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Finir comme on a commencé. Dans une épanadiplose narrative, Guillaume Tusseau évoque et convoque ce qu’il estime, à juste titre, être « deux parents pauvres du système universitaire français » (p. 66 ; voir aussi p. 3) : le droit comparé et la théorie générale du droit. Parents pauvres presque stériles, rien de l’étude de ces deux domaines ne pourrait aboutir à quelque chose de signifiant et de fécond. Loin d’en prendre acte, dans la mesure où, parmi ses nombreuses passions figurent ces deux matières que l’on retrouve tant dans ses écrits que dans ses enseignements, il entend investir ces « deux grandes nébuleuses qui […] se rejoignent par endroits » (p. 4).
Rendre compte de ces allers-retours aporétiques où la contradiction l’emporterait d’emblée sur toutes autres conclusions s’avère un plaisir – qui n’a d’égal que sa lecture – pour celui qui, pour l’avoir fréquenté comme collègue et l’estime au plus haut point pour ses qualités scientifiques et humaines, et si l’on mobilise l’espace d’un instant le langage échiquéen, peut tout simplement être considéré comme un grand maître international. Tusseau entend, comme les théories générales du droit, au sens littéral du terme, prendre les droits (comparés) au sérieux[1]. L’objectif n’est pas sans risque car, ainsi que le retient Horatia Muir Watt, « l’admission de la fonction subversive du droit comparé fait partie des acquis de la doctrine comparative depuis l’élaboration par le grand comparatiste italien Rodolfo Sacco de sa théorie du droit comparé comme connaissance critique du droit. Pour cet auteur, “la comparaison constitue une menace pour toute la science juridique”[2] ».
Au surplus des risques sur le plan théorique, les écueils pratiques sont également présents. Ainsi, Louis-Antoine Macarel considérait que la mission des enseignants consiste à
classer d’abord les matières qui leur sont données, dans un ordre simple et méthodique ; tracer sur chacune d’elles les principes généraux et leurs déductions les plus importantes ; exposer les textes, en rechercher l’esprit, en expliquer le sens ; composer enfin un ensemble de notions élémentaires appropriées à toutes les intelligences, qui puissent les guider dans la pratique des affaires ; et préparer vos esprits à de plus hautes ou plus profondes études : tel est, ce me semble, le but de nos efforts ; tel est le succès à désirer[3].
L’on pourrait croire l’étude très éloignée des préceptes de ce fondateur de l’enseignement du droit administratif en France, il n’en est rien car, comme le montre Tusseau dans ses développements et in fine, c’est bien sur ces impératifs presque catégoriques que l’on revient.
Dès l’introduction se retrouve le souci sémantique, méthodologique et épistémologique de l’auteur. Dans le cadre de celle-ci, l’auteur explique ainsi la pluralité du droit comparé selon qu’est retenu son objet (la législation, les éléments déterminants ou non des systèmes juridiques, etc.), sa méthode (formaliste, fonctionnaliste, etc.) ou sa vocation et finalité (dégager des principes universels, l’unification et l’harmonisation internationale du droit). De façon identique, il met en évidence la pluralité de la théorie générale du droit derrière laquelle l’on retrouve, entre autres aspects, l’histoire de la philosophie du droit, le raisonnement juridique, l’argumentation juridique ou encore les théories des concepts juridiques, de la norme juridique ou de l’ordre juridique. D’emblée comme le droit comparé, première similitude, « [n]i l’objet, ni la méthode, ni la finalité de ces différentes orientations ne coïncident pleinement » (p. 8). Dès lors, la difficulté est forte de vouloir dans un même ouvrage traiter simultanément et conjointement deux domaines qui sont intrinsèquement eux-mêmes autant pluriels. Tusseau s’explique et se justifie pleinement de l’intérêt de cette rencontre. D’abord, il y a le fait, dans les deux facettes d’un même métier universitaire, comme enseignant de s’être consacré à la théorie du droit et au droit comparé et comme chercheur tout autant à travers une bibliographie conséquente en français, en anglais, en italien et en espagnol. Ensuite, parce que la rencontre du droit comparé et de la théorie générale du droit a sans doute plus à apprendre qu’il est possible de prime abord de le présupposer. Enfin, et surtout, car elle offre à Tusseau l’occasion d’imaginer deux mouvements, ces allers-retours, « selon que l’on conçoit le droit comparé comme présupposé de la théorie générale du droit, qui en serait la résultante, ou au contraire la théorie générale du droit comme présupposé du droit comparé, qui en serait la résultante » (p. 11). Ces deux mouvements lui donnent ainsi, compte tenu des écueils rencontrés, la possibilité d’ouvrir un troisième et dernier chapitre comme ultime volet et envolée salutaire.
Dans le premier chapitre, l’auteur propose une démarche inductive qui est celle du droit comparé vers la théorie générale du droit. L’objectif avoué vise à rendre possible la formulation d’une théorie du droit qui soit générale, parce qu’adossée à une analyse du phénomène juridique qui dépasse le seul système juridique auquel est assujetti celui qui parle ou écrit. Une telle démarche peut être qualifiée d’empirique ou a posteriori dans la mesure où, partant des faits qui constituent les différentes manifestations du droit, le but est, par induction, d’en faire ressortir un noyau commun de concepts, d’institutions, de mécanismes, de raisonnements. Ce point focal vers lequel convergent ces éléments permettrait par la réunion et la systématisation de constituer la théorie du droit. Après avoir présenté la démarche, Tusseau montre qu’elle conduit néanmoins à une impasse.
La démarche met en évidence que beaucoup de principes sont communs à tous les systèmes juridiques. Parmi ces principes figurent ceux d’obligation, de droit, de liberté, de dommage, de sanction, de réparation, etc. Cette démarche, suggérée notamment par John Austin, par l’étude de différents droits positifs, c’est-à-dire le droit comparé, permet d’identifier ces concepts communs, de les abstraire et de fournir sa substance à la discipline originale qu’est la théorie du droit. Cette lecture trouve des soutiens à la fois du côté des théoriciens du droit (John Stuart Mill) mais aussi chez les comparatistes (Frederick Pollock).
Pour autant, Tusseau met en évidence qu’une telle démarche conduit nécessairement à un échec tenant à l’ancrage implicite dans la théorie du droit. Selon lui, « l’écueil tient au fait que la démarche ne peut tout simplement pas être totalement inductive, empirique et a posteriori. Il lui est impossible, bien qu’elle prétende partir des droits positifs pour aller vers la théorie générale, de faire l’économie, en amont de son examen du droit positif, d’une présupposition d’éléments relevant de la théorie générale du droit » (p. 17 et 18). Aussi séduisante, stimulante et intéressante qu’elle soit, cette démarche conduit à une contradiction intrinsèque. En effet, elle ne peut pas être considérée comme a posteriori tout en étant simultanément a priori compte tenu des présupposés mobilisés. Cela donne raison à Esin Örücü selon qui « [à] l’évidence, avant de pouvoir “comparer”, il faut d’abord déterminer ce qui est comparé, c’est-à-dire “ce qu’est le droit”[4] ». Partant, cette démarche inductive s’avère en définitive circulaire, car sa finalité que serait la théorie du droit est conditionnée par son point de départ qui est déjà une théorie du droit. Dès lors, il ne saurait y avoir de théorie générale du droit, même par mobilisation du droit comparé, sans la mobilisation préalable d’une théorie du droit.
Compte tenu du Charybde de cette démarche, Tusseau entend dans un deuxième chapitre rendre compte d’une démarche inverse qui s’avère elle aussi un Scylla.
Dans le deuxième chapitre, l’auteur soumet cette fois une démarche déductive qui est celle de la théorie générale du droit vers le droit comparé. L’objectif est cette fois « de faire de la théorie non pas la résultante d’une analyse comparée des droits, mais sa condition » (p. 21). Cette démarche est considérée à l’inverse de la précédente comme étant idéaliste, rationaliste et a priori. Suivant la même logique méthodologique que dans le chapitre premier, Tusseau présente en premier lieu la démarche et en second lieu la conclusion à laquelle elle mène.
À l’instar de la démarche inductive, la démarche déductive trouve si ce n’est d’ardents défenseurs du moins de prestigieux promoteurs (Charles Eisenmann, Frantisek Weyr, Otto Pfersmann). Une telle démarche procède en deux temps (p. 24) :
[Il s’agit de] présenter tout d’abord une grille conceptuelle abstraite et générale, couvrant de manière exhaustive les possibilités théoriques susceptibles de se présenter dans le droit positif […] Ensuite, l’étude minutieuse des institutions relevant de chaque État conduit à la production d’une casuistique comparative à partir des dispositifs existants, c’est-à-dire au moyen de concepts préalablement construits, à identifier puis à classer les multiples éléments qui sont constitutifs de son droit positif au sein des différentes classes élaborées.
Ainsi, Tusseau prend l’exemple de la Corte costituzionale italienne, de la Sala constitucional de la Corte suprema de justicia du Costa Rica, de la Corte de constitucionalidad du Guatemala et du Versfassungsgerichtshof autrichien qui ne peuvent être comparés qu’à travers l’utilisation du concept unique tel que celui de « juridiction constitutionnelle » (p. 25), permettant de les saisir ensemble. Méthode fréquemment utilisée à l’université, cette approche permet, si l’on poursuit l’exemple des juridictions constitutionnelles, de dissocier ensuite celles-ci en fonction de leurs compétences, de leurs prérogatives, etc., mais en les ayant préalablement unifiées sous un vocable unique et les avoir tirées « vers l’unité d’un mot[5] ».
Pourtant, à l’instar de la première, la démarche déductive conduit l’auteur à y voir une fois encore un échec compte tenu de l’ancrage implicite dans le droit positif. Tusseau dénonce ici le caractère nécessairement relatif des concepts théoriques au moyen desquels est appréhendée la variété des droits positifs comparés. En effet, selon lui, « [l]a théorie générale du droit, dans sa construction même, se révèle ici indissociable d’un droit positif ou d’une culture juridique déterminés » (p. 35). De ce point de vue, il faudrait un chercheur totalement neutre et sans aucune référence d’un pays a priori pour pouvoir élaborer comme point de départ une théorie générale du droit pour ensuite mener au comparatisme. Or, bien que l’objectivité soit recherchée, il n’en demeure pas moins que les auteurs prennent pour point de départ leur propre système. Dès lors, comme le reconnaît Tusseau, « [u]ne telle perspective court le risque de prendre pour l’expression de concepts théoriques ou de vérités éternelles ce qui n’est que strictement conjoncturel » (p. 35).
Insatisfait, compte tenu des échecs rencontrés tant par la démarche inductive que par la déductive, l’auteur pourrait abandonner ici. La force de Tusseau est de vouloir les dépasser, ce qu’il s’attèle à faire dans son troisième et dernier chapitre, « Une échappatoire à l’antinomie : une métaméthodologie d’orientation pragmatique ». Selon lui, le recours à une telle métaméthodologie « permettrait de faire face à la double aporie sur laquelle achoppent l’une et l’autre des deux manières de mettre en relation droit comparé et théorie générale du droit » (p. 39). Pour y parvenir, il convient néanmoins de résoudre deux difficultés : l’une gnoséologique, l’autre ethnocentrique.
La première objection gnoséologique tient à la difficulté ayant trait à la relation entre les éléments appréhendés par les concepts que fournissent la théorie du droit et ces concepts eux-mêmes. En effet, les « faits » ne sont jamais saisis qu’à travers un cadre conceptuel dont il est impossible pour l’homme de s’extraire de lui-même pour adopter une perspective extérieure et détachée. Selon Tusseau, « [i]l en résulte que les éléments de droit positif appréhendés lors d’une comparaison au moyen des concepts généraux construits par la théorie du droit ne sauraient être purs. Ils ne peuvent qu’être, d’ores et déjà, médiatisés par des concepts préalables » (p. 41). Dès lors, à rebours de Hans Kelsen, l’on ne pourrait, dans le meilleur des cas, qu’exposer une théorie impure du droit. Pour reprendre la métaphore échiquéenne, cela reviendrait à vouloir jouer aux échecs sans connaître le mouvement des pièces, ce qui n’a aucun sens, mais connaître le mouvement des pièces sans même jouer est à l’inverse déjà jouer aux échecs. Par conséquent, la manière dont le joueur a appris les déplacements des pièces constitue une donnée qui conditionnera nécessairement son jeu. Selon l’auteur, « [c]oncept et empirie – et donc théorie du droit et droit comparé – s’impliquent mutuellement, de manière “cyclique” ou “circulaire”, appelant constamment une réactualisation l’un de l’autre » (p. 46). C’est la raison pour laquelle il convient d’avoir une vision cohérentiste, fondée sur une interaction constante des concepts et des objets au sein de l’enquête juridique.
La seconde objection d’ethnocentrisme est relative au fait qu’il est impossible de comprendre un objet culturel dans ses « propres » termes, c’est-à-dire en se libérant de ses habitudes, croyances, préjugés, attentes, interprétations, etc. Comme le souligne Tusseau, « [t]out observateur est toujours placé dans une certaine disposition intellectuelle ou situé dans des modèles et des préconceptions en fonction desquels, inévitablement, il organise ses perceptions et ses pensées, et qui le conditionnent nécessairement » (p. 51). En conséquence, il faudrait parvenir à ce chercheur totalement « neutre » évoqué plus haut, mais qui pourtant sans savoir juridique préalable ne saurait vraiment de quoi il est question. Tusseau en convient, et c’est la raison pour laquelle il est, sauf à inventer une forme d’esperanto juridique, impossible d’imaginer un métalangage totalement neutre. Pour autant, il n’en demeure pas moins que, selon l’auteur, l’étude comparative offre justement un moyen précieux pour opérer un décentrement vis-à-vis de ses propres conditionnements et faire l’expérience de ceux-ci. Le droit comparé donne cette opportunité car, outre de voyager intellectuellement, il permet de réinterroger ses croyances et ses catégories.
En conclusion, Tusseau admet que le recours à une métaméthodologie est une manière de pouvoir agencer droit comparé et théorie du droit à la condition, premièrement, d’admettre que les deux premières démarches sont vaines et, deuxièmement, d’admettre et de surmonter les deux principales objections formulées. Pour cela, l’auteur – comme un plaidoyer avoué – voit un impératif à développer la théorie du droit et le droit comparé comme disciplines juridiques (p. 66).
Considérées comme des matières d’érudits ou de spécialistes, tant la théorie du droit que le droit comparé souffrent d’une image dépréciée. Pour beaucoup, il s’agit avant tout et seulement d’une plus-value qui n’a qu’un faible intérêt. Pour le droit comparé, il s’agirait seulement d’appuyer une démonstration lors de l’étude d’exemples étudiés en un endroit. Pour la théorie du droit, cela ne saurait que s’interroger uniquement sur les fondements de celui-ci et comment le comprendre. Toute la force de l’ouvrage de Tusseau est de nous inviter à dépasser ces aspects retenus couramment comme anodins pour, au contraire, en faire des domaines majeurs et non des disciplines mineures. Il s’agit ainsi de prendre le droit comparé au sérieux, c’est-à-dire pour ce qu’il est et ce qu’il offre. Ne pas le considérer uniquement comme une auberge espagnole où l’on n’y trouve que ce que l’on y amène ou juste y pratiquer le picorage (cherry picking[6]) dans le cadre du dialogue des juges. Tout au contraire, le droit comparé permet de repenser les catégories au quotidien. Il offre ces « nouvelles lunettes » qu’aime évoquer le professeur Christoph Schönberger devant ses étudiants, c’est-à-dire par l’observation d’autres systèmes juridiques repenser les qualificatifs que l’on attribue à tort ou à raison au sein d’un système juridique. Il s’agit également de prendre la théorie du droit au sérieux pour disposer de références solides et ne point s’inscrire d’emblée dans un courant de pensée dominant sans en connaître les tenants et les aboutissants, en un mot les présupposés. Prendre surtout, et c’est ce à quoi nous invite Tusseau, ces deux domaines conjointement, car l’un et l’autre s’autoalimentent, et ne peuvent servir qu’à ceux qui les mobilisent. En définitive, l’on revient ainsi aux principes de Macarel où comprendre le droit permet de mieux l’expliquer et le transmettre simplement.
Parties annexes
Notes
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[1]
Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977.
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[2]
Horatia Muir Watt, « La fonction subversive du droit comparé », (2000) 52 RIDC 503, p. 505. La citation de Sacco peut être retrouvée dans Rodolpho Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, 1991, p. 38.
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[3]
Louis-Antoine Macarel, Cours d’administration et de droit administratif, 2e éd., t. III, Paris, Plon frères, 1856, p. 5.
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[4]
Esin Örücü, The Enigma of Comparative Law. Variations on a Theme for the Twenty-First Century, Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2004, p. 168 (notre traduction).
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[5]
Mathieu Doat, « Le jugement comme un récit », dans L’office du juge, Actes du colloque du Sénat des 29 et 30 septembre 2006, Palais du Luxembourg, Sénat, p. 396, à la p. 405.
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[6]
« Littéralement le fait de choisir sur un gâteau les cerises les plus appétissantes et de laisser de côté celles qui nous paraissent avariées » : Julie Allard, « Le dialogue des juges dans la mondialisation », dans Le dialogue des juges : actes du colloque organisé le 28 avril 2006 à l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 80.