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Dans le contexte du projet tant rigoureux que fascinant qui a donné naissance à son ouvrage intitulé L’action collective : ses succès et ses défis, la professeure Catherine Piché catalogue et analyse les actions collectives intentées au Québec au cours des 25 dernières années (p. 10). Elle en fait une analyse systématique, quantitative et objective, effectuant au passage des comparaisons interjuridictionnelles. Son travail laisse peu de questions en suspens, ce qui fera probablement de la monographie de la professeure Piché un point d’ancrage important (sinon le principal) de la recherche sur les actions collectives au Québec.
L’objectif central de l’ouvrage est d’évaluer si l’action collective en vaut la peine (p. 303). Pour répondre à cette question, la professeure Piché s’attache aux délais qui caractérisent l’action collective, à la compensation accordée aux membres, aux divers coûts inhérents à la procédure et aux objectifs sociaux que l’action collective permet d’atteindre. Coiffant sa conclusion de recommandations qui consistent notamment à écourter la durée de l’action collective et à assurer une meilleure divulgation de la compensation accordée aux membres, la professeure Piché conclut sans équivoque que le jeu en vaut la chandelle (p. 308). L’action collective améliore l’accès à la justice, octroie une compensation souvent significative aux membres et dissuade les intérêts privés d’adopter une conduite abusive ou illégale dans des situations où les membres ne pourraient ou ne voudraient pas intenter un recours.
Suivant une introduction exhaustive et fort intéressante, le premier chapitre trace un portrait général de l’action collective au Québec. La professeure Piché présente les divers types d’actions collectives et les statistiques relatives à leur distribution. Elle calcule également les délais entre le dépôt d’un recours et son autorisation (étape nécessaire avant que le recours puisse être intenté), ainsi qu’entre le dépôt ou l’autorisation et l’aboutissement du recours par l’entremise d’un jugement sur le fond ou d’une transaction. Conclusion peu surprenante : les délais sont très importants, même après une réforme récente marquée par l’assignation de dix juges du district judiciaire de Montréal à ce type de recours (p. 111, 304 et 305). Le délai global moyen dépasse cinq années et se situe à près de neuf années jusqu’à l’obtention d’un jugement de clôture (p. 51). Conclusion étonnante : le délai moyen pour parvenir à une transaction après l’autorisation n’est pas plus court que celui qui est noté pour obtenir un jugement sur le fond (p. 52). Par ailleurs, les défendeurs ne sont pas davantage susceptibles d’en arriver à une entente à l’amiable après l’autorisation (p. 54). À vrai dire, la majorité des transactions sont conclues avant l’autorisation (p. 64). On observera de surcroît que le délai pour faire autoriser une action collective s’avère révélateur. Allant au-delà de deux années, il amène naturellement à remettre en question la pertinence de cette étape (p. 48).
Le deuxième chapitre est consacré à la pertinence de l’autorisation. Malgré les lourds délais que cette étape engendre, la professeure Piché conclut qu’elle demeure tout à fait pertinente. Le standard applicable est particulièrement relâché. Les tribunaux n’examinent pas le fond du dossier, et les demandeurs n’ont qu’à démontrer une apparence de droit (p. 72 et 73). C’est ce standard qui en a mené plusieurs à qualifier le Québec de paradis de l’action collective (p. 74). En dépit de cette conception populaire, la professeure Piché estime que l’autorisation remplit son rôle de filtrage. Près de 30 pour 100 des recours sont rejetés à ce stade (p. 74). Il serait donc plus sage de tenter de résoudre le problème des délais que d’abolir cette étape du processus (p. 110 et 111).
Le troisième chapitre aborde ce qui est probablement l’aspect crucial de l’action collective : la compensation des membres. Utilisée dans 73 pour 100 des dossiers (p. 131), la compensation monétaire reste la méthode la plus répandue. Les principales autres méthodes sont les coupons ou rabais et les versements à des tiers – par exemple à un organisme qui défend des intérêts analogues à ceux des membres lorsqu’une compensation de ces derniers se révèle impossible ou inefficace (p. 131). La professeure Piché salue en outre l’utilisation de mesures spéciales dans 28 pour 100 des dossiers, laquelle se trouve tributaire de la créativité des procureurs (p. 131). Certains penseront par exemple à des excuses de la part du défendeur ou à des mesures internes en vue de diminuer les risques pour les consommateurs futurs. La professeure Piché calcule par ailleurs le taux de distribution moyen, qui avoisine 56 pour 100 (p. 138). Ce nombre représente la proportion de membres effectivement compensés. Il justifie, du moins aux yeux de l’autrice, la conclusion de l’ouvrage, à savoir que l’action collective est efficace (p. 138 et 139). La professeure Piché note par contre le manque de transparence par rapport à la compensation dans les dossiers publics. Elle recommande que les données afférentes à la compensation soient systématiquement recueillies et rendues publiques (p. 119, 120 et 168-173).
Le quatrième chapitre concerne les modes de recouvrement et de distribution de la compensation octroyée. Ceux-ci impliquent la pondération de facteurs souvent contradictoires (p. 175). On devra, à titre d’exemple, déterminer le montant optimal à investir dans la publicité du recours, laquelle permettra de joindre les membres qui effectueront des réclamations. Le recouvrement collectif, mode le plus efficace, doit être ordonné par le tribunal dans tous les dossiers où l’on peut établir de façon suffisamment précise le montant total des réclamations (p. 178, 179 et 183-186). Le défendeur doit ainsi débourser immédiatement le montant établi, et le solde, à la suite des réclamations des membres, constitue un reliquat qui sera notamment versé à un tiers (tel que cela a été discuté précédemment) (p. 178 et 179). Un mode de recouvrement individuel, à éviter, impose à chaque membre de déposer sa réclamation personnellement (p. 180 et 181). Aucun reliquat n’est alors constitué. Ce mode donne souvent lieu à de faibles taux de réclamation (p. 178 et 179). Il conviendrait également de favoriser une distribution automatique aux membres, c’est-à-dire une compensation automatique sans formalité préalable. Cette formule est significativement plus productive (p. 185 et 186). Autre conclusion surprenante du chapitre : l’administration de ces processus par le défendeur sera davantage efficace que si un tiers s’en charge, probablement puisque le défendeur détient souvent beaucoup d’information pertinente sur les membres (p. 202-205).
Le cinquième chapitre s’intéresse à l’autre élément de l’équation, soit les divers coûts engendrés par l’action collective. Une portion de la compensation octroyée aux membres sert de fait à acquitter, notamment, les honoraires de procureurs et les frais d’administration. On y inclura aussi les sommes versées au Fonds d’aide aux actions collectives, sans oublier le reliquat (p. 225 et 265). Bien que les honoraires des avocats soient parfois élevés, ils peuvent être justifiés par la complexité des dossiers et le risque inhérent à l’action collective (p. 232 et 233). Un procureur qui mène un dossier engagera des coûts souvent considérables et prendra le risque de piloter le dossier pendant plusieurs années, sans garantie de recevoir quelque rémunération que ce soit. La professeure Piché remarque toutefois que ces honoraires dénotent à l’occasion un manque de proportionnalité ou d’imputabilité. Il ne semble pas y avoir de lien entre la rémunération des procureurs et la quantité de travail accompli, ou entre cette rémunération et l’efficacité du processus de recouvrement (p. 244). L’autrice propose donc de déterminer la rémunération après le processus de recouvrement et de s’assurer qu’elle sera proportionnelle au travail accompli (p. 267 et 268).
Dans le sixième et dernier chapitre, la professeure Piché se penche longuement sur l’efficacité de l’action collective selon les domaines du droit. Bien qu’il soit impossible de résumer ici de façon satisfaisante ses conclusions, nous tenons à souligner que ces dernières permettront au lecteur de mieux cibler les faiblesses de l’action collective, de même que les domaines dans lesquels ce recours est le plus pertinent.
C’est avec une analyse incisive et quantitative que la professeure Piché s’attaque aux mythes qui ont jusqu’alors défini l’action collective. Elle affirme avec force que ce type d’action améliore l’accès à la justice et accorde une compensation raisonnable aux membres. Concise et digeste, son analyse en profondeur permet de rehausser la teneur et la sophistication du débat public quant à l’action collective. La professeure Piché affirme, et démontre, que ce débat devrait se baser sur des données et non des mythes, de même que se définir par l’analyse et non la rhétorique.
Le plus remarquable des mythes considérés est probablement celui de la surcompensation des avocats et de la sous-compensation des membres. La professeure Piché estime que les membres sont compensés de manière juste par l’action collective. Quant aux avocats, elle nous rappelle le risque que ceux-ci encourent. Ainsi, le procureur à la tête d’une action collective cherche généralement à régler un dossier très complexe, qui s’échelonnera sur des années, sinon des décennies. À travers ces années, le procureur investira énormément en temps et en argent. Par exemple, l’action collective contre les compagnies de tabac, fortement médiatisée, a duré 17 années. Le procès s’est échelonné sur 253 jours (p. 24). Dans un dossier relatif à des frais de crédit illégaux, les procureurs avaient dû liquider la « quasi-totalité de leur épargne-retraite » et offrir en garantie tous leurs actifs personnels afin de financer le recours[1]. Les honoraires accordés dans les actions collectives tiennent compte de ce risque. Par ailleurs, les dossiers où des millions de dollars sont octroyés à titre d’honoraires sont relativement rares (p. 239). Les dispositions du Code de procédure civile[2] régissent ces honoraires et garantissent qu’ils se maintiennent dans des limites raisonnables (p. 231 et 232).
Plusieurs arguments de la professeure Piché paraissent militer, sans que ce soit son intention, en faveur d’honoraires plus substantiels. L’autrice tient compte non seulement du risque encouru par les procureurs en demande mais aussi de la flexibilité de l’action collective comme véhicule procédural (p. 23 et 24). Ce sont des avocats chevronnés qui ont amené ce véhicule à évoluer et permis, de ce fait, à de millions de justiciables d’obtenir justice. Nous pensons spontanément à l’utilisation novatrice et récente de l’action collective dans des dossiers d’agression sexuelle (p. 297-301). Pour atteindre son plein potentiel, l’action collective a besoin d’avocats expérimentés et créatifs. À ce propos, on voit par ailleurs au Québec très peu d’actions collectives dans des domaines de droit complexes, mais qui s’y prêteraient pourtant naturellement, tel le droit des valeurs mobilières (p. 41-43).
Malgré les délais importants qui caractérisent l’autorisation des actions collectives, la professeure Piché prend position résolument pour le maintien de l’autorisation. Ce faisant, elle démontre une familiarité relativement surprenante (pour une non-praticienne) envers l’incidence d’une action collective sur le défendeur. Celle-ci peut engendrer des coûts élevés et beaucoup d’anxiété. Elle déstabilisera des entreprises, particulièrement les entreprises cotées en bourse, qui devront reconnaître un passif potentiel dans leurs états financiers. Dans ce contexte, une étape de filtrage demeure essentielle.
Somme toute, la professeure Piché dépeint avec brio l’action collective comme un véhicule permettant d’améliorer l’accès à la justice. Ce type d’action permet en effet à des justiciables qui n’exerceraient pas de manière individuelle leurs droits d’obtenir justice. Sans l’action collective, les défendeurs pourraient impunément causer un préjudice de peu de valeur à des milliers ou à des millions de demandeurs, ce qui rendrait l’exercice de leur droits « futile » (p. 21 et 116). Une telle situation est un affront au principe de pleine compensation du préjudice qui empreint le droit civil[3].
Ce lien étroit entre l’accès à la justice et l’action collective rend les défis de cette dernière tout à fait particuliers. Omettre de s’y attaquer causera souvent un déni de justice. Par exemple, un délai notable entre le dépôt d’un recours et son aboutissement empêchera occasionnellement les membres de prouver leur préjudice ou encore engendrera la faillite ou le décès des parties. Ainsi, plusieurs membres de l’action collective intentée envers les compagnies de tabac, sinon tous, décéderont avant son aboutissement[4].
L’action collective est également un microcosme des défis auxquels le système de justice fait face. Constituant par ailleurs un modèle singulier de flexibilité et d’innovation, elle renferme des leçons qui permettront éventuellement d’améliorer le système de justice. À travers une analyse rigoureuse et accessible, qui lie l’action collective à certaines notions fondamentales d’équité et de justice, la professeure Piché produit une monographie d’actualité, qui s’avérera certainement une pierre angulaire de la recherche sur l’action collective au Québec.
Parties annexes
Notes
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[1]
Marcotte c. Banque de Montréal, 2015 QCCS 1915, par. 41.
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[2]
Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01.
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[3]
Voir, par exemple, l’affaire Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, par. 65.
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[4]
Jean-Philippe Nadeau, « Les géants du tabac au pays obtiennent un nouveau sursis des tribunaux », Radio-Canada, 2 octobre 2019, [En ligne], [ici.radio-canada.ca/nouvelle/1328000/restructuration-faillite-indemnisation-creanciers-victimes-tabagisme-protection] (22 juin 2020).