Résumés
Résumé
Dans les pays de common law, le développement de la responsabilité des sociétés mères de groupes multinationaux est porté par l’activisme judiciaire. Celui-ci témoigne que les tribunaux travaillent en faveur de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a rendu la décision Nevsun Resources Ltd. c. Araya dans laquelle elle autorise les poursuites portées contre une entreprise canadienne pour violation du droit international coutumier. Cette décision aussi ambitieuse que polémique crée un nouveau recours dans la common law canadienne favorable à la responsabilisation des multinationales. La Cour suprême du Royaume-Uni, quant à elle, s’est prononcée sur le devoir de diligence des sociétés mères dans la décision Vedanta Resources PLC and another (Appellants) v. Lungowe and others (Respondents). Ici encore, la position est d’envergure et favorable à une responsabilisation accrue des groupes de sociétés. L’auteur présente et analyse ci-dessous les deux décisions en les remettant dans le contexte juridique antérieur qu’elles sont venues modifier.
Abstract
In common law countries, the development of the liability of multinational groups’ parent companies is driven by judicial activism. This activism reflects the fact that the courts are working in favour of CSR. In this context, the Supreme Court of Canada, in its ruling in Nevsun Resources Ltd. v. Araya, allowed a case to proceed against a Canadian company for violation of international customary law. This decision, as ambitious as it is controversial, creates a new remedy in Canadian common law for holding multinationals accountable. For its part, the UK Supreme Court ruled on the duty of care of parent companies in Vedanta Resources PLC and another (Appellants) v. Lungowe and others (Respondents). Again, the position is ambitious and supportive of holding corporate groups more accountable. In this article, we present and analyse these two decisions, putting them into the previous legal context that they have changed.
Resumen
En los países de derecho consuetudinario anglosajón, el activismo judicial se ha encargado del desarrollo de la responsabilidad de las empresas matrices de los grupos transnacionales. Este activismo ha puesto de manifiesto que los tribunales actúan a favor de la RSE. En este contexto, la Corte Suprema de Canadá dictaminó en el caso de Nevsun Resources Ltd. c. Araya la autorización de demandas interpuestas contra una empresa canadiense por haber violado el derecho internacional consuetudinario. Esta decisión tan ambiciosa como polémica ha creado un nuevo recurso en el derecho consuetudinario canadiense favorable para la responsabilización de las empresas multinacionales. La Corte Suprema del Reino Unido ha dictaminado en el caso Vedanta Resources PLC and another (Appellants) v. Lungowe and others (Respondents) el deber de diligencia que tienen las empresas matrices. Aquí se ha manifestado nuevamente el carácter ambicioso y favorable por una mayor responsabilización por parte de grupos empresariales. En nuestro artículo presentamos y analizamos ambas decisiones en el marco del contexto jurídico anterior y que dichas decisiones han modificado.
Corps de l’article
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’est imposée comme un enjeu sociétal majeur dès le début du xxie siècle. La RSE peut être entendue comme une norme d’origine non juridique suivant laquelle les entreprises devraient respecter les intérêts de leurs parties prenantes[1]. La RSE devrait donc a minima impliquer le respect des droits de la personne et de l’environnement, y compris à l’étranger. Dans ce contexte, le droit est appelé à assumer pleinement son rôle dans l’encadrement des activités des entreprises — surtout celles des « multinationales » — en juridicisant la RSE[2]. Cela est notamment le cas concernant la responsabilité juridique des entreprises à l’égard de leurs inconduites à l’étranger. Organisées en groupe de sociétés, les multinationales comptent sur une structure sociétaire qui rend difficile la mise en jeu de leur responsabilité juridique pour des actes commis à l’étranger. Les principes d’autonomie et de responsabilité personnelle des sociétés[3], ainsi que la responsabilité limitée des actionnaires[4], font en sorte que les victimes étrangères peuvent difficilement obtenir la condamnation d’une société mère[5]. Cette situation se révèle problématique dans la mesure où il est fréquent que les victimes ne parviennent pas à obtenir une réparation juste de leur préjudice en recherchant la responsabilité de filiales dans leur pays. Afin de répondre à cette problématique, les droits des pays développés évoluent pour réceptionner les enjeux de RSE et les traduire juridiquement. Cette façon de faire implique de repenser la responsabilité des sociétés mères des groupes multinationaux. Nous tenterons donc ici de nous focaliser sur la responsabilité juridique des sociétés mères à l’égard de leur RSE à l’étranger.
En Europe continentale, la responsabilité des entreprises en matière de droits de la personne s’impose progressivement par la loi depuis une dizaine d’années et prend la forme du « devoir de vigilance ». C’est une obligation positive qui enjoint à la société mère de mettre en évidence, de prévenir et d’atténuer les effets négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels ou potentiels, qui résultent de ses décisions et de ses activités ou de celles de son groupe[6]. En France, la Loi du 27 mars 2017[7] a introduit un devoir de vigilance portant sur les droits de la personne et l’environnement qui s’impose aux plus grandes entreprises françaises. En cas de manquement à ce devoir, la responsabilité civile d’une société mère peut être engagée. Pour leur part, les Pays-Bas ont adopté en 2019 une loi sur le devoir de vigilance portant sur le travail des enfants[8]. En Allemagne, l’introduction d’un ambitieux devoir de vigilance en droit national est également envisagée[9]. Enfin, la votation populaire a échoué en Suisse dans sa tentative d’introduire le devoir de vigilance en droit helvétique, et ce, en dépit du fait qu’elle a obtenu la majorité du vote des citoyens[10]. Du côté de l’Union européenne, la Commission européenne envisage également de créer une obligation de vigilance relevant du droit dur (hard law)[11]. En parallèle, le 7 décembre 2020, le Conseil européen a adopté un règlement[12] et une décision[13] instituant un régime mondial de sanctions en matière de violations graves des droits de la personne, lequel devrait permettre de sévir contre des entreprises[14].
En Amérique du Nord et en Angleterre, les législateurs adoptent plutôt des règles de droit mou (soft law), qui, sans nécessairement être dépourvues d’efficacité[15], ne permettent pas d’engager la responsabilité civile ou pénale des sociétés pour avoir violé directement ou indirectement les droits de la personne. Le Canada constitue un exemple topique de cette situation[16]. Les standards de comportement que doivent respecter les multinationales canadiennes à l’étranger sont fixés par des normes de droit mou[17]. L’indemnisation des victimes est dévolue au Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises[18], lequel chapeaute un mécanisme non contraignant de règlement des différends qui devra démontrer son efficacité. La responsabilisation des entreprises doit donc prendre une autre nature que celle de loi, soit de la jurisprudence. La situation est similaire en Angleterre : les tribunaux y sont également appelés à pallier les lacunes de la législation[19].
Au Canada comme en Angleterre, le motif privilégié par les demandeurs est le manquement au devoir de diligence (duty of care) de droit commun adapté aux situations de groupe. Par exemple, la société mère est accusée d’avoir commis une faute de négligence : elle aurait manqué à son obligation de diligence raisonnable dans la mesure où elle n’aurait pas agi de manière appropriée pour prévenir les risques générés par les activités d’une filiale. Le devoir de diligence permet de contourner les voiles corporatifs qui scindent les différentes sociétés d’un groupe. Les demandeurs soulèvent parfois un autre motif pour engager la responsabilité d’une société mère : celle-ci est accusée d’avoir participé à la perpétration d’une violation du droit contraignant, ou norme impérative (jus cogens). L’Alien Tort Statute (ATS) américain était jusqu’à maintenant le seul texte à se reposer sur ce mécanisme[20]. Ici, à la différence du devoir de diligence, le fondement de la responsabilité n’est plus la négligence, mais plutôt la complicité dont aurait fait preuve une société mère dans la perpétration, par une de ses filiales, de violations de certaines dispositions du droit international coutumier. Dans ce contexte, les cours suprêmes du Canada et du Royaume-Uni se sont récemment prononcées pour la première fois sur la manière dont la responsabilité d’une société mère d’un groupe multinational peut être engagée en common law. Concernant le devoir de diligence, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu en 2019 la décision Vedanta Resources PLC and another (Appelants) v. Lungowe and others (Respondents)[21]. Pour ce qui est des violations du jus cogens, la Cour suprême du Canada a rendu en 2020 la décision Nevsun Resources Ltd. c. Araya[22]. Ainsi, les questions tranchées respectivement par les cours suprêmes canadienne et anglaise sont différentes. En revanche, les solutions proposées par les juges dans ces deux litiges partagent une finalité commune : permettre d’engager la responsabilité d’une société mère pour des dommages graves survenus dans le contexte des activités d’une de ses filiales étrangères.
Dans les deux cas, les cours suprêmes ont principalement traité de questions relevant du droit international privé[23]. Ces décisions n’en sont pas moins riches en ce qui a trait aux enseignements liés à la responsabilité des sociétés mères en common law. En effet, les juges ont abordé cette question par l’entremise de l’examen de leur compétence juridictionnelle. Par conséquent, c’est un regard de droit des sociétés par actions qui est adopté et qui tient compte de certains principes fondamentaux à la base de cette matière, dont celui de la personnalité morale distincte des sociétés composant un groupe. Nous sommes à vrai dire devant une approche comparée fonctionnelle que nous examinerons plus à fond à travers l’étude de deux dispositifs juridiques de responsabilisation des groupes relevant des droits nationaux (en l’occurrence de tradition de common law) canadien et anglais[24]. Notre comparaison a pour objet, d’une part, de proposer un panorama de la jurisprudence anglaise et, dans une moindre mesure, canadienne en matière de responsabilité des groupes de sociétés, l’exercice étant rarement entrepris en langue française. Elle permettra, d’autre part, de mettre en évidence l’émergence d’un phénomène commun aux common law canadienne et anglaise, tout en faisant ressortir les spécificités de chacune. L’approche que nous avons choisie exclut donc les questions de méthode inhérentes au droit international privé malgré leur caractère essentiel concernant la responsabilisation des groupes de sociétés. Les enjeux liés à la conformité au droit international public portant sur les entreprises multinationales et les droits de la personne[25] ne seront pas abordés non plus.
Nous présenterons d’abord la situation en Angleterre (partie 1). Par la suite, nous exposerons la situation canadienne (partie 2). Dans chaque cas, une analyse historique nous permettra de détailler la genèse et l’émergence progressive de nature praeter legem de la responsabilité civile des sociétés mères dans le paysage juridique. Dans un commentaire détaillé, nous reviendrons sur les enseignements des décisions les plus récentes rendues par les cours suprêmes anglaise et canadienne. En conclusion, nous dresserons un bilan du mouvement contemporain de responsabilisation des groupes multinationaux et esquisserons le chemin qui reste à parcourir.
1 La situation anglaise : le développement du devoir de diligence
En Angleterre, le devoir de diligence a d’abord été élaboré par la Cour d’appel (1.1) avant que la Cour suprême du Royaume-Uni se saisisse de la question (1.2). Les développements que nous proposons ci-dessous seront suivis d’une synthèse (1.3).
1.1 Le devoir de diligence avant l’intervention de la Cour suprême du Royaume-Uni
Dans un premier temps, la genèse du devoir de vigilance sera présentée (1.1.1). Dans un second temps, le traitement du devoir de vigilance par la Cour d’appel sera abordé (1.1.2).
1.1.1 La genèse du devoir de diligence
En droit de la responsabilité délictuelle (tort law), les justiciables sont tenus de faire preuve de diligence raisonnable pour prévenir les dommages que pourraient subir des tiers se trouvant avec eux dans une relation dans laquelle un devoir de diligence existe[26]. Sur le fondement de la règle du précédent, dès lors qu’un devoir de diligence a été reconnu dans un cas d’espèce, un tel devoir existe alors également dans tous les rapports sociaux relevant de la même catégorie. Jusqu’en 2018, les juges anglais s’appuient principalement sur le test appliqué en 1990 dans la décision Caparo Industries Plc v. Dickman[27] pour déterminer si un devoir de vigilance existe ou non dans les situations nouvelles. Ce test est composé de trois conditions successives : la première est la prévisibilité raisonnable des dommages (reasonably foreseeable) ; la deuxième est la proximité entre le demandeur et le défendeur (proximity) ; la troisième est liée à des enjeux de politique publique et renvoie au fait que la décision consacrant un devoir de vigilance doit être équitable, juste et raisonnable (fair, just and reasonable[28]). Cette dernière condition demande aux juges de dépasser les considérations propres à chaque cas d’espèce pour s’interroger sur l’opportunité de consacrer un nouveau devoir de diligence au regard des effets sur la société dans son ensemble qu’aurait une telle création. Il leur faut donc éviter l’adoption de précédents socialement inopportuns. En 2018, dans la décision Robinson v. Chief Constable of West Yorkshire Police[29], la Cour suprême du Royaume-Uni a opéré un revirement de jurisprudence en se prononçant contre l’application systématique du test fixé dans la décision Caparo pour reconnaître l’existence d’un devoir de diligence dans les cas nouveaux. Cette décision préconise l’adoption d’un raisonnement par analogie en tenant compte de l’état du droit de la négligence et de sa cohérence[30]. Si le raisonnement juridique à adopter a été profondément changé par la Cour suprême du Royaume-Uni, les critères de prévisibilité, de proximité et de politique n’en ont pas été pour autant évincés : ils devraient, d’une manière ou d’une autre, être remplis pour condamner un défendeur dans des cas nouveaux.
La responsabilité civile d’une société mère pour les dommages survenus dans le contexte des activités d’une filiale peut donc en principe être engagée si ladite société mère a manqué à son devoir de diligence, pour peu que ce dernier soit reconnu. La question de savoir si une société mère peut être débitrice d’un devoir de diligence envers les travailleurs de sa filiale étrangère s’est posée durant les années 90. Dans un petit nombre d’affaires, la possibilité de reconnaître l’existence d’un devoir de diligence a été présentée comme plausible par les juges, mais aucune n’a abouti à la condamnation d’une société mère sur ce fondement[31]. Il aura fallu attendre l’année 2012 et l’affaire Chandler v. Cape pour que l’existence d’un tel devoir soit enfin consacrée par la justice anglaise.
Dans la décision Chandler[32], les faits portaient sur l’amiantose contractée par un employé de la société Cape Building Products Ltd., entreprise qui avait disparu au moment d’intenter les poursuites[33]. De 1959 à 1962, cet employé était quotidiennement exposé à l’amiante sur son lieu de travail, mais il ne bénéficiait pas d’une protection suffisante pour protéger sa santé. La société Cape Building Products Ltd. était une filiale intégralement contrôlée par Cape Plc. La filiale avait hérité du lieu de travail, préalablement opéré par la société mère elle-même. Cette dernière gérait le domaine de la santé et la sécurité au travail de sa filiale par l’entremise d’un service précisément réservé à cette fin et avait connaissance des risques sanitaires liés à l’amiante.
En 2012, la Cour d’appel a jugé que la responsabilité de la défenderesse devait être engagée. Suivant le raisonnement adopté par les juges, la responsabilité d’une société mère se trouve donc fondée sur l’exercice d’un contrôle pertinent (relevant control) exercé sur sa filiale[34]. Ce contrôle caractérisé en l’espèce a conduit les juges à considérer qu’une prise de responsabilité (assumption of responsibility) donnant naissance au devoir de diligence pesait sur Cape Plc[35]. La décision Chandler met au point un faisceau d’indices permettant de déterminer si le contrôle exercé sur une filiale est tel qu’il donne naissance à un devoir de diligence en matière de santé et de sécurité au travail :
In summary, this case demonstrates that in appropriate circumstances the law may impose on a parent company responsibility for the health and safety of its subsidiary’s employees. Those circumstances include a situation where, as in the present case, (1) the businesses of the parent and subsidiary are in a relevant respect the same ; (2) the parent has, or ought to have, superior knowledge on some relevant aspect of health and safety in the particular industry ; (3) the subsidiary’s system of work is unsafe as the parent company knew, or ought to have known ; and (4) the parent knew or ought to have foreseen that the subsidiary or its employees would rely on its using that superior knowledge for the employees’ protection. For the purposes of (4) it is not necessary to show that the parent is in the practice of intervening in the health and safety policies of the subsidiary. The court will look at the relationship between the companies more widely. The court may find that element (4) is established where the evidence shows that the parent has a practice of intervening in the trading operations of the subsidiary, for example production and funding issues[36].
La décision Chandler précise qu’il n’est pas nécessaire que le contrôle exercé par la société mère porte sur l’ensemble des risques pesant sur les travailleurs[37], ni que ce contrôle ait concerné précisément le domaine d’activité dans lequel le dommage a pu survenir, le contrôle faisant l’objet d’une analyse plus globale[38]. De plus, la Cour d’appel a rejeté le moyen suivant lequel le contrôle pertinent ne pourrait être caractérisé qu’à partir d’incidents anormaux dans la relation entre la société mère et sa filiale au motif qu’il est impossible pour les juges de déterminer dans chaque cas d’espèce si les relations entre les diverses sociétés d’un groupe sont normales ou anormales, chaque groupe fonctionnant de manière différente[39].
La décision Chandler constitue une avancée majeure pour le devoir de diligence des sociétés mères en Angleterre[40]. Cependant, elle a soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Le niveau de contrôle d’une société mère sur sa filiale suffisant pour être qualifié de pertinent n’est défini que très largement[41]. De plus, le faisceau d’indices créé par les juges n’épuise pas la totalité des situations dans lesquelles une société mère peut voir sa responsabilité engagée pour négligence fautive. De surcroît, le mécanisme juridique établi dans la décision se révèle vraiment complexe, même au regard de la complexité inhérente à la common law. L’approche, fort pragmatique, réunit dans un seul test l’acceptation de responsabilité, la proximité, le contrôle et la condition de politique[42]. La solution ainsi obtenue peut donc difficilement guider les juges dans le raisonnement qu’ils devraient adopter dans d’autres cas d’espèce. La décision Chandler a donc fait l’objet d’une réception mitigée par la doctrine[43]. Si elle n’a pas abouti à la création d’un précédent véritablement exploitable pour responsabiliser les entreprises multinationales, elle n’en a pas moins ouvert la porte au développement du devoir de diligence des sociétés par un raisonnement analogique[44]. À la suite de la décision Chandler, la Cour d’appel de l’Angleterre et du Pays de Galles s’est prononcée à quatre reprises sur le devoir de diligence des sociétés mères de multinationales[45].
1.1.2 Le traitement du devoir de diligence des sociétés mères par la Cour d’appel de l’Angleterre et du Pays de Galles
La décision Thompson v. The Renwick Group Plc[46] a été la première dans laquelle les juges d’appel se sont exprimés quant au devoir de diligence des sociétés mères une fois son existence consacrée dans la décision Chandler. En l’espèce, les faits dommageables portaient à nouveau sur une maladie grave contractée par un salarié d’une filiale ayant été exposé régulièrement à l’amiante sur son lieu de travail. Cependant, à la différence de l’affaire Chandler, la société mère était en activité dans le domaine du transport routier et de l’automobile, et n’avait donc pas de connaissance supérieure des risques liés à l’amiante. La Cour d’appel a refusé de reconnaître la responsabilité de la société mère. Ce tribunal a notamment rejeté que la nomination d’un dirigeant de la filiale en charge de la santé et de la sécurité au travail et la simple réorganisation horizontale de filiales de son groupe puissent être des formes de contrôle donnant naissance au devoir de diligence. Il apparaît que le contrôle exercé par la société mère sur son groupe est trop faible et trop ponctuel pour que sa responsabilité puisse être engagée. Cette décision a pu être jugée comme faisant obstacle au développement de la diligence des sociétés mères à l’échelle internationale[47]. En pratique, cela n’a pas été le cas.
L’affaire AAA & Ors v. Unilever Plc & Anor[48] traite de la responsabilité de la société mère d’une multinationale. En l’espèce, les faits dommageables sont survenus en 2007 au Kenya, dans une plantation de thé de la filiale locale d’Unilever où travaillaient et vivaient plusieurs dizaines de milliers de personnes. La plantation a fait l’objet d’une attaque par un groupe d’au moins 100 personnes, situation provoquée par les élections présidentielles. Plusieurs meurtres et viols ont été commis lors de l’attaque que les forces de sécurité présentes sur les lieux n’ont pas pu éviter. La société mère Unilever Plc et sa filiale kényane Unilever Tea Kenya Limited (UTKL) ont été poursuivies en Angleterre pour négligence. En 2018, la Cour d’appel a refusé de faire droit aux demandes des victimes. Les juges ont fondé leur raisonnement sur le test de la décision Caparo. Ils ont établi que les dommages n’étaient pas prévisibles et que, par conséquent, il était impossible d’engager la responsabilité de la société mère[49]. L’imprévisibilité des dommages fait à elle seule obstacle à toute condamnation sur le fondement du devoir de diligence. Malgré cela, la Cour d’appel a quand même abordé la condition de proximité entre les demandeurs et la société mère pour conclure que ladite condition ne pouvait pas être considérée comme remplie. Les juges ont insisté sur l’autonomie de gestion et l’indépendance d’UTKL[50], sachant que le groupe Unilever faisait peser sur ses filiales la responsabilité de gérer elles-mêmes les crises les impactant[51]. En l’espèce, UTKL avait bien conscience de ses responsabilités et avait pris à sa charge, malheureusement sans succès, la gestion de la crise ayant conduit aux faits dommageables[52]. De plus, Unilever Plc n’avait pas donné de consignes à sa filiale sur la manière de gérer une telle crise[53]. Les juges d’appel ont fait peu de cas des politiques adoptées par le groupe Unilever en vue de garantir la cohérence des activités de l’entreprise en matière d’activité économique, de gouvernance et de gestion de risque[54]. Enfin, ils ont considéré que la condition de politique n’était pas satisfaite, car reconnaître l’existence en l’espèce d’un devoir de diligence serait revenu, selon eux, à consacrer un tel devoir pour toutes les entreprises. In fine, la trame factuelle de l’affaire rendant impossible la reconnaissance d’une faute de négligence, la Cour suprême du Royaume-Uni a refusé d’entendre l’appel des demandeurs[55].
Dans l’affaire Okpabi & Ors v. Royal Dutch Shell Plc & Anor[56], la responsabilité d’une société mère anglaise quant aux dommages survenus dans les limites des activités de sa filiale étrangère a de nouveau été recherchée[57]. En l’espèce, la communauté des Ogale, comptant environ 40 000 membres, a subi des dommages provoqués par les contaminations des eaux à cause de fuites provoquées par le vandalisme de pipelines de pétrole. Alléguant une faute de négligence, les victimes ont poursuivi en Angleterre la Royal Dutch Shell Plc (RDS), société mère au second degré de la Shell Petroleum Development Company of Nigeria Ltd. (SPDC). Cette dernière travaillait avec trois autres entreprises dans un contexte de groupement momentané d’entreprises (joint venture) qui exploitait les pipelines à l’origine des faits litigieux, sachant que la SPDC n’en était pas l’actionnaire majoritaire. En 2018, la Cour d’appel de l’Angleterre s’est encore appuyée sur la décision Caparo pour juger qu’aucun devoir de diligence ne pesait sur la RDS. Les juges Simons et Vos ont tous deux rejeté l’appel pour des motifs similaires. Ils ont estimé que la plaidoirie des demandeurs était vouée à l’échec, car aucun élément de preuve n’attestait une prise de contrôle par la RDS des activités dommageables[58]. Suivant leurs analyses, les demandeurs ne sont parvenus qu’à démontrer que la RDS adoptait des normes (en fait d’ingénierie, de développement durable, etc.) touchant l’ensemble de son groupe, ce qui ne constituait pas pour autant une prise de contrôle à même de donner naissance à une proximité suffisante entre la société mère et les parties prenantes de sa filiale[59]. Par conséquent, la condition de proximité a été jugée non remplie. Ainsi, seule l’adoption de politiques propres aux activités de la SPDC aurait ici pu permettre de rendre plausible l’existence d’un devoir de diligence. De plus, les juges ont établi qu’il ne serait pas équitable, juste et raisonnable de reconnaître l’existence d’un devoir de diligence en l’espèce[60]. Alors que Lord Simons s’est contenté de donner tort à la plaidoirie des demandeurs[61], Sir Vos est allé plus loin en avançant dans un obiter que la structure des groupes de sociétés s’oppose à la reconnaissance d’un devoir de diligence aussi longtemps que les filiales conservent une certaine autonomie de gestion[62]. Voilà une position assurément conservatrice. Quant aux dommages, ils ont été jugés prévisibles[63]. À noter que la décision Okpabi compte sur une dissidence du juge Sales. Celui-ci s’est fondé sur une interprétation différente des preuves apportées par les demandeurs et une lecture de la responsabilité de la RDS faisant plus de place à l’éthique que celle de ses pairs[64].
L’affaire Lungowe & Ors v. Vedanta Resources Plc & Anor[65] est la seule à avoir conduit la Cour d’appel de l’Angleterre à adopter une décision ambitieuse en matière de devoir de diligence des sociétés mères. En l’espèce, la société zambienne Konkola Cooper Mines (KCM) est accusée par des paysans locaux de leur avoir causé d’importants préjudices en contaminant les eaux nécessaires à leur subsistance. La KCM est une filiale indirecte de Vedanta Resources Plc (Vedanta), société anglaise dont la responsabilité a été recherchée par les demandeurs dans son pays hôte. Le groupe chapeauté par Vedanta est spécialisé dans l’extraction minière et les ressources non renouvelables. L’État zambien est actionnaire minoritaire de la KCM. La plaidoirie des demandeurs repose sur le niveau élevé de supervision et de contrôle de Vedanta sur les activités extractives de la KCM. À l’instar de l’affaire Okpabi, le litige concerne donc des dommages environnementaux, et les demandeurs sont des voisins (neighbours) et non des employés. Néanmoins, à la différence de cette affaire, Vedanta aurait exercé un contrôle très étroit et spécifique sur les activités de la KCM, qu’elle savait risquées pour les parties prenantes[66]. Ainsi, la Cour d’appel a estimé que des éléments de fait pourraient effectivement conduire à la reconnaissance d’un devoir de diligence, car Vedanta avait publié un rapport de développement durable insistant sur la supervision que son conseil d’administration exercerait sur ses filiales. De plus, des accords obligeaient Vedanta à fournir à la KCM des services variés, dont la formation d’employés : pour y répondre, Vedanta offrait une formation à l’ensemble de son groupe sur la santé et la sécurité au travail ainsi que sur la protection de l’environnement. Par ailleurs, Vedanta soutenait financièrement la KCM. En outre, la première affirmait dans son rapport rendu public qu’elle avait décidé de s’occuper des risques liés à l’infrastructure des activités de la seconde. Enfin, ajoutons que Vedanta contrôlait les activités de la KCM[67]. Après examen de la jurisprudence précédente, la Cour d’appel a tenté d’encadrer la question du devoir de diligence des sociétés mères dans un principe général. Ce dernier prend d’abord appui sur le test de la décision Caparo avant de souligner les circonstances factuelles dans lesquelles un devoir de diligence peut être reconnu en synthétisant les décisions Chandler et Thompson :
(1) The starting point is the three-part test of foreseeability, proximity and reasonableness. (2) A duty may be owed by a parent company to the employee of a subsidiary, or a party directly affected by the operations of that subsidiary, in certain circumstances. (3) Those circumstances may arise where the parent company (a) has taken direct responsibility for devising a material health and safety policy the adequacy of which is the subject of the claim, or (b) controls the operations which give rise to the claim. (4) Chandler v. Cape Plc and Thompson v. The Renwick Group Plc describe some of the circumstances in which the three-part test may, or may not, be satisfied so as to impose on a parent company responsibility for the health and safety of a subsidiary’s employee. (5) The first of the four indicia in Chandler v. Cape Plc requires not simply that the businesses of the parent and the subsidiary are in the relevant respect the same, but that the parent is well placed, because of its knowledge and expertise to protect the employees of the subsidiary. If both parent and subsidiary have similar knowledge and expertise and they jointly take decisions about mine safety, which the subsidiary implements, both companies may (depending on the circumstances) owe a duty of care to those affected by those decisions. (6) Such a duty may be owed in analogous situations, not only to employees of the subsidiary but to those affected by the operations of the subsidiary. (7) The evidence sufficient to establish the duty may not be available at the early stages of the case[68].
Un appel a été interjeté devant la Cour suprême du Royaume-Uni, lequel a conduit la plus haute instance judiciaire britannique à enfin se prononcer sur le devoir de diligence des sociétés mères.
1.2 Le devoir de diligence depuis la décision Vedanta Resources PLC and another (Appelants) v. Lungowe and others (Respondents) de la Cour suprême du Royaume-Uni
La décision sera d’abord présentée (2.2.1) avant d’être commentée (2.2.2).
1.2.1 La présentation de la décision
Le 10 avril 2019, la Cour suprême du Royaume-Uni a traité de l’affaire Vedanta[69]. C’est sa première décision rendue sur le devoir de diligence des sociétés mères. À l’unanimité, les juges ont autorisé les 1 826 demandeurs zambiens à poursuivre Vedanta en Angleterre. En effet, comme dans les autres affaires présentées dans notre article, les défendeurs ont contesté la compétence du for saisi. Quant à la compétence sur la société mère, elle est remise en question en se fondant sur le droit de la procédure civile[70]. La défenderesse argue que les poursuites à son encontre ne reposent pas sur une question juridique viable, la reconnaissance de leur devoir de diligence étant impossible. Les juges doivent donc conduire un miniprocès (mini-trial) dans lequel une analyse sommaire des preuves et des arguments est menée pour déterminer si la plaidoirie des demandeurs a des chances de succès[71]. La décision Lungowe relève donc de la procédure.
Dans sa décision Lungowe, la Cour suprême du Royaume-Uni affirme que l’application du test de la décision Caparo dans les litiges impliquant la responsabilité d’une société mère doit être rejetée, la question du devoir de diligence d’une société mère n’étant pas nouvelle[72]. De toute évidence, ce devoir ne constitue pas une catégorie distincte du droit de la responsabilité fondée sur la négligence[73]. Les principes classiques de la responsabilité civile délictuelle de common law anglaise — et particulièrement les principes fixés dans la décision Home Office v. Dorset Yacht Co Ltd.[74] concernant les devoirs dus aux tiers — trouvent à s’appliquer comme ils le font dans les cas d’espèce n’impliquant pas une société mère[75]. Il n’existe donc aucune difficulté théorique à reconnaître qu’une société mère est débitrice d’un devoir de diligence envers les parties prenantes d’une filiale si les conditions requises sont réunies[76]. La question de l’existence d’un devoir de diligence d’une société mère est ainsi avant tout une question de fait. De plus, plutôt que de voir dans la structure des groupes de sociétés un obstacle à la responsabilité des sociétés mères, la Cour suprême du Royaume-Uni estime que le contrôle capitalistique direct ou indirect et les prérogatives qu’il confère permettent légalement à la société mère d’exercer, si elle le désire, son pouvoir de telle manière qu’elle s’arroge un contrôle partiel ou total de sa filiale ou encore lui impose des pratiques[77]. Des responsabilités peuvent découler de ce contrôle.
La Cour suprême du Royaume-Uni a poussé plus loin son analyse de la responsabilité des sociétés mères. Suivant un obiter, l’adoption de politiques à l’échelle d’un groupe entier pourra engager la responsabilité de la société qui les a édictées si elles contiennent des erreurs systémiques : les juges désavouaient ainsi la décision Okpabi[78]. Par ailleurs, dans l’éventualité où une politique adoptée pour l’ensemble d’un groupe ne donnerait pas naissance à un devoir de diligence, il pourrait en aller différemment si la société mère imposait activement leur mise en oeuvre ou si elle affirmait publiquement exercer un contrôle en ce sens sur ses filiales (lorsqu’aucun contrôle de leur mise en oeuvre n’a lieu)[79]. Enfin, un autre obiter témoigne de la réticence des juges à déterminer de manière exhaustive les situations de fait dans lesquelles un devoir de diligence doit être reconnu, car chaque groupe multinational s’appuie sur une structure et une gestion différentes[80]. In fine, à l’aune de sa conception du devoir de diligence des sociétés mères, la Cour suprême du Royaume-Uni a jugé que le contrôle très étroit de Vedanta sur la KCM — ainsi que la direction des activités dommageables par Vedanta — rendait plausible la reconnaissance de sa responsabilité pour négligence fautive lors d’un procès sur le fond. Le litige pourra donc recommencer au stade de la première instance pour être tranché sur le fond, à moins qu’un accord hors cour ne soit conclu entre les parties.
1.2.2 Le commentaire de la décision
La décision Lungowe est typique de la lutte procédurale qu’engagent les parties dans des litiges où la compétence du for saisi est litigieuse. De nombreux développements de la décision non présentés ici portent sur ces enjeux, mais ils ne constituent pas pour autant une révolution de l’état du droit anglais en la matière. Néanmoins, la position de la Cour suprême du Royaume-Uni est majeure concernant la responsabilisation des multinationales[81]. Elle apporte un éclairage sur le devoir de vigilance des sociétés mères que la jurisprudence, jusqu’ici confuse, a rendu nécessaire. C’est un véritable jugement historique (landmark judgment[82]) qui pourrait tempérer la jurisprudence conservatrice de la Cour d’appel de l’Angleterre en la matière. Cette avancée significative pour la responsabilisation des multinationales procède autant du raisonnement par analogie que de l’ouverture de la Cour suprême du Royaume-Uni aux enjeux de RSE et elle témoigne de la capacité de la common law à évoluer avec les enjeux sociétaux.
La Cour suprême du Royaume-Uni affirme clairement que le devoir de diligence des sociétés mères de groupes multinationaux ou non fait partie intégrante de la common law anglaise. Puisqu’il n’est pas question d’un devoir nouveau nécessitant une reconnaissance préalable par les tribunaux, les poursuites dont l’objet est d’engager la responsabilité d’une société mère pour négligence sont donc consacrées comme viables. Par conséquent, il devrait devenir difficile pour les défendeurs d’alléguer que le manquement au devoir de diligence des sociétés mères ne constitue pas une cause d’action digne d’être entendue sur le fond. Toutefois, si le devoir de diligence des sociétés mères existe, il n’en reste pas moins fort embryonnaire. L’existence de ce devoir étant une question de fait propre à chaque cas d’espèce[83], la réflexion des juges va porter sur un contexte particulier qui donne à chaque décision en matière de devoir de diligence des sociétés mères une teinte hautement spécifique. Les précédents à même de guider avec précision la réflexion des juges manquent donc encore à l’appel : à vrai dire, le devoir de diligence des sociétés mères en common law anglaise demeure encore à construire. À ce titre, la décision Lungowe indique bien qu’une lecture juste, c’est-à-dire substantielle et non formelle des dynamiques de groupe, doit servir de base à cette construction. En effet, pour la Cour suprême du Royaume-Uni, la structure du groupe de sociétés est à l’origine de la responsabilité de la société mère en ce qu’elle rend possible l’exercice du contrôle, et non un blanc-seing garantissant son irresponsabilité. Pour elle, l’existence d’une multiplicité de structures sociétaires formant des groupes a pour conséquence qu’il n’est pas opportun pour la jurisprudence d’édicter un principe général qui recouperait l’ensemble des situations de fait dans lesquelles un devoir de diligence existe. Sans conteste, une telle démarche intellectuelle échouerait nécessairement dans sa tentative d’épouser l’ensemble des groupes de sociétés et serait préjudiciable à une responsabilisation juste et efficace des entreprises. La ratio decidendi de la décision Lungowe traduit donc une fine analyse des dynamiques de groupe par la plus haute instance judiciaire britannique.
La décision Lungowe crée ainsi un précédent particulièrement favorable à la responsabilisation des multinationales. Toutefois, en l’espèce, la reconnaissance du devoir de diligence des sociétés mères pesant sur Vedanta demeure virtuelle pour les raisons procédurales exposées plus avant. La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni ne préjuge pas de jugement au fond sur la question de savoir si Vedanta était débitrice d’un devoir de diligence envers les demandeurs et, si oui, si elle a commis une faute de négligence[84]. Néanmoins, les implications pratiques de la décision Lungowe sont nombreuses et s’avèrent favorables à la RSE. Premièrement, l’adoption de normes appliquées à l’échelle d’un groupe peut désormais être la source d’une responsabilité non plus morale mais juridique. Les politiques de groupe peuvent donc créer une relation entre une société mère et les parties prenantes de ses filiales à même de donner naissance à un devoir de diligence dû au nombre colossal de parties prenantes, qu’elles soient ou non des travailleurs : « Pareille solution a potentiellement une portée très ample, car impliquant rien de moins que la reconnaissance de la responsabilité directe de la société-mère pour des dommages de tous ordres subis à l’occasion d’activités délocalisées menées soit par des filiales, soit même par tout autre intervenant dans la chaîne de production[85]. » Si les futures décisions s’inscrivent dans le sillage de la décision Lungowe, l’ampleur de la diligence dont devront faire preuve les multinationales sera à la mesure de leur gigantisme. Deuxièmement, le fait d’envisager la communication publique d’une société mère quant à ses pratiques de RSE comme fondement possible de son devoir de diligence, même si elle s’est refusée à les faire mettre en oeuvre effectivement, pourrait porter un coup à l’écoblanchiment (greenwashing). En effet, le non-respect des mesures annoncées pourrait bien être caractérisé comme une faute de négligence. Troisièmement, la décision Garcia v. BIH (UK) Ltd.[86] avance que le devoir de diligence consacré dans l’affaire Lungowe pourrait servir de fondement à la reconnaissance de la responsabilité d’une société donneuse d’ordre[87]. La diligence pourrait donc être étendue aux relations contractuelles. Dépassant la diligence, cette décision adresse un message favorable à la juridicisation de la RSE en common law anglaise. La Cour suprême du Royaume-Uni a accepté d’entendre l’appel des demandeurs dans l’affaire Okpabi[88]. Sa décision irrévocable est attendue… Reste à savoir si elle sera toujours aussi ambitieuse.
1.3 La synthèse
La question du devoir de diligence des sociétés mères a émergé en Angleterre pendant les années 90 et a fini par être reconnue par la Cour d’appel dans la décision Chandler en 2012. Par la suite, ce tribunal a adopté une position principalement conservatrice défavorable à la responsabilisation des multinationales. En 2019, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu l’ambitieuse décision Lungowe. Elle y reconnaît qu’un devoir de diligence peut peser sur la société mère d’un groupe multinational dès lors que celle-ci contrôle ou affirme contrôler les activités d’une filiale.
2 La situation canadienne : entre devoir de diligence et violation du droit international coutumier
Au Canada, le devoir de diligence est encore embryonnaire (2.1), et le plus haut tribunal du pays a créé un recours pour violation du droit international coutumier (2.2). Nos développements ci-dessous seront suivis d’une synthèse à cet égard (2.3).
2.1 Le devoir de diligence des sociétés mères au Canada : la solution de la décision Choc v. Hudbay Minerals Inc.
Le Canada est peu disert sur le devoir de diligence. Dans ce contexte, la décision Choc v. Hudbay Minerals Inc.[89] de la Cour supérieure de l’Ontario joue un rôle central[90]. Dans cette décision, la juge Brown a rejeté les requêtes en rejet introduites par l’entreprise torontoise Hudbay Minerals Inc. à l’encontre de trois requérants guatémaltèques. La Cour supérieure a conclu qu’il n’était pas manifeste et évident que cette entreprise ne pourrait pas être tenue d’un devoir de diligence[91] à l’égard des trois demandeurs. En l’espèce, ces requérants demandaient au tribunal de tenir ladite entreprise responsable des exactions commises à leur endroit par les agents de sécurité employés par sa filiale guatémaltèque, l’entreprise Compania Guatemalteca de Niquel (CGN)[92], lors de l’exploitation du projet minier Fenix de 2007 à 2009[93]. Les demandeurs soutenaient qu’un nouveau devoir de diligence devrait être imposé à l’entreprise Hudbay, car les particularités de leur relation avec la société mère donnaient ouverture à la reconnaissance d’un nouveau devoir de diligence. De son côté, Hudbay affirmait que les demandes devaient être radiées en vertu de l’article 21.01 (1) (b) des Règles de procédure civile de l’Ontario[94]. Selon Hudbay, les demandes examinées étaient manifestement non fondées, car elles allaient à l’encontre du principe de la personnalité distincte des personnes morales. Précisons que l’existence d’un nouveau devoir de diligence n’est susceptible d’être reconnue que si les deux volets du test mis au point dans la décision Anns v. Merton London Borough Council[95] sont satisfaits. Il faut d’abord établir l’existence prima facie du devoir de diligence en prouvant que le préjudice allégué est une conséquence raisonnablement prévisible du manquement puis qu’il existe une relation de proximité suffisante entre les parties. Celles-ci doivent ensuite démontrer que des considérations générales n’ont pas été défavorables à la reconnaissance d’un tel devoir.
La Cour supérieure de l’Ontario s’est demandé si les requêtes des deux parties étaient dénuées de tout fondement juridique[96]. Les juges ont considéré que la plaidoirie connaissait des chances de succès et qu’elle devait être entendue sur le fond[97], notamment parce que la reconnaissance d’une proximité entre les parties était plausible[98]. Par ses conclusions, ce tribunal a ouvert la voie à une nouvelle responsabilité pesant sur les sociétés mères. Tout comme l’a établi la Cour suprême du Royaume-Uni, la décision Choc traite de manière innovante du devoir de vigilance que des sociétés mères pourraient avoir à l’endroit des populations touchées par les activités de leurs filiales. Elle ouvre ainsi la porte aux poursuites contre les sociétés mères canadiennes[99]. Une décision de fond est attendue dans cette affaire. Le devoir de diligence plaidé dans la décision Choc a été invoqué dans deux autres litiges impliquant la responsabilité d’une société mère[100]. Dans chacun de ces deux cas, l’analyse du devoir de diligence a cependant été complètement éludée au profit d’une étude de question relevant du droit international privé[101]. Si la jurisprudence canadienne sur le devoir de diligence est moins abondante et conceptuellement moins poussée que la jurisprudence anglaise, les juges canadiens ont exploré une autre piste de responsabilisation encore plus ambitieuse.
2.2 La position ambitieuse de la Cour suprême du Canada dans la décision Nevsun Resources Ltd. c. Araya
Les faits de l’espèce font d’abord l’objet d’une présentation (3.2.1). Puis le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement (3.2.2) et l’ouverture aux violations du droit international coutumier (3.2.3) sont présentés. Enfin, une analyse critique de la décision est menée (3.2.4).
2.2.1 La trame factuelle
Le 28 février 2020, la Cour suprême du Canada a rendu la décision majeure Araya[102]. Cette affaire porte sur la responsabilité de la société Nevsun Resources Ltd. relativement à son implication dans de graves violations des droits de la personne perpétrées par le gouvernement érythréen. Les faits auraient eu lieu à partir du début de la construction de la mine de Bisha en 2008. Cette dernière produit de l’or, du cuivre et du zinc et est une des plus importantes sources de revenus pour l’Érythrée. Les demandeurs, réfugiés depuis au Canada, affirment avoir subi un traitement violent, cruel, inhumain et dégradant causé par un régime de travail forcé dans le contexte du service militaire du pays qui aurait servi à lancer l’exploitation du site minier. La structure sociétaire impliquée dans les faits dommageables est extrêmement complexe. La mine de Bisha appartient à Nevsun, société canadienne constituée sous le régime de la Business Corporation Act de la Colombie-Britannique[103]. La mine est exploitée par une filiale de Nevsun, laquelle chapeaute une chaîne de sous-traitance[104]. Depuis les faits, Nevsun a été rachetée par une entreprise chinoise[105].
En 2014, les demandeurs ont introduit une requête en dommages-intérêts pour de nombreuses causes d’action devant les tribunaux de la Colombie-Britannique[106]. Toutefois, la Cour suprême du Canada a uniquement traité de la cause d’action pour violation des dispositions de droit international coutumier prohibant le travail forcé, l’esclavage, les traitements cruels, inhumains ou dégradants et les crimes contre l’humanité[107]. Comme cela s’est produit dans de nombreux autres litiges que nous avons présentés ici, les juges ne devaient pas trancher la question sur le fond, mais déterminer si celle-ci était réelle et sérieuse. La préoccupation centrale était donc de savoir si les juridictions de la Colombie-Britannique pouvaient entendre une action en dommages et intérêts intentée contre une entreprise en vertu du droit international coutumier. De son côté, Nevsun a également soumis une requête en radiation des actes de procédure en se fondant sur la doctrine de l’acte de gouvernement et au motif que la demande ne présente aucune perspective raisonnable de succès, car les sociétés ne sont pas des sujets de droit international coutumier[108]. Les juges devaient donc également se prononcer sur l’immunité dont Nevsun souhaitait bénéficier. À l’étape des requêtes préliminaires, la Cour suprême de la Colombie-Britannique[109] et la Cour d’appel[110] ont refusé de mettre fin à la procédure, souhaitant que la responsabilité d’une société mère pour violation du droit international coutumier soit examinée sur le fond[111]. Le litige a donc été porté devant la Cour suprême du Canada.
Le plus haut tribunal du pays devait répondre à deux grandes questions de droit. Premièrement, la doctrine de l’acte de gouvernement fait-elle partie de la common law canadienne ? Deuxièmement, certaines interdictions du droit international coutumier peuvent-elles servir de fondement à une action en dommages-intérêts contre une société canadienne ? Ces interrogations ont divisé les neuf juges de la Cour suprême du Canada. Le jugement a été rendu par la plus mince des majorités par la juge Abella avec l’accord des juges Wagner, Karakatsanis, Gascon et Marin. Les motifs majoritaires ont été prononcés contre la doctrine de l’acte de gouvernement et en faveur d’une responsabilisation pour violation du droit international coutumier[112].
2.2.2 Le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement
Suivant la doctrine de l’acte de gouvernement, les juges nationaux sont incompétents pour se prononcer sur la légalité des actes d’un État souverain étranger. Par conséquent, cette doctrine permet aux entreprises s’étant adonnées à des inconduites conjointement avec des États de ne pas être inquiétées dans le pays hôte où l’État local les protège, ni dans le pays de leur siège social où l’acte de gouvernement va les immuniser contre l’intervention des tribunaux nationaux. L’argument de la défenderesse basé sur cette doctrine était nouveau, aucun juge canadien n’ayant motivé une décision sur le fondement de l’acte de gouvernement[113]. En l’espèce, et dans la mesure où l’État érythréen était engagé dans l’exploitation de la mine de Bisha, l’application de cette doctrine devait conduire la Cour suprême du Canada à se prononcer incompétente pour trancher le litige… soustrayant par la même occasion les pratiques de Nevsun à l’examen du système judiciaire canadien. La plaidoirie de Nevsun n’a pas convaincu le plus haut tribunal du pays. La juge Abella s’est exprimée en ces termes à propos de la doctrine de l’acte de gouvernement : « La doctrine ne fait pas partie de la common law canadienne, et ni elle ni ses principes sous-jacents élaborés dans la jurisprudence canadienne ne font obstacle aux réclamations des travailleurs érythréens[114]. » En droit canadien, les entreprises ne peuvent donc pas invoquer l’acte de gouvernement pour se soustraire à leurs responsabilités.
2.2.3 L’ouverture aux violations du droit international coutumier
La Cour suprême du Canada devait également déterminer si le fait d’invoquer une violation du jus cogens (composé des dispositions obligatoires du droit international coutumier) avait des chances raisonnables de succès dans la common law canadienne. Comme point de départ de sa réflexion, la Cour suprême du Canada a considéré que le droit international coutumier est automatiquement incorporé dans la common law canadienne[115]. De plus, elle a jugé que les interdictions relatives à l’esclavage, au travail forcé et aux traitements cruels, inhumains et dégradants ont, en toute vraisemblance, valeur de jus cogens[116]. Par conséquent, elle a déclaré ceci : « Une évolution de la common law s’effectue lorsque des changements sont nécessaires pour préciser un principe de droit, pour éliminer une incohérence ou pour permettre au droit de suivre l’évolution de la société […] À mon humble avis, la reconnaissance de la possibilité d’un recours pour la violation de normes faisant déjà partie de la common law est l’une de ces évolutions nécessaires[117] ». La common law canadienne devrait donc s’ouvrir à une nouvelle cause d’action pour violation du jus cogens, message fort pour les cours inférieures.
Par ailleurs, aux yeux des juges de la Cour suprême du Canada, le recours au droit international coutumier pour responsabiliser une entreprise doit surtout permettre de souligner et de condamner le caractère odieux de certaines « inconduites ». Une fonction qu’aucun recours classique de droit privé (devoir de diligence y compris) ne peut remplir aussi bien que l’invocation du jus cogens :
Les normes de droit international coutumier, comme celles dont les travailleurs érythréens allèguent la violation, sont fondamentalement différentes des délits de droit interne existants. Elles ont un caractère plus public que les délits de droit privé interne puisque leur violation […] « heurte la conscience de l’humanité » […] Le refus de reconnaître les différences entre les délits internes existants et le travail forcé ; l’esclavage ; les traitements cruels, inhumains ou dégradants ; et les crimes contre l’humanité pourrait miner la capacité de la cour à répondre adéquatement au caractère odieux des dommages causés par de tels actes[118].
L’argumentaire de la défenderesse selon lequel les normes de droit international ne s’appliquent pas aux sociétés a été battu en brèche par la Cour suprême du Canada. Suivant les motifs majoritaires, le droit international, dans sa conception moderne, peut aussi s’appliquer aux sociétés : « il n’est pas “évident et manifeste” que les sociétés jouissent aujourd’hui d’une exclusion générale en droit international coutumier à l’égard de la responsabilité directe pour violations des […] “normes obligatoires, définissables et universelles de droit international”, ou de la responsabilité indirecte pour leur participation à ce que le professeur Clapham appelle les […] “infractions de complicité”[119] ». Enfin, les juges majoritaires considèrent que la position du législateur canadien encourageant la responsabilisation judiciaire des entreprises justifie la position ambitieuse de la Cour suprême du Canada, car ces deux aspects partagent un objectif commun : la responsabilisation des multinationales[120].
Certes, il n’est pas encore établi à ce stade de la procédure que les infractions de droit international en question seront effectivement reconnues comme s’appliquant aux sociétés au moment de l’examen du litige sur le fond[121]. Cependant, la Cour suprême du Canada n’a pas manqué d’envoyer un message notable aux juges qui connaîtront de la suite du litige : « En dernière analyse, pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de conclure que les violations des normes de droit international coutumier, ou de jus cogens, invoquées par les travailleurs érythréens pourraient fort bien s’appliquer à Nevsun. Il ne reste plus qu’à établir s’il existe des lois canadiennes entrant en conflit avec leur adoption dans notre common law. Soit dit en tout respect, je n’en ai trouvé aucune[122]. »
2.2.4 Une analyse critique de la décision
Dans la décision Araya, la Cour suprême du Canada a rendu un des jugements les plus importants de son histoire récente. Certes, puisqu’il n’est pas question d’une décision de fond, la décision Araya ne constitue pas à proprement parler un précédent justifiant l’application du raisonnement qui y est développé suivant le principe stare decisis entendu strictement. Il appartiendra plutôt à une décision de fond de déterminer si la cause d’action pour violation du jus cogens invoquée dans la décision Araya est effectivement recevable au Canada[123]. Cependant, le message envoyé par les juges majoritaires ne doit pas être relativisé, et il devrait exercer une très forte influence sur les futures décisions des tribunaux canadiens. Ainsi, c’est assurément en incorporant du droit international coutumier dans l’ordre interne canadien et en menant cet État vers un système quasi moniste que la décision Araya est la plus retentissante[124]. Retenir une telle solution soulève de nombreux problèmes juridiques dont l’étendue n’est pas encore pleinement mesurée[125]. Une de ses implications est qu’une nouvelle catégorie de délits civils pour violation du droit international coutumier devrait être consacrée en droit canadien, même si son contenu et son régime n’ont pas été précisés : « the Nevsun decision is revolutionary in that it is the first common law case to have created a seemingly sui generis cause of action based on customary international law aimed at curtailing the recalcitrant practices of multinational corporations[126] ». La ratio decidendi de la Cour suprême du Canada se fonde sur une approche fort libérale du droit international[127] et s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence canadienne qui donne un rôle important au droit international coutumier[128]. En apportant une réponse extrêmement ambitieuse à une question juridique inédite relevant d’une branche du droit vraiment complexe, la décision du plus haut tribunal du pays — assurément polémique — dépasse donc largement les enjeux de responsabilisation des entreprises.
Du point de vue de la RSE, la décision Araya est encourageante. En premier lieu, le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement est opportun en matière de responsabilisation des entreprises. En soustrayant à l’examen des juges les faits dans lesquels des gouvernements étrangers sont impliqués, l’importation de cette doctrine en droit canadien aurait annihilé les devoirs et les responsabilités des entreprises et de leurs hauts dirigeants pouvant en bénéficier. Le rejet de la doctrine de l’acte de gouvernement par la Cour suprême du Canada est donc à saluer. En deuxième lieu, considérer que le jus cogens fait partie de la common law canadienne — ce qui lui confère un effet horizontal — devrait contribuer à protéger les droits de la personne des parties prenantes contre les inconduites les plus graves que certaines entreprises canadiennes pourraient adopter à l’étranger. En troisième lieu, la reconnaissance des sociétés canadiennes comme des sujets de droit international coutumier constitue le corollaire de l’incorporation du jus cogens au droit canadien en ce qu’elle permet l’effectivité de son contenu pour responsabiliser les multinationales. À défaut, importer le jus cogens en droit canadien aurait été inopérant au regard de la RSE. Au demeurant, la position de la Cour suprême du Canada selon laquelle sa solution correspond à l’état du droit international coutumier est critiquable[129]. En quatrième et dernier lieu, la dissidence des juges Brown et Rowe souligne à raison que le jugement majoritaire importe en droit canadien l’ATS, en ce qu’il impose aux entreprises nationales de respecter le jus cogens[130].
Ouvrir la voie à la responsabilisation des entreprises canadiennes sur le fondement du droit international coutumier s’avère d’autant plus remarquable que d’autres voies de recours existent. En effet, il est admis que les demandeurs pourraient obtenir des dommages-intérêts au moyen d’une action ordinaire de droit privé[131]. Pourtant, la Cour suprême du Canada a considéré que l’ouverture au jus cogens en matière de RSE n’était pas superfétatoire. Suivant la ratio decidendi des motifs majoritaires, la question de la responsabilité d’une entreprise ayant gravement manqué à sa RSE ne soulève pas que l’enjeu de l’indemnisation des victimes. Elle met également en lumière la question de la sanction. Ainsi, la Cour suprême du Canada reconnaît l’importance du mécanisme de la mise au pilori (name and shame) et le besoin pour les victimes de disposer de causes d’action adaptées à la gravité parfois extrême des préjudices qu’elles ont subis. C’est dans ce contexte que l’invocation du droit international coutumier trouve sa pertinence. Indubitablement, la cause d’action alternative la plus viable dans les affaires de ce type est le devoir de diligence. Cette voie de recours permet d’engager la responsabilité extracontractuelle d’une entreprise en vue d’indemniser les victimes du préjudice subi… pour simple négligence : voilà une solution peu adaptée à la sanction de pratiques relevant de l’esclavage. Quant à la violation du jus cogens, elle souligne bien plus la gravité de la faute de l’entreprise. Cependant, un auteur s’interroge sur la pertinence de mobiliser le droit international coutumier afin de responsabiliser une société mère[132]. Enfin, la prise en considération par la Cour suprême du Canada des mesures adoptées par le gouvernement canadien pour promouvoir la RSE indique qu’un dialogue entre ce dernier et les tribunaux se met donc en place avec, dans la ligne de mire, une responsabilisation accrue des multinationales canadiennes. Pour sa part, le gouvernement canadien a adopté successivement deux stratégies, soit en 2009[133] puis en 2014[134], par lesquelles il incite les entreprises extractives canadiennes à respecter des standards de RSE internationalement reconnus à travers des mécanismes relevant essentiellement du droit mou[135]. Plus récemment, en 2019, le gouvernement canadien a créé le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises[136] : celui-ci doit conseiller les entreprises canadiennes dans leurs démarches de RSE à l’étranger et assurer un règlement non judiciaire des différends qui pourraient les opposer à leurs parties prenantes dans les pays où elles sont en activité[137]. C’est surtout cette dernière création qui a motivé les juges. En effet, si le gouvernement canadien n’a toujours pas adopté de droit contraignant en la matière, la création du Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises témoigne qu’il accroît lentement mais continuellement la pression sur les entreprises ayant des pratiques de RSE à l’étranger discutables, et ce, en vue de promouvoir leur responsabilité.
La décision Araya laisse de nombreuses questions sans réponse qu’un procès sur le fond devrait trancher. Les effets de cette décision sur le droit canadien sont incertains. Ainsi, la Cour suprême du Canada n’a pas précisé si le raisonnement des juges devait se fonder sur le droit international coutumier ou sur la common law canadienne pour engager la responsabilité d’une partie[138]. Concernant plus précisément la RSE, trois questions se démarquent. Premièrement, il restera à confirmer que les sociétés canadiennes seront effectivement considérées comme des sujets de droit international coutumier. Deuxièmement, il faudra déterminer si les dispositions du droit international coutumier portant sur l’esclavage seront bel et bien respectées par les justiciables canadiens. Troisièmement, les juges devront préciser les formes d’implication d’une société mère dans une violation du jus cogens susceptibles d’engager sa responsabilité[139]. Toutes ces interrogations pourraient rester en suspens encore longtemps. Dans l’affaire Araya, les parties sont parvenues à un accord hors cour dont le montant n’a pas été rendu public[140], issue qualifiée de révolutionnaire (ground-breaking) par Amnistie internationale[141]. Alors que Nevsun avait promis de défendre bec et ongles son innocence devant la justice canadienne, sa volte-face témoigne de la réalité du risque juridique de condamnation qui pesait sur elle. Bien que cet accord puisse être considéré comme une contribution à une responsabilisation accrue des entreprises canadiennes, il constitue un frein à l’évolution du droit canadien amorcé avec cette affaire.
2.3 La synthèse
Le devoir de diligence des sociétés mères est peu développé au Canada où seule la décision Choc en traite. En 2020, la Cour suprême du Canada a consacré une voie de recours alternative très ambitieuse. Dans la décision Araya, elle affirme que les violations du droit international coutumier peuvent engager la responsabilité d’une société mère canadienne. Elle y rejette également la doctrine de l’acte de gouvernement.
Conclusion
L’impunité des grandes entreprises est dénoncée depuis longtemps dans la doctrine[142] et dans la presse[143]. Peu de solutions ont été mises en place jusqu’à maintenant, malgré diverses propositions[144]. La RSE trouve ses limites dans sa réception par le droit[145]. La responsabilité juridique des multinationales pour les activités menées dans les pays hôtes (notamment quand il est question de pays en voie de développement) demeure largement illusoire. Cependant, les choses changent. Le développement praeter legem de mécanismes de responsabilisation permet d’envisager une responsabilisation des entreprises, et ce, sans qu’une loi ait à être adoptée[146].
Le devoir de diligence prend progressivement sa place dans le paysage juridique. Ce concept, centré non pas sur la société mais sur le groupe, permet de dépasser la protection conférée par les structures sociétaires. En Angleterre, la Cour d’appel a démontré dans un premier temps une certaine réserve à la consécration du devoir de diligence des sociétés mères jusqu’à ce que la Cour suprême du Royaume-Uni intervienne pour consacrer pleinement son existence dans la décision Lungowe. Au Canada, la common law a fait également une place au devoir de diligence, mais la jurisprudence se résume ultimement à une unique décision (Choc) à la portée encore incertaine. En ce qui concerne l’élaboration jurisprudentielle de l’obligation de diligence de sociétés mères, les tribunaux canadiens pourront trouver de précieuses pistes en étudiant les décisions anglaises les plus ambitieuses. Dans ce contexte mouvant, l’absence d’un devoir de diligence demeure le principe. Cependant, la violation d’un tel devoir (pesant potentiellement sur toutes les sociétés mères contrôlant les activités de leurs filiales) est susceptible de constituer une cause d’action permettant à des plaignants étrangers (qu’ils soient des travailleurs ou des tiers impactés) de poursuivre en Angleterre ou au Canada une société mère pour obtenir réparation de préjudices causés par les activités d’une filiale étrangère dans leur pays. En revanche, il demeure difficile d’anticiper sur le succès de recours judiciaires sur ce fondement. La décision, qui va reposer en grande partie sur une analyse des juges, n’est pas encore fixée et ne permet donc pas à l’heure actuelle de se faire une idée précise des situations couvertes[147].
Concernant la violation du jus cogens, la Cour suprême du Canada a ouvert la voie à une cause nouvelle de poursuite démontrant la volonté de responsabiliser davantage les entreprises par rapport à leurs inconduites les plus graves, notamment celles qui sont liées à l’esclavage. Les contours de cette responsabilité restent toutefois extrêmement imprécis, autant sur les infractions visées que sur les formes de contrôle susceptibles de lui donner naissance. Alors que la diligence va sanctionner la passivité d’une société mère traduisant sa négligence, la violation du jus cogens devrait plutôt venir punir le rôle actif joué par une société mère dans la perpétration des actes dommageables. Ainsi, bien que l’insécurité juridique existe, nul doute que plus les activités d’une filiale (même étrangère) seront contrôlées étroitement, plus une société mère canadienne aura intérêt à se montrer diligente. L’issue de l’affaire Araya dans un accord transactionnel témoigne de la croissance des litiges impliquant des manquements graves à la RSE qui trouvent une résolution à l’extérieur des tribunaux. Si les accords hors cour apportent une solution, celle-ci n’apporte pas pour autant toutes les conséquences attachées à la sanction d’une décision sur le fond[148]. Présentement, ces accords sont obtenus à la suite de décisions procédurales favorables aux demandeurs qui font craindre aux entreprises de perdre le procès sur le fond, lesquelles vont donc préférer transiger. Puisqu’elles traitent de question de fond pour déterminer l’issue probable du litige, ces décisions procédurales constituent des étapes incrémentales qui permettent à la common law d’évoluer[149]. Elles donnent également l’occasion aux demandeurs d’obtenir une forme de réparation puisqu’elles incitent les entreprises à faire des concessions réciproques pour éviter l’opprobre d’une condamnation judiciaire. Toutefois, l’absence de décision de fond concourt à l’insécurité juridique et ralentit la construction de la responsabilisation de ces entreprises. De ce fait, ni le devoir de diligence ni la violation du jus cogens n’appartiennent encore pleinement au droit dur à proprement parler puisque leurs contours sont trop imprécis. Ils relèvent plutôt du droit flou (fuzzy law), mais n’en témoignent pas moins de la proactivité des juges en matière de RSE.
Si les cours suprêmes canadienne et anglaise font parfois preuve d’activisme judiciaire[150], cela était peu le cas jusqu’à présent en droit des affaires. Les décisions des cours suprêmes présentées dans notre étude responsabilisent les entreprises au-delà de ce que l’état de la common law permettait d’envisager. Les cours suprêmes ont notamment pour fonction de participer à l’évolution de la common law[151], car elles peuvent adopter des décisions ambitieuses et ainsi faire preuve d’activisme judiciaire. Ce dernier désigne la volonté des juges d’amener le droit existant à évoluer[152]. Il inclut les situations dans lesquelles ceux-ci expriment de la créativité dans leur jurisprudence et imposent au législateur certaines solutions[153]. L’évolution du devoir de diligence de sociétés mères au Canada et en Angleterre de même que l’ouverture canadienne aux poursuites pour violation du jus cogens par une entreprise attestent l’activisme judiciaire des juges des cours suprêmes en matière de RSE. Précisons que cet activisme a un rôle à jouer pour assurer la promotion de la vertu des entreprises[154]. Un message fort est alors adressé aux cours inférieures, et la question de la réception prétorienne de la RSE des multinationales s’en trouve de facto encore plus politisée qu’elle ne l’était[155].
Durant les deux premières décennies du xxie siècle, les enjeux traités par les juges et par les législateurs portaient principalement sur la nature de la société et de l’entreprise, en particulier eu égard aux relations avec les parties prenantes. Par exemple, la Cour suprême du Canada s’est d’abord intéressée à l’intérêt social dans les décisions Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise[156] et BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976[157] pour consacrer une certaine vision institutionnelle des sociétés par actions. En Angleterre, c’est le législateur qui est intervenu, confirmant la position retenue par la common law[158]. Désormais, la Cour suprême du Canada et la Cour suprême du Royaume-Uni considèrent les responsabilités des sociétés par actions à l’égard de leurs parties prenantes, notamment étrangères. Pour la troisième décennie du xxie siècle, l’enjeu n’est plus celui de la définition de la « corporation », mais bien de sa responsabilité. Si l’ouverture aux parties prenantes l’a emporté conceptuellement, cette reconnaissance se révèle inutile dès lors que les entreprises peuvent continuer à leur porter préjudice. Le droit des sociétés est toujours source de pouvoir. Il doit devenir source de responsabilité. En réalité, le droit des sociétés par actions de demain devra traduire ces responsabilités, et sa construction aura besoin tant des juges que des législateurs.
Parties annexes
Notes
-
[1]
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) tire sa dimension normative de la théorie des parties prenantes. Voir notamment : Thomas Donaldson et Lee E. Preston, « The Stakeholder Theory of the Corporation : Concepts, Evidence and Implications », Academy of Management Review, vol. 20, no 1, 1995, p. 65. Il n’existe pas de consensus sur le fondement de cette normativité. Voir Isabelle Cadet, Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), responsabilité éthiques et utopies. Les fondements normatifs de la RSE. Étude de la place du droit dans les organisations, thèse de doctorat, Paris, École doctorale Abbé Grégoire, Conservatoire national des sciences et métiers, 2014, p. 140 et 141. Néanmoins, la RSE connaît de nombreuses conceptions, toutes ne lui conférant pas une dimension normative. Pour une synthèse de ces conceptions, voir notamment Jean-Pascal Gond et Jacques Igalens, La responsabilité sociale de l’entreprise, 6e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 35 et suiv.
-
[2]
Sur les relations entre la RSE et le droit, voir notamment Kathia Martin-Chenut et René De Quenaudon (dir.), La RSE saisie par le droit : perspectives interne et internationale, Paris, Éditions A. Pedone, 2016. Pour un état des lieux, voir Ivan Tchotourian et autres, « Mondialisation de la RSE et droit des sociétés par actions : deux décennies de construction de la hard law », Revue juridique de la Sorbonne 2020.47.
-
[3]
Pour le Canada, voir : Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, art. 298 et 2188 ; Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44, art. 15 (ci-après « LCSA »).
-
[4]
Pour le Canada, voir : art. 309 C.c.Q. ; Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S-31.1, art. 224 (ci-après « LSAQ ») ; art. 45 LCSA.
-
[5]
Phillip I. Blumberg, « Limited Liability and Corporate Groups », (1986) 11 J. Corp. L. 573, 575 : « Limited liability now enables a corporate group organized in tiers of companies to insulate each corporate tier of the group, and thus, achieve layers of insulation for the parent corporation from liability for the obligations of its numerous subsidiaries » ; Amnesty International, Injustice Incorporated : Corporate Abuses and the Right to Remedy, Londres, Amnesty International, 2014.
-
[6]
Alexis Langenfeld, Devoir de vigilance des multinationales : comparaison des choix de politique législative, essai de maîtrise, Québec, Faculté de droit, Université Laval, 2018, p. 11 (définition inspirée de Yann Queinnec et Stéphane Brabant, « De l’art et du devoir d’être vigilant », Rev. Lamy Affaires 2013.48, 49).
-
[7]
Loi no 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, J.O. 28 mars 2017, no 1. Cette loi française crée deux nouvelles entrées dans le Code de commerce, à savoir les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5. Voir notamment Sophie Schiller (dir.), Le devoir de vigilance, Paris, LexisNexis, 2019.
-
[8]
Wet zorgplicht kinderarbeid, J.O. 13 oct. 2019, no 401, [En ligne], [zoek.officielebekendmakingen.nl/stb-2019-401.html] (12 janvier 2020). Sur cette loi, voir : Anneloes Hoff, « Dutch Child Labour Due Diligence Law : A Step towards Mandatory Human Rights Due Diligence », Oxford Human Rights Hub, 10 juin 2019, [En ligne], [ohrh.law.ox.ac.uk/dutch-child-labour-due-diligence-law-a-step-towards-mandatory-human-rights-due-diligence/] (12 janvier 2020).
-
[9]
Paul Seseke, « Une loi sur le devoir de vigilance à l’allemande ? », Les blogs pédagogiques de l’Université Paris Nanterre, 11 juin 2020, [En ligne], [blogs.parisnanterre.fr/article/une-loi-sur-le-devoir-de-vigilance-lallemande] (12 janvier 2020).
-
[10]
Le Monde avec AFP, « En Suisse, l’initiative sur “les multinationales responsables” est rejetée », Le Monde, 29 novembre 2020, [En ligne], [www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/29/en-suisse-l-initiative-sur-les-multinationales-responsables-risque-d-etre-rejetee_6061558_3234.html] (12 janvier 2020).
-
[11]
Béatrice Héraud, « La crise du Covid pousse l’Union européenne à accélérer sur le devoir de vigilance », Novethic, 19 mai 2020, [En ligne], [www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/devoir-de-vigilance-la-crise-du-covid-19-accelere-son-etendue-a-l-union-europeenne-148542.html] (12 janvier 2020).
-
[12]
Règlement (UE) 2020/1998 du Conseil du 7 décembre 2020 concernant des mesures restrictives en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits, J.O.U.E., no L 4101, 7 décembre 2020, p. 1.
-
[13]
Décision (PESC) 2020/1999 du Conseil du 7 décembre 2020 concernant des mesures restrictives en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits, J.O.U.E., no L 4101, 7 décembre 2020, p. 13.
-
[14]
Conseil de l’Union européenne, « L’UE adopte un régime mondial de sanctions en matière de droits de l’homme », communiqué de presse, 7 décembre 2020, [En ligne], [www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/12/07/eu-adopts-a-global-human-rights-sanctions-regime/] (12 janvier 2020).
-
[15]
Voir notamment I. Cadet, préc., note 1.
-
[16]
Richard Janda et Juan C. Pinto, « Canada », dans Lukas Heckendorn Urscheler et Johanna Fournier (dir.), Regulating Human Rights Due Diligence for Corporations : A Comparative View, Zürich, Schulthess, 2017, p. 45 ; Charis Kamphuis, « Canadian Mining Companies and Domestic Law Reform : A Critical Legal Account », (2012) 13 German L.J. 1459.
-
[17]
Voir notamment Affaires mondiales Canada, « Stratégie améliorée du Canada relative à la responsabilité sociale des entreprises, visant à renforcer les industries extractives du Canada à l’étranger », 31 juillet 2019, [En ligne], [www.international.gc.ca/trade-agreements-accords-commerciaux/topics-domaines/other-autre/csr-strat-rse.aspx?lang=fra] (12 janvier 2020).
-
[18]
Décret remplaçant l’annexe du décret C.P. 2019-299 du 8 avril 2019, C.P. 2019-1323, 6 septembre 2019 ; Gouvernement du Canada, « Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises », [En ligne], [core-ombuds.canada.ca/index.aspx?lang=fra] (12 janvier 2020).
-
[19]
John Curran, « United Kingdom », dans L.H. Urscheler et J. Fournier (dir.), préc., note 16, p. 183 ; Richard Meeran, « Access to Remedy : The United Kingdom Experience of MNC Tort Litigation for Human Rights Violations », dans Surya Deva et David Bilchitz (dir.), Human Rights Obligations of Business : Beyond the Corporate Responsibility to Respect ?, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 378, à la page 381.
-
[20]
L’Alien Tort Statute, 28 U.S.C. § 1350, ne sera pas analysé dans le présent texte. D’une part, notre objectif est d’étudier les positions des cours suprêmes canadienne et anglaise sur la responsabilité des sociétés mères rapport à des enjeux de RSE et leurs apports mutuels. D’autre part, les développements qui en traiteraient risqueraient de perdre rapidement de leur pertinence dans la mesure où la Cour suprême des États-Unis doit prochainement rendre une décision dans laquelle elle devrait clarifier sa position – laissée floue jusqu’ici – sur la possibilité de condamner une société mère américaine sur le fondement de l’Alien Tort Statute : voir notamment Linda Martin, Timothy Harkness et David Livshiz, « Allegations of Human Rights Violations and Other Litigation Trends », Harvard Law School Forum on Corporate Governance, 13 janvier 2021, [En ligne], [corpgov.law.harvard.edu/2021/01/13/allegations-of-human-rights-violations-and-other-litigation-trends/] (25 février 2021).
-
[21]
Vedanta Resources PLC and another (Appellants) v. Lungowe and others (Respondents), [2019] UKSC 20 (ci-après « décision Lungowe »).
-
[22]
Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5 (ci-après « décision Araya »).
-
[23]
Sur les liens entre droit international privé et groupes de sociétés, voir : Ivan Tchotourian et Alexis Langenfeld, Forum non conveniens. Une impasse pour la responsabilité sociale des entreprises ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020 ; Geneviève Saumier, « L’ouverture récente des tribunaux canadiens aux poursuites dirigées contre les sociétés mères pour les préjudices causés par leurs filiales à l’étranger », (2018) R.C.D.I.P. 775.
-
[24]
La finalité commune partagée par les mécanismes anglais et canadiens justifie une approche comparée fonctionnelle. Sur cette méthode, voir notamment Geoffrey Samuel, An Introduction to Comparative Law Theory and Method, Oxford, Hart Publishing, 2014, p. 56 et suiv.
-
[25]
Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises. Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : mise en oeuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies, par John Ruggie, Doc. N.U. A/HRC/17/31 (21 mars 2011) ; Conseil d’administration du Bureau international du travail, Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale, Genève, Organisation internationale du travail, 2017 ; Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, Paris, OCDE, 2011.
-
[26]
Sur le devoir de diligence, voir Pierre Arsenault, La responsabilité civile délictuelle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 15 et suiv.
-
[27]
Caparo Industries Plc v. Dickman, [1990] 2 A.C. 605 (ci-après « décision Caparo »).
-
[28]
Martin Petrin, « Assumption of Responsibility in Corporate Groups : Chandler v. Cape Plc », (2013) 76 Mod. L. Rev. 603, 607 et suiv.
-
[29]
Robinson v. Chief Constable of West Yorkshire Police, [2018] U.K.S.C. 4 (ci-après « décision Robinson »). Sur cette décision, voir Donal Nolan, « The Duty of Care after Robinson v. Chief Constable of West Yorkshire Police », dans Daniel Clarry (dir.), The UK Supreme Court Yearbook, vol. 9 « 2017-2018 », Cambridge, Appellate Press, 2019, p. 174.
-
[30]
Décision Robinson, préc., note 29, par. 21.
-
[31]
Voir les décisions suivantes : Ngcobo v. Thor Chemicals Holdings Ltd., 9 octobre 1995 (C.A.) (non publiée) ; Sithole and Others v. Thor Chemicals Holdings Ltd. and Another, [1999] E.W.C.A. Civ. 706 ; Newton-Sealey v. Armorgroup Services Ltd. & Ors, [2008] E.W.H.C. 233 (Q.B.) ; Connelly v. RTZ Corporation Plc and Others, [1997] U.K.H.L. 30 ; Lubbe and Others and Cape Plc. and Related Appeals, [2000] U.K.H.L. 41 ; Guerrero v. Monterrico Metals Plc and Another, [2009] E.W.H.C. 2475 (Q.B.). Pour un commentaire, voir R. Meeran, préc., note 19, à la page 380.
-
[32]
Chandler v. Cape Plc, [2012] E.W.C.A. Civ. 525 (ci-après « décision Chandler »). Pour la décision de première instance : Chandler v. Cape Plc, [2011] E.W.H.C. 951 (Q.B.).
-
[33]
Pour des commentaires, voir notamment : Stefan H.C. Lo, « A Parent Company’s Tort Liability to Employees of a Subsidiary », (2014) 1 J. Int’l & Comp. L. 117 ; Charles Chatterjee et Anna Lefcovitch, « Sins of the Father : Consequences of a Parent’s Assumption of Responsibility for its Subsidiaries/Branches », (2013) 28 B.J.I.B. & F.L. 29.
-
[34]
Décision Chandler, préc., note 32, par. 46.
-
[35]
Id., par. 78.
-
[36]
Id., par. 80.
-
[37]
Id., par. 46.
-
[38]
Id., par. 80.
-
[39]
Id., par. 67.
-
[40]
R. Meeran, préc., note 19, à la page 390.
-
[41]
M. Petrin, préc., note 28, 610.
-
[42]
Id., 612.
-
[43]
Par exemple : M. Petrin, préc., note 28 (l’auteur, pourtant favorable à une responsabilisation accrue de groupes de sociétés, critique le raisonnement privilégié dans la décision Chandler et recommande de ne pas trancher de futurs litiges en adoptant le raisonnement qui y est exposé) ; S.H.C. Lo, préc., note 33 (l’auteur est favorable à la solution retenue dans la décision Chandler).
-
[44]
Doug Cassel, « Outlining the Case for a Common Law Duty of Care of Business to Exercise Human Rights Due Diligence », (2016) 1 Bus. Hum. Rights J. 179, 196 : « However, Chandler is of course not an end, but only a beginning, of the common law on parent company duties of care. »
-
[45]
Dans ces décisions, comme dans celle de la Cour suprême du Canada que nous commenterons plus bas, de nombreuses questions processuelles liées au droit international privé ont été traitées.
-
[46]
Thompson v. The Renwick Group Plc, [2014] E.W.C.A. Civ. 635 (ci-après « décision Thompson »).
-
[47]
Uglješa Grušíc, « Responsibility in Groups of Companies and the Future of International Human Rights and Environmental Litigation », (2015) 74 Cambridge L.J. 30, 33.
-
[48]
AAA & Ors v. Unilever Plc & Anor, [2018] E.W.C.A. Civ. 1532 (ci-après « décision AAA »). Pour la décision de première instance : AAA & Ors v. Unilever Plc & Anor, [2017] E.W.H.C. 371 (Q.B.).
-
[49]
John Ogilvie et autres, « Another Successful Challenge to Jurisdiction of English Court to Hear Claims against English Domiciled Parent Companies in Relation to Acts of Subsidiaries Abroad », Herbert Smith Freehills LLP Litigation Notes, 8 mars 2017, [En ligne], [www.lexology.com/library/detail.aspx?g=1268bd81-69eb-4e3d-a1e6-022b1650078e] (12 janvier 2020).
-
[50]
Décision AAA, préc., note 48, par. 26 et suiv.
-
[51]
Id., par. 40.
-
[52]
Id.
-
[53]
Id.
-
[54]
Id., par. 13 et suiv.
-
[55]
Simmons & Simmons, « Supreme Court Refuses Permission to Appeal in Unilever Case », 19 juillet 2019, [En ligne], [www.simmons-simmons.com/publications/ck0bagorz7ep70b94qy2xfp8u/190719-mass-torts-case-alert-supreme-court-refuses-permission-to-appeal-in-unilever-case] (12 janvier 2020).
-
[56]
Okpabi & Ors v. Royal Dutch Shell Plc & Anor, [2018] E.W.C.A. Civ. 191 (ci-après « décision Okpabi »). Pour la décision de première instance : Okpabi & Ors v. Royal Dutch Shell Plc & Anor, [2017] E.W.H.C. 89 (T.C.C.).
-
[57]
Sur cette affaire, voir notamment : James Goudkamp, « Duties of Care and Corporate Groups », (2017) 133 L.Q. Rev. 560, 560 et suiv. ; Ekaterina Aristova, « Tort Litigation against Transnational Corporations in English Courts : The Challenge of Jurisdiction », (2018) 14 Utrecht L. Rev. 6, 15 et suiv.
-
[58]
Décision Okpabi, préc., note 56, par. 118 et suiv. (Lord Simons) ainsi que par. 193 et suiv. (Sir Vos).
-
[59]
Id., par. 129 (Lord Simons) ainsi que par. 198 et suiv. (Sir Vos).
-
[60]
Id., par. 130 et suiv. (Lord Simons) ainsi que par. 206 (Sir Vos).
-
[61]
Id., par. 130 et 131 (Lord Simons).
-
[62]
Id., par. 196 (Sir Vos) : « That, I believe, is the case because it would be surprising if a parent company were to go to the trouble of establishing a network of overseas subsidiaries with their own management structures if it intended itself to assume responsibility for the operations of each of those subsidiaries. The corporate structure itself tends to militate against the requisite proximity. »
-
[63]
Id., par. 84 (Lord Simons).
-
[64]
Id., par. 153 et suiv. (Lord Sales). Pour le juge Sales, les faits allégués par les demandeurs témoignent d’une certaine prise de contrôle de la SPDC par la RDS, ce qui rend plausible qu’un devoir de diligence puisse être reconnu. Cependant, la position du juge Sales se démarque surtout par le fait qu’il considère que la RDS n’était pas parvenue à prouver que la reconnaissance d’un devoir de diligence en l’espèce ne serait pas équitable, juste et raisonnable en s’appuyant sur une lecture ambitieuse de la dynamique d’un groupe de société (id., par. 172 (Lord Sales)).
-
[65]
Lungowe & Ors v. Vedanta Resources Plc & Anor, [2017] E.W.C.A. Civ. 1528. Pour la première instance : Lungowe & Ors v. Vedanta Resources Plc & Anor, [2016] E.W.H.C. 975 (T.C.C.).
-
[66]
Sur la comparaison entre les décisions Lungowe et Okpabi, voir la décision Okpabi, préc., note 56, par. 197.
-
[67]
Norton Rose Fulbright, « UK Supreme Court Clarifies Issues on Parent Company Liability in Lungowe v. Vedanta », avril 2019, [En ligne], [www.nortonrosefulbright.com/en-it/knowledge/publications/70fc8211/uk-supreme-court-clarifies-issues-on-parent-company-liability-in-lungowe-v-vedanta] (12 janvier 2020).
-
[68]
Lungowe & Ors v. Vedanta Resources Plc & Anor, préc., note 65, par. 83.
-
[69]
Décision Lungowe, préc., note 21.
-
[70]
Par ailleurs, la compétence sur la filiale est contestée sur le fondement du droit international privé. Pour une analyse : Horatia Muir Watt, « La saga juridictionnelle Vedanta (suite) : le devoir de vigilance de la société-mère à l’égard des tiers », (2019) R.C.D.I.P. 504.
-
[71]
Les standards pour faire échouer le procès sont élevés : les demandeurs seront déboutés à ce stade préliminaire si leur question de droit n’est pas réelle et sérieuse ou si elle n’a aucune chance de succès, selon les fors. Qu’il soit « mini » ou « sommaire », ce début de procès s’étalera sur plusieurs années et au moins deux instances. La situation canadienne est analogue à celle qui règne en Angleterre.
-
[72]
Décision Lungowe, préc., note 21, par. 56 ; Simmons & Simmons, « Mass Torts Case Alert : Supreme Court Hands Down Judgment in Lungowe and Ors v. Vedanta Resource Plc and Konkola Copper Mines Plc », 17 avril 2019, [En ligne], [www.simmons-simmons.com/publications/ck0bg637to4bq0b85mehy1du2/170419-mass-torts-case-alert] (12 janvier 2020).
-
[73]
Décision Lungowe, préc., note 21, par. 49 : « But the liability of parent companies in relation to the activities of their subsidiaries is not, of itself, a distinct category of liability in common law negligence. »
-
[74]
Home Office v. Dorset Yacht Co Ltd., [1970] U.K.H.L. 2.
-
[75]
Décision Lungowe, préc., note 21, par. 50.
-
[76]
Id., par. 54 :
Once it is recognised that, for these purposes, there is nothing special or conclusive about the bare parent/subsidiary relationship, it is apparent that the general principles which determine whether A owes a duty of care to C in respect of the harmful activities of B are not novel at all. They may easily be traced back as far as the decision of the House of Lords in Dorset Yacht Co Ltd. v. Home Office.
-
[77]
Id., par. 49 :
Direct or indirect ownership by one company of all or a majority of the shares of another company (which is the irreducible essence of a parent/subsidiary relationship) may enable the parent to take control of the management of the operations of the business or of land owned by the subsidiary, but it does not impose any duty upon the parent to do so, whether owed to the subsidiary or, a fortiori, to anyone else. Everything depends on the extent to which, and the way in which, the parent availed itself of the opportunity to take over, intervene in, control, supervise or advise the management of the relevant operations (including land use) of the subsidiary. All that the existence of a parent subsidiary relationship demonstrates is that the parent had such an opportunity.
-
[78]
Id., par. 52 :
Mr. Gibson sought to extract from the Unilever case and from HRH Emere Godwin Bebe Okpabi v. Royal Dutch Shell Plc, [2018] E.W.C.A. Civ. 191, [2018] Bus. L.R. 1022, a general principle that a parent could never incur a duty of care in respect of the activities of a particular subsidiary merely by laying down group-wide policies and guidelines, and expecting the management of each subsidiary to comply with them. This is, he submitted, all that the evidence thus far deployed in the present case demonstrated about the Vedanta Group. Again, I am not persuaded that there is any such reliable limiting principle. Group guidelines about minimising the environmental impact of inherently dangerous activities, such as mining, may be shown to contain systemic errors which, when implemented as of course by a particular subsidiary, then cause harm to third parties.
-
[79]
Id., par. 53 :
Even where group-wide policies do not of themselves give rise to such a duty of care to third parties, they may do so if the parent does not merely proclaim them, but takes active steps, by training, supervision and enforcement, to see that they are implemented by relevant subsidiaries. Similarly, it seems to me that the parent may incur the relevant responsibility to third parties if, in published materials, it holds itself out as exercising that degree of supervision and control of its subsidiaries, even if it does not in fact do so. In such circumstances its very omission may constitute the abdication of a responsibility which it has publicly undertaken.
-
[80]
Id., par. 51 :
FOr my part, I would be reluctant to seek to shoehorn all cases of the parent’s liability into specific categories of that kind, helpful though they will no doubt often be for the purposes of analysis. There is no limit to the models of management and control which may be put in place within a multinational group of companies. At one end, the parent may be no more than a passive investor in separate businesses carried out by its various direct and indirect subsidiaries. At the other extreme, the parent may carry out a thoroughgoing vertical reorganisation of the group’s businesses so that they are, in management terms, carried on as if they were a single commercial undertaking, with boundaries of legal personality and ownership within the group becoming irrelevant, until the onset of insolvency, as happened within the Lehman Brothers group.
-
[81]
Tara Van Ho, « Vedanta Resources Plc and Another v. Lungowe and Others », (2020) 114 Am. J. Int’l L. 110, 113 : « In many respects, Vedanta is a rather mundane case about the difficult but routine considerations a domestic court must undertake in transnational cases where the parties disagree about which forum is preferable. Yet, the Supreme Court’s findings may have a profound impact on business and human rights, a subfield of international human rights law. »
-
[82]
Norton Rose Fulbright, préc., note 67.
-
[83]
Simmons & Simmons, préc., note 55 : « the Supreme Court in Vedanta emphasised that the existence of a parent company duty of care is a fact-specific analysis, to be undertaken on a standalone basis in each case ».
-
[84]
H. Muir Watt, préc., note 70, 505. Aux prochaines audiences, si elles se tiennent, les demandeurs auront la lourde tâche de prouver la proximité de Vedanta dans les activités de la KCM et son éventuelle négligence. Enfin, la doctrine pourra regretter l’absence de réflexion portant sur le caractère juste, équitable et raisonnable du devoir de diligence des sociétés mères.
-
[85]
Id.
-
[86]
Garcia v. BIH (UK) Ltd., [2017] E.W.H.C. 739.
-
[87]
Id., par. 31 et 32.
-
[88]
Daniel Leader, « Supreme Court Grants Permission to Appeal to Nigerian Communities in their Fight against Shell », Leigh Day, 24 juillet 2019, [En ligne], [www.leighday.co.uk/News/2019/July-2019/Supreme-Court-grants-permission-to-appeal-to-Niger] (12 janvier 2020).
-
[89]
Choc v. Hudbay Minerals Inc., 2013 ONSC 1414 (ci-après « décision Choc »).
-
[90]
Voir notamment : Chilenye Nwapi, « Resource Extraction in the Courtroom : The Significance of Choc v. Hudbay Mineral Inc. for Transnational Justice in Canada », (2014) 14 Asper Rev. Int’l Bus. & Trade L. 121 ; Shin Imai, Bernadette Maheandiran et Valerie Crystal, « Access to Justice and Corporate Accountability : A Legal Case Study of HudBay in Guatemala », Revue canadienne d’études du développement, vol. 35, no 2, 2014, p. 285.
-
[91]
Décision Choc, préc., note 89, par. 54 et suiv.
-
[92]
Id., par. 9. Lors des faits reprochés, l’entreprise HMI Nickels Inc. était la société mère de la CGN (propriétaire à 98,2 p. 100 du projet minier), et il a été invoqué que la responsabilité de l’exploitation du projet Fenix par l’entreprise HMI devait être imputée à l’entreprise Hudbay en raison de la fusion postérieure de ces deux sociétés.
-
[93]
Id., par. 4 et suiv.
-
[94]
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, art. 21.01 (1) (b).
-
[95 ]
Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728.
-
[96 ]
Décision Choc, préc., note 89, par. 40 et suiv.
-
[97 ]
Id., par. 75.
-
[98 ]
Id., par. 66 et suiv.
-
[99 ]
En ce sens : D. Cassel, préc., note 44, 198.
-
[100]
Garcia v. Tahoe Resources Inc., 2015 BCSC 2045 (ci-après « décision Garcia ») ; Garcia v. Tahoe Resources Inc., 2016 BCCA 320 ; décision Araya, préc., note 22.
-
[101]
En première instance, dans la décision Garcia, préc., note 100, par. 90, le juge a seulement relevé qu’en l’espèce la responsabilité de la société mère sur le fondement du devoir de diligence plaidé dans la décision Choc restait incertaine dans la mesure où ce n’était pas une décision sur le fond : « However, in terms of the direct liability alleged against Tahoe in the notice of civil claim, it is far from clear based on Choc that such a duty will be established. As noted in Choc it is a novel claim. »
-
[102]
Décision Araya, préc., note 22.
-
[103]
Business Corporations Act, S.B.C. 2002, c. 57.
-
[104]
La filiale de Nevsun est la Bisha Mining Share Company, société érythréenne. À noter que 60 p. 100 du capital de la Bisha Company est détenu, par l’intermédiaire de filiales, par Nevsun. Le reste (40 p. 100) appartient à l’Eritrean National Mining Corporation. Nevsun compte sur une représentation majoritaire au conseil d’administration de la Bisha Company. Cette dernière a embauché, pour exploiter la mine, une entreprise sud-africaine, Senet, à titre de gestionnaire de l’ingénierie, de l’approvisionnement et de la construction. Celle-ci a conclu des contrats de sous-traitance pour le compte de la Bisha Company avec la Mereb Construction Company et la Segen Construction Company. La première est contrôlée par l’armée érythréenne et la seconde, par le seul parti politique du pays. À noter que les deux entreprises recevaient les conscrits du Programme de service national de l’Érythrée.
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[105]
Canadian Press, « China’s Zijin Mining Succeeds in $1.8 Billion Takeover of Nevsun Resources », Financial Post, 31 décembre 2018, [En ligne], [financialpost.com/commodities/mining/chinese-company-zijin-mining-group-successful-in-takeover-of-nevsun-resources] (17 avril 2020).
-
[106]
Fabienne Jault-Seseke et Christelle Belporo-Agogué, « Les actions dirigées contre les multinationales », R.D.T. 2018.780, 783 :
[L]es causes d’action des demandeurs étaient fondées sur un certain nombre de violations directes et indirectes en droit privé, telles que la détention illégale, la négligence et le non-respect des « normes de responsabilité sociale de l’entreprise », mais également sur des violations de certaines normes impératives du droit international telles que le travail forcé ; des actes de torture d’esclavage ; de traitements cruels, inhumains, dégradants et les crimes contre l’humanité.
-
[107]
Des dommages-intérêts sont également demandés pour les délits de droit interne canadien que sont le détournement, les voies de fait, la séquestration, le complot et la négligence.
-
[108]
Les Supreme Court Civil Rules (B.C. Reg. 168/2009) de la Colombie-Britannique permettent de radier des actes de procédure au stade préliminaire s’ils ne révèlent aucune cause d’action raisonnable (r. 9-5 (1) (a)) ou s’ils sont inutiles (r. 9-5 (1) (b)). Les défendeurs invoquaient ces dispositions.
-
[109]
Araya v. Nevsun Resources Ltd., 2016 BCSC 1856.
-
[110]
Araya v. Nevsun Resources Ltd., 2017 BCCA 401.
-
[111]
Sur ces décisions, voir F. Jault-Seseke et C. Belporo-Agogué, préc., note 106, 783 et suiv.
-
[112]
Les juges Brown et Rowe n’ont été dissidents qu’en partie en donnant leur accord sur la question de l’acte de gouvernement, mais en se prononçant contre la décision majoritaire sur la place du droit international coutumier en droit canadien. La juge Coté, avec l’accord du juge Moldaver, est dissidente : elle rejette les solutions retenues quant à l’acte de gouvernement et au droit international coutumier.
-
[113]
Jolane T. Lauzon, « Araya v. Nevsun Resources : Remedies for Victims of Human Rights Violations Committed by Canadian Mining Companies Abroad », (2018) 31 R.Q.D.I. 143, 157. Nevsun essayait d’importer la solution retenue dans des décisions britanniques, la common law anglaise qui reconnaît l’existence de cette doctrine étant en vigueur.
-
[114]
Décision Araya, préc., note 22, par. 59.
-
[115]
Id., par. 90 et suiv.
-
[116]
Id., par. 100 et suiv.
-
[117]
Id., par. 118.
-
[118]
Id., par. 124 et 125.
-
[119]
Id., par. 113.
-
[120]
Id., par. 115 :
Au contraire, le gouvernement canadien a adopté des politiques visant à faire en sorte que les sociétés canadiennes exerçant des activités à l’étranger respectent ces normes (voir, p. ex., Affaires mondiales Canada, Le modèle d’affaires canadien : Stratégie de promotion de la responsabilité sociale des entreprises pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger […] (annonçant la création d’un poste d’ombudsman pour la responsabilité des entreprises, et la mise sur pied d’un groupe consultatif multipartite sur la conduite responsable des entreprises)). En ce qui concerne l’ombudsman canadien pour la responsabilité des entreprises, qui a pour mandat d’examiner les allégations de violations des droits de la personne par des sociétés canadiennes exerçant des activités à l’étranger, le gouvernement canadien a expressément souligné que « [l]a création du bureau de l’ombudsman ne porte pas atteinte au droit de toute partie d’intenter une action en justice devant un tribunal dans une juridiction quelconque au Canada concernant des allégations de méfaits commis par une société canadienne à l’étranger ».
-
[121]
Id., par. 113.
-
[122]
Id., par. 114.
-
[123]
Jason Haynes, « The Confluence of National and International Law in Response to Multinational Corporations’ Commission of Modern Slavery : Nevsun Resources Ltd. v. Araya », Journal of Human Trafficking, 2020, p. 1, à la page 2.
-
[124]
Derek McKee, « Allocution », Table ronde : Nevsun c. Araya, présentée à l’Université de Montréal, 12 mars 2020 (non publiée) ; Russel Hopkins, « Introductory Note to Nevsun Resources Ltd. v. Araya et al. (S.C.C.) », (2020) 59 I.L.M. 747, 747 : « The majority’s approach to CIL breaks new ground and will be of significant interest. »
-
[125]
D. McKee, préc., note 124.
-
[126]
J. Haynes, préc., note 123, à la page 2.
-
[127]
Décision Araya, préc., note 22, par. 70 et suiv.
-
[128]
Voir Jolene Hansell, « Case Note : Case of Araya v. Nevsun Resources Ltd in the Canadian Courts », Genocide Studies and Prevention : An International Journal, vol. 12, no 3, 2018, p. 177, à la page 179 et les décisions citées.
-
[129]
J. Haynes, préc., note 123, aux pages 8 et 9.
-
[130]
Décision Araya, préc., note 22, par. 211 et 212.
-
[131]
Id., par. 214 et suiv.
-
[132]
R. Hopkins, préc., note 124, 749.
-
[133]
Affaires mondiales Canada, « Renforcer l’avantage canadien : stratégie de responsabilité sociale des entreprises (RSE) pour les sociétés extractives canadiennes présentes à l’étranger », mars 2009, [En ligne], [www.international.gc.ca/trade-agreements-accords-commerciaux/topics-domaines/other-autre/csr-strat-rse-2009.aspx?lang=fra#5] (25 février 2021).
-
[134]
Affaires mondiales Canada, préc., note 17.
-
[135]
Pour une lecture critique de ces stratégies : Sara L. Seck, « Business, Human Rights, and Canadian Mining Lawyers », (2015) 56 Can. Bus. L.J. 208 ; Charis Kamphuis, « Building the Case for a Home-state Grievance Mechanism : Law Reform Strategies in the Canadian Resource Justice Movement », dans Isabel Feichtner, Markus Krajewski et Ricarda Roesch (dir.), Human Rights in the Extractive Industries : Transparency, Participation, Resistance, Cham, Springer, 2019, p. 455.
-
[136]
Décret remplaçant l’annexe du décret C.P. 2019-299 du 8 avril 2019, préc., note 18 ; Gouvernement du Canada, préc., note 18.
-
[137]
Le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises a remplacé le Bureau du conseiller en responsabilité sociale des entreprises créé en 2009.
-
[138]
R. Hopkins, préc., note 124, 749 : « It is unclear, for example, whether civil liability might draw on the approaches of international criminal law or state responsibility, or whether it will be rooted in domestic tort law principles » ; J. Haynes, préc., note 123, à la page 6.
-
[139]
R. Hopkins, préc., note 124, 749 : « The judgment is silent on the mode(s) of liability to be applied, including the relevant standard of knowledge and/or intent. »
-
[140]
Niall McGee, « Canadian Miner Nevsun Resources Settles with African Workers over Case Alleging Human-Rights Abuses », The Globe and Mail, 28 octobre 2020, [En ligne], [www.theglobeandmail.com/business/article-canadian-miner-nevsun-resources-settles-with-african-workers-over-case/] (12 janvier 2020).
-
[141]
Amnesty International, « Amnesty International Applauds Settlement in Landmark Nevsun Resources Mining Case », 23 octobre 2020, [En ligne], [amnesty.ca/news/amnesty-international-applauds-settlement-landmark-nevsun-resources-mining-case] (19 avril 2021).
-
[142]
Par exemple, voir : Valérie Deshaye, Romy Mac Farlane-Drouin et Ivan Tchotourian, « Choc et Chevron : le début de la fin pour l’impunité des entreprises multinationales ? », Regards critiques, vol. 11, no 1, 2016, p. 23 ; Marcel Lizée, « Le droit des multinationales : une impasse juridique ? », (1985) 2 R.Q.D.I. 271 ; Berthold Goldman et Phocion Francescakis (dir.), L’entreprise multinationale face au droit, Paris, Litec, 1977.
-
[143]
Antonio Manganella et Olivier Maurel, « De l’impunité des multinationales », Le Monde, 23 avril 2012, [En ligne], [www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/23/de-l-impunite-des-multinationales_1688431_3232.html] (12 janvier 2020) ; Delphine Abadie, « Le Canada, paradis judiciaire de l’industrie minière », Le Devoir, 27 avril 2009, [En ligne], [www.ledevoir.com/non-classe/247622/le-canada-paradis-judiciaire-de-l-industrie-miniere] (19 avril 2021).
-
[144]
Par exemple : Yann Queinnec et Marie Caroline Caillet, « Quels outils juridiques pour une régulation efficace des activités des sociétés transnationales ? », dans Isabelle Daugareilh (dir.), Responsabilité sociale de l’entreprise transnationale et globalisation de l’économie, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 633.
-
[145]
Florent Pestre, La responsabilité sociale des entreprises multinationales. Stratégies et mise en oeuvre, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Jennifer A. Zerk, Multinationals and Corporate Social Responsibility, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
-
[146]
D. Cassel, préc., note 44, 183.
-
[147]
La jurisprudence anglaise a mis en évidence deux situations dans lesquelles un devoir de diligence pourrait éventuellement être reconnu : quand la société mère a donné des consignes ou des conseils sur la gestion de certains risques ou la conduite d’activités en particulier ou encore quand elle s’est immiscée dans la gestion de l’activité de sa filiale dans laquelle le dommage est survenu au point de la contrôler partiellement ou totalement.
-
[148]
Raymonde Crête et Cinthia Duclos, « Les sanctions civiles en cas de manquements professionnels dans les services de placement », dans Raymonde Crête et autres (dir.), Courtiers et conseillers financiers. Encadrement des services de placement, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 361, aux pages 400 et suiv. ; Philippe Didier, « Les fonctions de la responsabilité civile des dirigeants sociaux », Rev. sociétés 2003.238. Une partie de la littérature sociologique enseigne que la jurisprudence (qui traduit une dénonciation sociale de comportements critiquables) transmet des messages sur les comportements admis et ceux qui ne le sont pas et qu’elle éduque.
-
[149]
D. Cassel, préc., note 44, 198.
-
[150]
Kent Roach, « Judicial Activism in the Supreme Court of Canada », dans Brice Dickson (dir.), Judicial Activism in Common Law Supreme Courts, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 69 ; Brice Dickson, « Judicial Activism in the House of Lords 1995-2007 », dans B. Dickson (dir.), préc., note 150, p. 363 (la Cour suprême du Royaume-Uni a remplacé la Chambre des Lords en 2009 en tant que plus haute juridiction britannique). Michael Kirby, « Judicial Activism », (1997) 27 U.W.A.L. Rev. 1 ; Peter H. Russel, « Canadian Constraints on Juridicialization from Without », (1994) 15 I.P.S.R. 165. L’activisme judiciaire canadien est sévèrement critiqué par certains auteurs au motif qu’il serait antidémocratique. Voir notamment : Robert Ivan Martin, The Most Dangerous Branch : How the Supreme Court of Canada Has Undertermined our Law and our Democracy, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003 ; aux États-Unis : Martin S. Flaherty, « The Most Dangerous Branch », (1995) 105 Yale L.J. 1725. Des auteurs critiquent le concept d’activisme judiciaire en lui-même, lequel serait au mieux glissant, au pire vide de sens. Voir notamment Keenan D. Kmiec, « The Origin and Current Meanings of “Judicial Activism” », (2004) 92 Cal. L. Rev. 1441.
-
[151]
Bora Laskin, « The Role and Functions of Final Appellate Courts : The Supreme Court of Canada », (1975) 53 Can. Bar Rev. 469, 478 et 479.
-
[152]
B. Dickson, préc., note 150, à la page 367.
-
[153]
K. Roach, préc., note 150, à la page 118 : « Jurisprudentially, judicial activism is a term that should be broken down into analytical compartments that include judicial creativity in making law, judicial willingness to go beyond the traditional bi-polar model of adjudication, judicial willingness to enforce rights over social interests, and judicial willingness to impose solutions on the legislative and executive branches of government. »
-
[154]
Edward J. Waitzer et Douglas Sarro, « In Search of Things Past and Future : Judicial Activism and Corporate Purpose », (2018) 55 Osgoode Hall L.J. 791, 825 et 826 : « Absent some mechanism to accelerate legislative responsiveness and reform, judicial activism is likely to carry the day » ; Stefan H.C. Lo, « Courts and Corporate Governance : Development of the Common Law in Light of Policy Objectives », (2006) 14 Asia Pac. L. Rev. 75, 94 : « Where resolution of uncertainties in the common law requires the courts to develop the law one way or another, the courts must interpret and develop the law in its best light. If the policy reasons for upholding good corporate governance and corporate social responsibility are sufficiently cogent, then the courts must endeavour to achieve those goals within the context of the existing law. »
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[155]
Sur le pouvoir politique des juges, voir notamment Geoffrey Grandjean et Jonathan Wildemeersch (dir.), Les juges : décideurs politiques ? Essai sur le pouvoir politique des juges dans l’exercice de leurs fonctions, Bruxelles, Bruylant, 2016.
-
[156]
Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68.
-
[157]
BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 R.C.S. 560, 2008 CSC 69.
-
[158]
L’article 172 de la Companies Act 2006 (R.-U.) a consacré en droit anglais la valeur actionnariale éclairée. Voir notamment Virginia Harper Ho, « “Enlightened Shareholder Value” : Corporate Governance Beyond the Shareholder-Stakeholder Divide », (2010) 36 J. Corp. L. 59.