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Par son efficacité et sa jurisprudence innovante, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) est souvent présentée comme étant à la fois une pionnière des droits autochtones et une diffuseuse des normes et des règles entourant ces droits. Dès le départ, la littérature rend compte des avancées de la CIDH en matière de droits autochtones[1]. À travers ses décisions, qui établissent des normes en matière d’identité culturelle, de participation politique et de personnalité juridique, la CIDH a contribué à la codification d’un ensemble de droits autochtones[2]. L’identité autochtone liée à la terre est l’un des outils les plus mobilisés par les communautés autochtones en Amérique latine pour revendiquer leur participation politique aux décisions les concernant. Par exemple, Laurence Burgorgue-Larsen qualifie la CIDH de précurseure, car elle a rendu des jugements favorables aux droits autochtones[3] avant même l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007[4]. La jurisprudence de la CIDH élabore ainsi un corpus innovant de protections pour ces droits, aboutissant, dans la quasi-totalité des cas, à une victoire des communautés autochtones[5]. La jurisprudence permet donc d’apposer une base normative pour la reconnaissance des droits territoriaux autochtones. Cette reconnaissance établit un cadre saisi par les peuples autochtones afin de se réclamer d’un territoire, de demander la récupération de ce dernier et de pouvoir le défendre. Pour ce faire, la CIDH crée, à travers sa jurisprudence, des principes complexes et évolutifs[6], qui cristallisent des droits pouvant ensuite être mobilisés par les acteurs autochtones dans leurs luttes en vue de la reconnaissance de leurs droits territoriaux devant l’État[7]. Cette jurisprudence établit des normes sur plusieurs fronts, ce qui lui permet d’être un vecteur essentiel à la compréhension desdits droits[8].

Pourtant, les problèmes de conformité demeurent fréquents. Du fait de la faiblesse des systèmes judiciaires latino-américains, le respect et l’application des décisions de la CIDH par les États membres sont inconstants et défaillants. En raison d’une absence d’État de droit, il existe des niveaux élevés de corruption et d’impunité, ainsi que des dilemmes liés à la fragmentation institutionnelle et à la séparation des pouvoirs[9]. Pour notre part, nous soutenons que l’étude des taux de conformité concernant l’efficacité de la CIDH ne permet pas de saisir toutes les nuances de l’utilisation de la jurisprudence, puisque l’accent mis sur la conformité ne tient compte que du comportement d’une seule partie prenante dans la dynamique de l’adjudication des droits de la personne, soit l’État[10]. Nous basant sur la trilogie paraguayenne[11] de la CIDH autour des droits territoriaux autochtones des communautés du Chaco, nous affirmons que les organisations de la société civile, de même que les groupes visés, s’appuient sur les jugements de la CIDH, se mobilisent autour des arguments de ceux-ci et utilisent les décisions de manière à produire un impact qui dépasse la question de la conformité et même en l’absence de toute conformité. Ainsi, dans un contexte d’État de droit faible, quel est le rôle véritable de la jurisprudence de la CIDH sur l’avancement de la compréhension des droits autochtones et sur leur mobilisation au niveau national ?

Notre contribution, par le présent article, se veut d’abord théorique et cherche à décloisonner l’analyse entre le droit et les mouvements de luttes[12]. En partant des trois jugements positifs prononcés par la CIDH concernant les droits territoriaux des communautés autochtones du Chaco paraguayen, nous démontrons que la jurisprudence peut suppléer les lois nationales. Elle peut également aider à institutionnaliser les normes et les pratiques permettant l’avancement des droits autochtones. Le choix du Paraguay n’est pas anodin : il offre un cas d’étude pertinent pour comprendre ce double rôle de la jurisprudence de la CIDH, dans un contexte autoritaire où les mouvements autochtones multiplient les actions légales et collectives, en prenant comme légitimité le droit international. En étudiant les effets du droit sur les luttes collectives, nous ajoutons notre point de vue à un pan de la littérature minoritaire en droit et en science politique, qui s’intéresse aux effets de la CIDH sur les pratiques.

Notre article est basé sur l’analyse d’entretiens que nous avons réalisés entre juin et septembre 2022 au Paraguay auprès des organismes de défense des droits autochtones, de même qu’auprès des chefs autochtones des communautés du Chaco. Il s’appuie également sur une analyse documentaire de la jurisprudence de la CIDH concernant les droits autochtones. En ce sens, nous avons utilisé une méthode d’étude de cas, afin de parvenir à une compréhension approfondie du rôle de la jurisprudence. À cet effet, nous avons mené des entretiens avec des chefs et des témoins clés de deux communautés[13] ayant mobilisé la CIDH, ainsi que des membres de l’organisation non gouvernementale (ONG) Tierraviva qui les ont représentés. Nous avons également fait des entrevues avec les leaders de trois autres communautés n’ayant pas mobilisé la CIDH et des conseillers juridiques travaillant dans des ONG effectuant un travail analogue à celui de Tierraviva. Enfin, nous avons aussi interviewé d’anciens avocats défenseurs des droits autochtones travaillant auprès des populations du Chaco[14].

1 Les effets de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme comme créatrice de normes de droits la personne dans un contexte de droit souple (soft law)

Dans la section suivante, nous illustrerons que, malgré des défis de mise en conformité avec ses décisions, la CIDH conserve son rôle crucial dans l’établissement de nouvelles normes en matière de droits humains. Bien que des difficultés puissent surgir lors de l’exécution de ses jugements, elle renforce néanmoins les normes juridiques internationales en place, tout en favorisant une progression progressive du droit international vers une meilleure protection des droits territoriaux des peuples autochtones. 

1.1 Le rôle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme

La CIDH est considérée comme une cour supranationale. C’est une institution judiciaire autonome de l’Organisation des États américains (OEA), créée par la Convention américaine des droits de l’homme[15], traité international contraignant. En tant qu’organe judiciaire, la CIDH rend des décisions et des jugements ayant force exécutoire qui sont exécutoires pour les États ayant accepté sa compétence. Bien que la CIDH ait également rendu des avis consultatifs non coercitifs sur des questions juridiques, sa fonction principale est de statuer sur les plaintes et les litiges relatifs aux droits de la personne qui lui sont soumis, en se fondant sur les obligations contraignantes de la Convention américaine et d’autres traités pertinents relatifs à ces droits. Par son contrôle de la conventionalité, il existe une obligation pour les États de démontrer leur conformité aux garanties des droits de la personne au niveau national, en assurant le respect des normes établies par la CIDH. Pourtant, de nombreuses études démontrent les ambivalences quant à la mise en oeuvre réelle de ces garanties, ce qui provoque de multiples incohérences et tensions[16].

Selon les statuts et les règlements de la CIDH, celle-ci se fonde sur les traités et les organes chargés de mettre en pratique les dispositions qu’ils contiennent. La Commission interaméricaine des droits de l’homme traite les plaintes et mène les recherches pertinentes relatives aux faits invoqués, puis cherche à trouver une solution amiable entre l’État et le ou les pétitionnaires. Si la solution amiable ne fonctionne pas, la Commission interaméricaine produit un rapport dans lequel elle recommande à l’État certaines mesures à adopter. Si celui-ci refuse de coopérer, la Commission interaméricaine saisit la CIDH du cas. Ainsi, cette dernière possède une double juridiction pour les États reconnaissant sa compétence et faisant partie de la Convention américaine : une juridiction consultative et une juridiction contentieuse.

Dans l’exercice de ses compétences, la CIDH se réfère à l’interprétation des traités internationaux et au droit souple (soft law). Sa jurisprudence participe à la consolidation du jus cogens en droit international. Pour trancher les affaires qui leur sont soumises, la CIDH ainsi que la Commission interaméricaine se tournent alors vers les traités et les instruments internationaux de défense des droits de la personne. Par exemple, la jurisprudence de la CIDH contient des références aux conventions de Genève, à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, à la Convention de Vienne sur les relations consulaires, ainsi qu’à la Convention no 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT)[17]. Le système de la CIDH est axé sur les réparations, conformément à l’article 63 de la Convention américaine, qui énonce trois mesures applicables : la restitution, l’indemnisation de la victime du dommage matériel et moral de même que la satisfaction. L’accent est donc mis sur l’obligation des États de modifier leur législation en fonction des pratiques et de la jurisprudence de la CIDH[18].

En raison de sa position innovante et des décisions rendues au fil des ans, la CIDH a développé une importante jurisprudence concernant les droits des peuples autochtones en matière de participation et de consultation, en particulier dans le contexte des projets extractifs[19]. En se basant sur le principe de contrôle de la conventionalité, qui établit que les juges nationaux doivent assurer la compatibilité du système juridique interne avec les dispositions de la Convention américaine[20], la jurisprudence de la CIDH vient de cette manière réinterpréter des normes en droit interne[21]. Toutefois, le contrôle de la conventionalité impose des restrictions au principe de subsidiarité. Cette dernière présume que les États sont tenus, en vertu du droit international, de se conformer au traité et que, en vertu du droit international et national, les États sont libres de choisir comment et à quel niveau incorporer la Convention américaine dans leur système juridique national[22]. Cependant, le contrôle du caractère conventionnel, tel qu’il est compris par la CIDH, exige non seulement, en tant qu’obligation internationale, que cette convention soit incorporée dans le droit interne, mais également qu’elle ait un statut plus élevé que toute autre norme nationale, y compris la Constitution ou tout autre acte législatif inférieur[23].

Il est également important de mentionner que la CIDH est une cour de dernière instance. En effet, celle-ci ne peut assumer sa compétence que dans les cas suivants : les requérants ont épuisé tous les recours locaux ou encore le requérant doit prouver que les recours locaux ne sont pas disponibles ou qu’ils sont inefficaces. Cela fait en sorte que la compétence de la CIDH existe seulement si l’État ne peut agir, ou s’il refuse d’agir[24]. Enfin, les affaires ne peuvent être portées devant la CIDH que si la Commission interaméricaine ou un autre État dépose les requêtes. En conséquence, la plupart des requérants qui demandent réparation devant les organes interaméricains sont généralement des personnes aux ressources financières limitées qui appartiennent à des minorités ou à des groupes sociaux/raciaux ou ethniques, dans des situations où l’État a systématiquement échoué dans ses tentatives pour fournir les conditions de base en vue de l’exercice de leurs droits[25].

1.2 La portée évolutive des décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme

Contrairement à la Commission interaméricaine et les mécanismes des Nations unies qui ne formulent que des recommandations, la CIDH est le seul organe de défense des droits de la personne qui, au niveau international, a rendu des jugements en théorie juridiquement contraignants[26]. Non seulement la jurisprudence est détaillée, mais elle prévoit également des garanties, des recours et des réparations respectant les modes de gestion et de compréhension des populations autochtones.

C’est au début des années 70 que l’on commence à observer une reconnaissance des enjeux autochtones et le passage d’une perspective juridique orientée vers les droits individuels compris de manière stricte vers une reconnaissance des droits collectifs des peuples autochtones à la CIDH. En effet, celle-ci transforme son approche suivant la déclaration de la Commission interaméricaine qui, dès 1971, soutient que les peuples autochtones ont besoin d’une protection juridique spéciale en raison des fortes discriminations subies[27]. La CIDH souligne un an plus tard que, « pour des raisons historiques et en raison de principes moraux et humanitaires, la protection spéciale des populations autochtones constitue un engagement sacré des États[28] ». L’héritage historique du colonialisme et les obligations correspondantes des États deviennent dès lors des constantes dans la jurisprudence de la CIDH, ce qui déclenche des changements juridiques et institutionnels au sein des États membres. Cela a amené la jurisprudence de la CIDH à favoriser la création de mécanismes de responsabilité administrative et judiciaire pour les actes perpétrés dans le passé des États[29].

L’un des meilleurs exemples demeure l’interprétation évolutive de l’article 21 (droit de propriété) de la Convention américaine en le plaçant dans le contexte plus large des autres instruments internationaux relatifs aux droits de la personne et aux droits autochtones, ce qui a permis ainsi de l’adapter pour tenir compte des revendications foncières autochtones communautaires[30]. Dans cette optique, chaque jugement contribue à clarifier et à améliorer le précédent, de sorte à affirmer clairement que les droits fonciers coutumiers des autochtones doivent obligatoirement être reconnus sur le plan juridique par l’État. Compte tenu du corpus actuel de pratiques nationales et internationales pertinentes, la jurisprudence interaméricaine est donc significative en ce qu’elle soutient l’émergence d’une norme coutumière internationale ayant une portée normative[31]. Elle permet aussi de créer un cadre clair, toujours en évolution, pour traiter les revendications foncières historiques. Par exemple, lors de l’affaire Awas Tingni c. Nicaragua (2001), la CIDH définit le droit de propriété communautaire comme un droit qui n’englobe pas seulement les terres occupées actuellement, mais aussi celles dont les relations coloniales ont empêché les communautés de les occuper[32]. En se basant sur l’affaire Awas Tingni, la CIDH affirme dans l’affaire Moiwana c. Suriname (2005) que, dans le cas des communautés autochtones qui ont occupé leurs terres ancestrales conformément aux pratiques coutumières — mais qui n’ont pas de véritable titre de propriété —, la simple possession de la terre devrait suffire pour obtenir la reconnaissance officielle de leur propriété communautaire[33]. Par la suite, dans le jugement Yakye Axa c. Paraguay (2005), la CIDH va plus loin dans la définition de la propriété communautaire, en affirmant que celle-ci doit inclure l’habitat traditionnel, c’est-à-dire l’habitat dans lequel les communautés ont vécu, les territoires sur lesquels elles se sont déplacées et les populations avec qui elles ont des liens d’appartenance. Du fait même de leur existence, les peuples autochtones ont le droit de vivre librement sur ces terres[34]. Dans le jugement Sawhoyamaxa c. Paraguay (2006), la CIDH a déterminé que la relation étroite des peuples autochtones avec leurs terres traditionnelles et les ressources naturelles pertinentes pour leur culture qui s’y trouvent, ainsi que les éléments immatériels qui en découlent, doivent être sauvegardées en vertu de l’article 21 de la Convention américaine[35].

Cette méthodologie large est justifiée, selon la CIDH elle-même, afin de permettre aux membres des communautés autochtones de continuer à vivre selon leurs modes de vie traditionnels. La CIDH assure aussi que leur identité culturelle sera respectée, garantie et protégée par les États[36]. Le droit des communautés autochtones à la propriété collective de leurs terres traditionnelles se traduit, entre autres, par l’obligation de l’État de délimiter, de marquer et de délivrer des titres de propriété sur le territoire des communautés respectives. La non-reconnaissance par l’État des rapports privilégiés qu’entretiennent les communautés autochtones avec la terre entrave la reconnaissance des autres droits, dont le droit à la vie et la reconnaissance de l’identité culturelle[37]. La jurisprudence de la CIDH est axée par ce fait sur la sauvegarde culturelle[38]. Dans le jugement Xákmok Kásek c. Paraguay (2010), elle affirme que l’article 21 de la Convention américaine protège le lien étroit entre les peuples autochtones et leurs terres, ainsi que les ressources naturelles de leurs territoires ancestraux et les éléments immatériels qui en découlent[39]. Cet énoncé pose les bases de la norme de la consultation préalable libre et éclairée qui apparaît dans le jugement Sarayaku c. Équateur (2012)[40]. La CIDH continue toujours de peaufiner sa définition souple du droit de propriété à partir des jugements antérieurs. Notamment, dans l’affaire Lhaka Hontat c. Argentine (2020)[41], le droit à l’alimentation vient se greffer aux droits territoriaux, puisque la CIDH déclare qu’il est difficile de séparer conceptuellement les relations des peuples autochtones avec la nourriture de leurs relations avec la terre, les ressources, la culture, les valeurs et l’organisation sociale. En effet, le droit à l’alimentation dépend souvent étroitement de leur accès à leurs terres et aux autres ressources naturelles sur leur territoire, et de leur contrôle à cet égard, c’est-à-dire du droit à la propriété[42].

En outre, pour assurer la sauvegarde culturelle, la CIDH évalue de manière souple les preuves qui lui sont transmises. L’admissibilité des preuves ne comporte donc que peu de règles, ce qui permet à la CIDH d’utiliser tout type de preuve qu’elle juge nécessaire. Ce processus d’informalité lui donne la possibilité d’accepter les preuves offertes par des non-parties, telles que les témoins, les amici curiae, voire d’autres personnes à la demande de l’une des parties. Ce pouvoir particulier fait également en sorte que la CIDH peut admettre toutes sortes de preuves, même si elles ne respectent pas certaines exigences procédurales, comme le dépôt en temps voulu[43]. En fait, la CIDH estime qu’une protection efficace des droits exige la prise en considération de toutes les circonstances et des facteurs contextuels pertinents du cas analysé[44]. Cela passe par la diversité des preuves déjà soulignée de même que par l’interprétation contextuelle et évolutive du droit international.

1.3 Les problèmes de conformité

Les textes en droit international font référence à un problème récurrent quant à l’efficacité réelle des outils internationaux[45]. Celle-ci serait inégale en raison des variations de conformité, définie comme la manière dont les pratiques nationales se conforment (ou non) aux normes internationales[46]. Deux types de conformité existent, la première étant la manière dont les États adhèrent aux obligations légales des traités et la seconde, étant la façon dont les États acceptent et suivent, ou non, les jugements des institutions et des cours internationales[47]. Nous nous intéresserons ici à ce second type de conformité.

Une opinion bien établie en politique comparée suggère que la clarté des décisions judiciaires exerce une influence importante sur la conformité[48]. Un autre pan de la littérature en relations internationales affirme que ce sont les réparations monétaires qui bénéficient du taux de conformité le plus élevé[49]. La situation se complique considérablement en ce qui concerne les mesures législatives et administratives de non-répétition ainsi que les ordres d’enquêter, de poursuivre et de punir les auteurs : ces réparations ne sont que très rarement, voire jamais, mises en oeuvre par les États[50]. La particularité du rôle de l’État, à la fois le garant des droits et l’entité mise en faute, se révèle primordiale : il faut bien comprendre la raison pour laquelle la portée des instruments internationaux n’est pas plus grande, mais aussi la priorité de certaines luttes par rapport à d’autres[51]. L’enjeu de conformité aux jugements se trouve dans les processus d’inclusion et d’exclusion de ce qui constitue les droits en matière de droit national. Le respect des décisions des tribunaux interaméricains des droits de la personne dépend de la volonté politique des dirigeants de s’y conformer et de leur capacité à construire des coalitions politiques favorables au respect du jugement prononcé. En ce qui a trait à l’avancement du droit international, les décisions et les recommandations des tribunaux des droits de la personne contribuent donc très clairement au développement normatif, tandis que leur influence dans les sphères juridiques nationales est beaucoup moins évidente[52].

Dans le cas de la CIDH, la conformité varie entre les jugements, mais également entre les types de réparations proposés. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les mesures compensatoires et les paiements en espèces reçoivent le plus haut taux de conformité. À l’inverse, toutes mesures qui nécessiteraient des transformations au niveau institutionnel (non-répétition ou obligation d’enquêter, d’engager des poursuites, etc.) engendrent un comportement moins conforme de la part des États[53]. En 2020, seulement 38,87 p. 100 des ordonnances ont obtenu un niveau de conformité complet[54].

Malgré ses faiblesses, la jurisprudence de la CIDH demeure essentielle pour plusieurs raisons. Tout d’abord, même si c’est de manière symbolique, ses arrêts permettent de clarifier et de consolider les normes juridiques internationales actuelles, tout en servant de tremplin à l’évolution progressive du droit international vers une protection accrue des droits fonciers des peuples autochtones[55]. De plus, ces litiges ont établi une norme exécutoire pour la protection des groupes vulnérables ; concernant les populations autochtones, ils ont établi un cadre pour la restitution des terres[56]. Cela est particulièrement vrai dans un contexte où les protections sont quasi inexistantes : la jurisprudence de la CIDH permet alors aux individus de revendiquer leurs droits et d’exiger une action.

2 La trilogie jurisprudentielle paraguayenne

Dans la prochaine section, nous nous pencherons sur les décisions rendues par la CIDH concernant trois communautés paraguayennes. Afin de saisir toute l’importance de ces décisions, il est essentiel de comprendre à la fois les lacunes dans le cadre juridique national paraguayen concernant les droits des communautés autochtones, ainsi que le raisonnement juridique adopté par la CIDH pour remédier à ces insuffisances.

2.1 Un panorama du droit paraguayen

Depuis 2000, les peuples autochtones paraguayens ont mobilisé la CIDH pour trois causes distinctes, chacune provenant d’une communauté différente du Chaco : la communauté Yakye Axa (en 2005), la communauté Sawhoyamaxa (en 2006) et la communauté Xákmok Kásek (en 2010). Chaque communauté a revendiqué des terres situées sur ses territoires ancestraux, conformément aux instruments juridiques adoptés par l’État paraguayen au cours des années 80 et 90. Les trois demandes portent sur la responsabilité internationale présumée de l’État, accusé de ne pas être parvenu à garantir le droit des communautés autochtones sur leur territoire ancestral, droit garanti dans la législation nationale. Ces trois communautés viennent du groupe ethnique des Enxet-Sur[57], vivent dans le même département (Présidente Hayes) et ont en commun une histoire commune de résistance des peuples du Chaco devant l’État depuis la colonisation[58]. Enfin, elles partagent les mêmes juridictions politiques à l’échelle municipale et nationale. Les communautés Yakye Axa et Sawhoyamaxa ont réclamé la reconnaissance de leurs droits territoriaux sur les terres dont elles ont été expulsées et de leurs droits culturels particuliers. Contrairement aux deux autres communautés, la communauté Xákmok Kásek n’a pas été expulsée de ses terres ancestrales — elle y vit toujours —, mais le titre de propriété est entre les mains d’un propriétaire privé. Elle demande donc l’obtention du titre de propriété communautaire des terres ancestrales, conformément à l’évolution de la jurisprudence de la CIDH sur la question. Si ce droit à la propriété communautaire des terres ancestrales est garanti par la loi paraguayenne, les fonctionnaires de l’État ont ignoré ces demandes. Avec l’aide de l’ONG Los Pueblos Indígenas del Chaco (Tierraviva), chacune de ces communautés a envoyé une pétition à la Commission interaméricaine.

Soulignons que, malgré les décisions rendues en leur faveur par la CIDH, les trois communautés visées attendent toujours la mise en oeuvre complète de ces décisions concernant leurs terres ancestrales. La demande de la communauté Yakye Axa porte sur la construction d’une route menant aux terres alternatives qui lui ont été données par l’État, tandis que des litiges juridiques subsistent concernant les titres fonciers de la communauté Sawhoyamaxa. En outre, un obstacle juridique empêche toujours le transfert des terres ancestrales de la communauté Xákmok Kásek[59], ce qui rend impossible la mise en oeuvre de toutes leurs demandes.

Pour bien saisir l’importance de la jurisprudence de la CIDH aux yeux des communautés autochtones paraguayennes, il faut d’abord comprendre les effets limités du droit national paraguayen en matière de protection autochtone en général. Il convient aussi d’évaluer correctement l’ampleur de la faiblesse de l’État de droit pour se rendre compte du rôle notable joué par la jurisprudence de la CIDH concernant la protection des droits des communautés autochtones paraguayennes.

Le législateur paraguayen a adopté en 1981 la loi 904 intitulée Estatuto de las Comunidades Indígenas[60], qui énonce les droits spécifiques des communautés autochtones. Cette loi a entraîné la création d’un ministère chargé des affaires autochtones ainsi que d’un mécanisme juridique permettant de reconnaître les communautés autochtones et, éventuellement, de leur restituer des terres. Après la fin de la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), les réformes constitutionnelles lors de l’ouverture démocratique de 1992[61] ont renforcé les droits fonciers autochtones, tout comme la ratification par le pays de la Convention no 169 de l’OIT sur les droits des peuples tribaux et autochtones en 1993. D’autres dispositions constitutionnelles reconnaissent le droit à la propriété foncière communautaire et la participation des autochtones en établissant des mesures spéciales afin de les protéger[62]. Par exemple, l’article 64 de la Constitution reconnaît le droit des communautés autochtones à la propriété collective de leurs terres, qui sont indivisibles et incessibles. Cet article prévoit également que les peuples autochtones ne peuvent être déplacés sans leur consentement.

Pourtant, plusieurs facteurs engendrent des lacunes conceptuelles dans le cadre juridique national. D’abord, en raison de la vision économique du développement au Paraguay, la terre est considérée uniquement comme une ressource productive[63]. Cette vision figure dans le droit national : en effet, selon la Loi 1863 que establece el estatuto agrario, [64] (2002), les possibilités d’expropriation des terres revendiquées par les communautés autochtones sont possibles seulement lorsque les terres ne sont pas exploitées rationnellement. L’aspect rationnel fait référence à une exploitation de la terre de manière productive[65]. Cette vision de la terre accentue les pratiques discriminatoires pour les communautés autochtones, puisque l’utilisation rationnelle de la terre prime son utilisation traditionnelle ainsi que les valeurs culturelles et spirituelles que les peuples autochtones associent à la terre[66]. Caractérisée par des liens étroits entre les élites politiques et les élites foncières, la politique foncière de l’État favorise un modèle économique axé sur les entreprises privées, au détriment des intérêts des communautés autochtones[67].

Le processus d’accumulation des terres encouragé par l’État s’inscrit dans la continuité du modèle instauré sous le régime autoritaire de Stroessner. Durant sa dictature, ce chef d’État a illégalement cédé 17,00 p. 100 du territoire paraguayen à ses proches[68] : il a expulsé les communautés autochtones qui vivaient dans ces zones mais sans avoir de titres de propriété pour leurs terres ancestrales[69]. Cependant, malgré la chute de Stroessner en 1989 et la transition démocratique, les groupes autochtones ont continué d’être négligés, et n’ont pas vu leur situation s’améliorer. Bien que des progrès juridiques aient été instaurés par la nouvelle Constitution, la privatisation des terres reste un facteur de discrimination systémique à l’égard des communautés. Jusqu’à présent, le Paraguay ne dispose pas de mécanisme de redistribution et d’attribution de titres de propriété aux peuples autochtones pour les terres qui leur ont été confisquées pendant la période dictatoriale[70]. La culture intensive du soja, qui occupe au moins la moitié des terres arables, entraîne de nombreuses expulsions d’autochtones, ainsi que des problèmes de déforestation, de perte de biodiversité et de contamination de l’eau par l’utilisation de pesticides, ce qui constitue d’autres violations des droits de la personne[71].

Au-delà de cette vision de la terre, le problème principal de la législation émane de ses propres lacunes procédurales. En effet, la loi 904 n’a jamais été modifiée depuis sa création en 1981[72], ce qui la rend non conforme à la Constitution et à la Convention no 169. Ainsi, il existe deux façons pour les communautés autochtones de récupérer leurs terres ancestrales. La première consiste à passer par l’Institut national autochtone du Paraguay (Instituto Paraguayo del Indígena ou INDI), où les communautés requérantes doivent franchir toutes les étapes administratives nécessaires pour déposer une demande. Toutefois, comme l’INDI compte peu de ressources financières[73], les prix proposés pour l’achat des terres ne correspondent pas au marché, ce qui fait que les propriétaires fonciers refusent souvent de vendre leurs terres. Cela interrompt le processus, car l’État ne dispose pas de mécanismes contraignants pour les forcer à le faire. La seconde voie permettant aux communautés autochtones de récupérer leurs terres est par l’entremise du pouvoir législatif. Certes, le Congrès peut voter des lois propres à chaque communauté pour la restitution de ses terres. Toutefois, il est difficile de faire avancer ces revendications, car le Congrès ne compte pas assez de représentants souhaitant voter en faveur des lois d’expropriation[74].

Malgré une constitution engagée envers les droits autochtones, il n’existe pas de procédure pour les mettre en oeuvre. L’unique loi de procédure existante, datant de 1981, permet seulement de faire reconnaître les communautés autochtones aux yeux de l’État, mais elle ne prévoit pas de mécanisme pour les restitutions. En d’autres termes, bien que le cadre juridique soit favorable aux droits autochtones sur papier, il est obsolète en pratique, comme l’a souligné un avocat de défense des droits autochtones travaillant pour une ONG de défense juridique :

Si la Constitution demeure un outil important puisqu’elle permet d’énoncer des droits : droit à la terre, droit à la santé, droit à l’éducation […] elle n’explique pas comment les mettre en oeuvre. En d’autres termes, l’État paraguayen dit aux communautés autochtones : « vous avez le droit à la terre, mais [je] ne vous dis pas comment vous allez y avoir accès. » Il n’y a aucun énoncé quant à l’application[75].

Cela nous amène à caractériser la situation paraguayenne comme étant un État de non-droit autochtone relativement à l’application desdits droits. En effet, concernant la législation interne du pays, il existe un vide juridique qui ne permet pas aux communautés de pouvoir revendiquer les droits pourtant énoncés dans la Constitution.

2.2 Les communautés du Chaco devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme

Ce manque de procédures en vigueur constitue un aspect fondamental de la discussion juridique avec l’État devant la CIDH, et ce, pour les trois cas paraguayens à l’étude. En effet, dans les trois jugements, la CIDH fonde son raisonnement sur l’article 25(1) de la Convention américaine qui établit l’obligation pour les États membres de garantir à toute personne relevant de leur juridiction un recours juridictionnel effectif pour mettre en oeuvre leurs droits fondamentaux[76]. Il ne suffit pas que les recours existent formellement pour que l’État se conforme aux dispositions de l’article 25 de la Convention américaine, il est également essentiel qu’ils soient effectifs au sens de cette disposition[77]. Cette effectivité signifie que, outre leur existence formelle, les recours doivent produire des résultats ou des réponses aux violations des droits reconnus dans la Convention américaine, la Constitution ou la loi[78]. À cet égard, selon l’article 25 de la Convention américaine, le droit interne doit assurer la bonne application des recours effectifs devant les autorités compétentes afin de protéger tous ceux qui relèvent de sa compétence contre les actes qui violent leurs droits fondamentaux ou qui ont pour effet de déterminer leurs droits et obligations[79].

Selon la CIDH, les communautés autochtones du Paraguay n’ont pas accès à des recours effectifs assortis des garanties d’une procédure régulière pour récupérer leurs territoires ancestraux[80]. Dans les cas des communautés yakye axa et sawhoyamaxa, leurs représentants ont déclaré que les procédures administratives internes de récupération des terres traditionnelles étaient inefficaces, car elles ne permettaient pas aux membres des communautés autochtones de retrouver leurs terres si celles-ci étaient privées, comme le démontre le témoignage du témoin expert Enrique Castillo :

La procédure de légalisation des terres des communautés autochtones, bien qu’elle ait donné des résultats positifs dans les cas où les propriétaires fonciers étaient disposés à négocier le transfert de propriété des terres qu’ils revendiquent, s’est avérée manifestement inefficace dans les cas où les propriétaires fonciers n’étaient pas disposés à le faire. Il suffit à n’importe quel propriétaire, face à des revendications concernant les droits des autochtones sur ses terres, de faire valoir qu’elles font l’objet d’une utilisation rationnelle. Il s’agit d’un problème d’architecture juridique, d’absence de procédures juridiques ayant l’autorité nécessaire pour rendre effectifs les droits autochtones. À cet égard, tous les droits matériels des communautés autochtones sur leurs terres, incorporés de manière progressive par le système juridique paraguayen, sont insuffisamment concrets en raison de l’absence d’une composante fondamentale de toute disposition juridique : son caractère opérationnel ou procédural, pour traduire la disposition abstraite en une réalité pratique, de manière efficace et opérationnelle[81].

Dans les deux premiers jugements, la CIDH s’est prononcée en faveur des communautés relativement au manque de procédures de restitution des terres[82]. Dans le troisième jugement, elle a déclaré que, étant donné que l’affaire porte sur le même recours, et que l’État n’a apporté aucune modification à la loi ou à sa pratique à cet égard, elle réitère sa jurisprudence en affirmant que la procédure administrative en question présente des problèmes structurels qui l’empêchent d’être considérée comme efficace car, à son avis, trois situations la restreignent : a) les pouvoirs d’expropriation sont limités ; b) la procédure administrative est subordonnée à l’existence d’un accord volontaire entre les parties ; et c) il n’existe aucune procédure technique ou scientifique destinée à trouver une solution définitive au problème[83].

En résumé, la CIDH a conclu dans ces trois arrêts que le Paraguay ne disposait d’aucune procédure pour la récupération des terres autochtones. Dans chacun de ces jugements, elle a ordonné à l’État d’en mettre une en place. Bien que l’obligation de restitution soit énoncée dans les trois jugements, aucune marche à suivre n’a été donnée en ce sens[84]. Néanmoins, dans l’arrêt Xákmok Kásek, la CIDH indique des directives spécifiques. Conformément aux revendications de la communauté, il est mentionné que l’État doit restituer les terres de taille et de qualité suffisante dans la zone désignée comme faisant partie de l’habitat traditionnel de la communauté et lui accorder gratuitement le titre de propriété[85]. Lorsque le territoire traditionnel des membres de la communauté appartient entièrement à des entités privées, l’État, par l’intermédiaire de ses autorités compétentes, doit décider s’il est possible d’exproprier les terres afin de les rendre aux peuples autochtones. Pour ce faire, la Cour explique ceci :

Pour trancher cette question, les autorités de l’État doivent suivre les critères établis dans le présent arrêt (supra paragraphes 85 à 170), en tenant très largement compte de la relation spéciale que les peuples autochtones entretiennent avec leurs terres pour la préservation de leur culture et leur survie. À aucun moment, la décision des autorités internes ne doit se fonder exclusivement sur le fait que la terre est une propriété privée ou qu’elle est exploitée rationnellement, sur la base des considérations présentées au paragraphe 149 de cet arrêt. Cela reviendrait à ignorer cet arrêt et constituerait une violation des engagements pris par le Paraguay de son plein gré[86].

La CIDH a également permis de définir le droit de propriété, en reconnaissant que la possession passée ou le lien symbolique et culturel avec le territoire peuvent être suffisants pour revendiquer la propriété. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la CIDH affine ainsi son interprétation souple de l’article 21 de la Convention américaine sur le droit de propriété afin de refléter l’évolution des droits autochtones en matière de revendications territoriales.

Par exemple, dans le jugement Yakye Axa, la CIDH déclare que, pour évaluer la portée de l’article 21, il lui faut s’appuyer sur d’autres traités internationaux, en dehors de la Convention américaine[87]. Cela permet à la CIDH d’interpréter ses dispositions en fonction de l’évolution du système interaméricain, en tenant compte des évolutions connexes du droit international[88]. Elle en vient à conclure aux violations du droit de propriété puisque, pour garantir le droit des peuples autochtones à la propriété collective, on doit tenir compte du fait que la terre est étroitement liée à leurs expressions et traditions orales, à leurs coutumes et langues, à leurs arts et rituels, à leurs connaissances et pratiques en rapport avec la nature, à l’art culinaire, au droit coutumier, à l’habillement, à la philosophie et aux valeurs[89].

Dans le jugement Sawhoyamaxa, la CIDH s’appuie sur son raisonnement juridique précédent. Se basant sur l’affaire Yakye Axa, elle déclare ce qui suit :

1) la possession traditionnelle de leurs terres par les autochtones a des effets équivalents à ceux d’un titre de pleine propriété accordé par l’État ; 2) la possession traditionnelle donne aux autochtones le droit d’exiger la reconnaissance officielle et l’enregistrement du titre de propriété ; 3) les membres des peuples autochtones qui ont quitté contre leur gré leurs terres traditionnelles ou en ont perdu la possession conservent des droits de propriété sur celles-ci, même s’ils n’ont pas de titre légal, à moins que les terres n’aient été légalement transférées à des tiers de bonne foi ; et 4) les membres des peuples autochtones qui ont perdu involontairement la possession de leurs terres, lorsque celles-ci ont été légalement transférées à de tiers innocents, ont le droit de les restituer ou d’obtenir d’autres terres de même étendue et qualité[90].

Par conséquent, la possession n’est pas une condition préalable à l’existence des droits autochtones à la restitution des terres. La CIDH avance le même raisonnement dans l’affaire Xákmok Kásek, puisque l’État refuse de reconnaître les droits territoriaux ancestraux[91]. Ces arguments sont utilisés non seulement au Paraguay, mais également dans la plupart des pays d’Amérique latine.

Les jugements reconnaissent également que la culture des membres des communautés autochtones est directement liée à une manière spécifique d’être, de voir le monde et d’y agir, fondée sur des relations étroites avec leurs territoires traditionnels et les ressources qui s’y trouvent. Cela s’explique non seulement parce que ces territoires sont leurs principaux moyens de subsistance, mais aussi parce qu’ils font partie de leur vision du monde, de leur religiosité et donc de leur identité culturelle. L’accès à la terre est un droit associé aux pratiques culturelles autochtones, et l’État doit garantir ce droit. Néanmoins, comme le démontre la rhétorique de l’État dans les trois jugements, ce droit n’est pas reconnu. En effet, dans les trois jugements, l’État met l’accent sur le fait que, en vertu de la loi paraguayenne, il n’est pas possible d’acquérir des droits de propriété simplement en justifiant qu’à un moment donné dans le passé les ancêtres ont occupé telle ou telle zone géographique[92]. De plus, l’État soutient que la Constitution protège les collectivités constituées d’individus partageant la même culture, et que, en raison du caractère nomade et des échanges entre communautés, il est difficile de prouver leur ethnicité[93]. Les communautés ne sont alors pas en mesure de demander un statut officiel et de récupérer leur territoire.

2.3 La jurisprudence comme agent modérateur

Dans la prochaine section, nous mettrons en évidence le rôle modérateur que peut jouer la jurisprudence de la CIDH. Bien qu’elle ne puisse pas éliminer les injustices, elle a le pouvoir de les réduire. Dans l’ensemble, la jurisprudence, de par sa contrainte légale, offre une alternative pour l’application des droits autochtones au niveau national et ouvre un espace de dialogue. 

2.3.1 La portée évolutive comme catalyseur d’action

Comme nous l’avons souligné plus haut, l’État n’a pas accordé suffisamment d’attention aux droits autochtones, ce qui l’a empêché de rétablir les droits de ces communautés, en particulier en ce qui concerne la récupération des terres revendiquées. Au début des années 90, les trois communautés visées ont demandé l’obtention des titres de propriété conformément aux dispositions de la nouvelle Constitution, mais ces processus n’ont pas abouti[94]. Par exemple, lorsque les communautés sawhoyamaxa et yakye axa se sont retrouvées devant la CIDH, cela faisait 11 ans et 8 mois qu’elles attendaient la restitution de leur territoire, conformément aux outils juridiques nationaux[95]. Dans le cas de la communauté xákmok kásek, un délai de 17 ans s’est écoulé entre les premières tentatives de demandes de restitution des terres et le passage devant la CIDH. Pendant ces périodes, les mesures limitées prises par l’État ont été instaurées soit à la demande de la communauté, soit sur proposition du propriétaire privé. L’État n’a jamais lancé d’actions de sa propre initiative, malgré ses obligations constitutionnelles[96]. En ce qui concerne la communauté yakye axa, la CIDH a conclu que l’inaction de l’État était un manquement à un procès juste et équitable. Cette conclusion a également été reprise dans les deux autres jugements. Dans les trois cas, la CIDH a déterminé que les recours en droit interne étaient épuisés, ce qui lui a permis de s’emparer des dossiers[97]. Ainsi, la portée évolutive de la jurisprudence de la CIDH et le peu de réactivité de l’État ont été les éléments déclencheurs ayant mené à la décision de mobiliser le système interaméricain. C’est ce qu’explique une coordonnatrice d’une ONG locale spécialisée en défense des droits territoriaux autochtones :

Depuis les démarches effectuées auprès de l’INDI pour la restitution des terres, depuis la demande d’achats de terres [pour les communautés], depuis les demandes d’expropriation devant le Parlement […] tous ces droits ont été niés à ces communautés. Dans le cas de Yakye Axa et Sawhoyamaxa, ces communautés ont vécu pendant plus de 20 ans sur le bord d’une route […] ce sont des communautés qui étaient totalement vulnérables en raison de ce manque de restitution des droits fondamentaux. Avec l’émergence des outils [internationaux], d’une part, et d’autre part, en voyant aussi que dans la région, des cas ont commencé à émerger, qui étaient traités d’abord à la Commission et ensuite à la Cour interaméricaine […] cela nous a donné des arguments et des possibilités pour que nos cas arrivent à ces instances. Cela a été très important, d’une part, pour recréer le contentieux, c’est-à-dire pour ne pas être bloqués avec ce que nous avions au niveau national, pour ne pas rester avec le fait que nous ne pouvons pas le faire ici [au sein des instances nationales], mais pour chercher des alternatives et surtout pour affirmer nos droits[98].

Un autre apport notable de la CIDH consiste en l’application des règles de précédents, ce qui lui permet de peaufiner son discours à long terme. En ce qui concerne les réparations, la CIDH a permis une évolution dans la manière de les attribuer et un développement efficace de stratégies amenant toutes les parties visées à y participer. Ce genre de formulation utilisée par la CIDH est autoréférentielle dans le sens où elle favorise une évolution continue de ses arrêts. Cela suppose que, pour comprendre son apport majeur en matière de droits autochtones, il est nécessaire de considérer l’ensemble de la trajectoire de la jurisprudence. L’enchaînement des jugements permet d’améliorer la reconnaissance des droits des communautés autochtones.

Par exemple, dans le premier arrêt, Yakye Axa[99], la CIDH n’a pas élaboré un cadre suffisamment précis pour la mise en oeuvre des réparations. Elle a plutôt indiqué que l’État devait prendre des mesures pour protéger la relation spéciale entre la communauté et son territoire ancestral, telles que l’adoption de mécanismes de droit interne en vue de garantir la jouissance effective des droits de propriété autochtones :

L’État doit identifier ledit territoire traditionnel et le remettre gratuitement à la communauté Yakye Axa, dans un délai maximum de trois ans à compter de la date de notification du présent arrêt. Si le territoire traditionnel est en mains privées, l’État doit évaluer la légalité, la nécessité et la proportionnalité de l’expropriation ou de la non-expropriation de ces terres pour atteindre un objectif légitime dans une société démocratique, comme indiqué aux paragraphes 144 à 154 du présent arrêt. Pour ce faire, elle doit tenir compte des spécificités de la communauté autochtone Yakye Axa, ainsi que de ses valeurs, pratiques, coutumes et droit coutumier. Si, pour des raisons objectives et fondées, la revendication du territoire ancestral des membres de la communauté Yakye Axa n’est pas possible, l’État doit leur accorder des terres alternatives, choisies par voie de consensus avec la communauté, selon son propre mode de consultation et de décision, ses pratiques et ses coutumes[100].

Dans sa formulation, le jugement ne hiérarchise pas l’une ou l’autre forme de restitution, ce qui a créé un flou et des problèmes de mise en oeuvre des réparations. En effet, les propriétaires fonciers du ranch situé sur les terres revendiquées ont refusé de vendre leur propriété, et les fonctionnaires de l’État n’ont pas poursuivi en choisi d’exproprier les terres au nom de la communauté, malgré la revendication maintenue par les membres de la communauté pendant des années. Cette situation a conduit à ce que la communauté vive en bordure de l’autoroute Transchaco jusqu’en 2012[101]. À cette date, la communauté a accepté une parcelle alternative pour accéder à une terre, mais l’État n’a pas fourni d’accès routier à cet endroit. Bien que l’État ait techniquement respecté la réparation prescrite par la CIDH en achetant des terres pour la communauté, il n’a pas agi de manière significative pour améliorer les conditions matérielles de vie de la communauté au quotidien[102].

Devant ce flou, la CIDH a modifié le fonctionnement des réparations dans l’arrêt suivant, Sawhoyamaxa[103], cette fois-ci en axant la question des réparations sur des restitutions individuelles, ce qui a provoqué d’autres types de problèmes. En plus de la restitution des terres, la CIDH a déclaré le Paraguay internationalement responsable d’avoir bafoué le droit à la vie (art. 4) des personnes décédées en raison des conditions de vie inhumaines qu’elles supportaient du fait de l’impossibilité de résider sur leurs terres ancestrales[104]. À cet égard, les juges Trindade et Ventura Robles, dans leur opinion dissidente, affirment que « [la] Cour a donc, pour l’essentiel, commis une grave erreur dans son précédent arrêt dans l’affaire de la communauté autochtone Yakye Axa c. Paraguay. Elle a toutefois rectifié cette erreur dans l’arrêt qu’elle vient de rendre dans la présente affaire[105] ». Pourtant, afin de corriger ce problème, la CIDH a ordonné que l’État alloue des réparations monétaires aux membres des familles décédées. Ce faisant, seulement 19 familles[106] ont pu bénéficier chacune de 20 000 dollars[107]. Le reste des membres de la communauté n’a pas eu de compensation monétaire, ce qui a conduit à la naissance de plusieurs conflits en son sein.

À l’occasion du jugement suivant, Xákmok Kásek[108], la CIDH a fait preuve de prudence en établissant des critères pour que les compensations soient appliquées de manière plus collective. Elle a ainsi donné à la communauté le pouvoir de gérer la réception de ces ressources et leur mise en oeuvre. C’est ce qu’explique un avocat représentant plusieurs communautés autochtones du Chaco :

[Au sujet de l’affaire Xákmok Kásek] parce qu’avec la communauté Sawhoyamaxa l’expérience était… je veux dire, les familles qui ont reçu une compensation étaient très heureuses, mais elles disaient « c’est à moi, ça n’appartient pas à la communauté » […] Donc ce type de chose est aussi positif, le tribunal s’est rendu compte de ses erreurs dans la formulation des réparations, il a fait les choses bien et a essayé de les corriger après. Donc il faut espérer qu’à l’avenir dans un autre cas au Paraguay, ou dans un autre pays, il utilisera aussi cette expérience (Asunción, août 2022)[109].

La réécriture constante et un suivi diligent ont permis aux communautés d’améliorer leur confiance dans les mécanismes de la CIDH, et plus largement dans le droit international en se l’appropriant. La nature évolutive de la jurisprudence de même que les délais entre les différents jugements ont fait en sorte que les avocats ont pu mieux préciser les demandes entre chacune des causes et que les juges ont adopté des positions plus novatrices. Cette évolution a contribué à la naissance d’un espace de dialogue et de lutte et a obligé l’État à être plus à l’écoute des demandes autochtones au niveau national. Depuis les trois cas portés devant la CIDH, l’État s’est ouvert (de manière partielle) aux demandes, car il cherche des solutions de rechange afin d’éviter de nouveaux procès ou plaintes. Cette « ouverture » partielle a eu des résultats positifs, comme avec la communauté kelyenmagategma qui a pu obtenir un règlement à l’amiable. Ne voulant pas être traduit devant la CIDH, l’État applique les recommandations et les mécanismes mis au point par la jurisprudence interaméricaine. Cela est valable pour tous les cas depuis 2010[110].

2.3.2 L’effet des décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme sur les actions subséquentes

Les décisions de la CIDH ont permis, a posteriori, d’instaurer un cadre obligationnel au niveau national pour mettre en oeuvre les réparations contenues dans les jugements. Par l’intermédiaire de la Comisión Interinstitucional para el Cumplimiento de las Sentencias Internacionales (CICSI), l’État a créé une instance afin de garantir l’adoption d’approches et d’actions efficaces pour assurer le respect des jugements internationaux ainsi que des recommandations et des obligations internationales (2009). La CICSI est habilitée à élaborer des plans d’action pour permettre les pourparlers entre les communautés et l’État. Par exemple, la CICSI a favorisé l’implantation d’un espace pour gérer à l’amiable les revendications de la communauté kelyenmagategma et de ses membres, qui ont déposé en 2004 une plainte contre l’État paraguayen devant la Commission interaméricaine pour violation de leurs droits indigènes[111]. L’affaire s’est réglée hors CIDH, en faveur de la communauté. La CICSI s’inscrit dans le contexte du respect des engagements pris par l’État devant les instances interaméricaines en raison de l’aspect contraignant des réparations. C’est ce qu’explique une avocate spécialisée en droit autochtone :

Les jugements ont été des sources importantes pour d’autres cas, non seulement au niveau national, mais aussi dans d’autres pays, donc en ce sens, cette contribution à la jurisprudence a également été importante. Au niveau national, à la suite des sentences, il a été possible de créer en 2011, un organe institutionnel interne, dirigé par la vice-présidence, où toutes les réparations contenues dans les arrêts peuvent être traitées […] Cela a été fait par la loi […] Nous avons donc dû travailler avec le parlement pour créer cet organe pour le respect des arrêts, et bien que pour le moment, par exemple, il ne fonctionne pas correctement, il se réunit de nouveau depuis un an. Et tout cela grâce à notre insistance pour faire respecter le droit de la Cour (Asunción, juillet 2022)[112].

Ce suivi et les instances formées sont mis en place en raison des nouveaux mécanismes de supervision conçus par la CIDH, tels que des audiences privées, une supervision commune des trois affaires et une visite dans le pays qui a eu lieu en 2017. Cette dernière a été déterminante pour la conformité, car de multiples évolutions positives ont été observées par la suite, notamment une amélioration de l’accès à l’eau potable pour les communautés, la mise en place d’un programme de documentation des actions du gouvernement et la création d’un fonds pour le développement des communautés autochtones[113]. Au début des procédures, l’absence d’institution interministérielle a provoqué des conflits quant à l’organe responsable de la mise en oeuvre de chaque réparation. Conformément à l’évolution de la CIDH, l’État a créé des institutions propres à la mise en place des réparations. Par exemple, le ministère de la Justice a adopté la résolution n° 560/20, qui prévoit la mise en oeuvre d’ateliers d’assistance dans les communautés autochtones ayant des jugements et des accords de règlement à l’amiable devant le système interaméricain la CIDH. La résolution déclare que l’assistance offerte est d’intérêt institutionnel[114].

2.4 La jurisprudence comme outil d’atténuation des injustices

La jurisprudence de la CIDH n’a pas le pouvoir de revenir en arrière et d’effacer des siècles de colonialisme et de discrimination. Ainsi, les communautés autochtones paraguayennes, particulièrement celles du Chaco, se trouvent dans un état d’urgence permanent, historiquement encadré par la discrimination structurelle, et l’on constate qu’il n’existe pas de politique nationale qui aborde la réalité autochtone de manière globale.

L’INDI représente bien les problèmes structurels entourant les droits autochtones. Par exemple, c’est une institution avec peu de ressources humaines, limitée dans sa capacité à réagir aux urgences. En 2021, son budget a été réduit de 16,38 p. 100[115]. Par son statut inférieur à l’Institut national pour le développement rural et foncier (Instituto nacional de desarrollo rural y de la tierra ou INDERT, anciennement l’Instituto de bienestar rural ou IBR)[116], il lui est difficile de prendre des mesures pour assurer la pleine application de la loi[117]. Selon le dernier rapport de la rapporteuse spéciale des Nations unies, compte tenu de son budget actuel et de sa dotation en ressources humaines et techniques, l’INDI ne réussit pas à sauvegarder les droits des peuples autochtones sur leurs terres, leurs territoires et leurs ressources naturelles[118]. Les problèmes de corruption sont également fréquents : plusieurs présidents de l’INDI ont été contraints de démissionner en réaction à des manifestations autochtones[119], alors que d’autres ont été déclarés coupables d’avoir vendu illégalement des terres autochtones à de grands propriétaires terriens[120]. Qui plus est, dans les plaidoyers des trois communautés visées, l’inefficacité de l’INDI est mise en avant concernant le non-traitement des dossiers, et ce, dans des délais irraisonnables[121].

Ainsi, l’INDI représente l’une des facettes de la capacité limitée de l’État à répondre aux demandes des peuples autochtones. Cette situation se répète dans diverses institutions publiques, qui considèrent que les questions autochtones sont principalement la responsabilité de l’INDI et que ces organismes se trouvent généralement incapables de proposer une approche transversale à l’ensemble des services fournis par l’État[122]. Évidemment, les trois communautés visées qui ont reçu des arrêts de la CIDH sont des cas dans lesquels l’État montre un certain engagement et, conformément aux arrêts, ont une meilleure qualité de vie, ce qui est loin d’être la réalité pour toutes les communautés du pays.

Si l’injustice structurelle est encore fortement présente, les dénonciations et les situations de violation des droits sont de plus en plus visibles. Les actions contestataires — par exemple les blocages de routes, les manifestations, les mobilisations — sont également en hausse. Cela s’explique par un changement dans le registre des droits autochtones qui a permis l’émergence d’une conscience collective. Selon une coordonnatrice juridique d’une ONG, cette conscience a permis de demander l’application de la jurisprudence de la CIDH et une mise en oeuvre de ce qu’elle contient plus largement chez les communautés autochtones. En effet, cette coordonnatrice soutient que les communautés se sentent responsabilisées et ressentent une force nouvelle lorsqu’elles présentent leurs demandes aux institutions publiques. En réponse à ce changement de ton de la part des communautés autochtones, les institutions publiques adoptent une approche différente à l’égard de ces demandes

Les jugements ont donc définitivement marqué un avant et un après dans l’histoire de la lutte des autochtones pour les communautés du Chaco. En ce qui a trait aux communautés yakye axa, sawhoyamaxa et xákmok kásek, il est aisé de constater des retombées positives. Pourtant, ces conséquences vont au-delà des trois communautés visées parce que les enjeux de restitution des terres sont nombreux. La question de la défense des terres est une préoccupation fondamentale aux yeux des communautés autochtones du Chaco, car celles qui ont des titres de propriété sont menacées par les secteurs « extractivistes » qui envahissent leurs terres et par d’autres acteurs puissants économiquement et qui ont de l’influence dans l’État au sein du gouvernement actuel. La jurisprudence permet une sorte d’institutionnalisation des revendications et appose les jalons de standards en matière de droits autochtones. Cette institutionnalisation introduit une forme de stabilité et de légitimation[123] qui amène d’autres communautés à s’en emparer, sans devoir avoir recours aux tribunaux de la CIDH. Pour les communautés qui n’ont pas mobilisé la CIDH, le développement de la jurisprudence a conduit l’État à instaurer des mécanismes nationaux de dialogue, comme la CICSI. Cela favorise un dialogue qui avance — lentement — entre les revendications autochtones et l’État. Enfin, en général, la jurisprudence, par sa nature contraignante, joue en quelque sorte un rôle alternatif dans l’application des droits autochtones au niveau national.

Conclusion

Malgré une jurisprudence évolutive qui accorde un rôle important aux victimes et à leur histoire, les arrêts de la CIDH continuent d’être aux prises avec plusieurs enjeux. Ainsi, aussi important que soit le rôle du pouvoir judiciaire de la CIDH, aucun changement social efficace n’est possible sans volonté politique, ce qui inclut la mise en oeuvre des réparations et l’allocation de ressources par le gouvernement pour contrer les possibles violations des droits de la personne[124], mais sans s’y limiter pour autant. La lenteur d’exécution de l’État par rapport à ses obligations internationales représente un obstacle majeur pour les possibilités de réel changement porté par la CIDH. Toutefois, les jugements restent constamment mobilisés, que ce soit par les communautés elles-mêmes ou par les organisations de défense des droits autochtones[125]. Si la mobilisation des jugements a un impact sur les mobilisations légales, elle ne constitue qu’une des stratégies utilisées par les mouvements autochtones. Dans un pays où subsistent de grandes inégalités structurelles, il ne suffit pas d’avoir des lois : il faut des actions pour changer la conscience des pratiques quotidiennes.

Notre article a néanmoins démontré que le droit peut être mis au service des revendications de certains groupes marginalisés qui réclament le changement social, et ce, même dans un environnement où les réformes juridiques nationales tardent. Au sein d’un État de non-droit autochtone, la jurisprudence interaméricaine fonctionne donc comme un outil juridique à la disposition des collectivités. Grâce à son statut institutionnel et à son rôle constitutionnel au sein des pays membres, elle permet d’aborder de grands thèmes à travers la résolution de cas dont certains deviennent paradigmatiques. Cette influence lui permet ainsi d’avoir un impact considérable sur la création de nouvelles normes juridiques internationales, mais aussi nationales[126]. Comme la CIDH reçoit les preuves avec souplesse, la vision particulière des requérants autochtones transparaît dès lors dans la formulation des jugements. Ce développement est perceptible dans la jurisprudence de la CIDH concernant les droits autochtones et les droits fonciers, puisqu’elle englobe une vision collective des droits. L’évolution jurisprudentielle des droits autochtones par la CIDH permet donc de créer un espace propice aux revendications des communautés, car elle reflète un système de droit collectif : c’est là un des principaux lieux permettant de développer la doctrine en faveur des droits territoriaux autochtones[127]. Dans un contexte où la sphère juridique influence la sphère politique et inversement, la jurisprudence de la CIDH, puisqu’elle prend en considération les revendications autochtones, crée d’abord un cadre normatif que les communautés autochtones peuvent ensuite mobiliser. À leur tour, celles-ci, en ayant recours à la jurisprudence, contribuent à la rendre vivante et évolutive.

En définitive, rappelons que, dans un contexte légal et juridique fermé aux avancées en matière de droit autochtone, la jurisprudence demeure un instrument essentiel. C’est l’un des versants servant à catalyser l’action pour les mouvements autochtones, puisqu’elle crée un cadre légal de départ pour les luttes. Certes, la jurisprudence devient ainsi le rôle d’un instrument permettant de légitimer les discours exprimés dans les revendications, mais elle ne reste qu’un moyen parmi bien d’autres.