inévitable pour combler les lacunes des lois et des réglementations adoptées par les organes d’État.

1.4 La non-reconnaissance de la jurisprudence en vertu du principe de la légalité socialiste (1975-1995)

Proclamée à l’issue de la réunification du pays en 1975, la République socialiste du Vietnam poursuit le système socialiste érigé déjà au Nord depuis 1954. Pendant une dizaine d’années de l’après-guerre, le Vietnam s’est aligné sur le bloc socialiste des États de l’Europe de l’Est avec en tête l’Union soviétique, dont il a adopté les conceptions politiques, les modes de régulation et le modèle de l’économie planifiée. Le droit n’y occupait que peu de place. Le rôle de la jurisprudence n’était pas reconnu en vertu du principe de la « légalité socialiste[24] », importé de l’Union soviétique. L’État intervient alors souvent dans les relations économiques et commerciales, y compris dans les activités des tribunaux, en donnant des ordres administratifs.

1.5 Le retour progressif du rôle de la jurisprudence depuis 1995

Le Renouveau en 1986 a permis de réformer fondamentalement le système juridique avec la réception sélective des principes de droit occidentaux, reflétée surtout dans le premier Code civil achevé en 1995 avec l’assistance des experts français[25].

Cette période marque aussi les premiers efforts pour refaire valoir le rôle de la jurisprudence. Ainsi, en vertu de l’article 19 (1) de la Loi de 2002 sur l’organisation des tribunaux populaires[26], une des fonctions de la Cour populaire suprême est de « garantir l’application uniforme de la loi par les tribunaux locaux et [de] faire le bilan des pratiques judiciaires ». C’est dans la Résolution no 49/NQ-TW en date du 2 juin 2005, du Bureau politique du Parti communiste[27] adoptant la Stratégie de réforme du système judiciaire à l’horizon de 2020, que le terme « jurisprudence » a fait sa première apparition officielle ainsi formulée : « La Cour populaire suprême a pour mission de faire le bilan des pratiques juridictionnelles, de veiller à l’application uniforme du droit, de développer la jurisprudence et de statuer sur les pourvois en cassation ou en révision. »

Dans la pratique, dès 2004, la Cour populaire suprême avait commencé une publication sélective de ses arrêts, travail jamais vu jusqu’alors au Vietnam depuis la proclamation de la République socialiste en 1975. Pendant les années qui suivent — à savoir 2005, 2006 et 2009 — seront publiés les recueils de décisions rendues par des tribunaux de différents niveaux, en matière civile, commerciale, prud’homale et pénale, et choisies soigneusement par la plus haute juridiction.

Adoptée le 24 novembre 2014, la nouvelle Loi sur l’organisation des tribunaux populaires[28] a posé la pierre angulaire, en confiant à la Cour populaire suprême la tâche d’établir la jurisprudence à partir de la pratique judiciaire :

  • Article 22 (2) :

    Le Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême a les fonctions suivantes :

    […]

    c) sélectionner les arrêts en cassation du Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême, les arrêts et décisions judiciaires ayant force de chose jugée des autres tribunaux pour faire le bilan des pratiques de jugement, à partir desquelles développer et publier la jurisprudence pour l’étude et l’application par les tribunaux.

    Article 27 : 

    Le président de la Cour populaire suprême a les fonctions suivantes :

    […]

    5. Veiller aux travaux de bilan des pratiques de jugement, à l’élaboration et à la promulgation des résolutions du Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême visant l’application uniforme du droit de même que le développement et la publication de la jurisprudence.

Les procédures ont été détaillées par la suite en octobre 2015 par une résolution de la Cour populaire suprême[29]. Six premiers arrêts reconnus comme jurisprudence ont été rendus publics le 6 avril 2016 par la Décision no 220/QD-CA du président de la Cour populaire suprême. Tous les arrêts sélectionnés comme ayant valeur de jurisprudence sont désormais publiés sur le site Web officiel intitulé « Jurisprudence vietnamienne », géré par la Cour populaire suprême[30]. Inauguré le 18 octobre 2016, ce site fournit non seulement la liste et le texte intégral des arrêts ou des parties de ces derniers reconnus comme jurisprudence, avec leur état de vigueur, mais aussi les dispositions légales concernant l’autorité et la procédure de sélection, de publication et d’application de la jurisprudence au Vietnam.

Le nouveau Code civil, en vigueur depuis le 1er janvier 2017, viendra consacrer la place de la jurisprudence parmi les sources du droit civil vietnamien. L’article 6 (2) prévoit en effet que les juges appliqueront, en l’absence de dispositions pertinentes du Code civil, les principes fondamentaux du droit et la jurisprudence pour trancher des litiges. Cette disposition rapproche les tribunaux de l’« obligation de juger » pour éviter le déni de justice, ancrée dans le Code civil français. Elle se démarque aussi par un détachement du principe de la légalité socialiste car, pour la première fois, la jurisprudence est reconnue dans un code comme source officielle du droit.

Le rôle de la jurisprudence est renforcé par de nouvelles pratiques dans les recueils privés de jurisprudence et d’annotations[31]. Ces travaux permettent ainsi au public d’accéder à un grand nombre de décisions judiciaires, jusqu’alors très peu divulguées. Ils incitent aussi les tribunaux à veiller en permanence à la qualité de leurs jugements.

2. Le processus d’établissement de la jurisprudence au Vietnam

Une analyse détaillée des dispositions de la Résolution no 03/2015/NQ-HDTP du Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême sur la procédure de sélection, de publication et d’application de la jurisprudence révélera des différences dans la conception et dans l’établissement de la jurisprudence au sens reconnu au Vietnam, par rapport aux autres systèmes juridiques.

2.1 La définition de la jurisprudence

L’article premier de la Résolution de 2015 définit la jurisprudence comme « les arguments, les verdicts dans les arrêts et décisions de justice des tribunaux ayant la force de chose jugée et portant sur une affaire concrète, qui ont été sélectionnés par le Conseil des magistrats suprêmes et rendus publics par le président de la Cour populaire suprême pour l’étude et l’application par les tribunaux dans leurs jugements ».

Il est déduit de cette définition que la jurisprudence peut être établie à partir d’une décision intégrale mais aussi sur la base d’une partie de décision seulement, ce qui dépend du Conseil des magistrats suprêmes, conformément aux conditions énoncées dans l’article 2 de la Résolution de 2015. La définition ne limite pas non plus la jurisprudence aux arrêts de la Cour populaire suprême. Ainsi, n’importe quelle décision de justice rendue par un juge, peu importe l’instance, peut être sélectionnée, pourvu qu’elle réponde aux conditions de l’article 2. Le processus de l’établissement de la jurisprudence et son respect par les tribunaux dans des affaires ultérieures ne suivent pas vraiment la règle du stare decisis de la common law ni la règle du précédent du droit civiliste. Ce processus se rapproche davantage du respect d’une norme écrite car, nous le verrons plus loin, les résolutions de la Cour populaire suprême et les décisions de son président font partie des actes normatifs.

2.2 Les conditions de l’établissement de la jurisprudence

L’article 2 établit trois conditions pour qu’une décision de justice soit susceptible de devenir un précédent :

  • Premièrement, elle doit contenir des arguments permettant de clarifier les questions de droit dont la compréhension est encore divergente, des analyses et des interprétations de faits et circonstances, et indiquer les principes et les lignes directrices pour trancher une question de droit concrète ;

  • Deuxièmement, elle doit comporter un « caractère normatif[32] » ;

  • Troisièmement, elle doit permettre de guider l’application uniforme des règles de droit par les juges de sorte d’assurer que les affaires ayant de mêmes faits et circonstances seront réglées de façon identique, conformément aux principes dégagés par la jurisprudence visée.

Notons que de nombreux termes employés restent flous, tels que « compréhensions divergentes » ou « caractère normatif ». Comment et par quel moyen peut-on évaluer la divergence ? Est-ce en se basant sur la pratique judiciaire ou inclut-on aussi la divergence doctrinale ? Que signifie le « caractère normatif » ? Comme la Résolution de 2015 ne donne pas plus de détails, elle-même devra peut-être faire l’objet de diverses interprétations à l’avenir.

2.3 Le processus de sélection et de publication de la jurisprudence

L’établissement de la jurisprudence au Vietnam se base sur un processus de sélection et de publication des arrêts existants par le Conseil des magistrats suprêmes, prévu en détail dans les articles 3 à 7 de la Résolution de 2015. Le processus débute par la proposition des juges en chef des cours populaires et s’achève par l’approbation du Conseil des magistrats suprêmes, à la suite d’avis du Conseil consultatif sur la jurisprudence.

Tout d’abord, les juges en chef des cours populaires provinciales, des cours populaires supérieures et des tribunaux militaires de mêmes niveaux formulent leurs propositions sur les décisions de justice rendues par des tribunaux relevant de leur district judiciaire, lesquelles sont susceptibles d’être reconnues dans leur intégralité ou en partie comme ayant de la valeur jurisprudentielle. Ces propositions, qui doivent être bien motivées, seront adressées directement à la Cour populaire suprême (art. 3).

Par la suite, les décisions de justice ou des parties de décisions proposées seront publiées sur le site Web officiel de la Cour populaire suprême et de la Revue de la Cour populaire pour recueillir les avis et les commentaires des organismes et des individus pendant deux mois. Tous les avis et commentaires seront par la suite rassemblés et analysés pendant un mois par des experts, avant qu’une proposition finale soit soumise au président de la Cour populaire suprême (art. 4).

Un conseil consultatif sur la jurisprudence de neuf membres sera alors établi par le président de la Cour populaire suprême. Ce conseil ad hoc est composé d’un président et d’un vice-président, qui sont aussi le président et le vice-président du Conseil scientifique de la Cour populaire suprême, et de sept autres membres qui sont des représentants du ministère de la Justice, du Parquet populaire suprême, de la Fédération des avocats vietnamiens, et des organismes visés, ainsi que des experts en droit.

Pendant 15 jours à compter de sa formation, le Conseil consultatif sur la jurisprudence se réunira pour discuter des propositions des juges en chef concernant l’établissement de la jurisprudence à partir des décisions proposées et produire des conclusions à ce sujet (art. 5).

Sur la base de l’avis consultatif de ce conseil, le Conseil des magistrats suprêmes discute et approuve la proposition finale à la majorité des membres, à condition que les deux tiers des membres du Conseil soient présents à sa réunion (art. 6).

Le nouveau précédent sera rendu public par le président de la Cour populaire suprême sur le site Web officiel de cette dernière[33] et dans la Revue de la Cour populaire. Il doit également être envoyé directement aux tribunaux de différents niveaux et intégré dans le Recueil de jurisprudence publié tous les ans.

Conformément à la Résolution de 2015, la jurisprudence sélectionnée par la Cour populaire suprême est publiée et mise à jour de façon permanente sur son site Web officiel, sous la rubrique « Jurisprudence vietnamienne », accessible depuis le 19 octobre 2016[34]. Elle est divisée en six domaines : droit pénal, droit administratif, droit civil, droit familial, droit des affaires et droit du travail.

La présentation d’un nouveau précédent doit contenir des éléments suivants : le titre de l’affaire, le numéro de l’arrêt qui contient la partie sélectionnée comme jurisprudence, ainsi que son contexte, les mots clés, les faits, l’application du droit et le verdict du tribunal.

L’établissement de la jurisprudence fait donc l’objet d’un processus rigide qui correspond exactement à celui de l’élaboration normative, mais cela donne tout de même lieu à des doutes sur la vraie nature jurisprudentielle de la « jurisprudence » à la vietnamienne.

2.4 L’application de la jurisprudence

En vertu de l’article 8 de la Résolution de 2015, le nouveau précédent aura force de droit et devra être respecté par les tribunaux dans un délai de 45 jours suivant sa publication ou la date de la décision du président de la Cour populaire suprême portant promulgation du précédent. Les juges peuvent ne pas suivre la jurisprudence établie dans des « affaires analogues », mais ils devront motiver leur décision.

De plus, un précédent établi peut être abrogé si un changement de loi ou de règlement le rend caduc. Ce sera toujours le Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême qui prononcera l’annulation du précédent existant.

La Résolution de 2015 se révèle lacunaire sur la question importante du revirement de la jurisprudence. En d’autres termes, elle n’envisage nulle part la possibilité de changements dans l’interprétation de la règle de droit, propulsée par l’évolution de la circonstance, ni aucune solution sur l’application de ces changements. Cette rigidité est contradictoire au caractère flexible de la jurisprudence ; elle remet aussi en question son rôle qui consiste à compléter, à clarifier et à faire évoluer la règle de droit.

3 La conception de la jurisprudence dans le système juridique vietnamien sous l’angle critique

Le Code civil de 2015 est, pour le moment, la seule loi vietnamienne qui reconnaît la jurisprudence comme une source de droit, qui se place après les textes normatifs, la coutume et les principes fondamentaux de droit civil. Or, la Résolution de 2015, qui porte directement sur l’établissement de la jurisprudence, est complètement muette sur le rôle de celle-ci.

Que faut-il donc en déduire des autres textes juridiques qui abordent la question de la jurisprudence, tels que la Loi sur l’organisation des tribunaux populaires[35] et les dispositions de la Résolution de 2015 du Conseil des magistrats suprêmes ? Le rôle principal est sans doute d’assurer l’application uniforme du droit par les tribunaux de différents niveaux, notamment sur les questions auxquelles les textes normatifs ne fournissent pas de réponse et dont la compréhension diverge.

3.1 Vue critique de la fonction d’interprétation des lois

Le rôle de la jurisprudence est étroitement lié à la fonction d’interprétation des lois par les juges. Dans de nombreux pays, cette fonction se trouve pratiquement reconnue. Au Québec, la jurisprudence constitue une source abondante permettant de compléter et d’adapter le droit codifié. À titre d’exemple, dans le domaine du droit international privé, la professeure Sylvette Guillemard a fait ce bilan des 25 années du Livre X du Code civil du Québec : « le droit international privé québécois codifié et interprété par les tribunaux offre maintenant une palette presque complète de la discipline[36] ». Plusieurs articles du Livre X ont été en effet concrétisés par la jurisprudence sans laquelle ces dispositions codifiées auraient de la difficulté à s’appliquer dans la pratique. Mentionnons, à titre d’exemples, les critères d’application de l’article 3135 du Code civil (forum non conveniens) établis par la Cour d’appel dans l’arrêt Oppeinhem Forfait GmbH c. Lexus Maritime inc.[37], qui sont aussi devenus les critères pertinents pour fonder la décision discrétionnaire des tribunaux dans les cas de litispendance internationale, comme elle est codifiée à l’article 3137 du Code civil[38]. La jurisprudence a également clarifié certaines ambiguïtés des règles codifiées, telles que le rapport entre le principe d’autonomie de la volonté reconnu aux articles 3111, 3148 et 3168 du Code civil et les autres dispositions du Livre X[39] ou le lien entre les règles de rattachement codifiées du Québec et le droit fédéral[40]. Le juge LeBel a tout à fait raison de rappeler « que le juge québécois est un créateur de droit et que, ce faisant, il remplit une fonction nécessaire et légitime dans la formation et l’évolution du système juridique québécois[41] ».

La réalité est relativement différente au Vietnam, où théoriquement seul l’émetteur de la norme est reconnu comme celui qui peut l’interpréter[42]. En effet, la Loi sur la promulgation des actes normatifs prévoit explicitement que la Constitution et les lois sanctionnées par l’Assemblée nationale ne peuvent être interprétées que par son comité permanent[43]. La fonction des tribunaux est de juger en conformité stricte avec la lettre des règles promulguées par le législateur. En d’autres termes, leur pouvoir est de « dire le droit », et non de l’interpréter, de le faire évoluer ou encore d’y apporter une intervention quelconque. Cette conception étroite du rôle de la magistrature est attachée à la tradition civiliste et la distingue de la common law, où les juges participent activement à la création du droit, d’où la judge-made law[44]. Au Vietnam, la limite au pouvoir d’interpréter le droit est d’autant plus stricte, étant donné la conception du droit socialiste, auquel le pays continue d’adhérer, qui refuse de reconnaître la jurisprudence comme une source de droit[45]. Si la place de la jurisprudence a été beaucoup promue dans les systèmes de droit civiliste, l’évolution reste moindre au Vietnam.

La doctrine vietnamienne est divisée sur ce sujet, notamment en raison de récents changements. Certains auteurs trouvent problématique l’écart entre la législation et le besoin pratique dans la conception de la fonction d’interprétation du juge, étant convaincus que seuls les tribunaux pourraient assumer avec efficacité cette tâche[46]. Ils apprécient hautement les derniers mouvements favorables à la reconnaissance du rôle de la jurisprudence. Tout d’abord, la transparence sera améliorée grâce à la publication des arrêts les plus importants qui auront une influence sur les jugements des tribunaux locaux à l’avenir, ce qui permettra au Vietnam de répondre aux exigences des organisations intergouvernementales auxquelles il est partie, telle l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans le contexte actuel de la mondialisation. La jurisprudence permet aussi de combler les lacunes et de remédier à la rigidité du système juridique basé essentiellement sur les normes écrites. Au-delà de reconnaître la valeur des précédents comme source de droit signifie admettre le rôle des tribunaux dans l’interprétation des lois et dans l’évolution générale du droit.

Au contraire, certains se rallient autour de l’article 103.2 de la Consti-tution et qualifient l’article 6 du Code civil de 2015 d’inconstitutionnel[47]. Ainsi, reconnaître la jurisprudence comme faisant partie du droit positif portera atteinte au principe de la légalité socialiste toujours sacré au Vietnam[48].

Sur le plan épistémologique, il est utile de mentionner un point de vue doctrinal qui remet en question l’existence même du droit sans une intervention judiciaire. Des auteurs prétendent que la création du « droit » dans son vrai sens n’est réalisée qu’à travers un processus d’argumentation, dans un procès juste et équitable. Le droit est ainsi établi dans la solution proposée par le juge et acceptée par les parties comme étant, pour elles, le « droit[49] ». Aux yeux du professeur Friedrich Müller, « le texte de la norme ne doit pas être compris “en soi”, mais seulement de façon que — étant présupposé qu’il est approprié à l’espèce — il puisse apporter une réponse au problème juridique concret[50] ». Selon ces auteurs, en effet, la normativité ne résulte pas du texte lui-même, qui est simplement un énoncé linguistique ayant vocation pour « préparer les grandeurs normatives ultérieures[51] », en d’autres termes, « un point de départ pour la réflexion sur ce que “dit” le droit[52] ». Elle est plutôt produite à partir d’un processus d’argumentation — l’interprétation — permettant d’attribuer un sens juridique aux « signes sémantiques » que contient le texte de la règle[53].

Sans pour autant adhérer à cette école de pensée, qui a tendance à nier l’existence du droit dans les textes promulgués par le législateur, nous pensons aussi que le rôle des tribunaux dans le processus créateur de droit ne doit pas être négligé. Citons à l’appui de notre affirmation l’opinion plus modérée du juge LeBel : « s’il ne fait pas de lois, le juge crée du droit » et, en ce qui concerne la codification, « [s’]il ne peut se considérer comme un codificateur, […] il doit oeuvrer dans le cadre des codes »[54]. Ce faisant, le juge agit comme un « médiateur entre le législateur et le citoyen pour constituer le sens de la loi[55] ». Sa créativité est vouée à servir à la proposition de solutions appropriées à chaque cas, sur la base des normes générales contenues dans la loi.

Reconnaître le rôle de la jurisprudence ira-t-il à l’encontre de la Constitution vietnamienne, dont l’article 103 (2) énonce que les juges doivent uniquement se baser sur les règles de droit ? Cette question est liée à une autre, celle de savoir comment l’expression « règles de droit » sera désormais interprétée au Vietnam. Déjà, le sens du terme n’est toujours pas clairement interprété. La récente évolution du rôle de la jurisprudence, de son côté, pourrait avoir un impact sur le changement conceptuel de la notion, en la rendant plus large et en y incluant les règles adoptées par le législateur.

En tout état de cause, cette évolution n’aura de sens que lorsque le pouvoir des tribunaux dans l’interprétation des lois et des règlements aura été reconnu. C’est encore loin d’être le cas dans le droit vietnamien, au moins à court terme. D’autant qu’avec les procédures d’établissement en vigueur, la jurisprudence vietnamienne n’est pas une en son vrai sens, symbole de l’indépendance du pouvoir judiciaire, mais demeure une sorte d’acte normatif comme tout autre promulgué par un organisme d’État.

3.2 Remise en question du sens de la jurisprudence par l’entremise de son processus d’établissement

De la description du processus d’établissement de la jurisprudence prévu dans la Résolution de 2015 de la Cour populaire suprême, il n’est pas difficile de voir que la construction jurisprudentielle au Vietnam diffère largement de celle de la common law, basée sur la règle du stare decisis[56], mais aussi de la règle du précédent[57] ou de jurisprudence constante[58] adoptée dans les pays de droit civiliste. En effet, conformément à la Résolution de 2015, la jurisprudence est constituée à partir des décisions judiciaires « sélectionnées », « approuvées » et « publiées » par la Cour populaire suprême, selon une procédure semblable à celle de l’élaboration des actes normatifs[59], avec la participation du gouvernement. Elle peut aussi être modifiée ou abrogée par cette cour pour des motifs énumérés dans la Résolution de 2015 (erreurs, caducité, etc.).

Différemment de la règle du précédent d’après laquelle le juge se sent lié, volontairement ou involontairement, selon qu’ils appartiennent au droit civiliste ou à la common law, par les jugements antérieurs émanant d’une instance supérieure, la jurisprudence à la vietnamienne est édictée par le Conseil des magistrats de la Cour populaire suprême, et ce, par l’entremise d’un acte normatif, de sa décision ou de sa résolution. En conséquence, une décision rendue par une instance inférieure pourra tout à fait lier les instances supérieures si elle est sélectionnée par la Cour populaire suprême.

Comme la jurisprudence est établie par une décision de la Cour populaire suprême, le processus est en principe soumis aux dispositions de la Loi sur la promulgation des textes normatifs[60]. Dans cette logique, un précédent approuvé et prononcé est donc considéré comme un texte normatif au sens de la loi et trouve sa place dans la hiérarchie des normes. Apparaît ainsi le caractère très peu flexible de la jurisprudence vietnamienne, contrairement au sens normalement acquis de la jurisprudence dans les autres systèmes.

Le fait que la jurisprudence est promulguée par un texte normatif, qui est la « Résolution » du Conseil des magistrats suprêmes, entraînerait des difficultés dans l’appréciation de son rapport avec d’autres normes juridiques étatiques et remettrait en question l’autonomie du pouvoir judiciaire.

De plus, les décisions sélectionnées pour devenir jurisprudentielles ne sont pas retenues telles quelles, mais ont fait l’objet d’une révision rédactionnelle et d’un processus de publication identique à celui des textes normatifs des appareils législatifs et exécutifs. L’inconvénient de cette révision juridictionnelle est le risque que le précédent retenu ne corresponde pas exactement à la décision d’origine mise dans le contexte du litige. Son application dans les affaires ultérieures pourrait être difficilement justifiée en termes d’analogie des affaires, lorsque les tribunaux ne connaissent pas exactement le contexte du précédent appliqué[61].

Un grand obstacle dans l’établissement de la jurisprudence au Vietnam est le manque de raisonnements juridiques dans les décisions judiciaires. Une grande partie du temps est réservée à la présentation des faits, et la décision est souvent prononcée à la suite d’une mention simple des dispositions appliquées, sans aucune motivation. En d’autres termes, la décision judiciaire ne comporte pas d’interprétation juridique. Cela est certes logique compte tenu de l’attribution du pouvoir d’interprétation au seul organe émetteur de la norme. Cependant, cette lacune pourrait constituer un obstacle à l’effectivité de la jurisprudence. Par ailleurs, le manque d’argumentation dans les décisions juridicaires entre en contradiction avec une des conditions de sélection de précédents, qui exige que la décision choisie contienne des arguments permettant de clarifier les questions de droit.

La procédure d’établissement jurisprudentiel est donc rigide. En conséquence, le nombre de précédents approuvés et publiés demeure très modeste[62], et il ne suffit pas pour guider les tribunaux dans leur jugement.

Outre ces problèmes radicaux, certaines ambiguïtés peuvent être relevées dans la Résolution de 2015 de la Cour populaire suprême. Par exemple, il y est prévu que les tribunaux appliquent obligatoirement la jurisprudence pour les « affaires analogues ». Cependant, aucune précision n’est fournie sur les critères de détermination de l’analogie. Comment et dans quelle mesure deux affaires peuvent-elles être considérées comme semblables pour appliquer la jurisprudence établie ? Quels peuvent être les motifs pour qu’un juge refuse de suivre la jurisprudence en vue de trancher un litige ? Ce sont autant de questions qui appellent des réponses afin de donner un vrai sens à la jurisprudence et de lui accorder sa place dans le droit vietnamien.

Conclusion

Malgré ces problèmes théoriques et pratiques, les récents changements dans la loi ont marqué le premier pas vers l’évolution conceptuelle du rôle de la jurisprudence et, par conséquent, de façon implicite, celle de la fonction d’interprétation des lois des tribunaux au Vietnam.

De notre point de vue, cette évolution encourageante devrait être accompagnée de la reconnaissance officielle du pouvoir des juges dans l’interprétation juridique et d’une amélioration de la qualité des décisions judiciaires qui devraient inclure une plus grande teneur d’argumentation, celle-ci étant nécessaire pour assurer le rôle effectif de la jurisprudence au Vietnam.

La nouvelle pratique jurisprudentielle impliquerait également un changement dans la publicité des arrêts, de même que dans l’enseignement et l’apprentissage du droit au sein des universités. Comme le processus de sélection des précédents doit passer par la consultation du public quant à la qualité et à la pertinence d’une décision en considération, il facilite l’accès aux décisions judiciaires qui étaient jusqu’alors très peu divulguées. Par ailleurs, il est important de souligner la contribution de la doctrine à la promotion de la jurisprudence au Vietnam, à travers les recueils de décisions publiées et commentées par les professeurs d’université.

En ce qui concerne les milieux universitaires au Vietnam, l’étude de la jurisprudence devrait être ajoutée aux programmes de droit et devenir une activité régulière. Les manuels utilisés aujourd’hui dans les facultés de droit vietnamiennes demeurent limités à une simple présentation du droit positif, très peu illustré par les procès. La lecture et le commentaire des arrêts inciteraient les étudiants à cultiver leur esprit critique scientifique dans l’analyse du droit et de la jurisprudence. L’efficacité de la formation et de la recherche juridique aux cycles universitaires sera sans aucun doute améliorée par cette nouvelle pratique.