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Dans la foulée de la mondialisation économique, apparue vers la fin des années 70 et comportant son lot de dérégulations, de délocalisations, de restructurations industrielles de toute nature et de précarisation de l’emploi[1], les acquis fondamentaux du droit du travail sont remis en question dans bon nombre de pays industrialisés, au premier chef ceux dont l’économie relève d’un capitalisme libéral[2] — tels les États-Unis et le Royaume-Uni — par opposition au capitalisme de coordination caractéristique de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays scandinaves, sans que ces derniers soient pour autant épargnés[3]. L’affaiblissement du droit du travail, accéléré par la crise financière de 2008, s’est traduit par un recul dramatique de la négociation collective et du syndicalisme[4], par la multiplication des formes d’emplois atypiques échappant souvent (tel l’entrepreneuriat dépendant) à toute régulation effective par le droit[5], par l’évolution du statut de salarié vers un pur rapport contractuel[6], le tout faisant apparaître l’idée classique de citoyenneté au travail comme relevant désormais d’une pure utopie[7].

Cependant, qu’en est-il de la grande entreprise ? Celle-ci représente au Canada, avec le secteur public, le dernier château fort de la négociation collective. Nous formulons la proposition – en partie contre-intuitive[8] — voulant que la grande entreprise (dans le secteur privé, public et coopératif), même si elle connaît, dans certains cas, un repli de la négociation collective, de l’influence syndicale, etc., demeure néanmoins un lieu privilégié d’exercice des droits de citoyenneté au travail[9]. Nous tenons compte ici de la probabilité que les droits et libertés de la personne, notamment la liberté d’association et le droit à l’égalité — vecteurs fondamentaux de la citoyenneté au travail — soient davantage respectés et mis en oeuvre dans la grande entreprise que dans les petites et moyennes entreprises (PME), ce que certaines études tendent à confirmer quant au droit à l’égalité, par exemple[10]. Nous anticipons néanmoins que les transformations de l’entreprise — restructurations, recours à la sous-traitance, délocalisations ou autres — peuvent par ailleurs entraîner la dilution des protections offertes (tendant ainsi vers la réémergence du précariat), impliquer une détérioration des conditions de travail et, par conséquent, suggérer — de manière contradictoire — un appauvrissement de la citoyenneté au travail, du moins relativement à certaines catégories de salariés.

Notre point de départ réside dans l’étude classique de Harry W. Arthurs publiée en 1967 et intitulée : « Developing Industrial Citizenship : A Challenge for Canada’s Second Century[11] ». Arthurs y célébrait le développement de la négociation collective au Canada, y voyant le gage d’une citoyenneté économique et sociale pour les salariés, se surimposant à la citoyenneté politique garantie par la démocratie canadienne. Comme le reconnaît Arthurs dans ses écrits plus récents[12], cette vision rétrospectivement optimiste a été démentie par l’évolution ultérieure de la société canadienne : le syndicalisme stagne ou est en déclin, les avancées jadis assurées par la négociation collective apparaissent en recul, alors que les restructurations incessantes de l’entreprise privée et de l’entreprise publique confèrent un fort degré d’incertitude à la plupart des situations d’emploi. Ce déclin de la négociation collective caractérise en fait la majorité des pays industrialisés[13]. Devant ce constat, l’idéal d’une citoyenneté industrielle portée par la négociation collective apparaît de plus en plus illusoire. Ces difficultés semblent exacerbées depuis la crise économique de 2008[14]. Pourtant, Georges Gurvitch écrivait en 1931 : « le problème de la démocratie industrielle reste l’une des questions les plus actuelles de notre temps[15] », remarque qui n’a en rien perdu de sa pertinence. La Cour suprême du Canada ne soulignait-elle pas, dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, que « la négociation collective permet aux travailleurs de parvenir à une forme de démocratie et de veiller à la primauté du droit en milieu de travail[16] » ?

Notre projet tient ainsi compte d’un échec manifeste du droit du travail en ce qui a trait à son effort pour parvenir à la citoyenneté au travail et à la démocratie dans l’entreprise[17]. Si l’on se situe aux confins du droit collectif du travail (secteur non syndiqué, travail atypique), cet échec s’avère évident et amplement démontré[18]. Toutefois, de prime abord du moins, on peut formuler une proposition contraire à celle du déclin de la citoyenneté en ce qui concerne les grandes entreprises, beaucoup plus pérennes que les PME, avec de solides pratiques de gestion des ressources humaines, fréquemment une forte présence syndicale, des traditions établies en matière de négociation collective, etc. Pourtant, la grande entreprise fait néanmoins l’objet de restructurations majeures, lesquelles entraînent diverses conséquences négatives sur l’emploi, notamment des licenciements collectifs, des fermetures, de la sous-traitance, des délocalisations, des privatisations ou de la précarisation. À l’évidence, les restructurations signifient souvent un recul marqué de la démocratie économique dans l’entreprise. Il importe par conséquent de vérifier si la grande entreprise échappe malgré tout pour l’essentiel au déclin de la citoyenneté au travail, étant entendu que le sort de la démocratie sociale et économique se joue primordialement au sein de ces firmes, en raison de leur poids prépondérant dans l’économie canadienne. Ce rôle de premier plan n’est pas seulement direct, au-delà de 15 % de l’emploi au Canada provenant ainsi de firmes employant 500 salariés et plus, suivant Statistique Canada[19] ; il est aussi indirect, vu le cercle des PME qui gravitent autour de la grande entreprise et qui en sont fortement dépendantes, tout comme les communautés locales et régionales visées[20].

Il existe un nombre significatif de travaux portant, en droit du travail et en relations industrielles, sur l’état des relations de travail dans la grande entreprise au Canada. Par rapport au seul cas du Québec, mentionnons ainsi :

  • la solidarité syndicale transnationale chez Québecor[21] ;

  • l’échec de la syndicalisation chez Wal-Mart[22] ;

  • le vécu syndical dans le Mouvement Desjardins[23] ;

  • une coalition syndicale internationale dans une entreprise canadienne du secteur minier[24] ;

  • la citoyenneté au travail dans une entreprise métallurgique[25] ;

  • la fermeture de la Lousiana Pacific à Saint-Michel-des-Saints[26] et de Rio Tinto Alcan à Beauharnois[27].

Toutefois, les travaux sur la grande entreprise utilisant des sources sociojuridiques demeurent rarissimes, du moins au Québec. En fait, la seule étude significative à cet égard reste la vaste enquête de Jean-Guy Belley sur les pratiques contractuelles d’Alcan au Saguenay[28].

Or, l’apport innovant de notre recherche se veut double : nous proposons, d’une part, un recours systématique à des sources juridiques (notamment en droit du travail), lesquelles sont, d’autre part, sous-tendues par des analyses de contenu plus générales et seront ultérieurement enrichies par des interventions qualitatives (des entretiens semi-dirigés) auprès d’interlocuteurs clés dans les entreprises. Sur le plan juridique, nous nous référons en particulier aux énoncés de faits, souvent très détaillés, contenus dans les décisions du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), du Tribunal administratif du travail (TAT) et des tribunaux d’arbitrage, sans oublier les jugements des tribunaux supérieurs. Quant à chaque grande entreprise à étudier, le volume de la jurisprudence pertinente apparaît considérable[29]. En outre, très rares, pour ne pas dire inexistantes, sont les études qui utilisent une méthode sociojuridique, de nature historico-comparative, axée sur la longue durée afin de saisir les transformations des entreprises et leurs effets sur l’emploi au regard de la citoyenneté au travail.

Dans ce qui suit, nous livrons un premier pan de notre recherche, lequel concerne Air Canada, grand transporteur aérien, dont l’évolution récente des relations de travail est saisie à travers un cas emblématique, celui de l’impartition de l’entretien lourd qui a conduit à la saga Aveos. Les principales données ont été obtenues à la suite de l’analyse de la jurisprudence, appuyée par une analyse de contenu de la documentation pertinente (partie 1). Par ailleurs, nous tirons un certain nombre de constats théoriques et méthodologiques de nos premiers résultats de recherche, dans la perspective d’une approche sociologique du droit, relativement à l’idée de la citoyenneté au travail (partie 2).

1 L’impartition de l’entretien à Air Canada : la saga Aveos

1.1 La privatisation d’Air Canada et ses suites

Pour bien comprendre l’impartition de l’entretien lourd à Air Canada, il faut partir du moment clé qu’est la privatisation d’Air Canada en 1988, à l’initiative du gouvernement conservateur de Bryan Mulroney. Ce geste survient dans le contexte nord-américain de dérégulation du transport aérien.

Rappelons qu’Air Canada a été instituée par le gouvernement fédéral comme transporteur aérien national au Canada en 1937, en tant que société d’État bénéficiant d’un monopole quasi complet sur cette activité[30]. Ce monopole d’État est demeuré largement intact jusqu’en 1959, époque à laquelle le gouvernement conservateur de John Diefenbaker a ouvert la porte non à une concurrence directe, mais plutôt à la concession à des intérêts purement privés de monopoles partiels sur certaines lignes aériennes. On ne peut parler à cet égard de capitalisme de marché, mais plutôt d’une forme de néomercantilisme au sens où le Souverain attribue des concessions commerciales d’ordre monopolistique à certains entrepreneurs[31] : les Lignes aériennes Canadien (initialement CP Air) se voient ainsi graduellement concéder l’exploitation du transport aérien vers les régions du Pacifique, alors que des transporteurs régionaux (Pacific Western Airlines, Transair, Nordair, Québecair, etc.) obtiennent des concessions leur attribuant de manière monopolistique un marché provincial ou régional déterminé[32]. Ainsi, vers 1980, Air Canada domine toujours le transport aérien au Canada, mais seulement à hauteur de 50 % environ. L’État garantit alors sa viabilité en lui assurant la primauté sur la concurrence interne et en fermant l’espace aérien canadien, dans une large mesure, à la concurrence étrangère, tout en contrôlant fermement les tarifs aériens.

L’émergence de la mondialisation économique et la domination, dans les pays relevant de la sphère du capitalisme anglo-saxon, de l’idéologie néolibérale[33], grandement accélérée par l’élection des gouvernements Reagan et Thatcher à la fin des années 70, conduiront à la dérégulation brutale du transport aérien aux États-Unis.

Le tableau 1 donne un aperçu de l’histoire d’Air Canada, de sa fondation en 1937 à sa privatisation en 1988.

Tableau 1

Évolution d’Air Canada, société d’État de 1937 à 1988

Évolution d’Air Canada, société d’État de 1937 à 1988

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À partir de 1977, les États-Unis procèdent à la dérégulation du transport aérien[34]. Cela a notamment pour objet de faire baisser les prix sous l’effet de la concurrence et d’accroître la densité du trafic aérien. La chute des prix ébranle en retour le monopole d’État canadien sur les liaisons aériennes internes, puisque les voyageurs peuvent — dans plusieurs cas — opter pour un transporteur états-unien situé à proximité outre-frontière. Le Canada se livre alors à une dérégulation graduelle du transport aérien, laquelle s’accentue avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs en 1984 (gouvernement de Brian Mulroney élu le 4 septembre 1984). En mai 1984 déjà, l’espace aérien du Canada avait été divisé en deux zones : le Nord, assujetti à un contrôle gouvernemental serré, et le Sud, échappant désormais à toute régulation des tarifs aériens, politique qui a été étendue par les conservateurs, dans le sens d’une dérégulation complète, à tous égards, de la région Sud — 95 % de la population canadienne s’y concentrant[35]. En avril 1988, le gouvernement Mulroney rendait publique sa décision de privatiser Air Canada, à certaines conditions toutefois, dont le maintien des centres d’entretien des appareils à Montréal, à Winnipeg et à Mississauga (voir la section 1.2), le maintien du siège social à Montréal, l’ouverture de l’actionnariat en priorité aux employés d’Air Canada et aux petits investisseurs, et la limitation du capital étranger à 25 % des actions au maximum[36]. En dépit de l’hostilité des partis d’opposition, la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada (LPPCAC)[37] a été sanctionnée le 18 août 1988.

Le tableau 2 permet de visualiser l’évolution pour le moins houleuse d’Air Canada depuis sa privatisation.

Au moment de sa privatisation, Air Canada accapare 50 % du marché du transport aérien au Canada contre moins de 25 % pour CP Air. Ce dernier transporteur va cependant accroître sa part du marché en procédant à l’acquisition de sociétés régionales ou provinciales d’aviation, telles que Wardair, Transair ou Nordair, ce qui se traduit alors par une structuration en deux pôles dominants de l’industrie du transport aérien au Canada, CP Air, devenu Lignes aériennes Canadien, n’étant désormais que légèrement inférieur en taille à Air Canada[38].

Tableau 2

Évolution d’Air Canada, société privée depuis 1988

Évolution d’Air Canada, société privée depuis 1988

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1.2 La sous-traitance des services d’entretien d’Air Canada et la fermeture d’Aveos

Comme nous l’avons mentionné, le Parlement vote en 1988 la LPPCAC[39], laquelle encadre le processus de privatisation de l’entreprise et astreint la nouvelle entité à certaines obligations relatives notamment à la pérennité d’un contrôle canadien du capital de la firme. Cette loi oblige également Air Canada, nous l’avons souligné, à maintenir en état ses centres d’entretien de Montréal, de Mississauga et de Winnipeg, ce qui concerne plus de 10 % du personnel de la firme[40]. Si Air Canada respecte cette obligation à la lettre pendant la décennie qui suit, les événements entourant le tournant du second millénaire vont l’amener à adopter une stratégie graduelle de contournement de la LPPCAC.

En 1999, Air Canada réussit à acquérir Lignes aériennes Canadien, alors en difficultés financières. Le transporteur obtient ainsi un monopole de fait sur la grande majorité des liaisons aériennes au Canada. Toutefois, les coûts d’acquisition sont élevés, tant et si bien qu’Air Canada subit très durement les contrecoups des attentats du 11 septembre 2001 : la baisse momentanée de l’achalandage des vols aériens touche au plus haut point le transporteur, lequel n’a pas les moyens de faire face à la crise[41]. En 2003, Air Canada, devant la menace d’une faillite, se place sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC)[42]. Ainsi, le 1er avril 2003, la Cour supérieure de l’Ontario rend une ordonnance initiale pour la protection d’Air Canada en vertu de la LACC et nomme la firme Ernst & Young à titre de contrôleur[43]. En permettant ainsi à Air Canada d’obtenir un prêt de 700 millions de dollars américains pour faire face à la situation, la Cour supérieure mettait l’accent sur l’importance de la flexibilité et du compromis entre les employés et la direction[44].

De fait, la restructuration organisationnelle à laquelle est contrainte Air Canada serait impossible si les principaux syndicats représentant ses quelque 20 000 salariés, soit les machinistes de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale (AIMTA), les TCA, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) et l’Association des pilotes d’Air Canada (Air Canada Pilots Association ou ACPA) ne consentaient pas à des compressions importantes de revenus et d’avantages sociaux, lesquelles permettront alors à Air Canada d’économiser près de 1 milliard de dollars canadiens[45].

En 2003, dans le contexte d’une restructuration globale de l’entreprise qui se traduit par une plus forte emprise des créanciers et des actionnaires sur sa gestion[46], la division interne des services techniques d’Air Canada devient une société distincte reconnue sous le sigle ACTS. Se conformant pour l’heure aux exigences de la LPPCAC, Air Canada maintient en activité ses centres d’entretien et de révision dans le contexte d’ACTS[47].

Toutefois, le 22 juin 2007, Air Canada rendait publique la vente d’ACTS à un consortium d’investisseurs externes, la nouvelle entité adoptant en septembre 2008 le nom d’Aveos Performance aéronautique inc. (Aveos)[48]. Ayant eu vent de tractations en ce sens dès 2006, le syndicat, estimant que l’employeur ne lui fournissait pas les renseignements requis pour lui permettre de représenter de manière juste les intérêts de ses membres, avait déposé auprès du CCRI, le 14 décembre 2006, une plainte de pratique déloyale de travail[49]. Cette plainte a connu son dénouement lors de la signature d’une entente tripartite le 8 janvier 2009 entre l’AIMTA, Air Canada et Aveos[50]. Ladite entente représentait une quittance réciproque, complète et définitive de tout litige subsistant entre les parties (sauf quant au maintien du lien d’emploi avec Air Canada). En vertu de l’entente, les employés avaient le choix de prendre leur retraite (lorsqu’ils y étaient admissibles) ou d’accepter, à certaines conditions, leur transfert vers Aveos, suivant un ordre de priorité. Les salariés transférés bénéficiaient de la sécurité d’emploi jusqu’en 2013, Air Canada s’engageant en effet à garantir l’exclusivité de l’entretien lourd au sous-traitant pour la durée de l’entente.

La réaction des membres visés de l’AIMTA a été généralement fort négative. Plus de 250 plaintes pour manquement au devoir syndical de représentation ont été déposées contre l’AIMTA auprès du CCRI, faisant valoir l’absence de consultation des membres avant la signature de l’entente tripartite, de même que la non-tenue d’un vote de ratification et la dérogation aux exigences de la LPPCAC. L’ensemble de ces plaintes a été cependant rejeté par le CCRI en août 2010[51].

Parallèlement, l’AIMTA avait elle-même déposé une demande de déclaration d’employeur unique au CCRI, ce qui aurait assuré le maintien du lien d’emploi entre ses membres transférés vers Aveos et Air Canada. Le CCRI a également rejeté sa requête en janvier 2011. Toutefois, il a ordonné alors le transfert de l’accréditation des employés syndiqués d’Air Canada vers Aveos, entérinant l’entente tripartite susmentionnée et ordonnant le paiement, tel que l’avait offert Air Canada, d’une modeste indemnité à ces travailleurs — soit 2 semaines de salaire par année d’ancienneté — advenant qu’Aveos devienne insolvable avant le 30 juin 2013[52].

À cette époque, Air Canada diminue graduellement le flux des contrats d’entretien attribués à Aveos, tant et si bien que celle-ci n’est plus en mesure de faire face à ses obligations. Il faut souligner ici que la prospérité retrouvée d’Air Canada après les restructurations de 2003-2004 a été de courte durée, la crise financière mondiale de 2008 éprouvant à nouveau le transporteur aérien, lequel a alors cumulé des pertes estimées à 1 milliard de dollars canadiens à la fin de cette année-là et vu la solvabilité de ses régimes de pension mise en péril[53]. La direction d’Air Canada a opté cette fois encore pour une stratégie de réduction draconienne de ses coûts d’exploitation dont les employés ont fait les frais, notamment par réduction des bénéfices découlant des régimes de retraite[54]. C’est dans ce contexte de diminution des coûts d’exploitation qu’il faut situer la décision d’Air Canada de délocaliser l’entretien de ses appareils en Floride et au Salvador, et de ne plus fournir de contrats à Aveos.

En conséquence, le 18 mars 2012, Aveos cesse ses activités et se place sous la protection de la LACC. Bien qu’il soit sollicité par les salariés d’Aveos, le gouvernement fédéral, alors dirigé par le Parti conservateur, refuse d’intervenir pour assurer le respect de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC. Toutefois, le gouvernement du Québec, lequel s’estime lésé par la perte d’une activité économique importante pour la région de Montréal du fait des décisions prises par Air Canada, entreprend des procédures afin de faire déclarer qu’Air Canada contrevient à la LPPCAC. La Cour supérieure accueille la requête, déclare qu’Air Canada est en défaut de maintenir les centres d’entretien et lui intime l’ordre de continuer à y faire exécuter les travaux d’entretien et de révision de ses appareils[55].

Cette décision sera portée en appel par Air Canada. En novembre 2015, la Cour d’appel, composée exceptionnellement d’un banc de cinq juges, confirmera le jugement dans un arrêt unanime[56]. Air Canada demandera alors d’être autorisée à porter l’affaire devant la Cour suprême.

C’est à ce moment-là que l’on assiste à nouveau à l’intervention du politique, sur le plan à la fois provincial et fédéral. Le gouvernement du Québec (le Parti libéral du Québec est au pouvoir) décide de ne pas pousser plus avant la démarche judiciaire, se contentant plutôt d’une promesse d’Air Canada d’acheter au constructeur aéronautique Bombardier 45 avions moyen-courriers de la Série C et d’effectuer leur entretien au Québec pendant une vingtaine d’années. De fait, Air Canada a bien pris possession de ces appareils, devenus entretemps des A220 par suite de l’acquisition de la Série C par la multinationale Airbus, mais l’entreprise n’a pas à ce jour donné suite à son projet d’implanter un centre d’entretien de ces appareils au Québec. S’il résulte du désistement des procédures judiciaires au niveau provincial certaines retombées intéressantes pour l’activité aéronautique au Québec, cela n’a toutefois été d’aucune utilité pour régler le sort des employés d’Aveos licenciés par le sous-traitant.

Cependant, le gouvernement fédéral n’est pas en reste pour faciliter les choses dans le cas d’Air Canada : maintenant dirigé par le Parti libéral, lequel avait pourtant dénoncé, l’année précédente, la passivité des conservateurs devant la faillite d’Aveos et son impact sur les travailleurs de ce sous-traitant, le gouvernement fédéral obtient du Parlement, le 22 juin 2016, la modification de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC — « sous le bâillon » pour neutraliser l’opposition — afin d’accorder une plus grande flexibilité à Air Canada dans ses activités d’entretien. Cette disposition, lue conjointement avec l’article 6 (4) de la LPPCAC s’énonce désormais comme suit :

6 (1) Les clauses de prorogation de la Société comportent obligatoirement :

d) des dispositions l’obligeant à exercer ou à faire exercer des activités d’entretien d’aéronefs, notamment toute forme d’entretien relatif aux cellules, aux moteurs, aux éléments constitutifs, à l’équipement ou aux pièces, en Ontario, au Québec et au Manitoba ;

[…]

(4) Sans éliminer l’exercice d’activités d’entretien d’aéronefs en Ontario, au Québec ou au Manitoba, la Société peut, dans le cadre de l’exercice des activités visées à l’alinéa (1) d) dans chacune de ces provinces, modifier le type ou le volume d’une ou de plusieurs de ces activités dans chacune de ces provinces ainsi que le niveau d’emploi rattaché à ces activités[57].

Satisfaite de ce résultat et sachant par ailleurs qu’elle n’a plus rien à craindre du côté du gouvernement du Québec, Air Canada se désiste, le 28 juin 2016, de sa demande de pourvoi en Cour suprême. Ce n’est pas là pour autant le fin mot de l’histoire. Les ex-employés d’Aveos, regroupés dans ce que nous désignons comme le « groupe Mc Mullen », du nom de leur leader, poursuivent en effet les démarches judiciaires en vue d’obtenir des indemnités à la hauteur du préjudice qu’ils estiment avoir subi. Ces démarches se déroulent de manière parallèle, sous forme de recours collectifs exercés à la fois devant la Cour fédérale du Canada et devant la Cour supérieure du Québec.

Le litige devant la Cour fédérale concerne les indemnités de licenciement collectif prévues dans le Code canadien du travail[58], mais qui n’ont jamais été payées par Aveos. En 2019, à la suite du refus des ex-dirigeants d’Aveos d’obtempérer à l’ordre de paiement donné par l’inspectrice du travail agissant en vertu du Code canadien du travail, l’arbitre Pierre Flageole a octroyé plus de 3 millions de dollars canadiens aux 1 600 employés touchés (soit en moyenne 2 000 dollars par salarié). Les ex-administrateurs d’Aveos ont refusé toutefois de se conformer à la sentence arbitrale, sollicitant plutôt le contrôle judiciaire de cette décision par la Cour fédérale. En réplique, les ex-employés d’Aveos ont demandé, conformément aux règles de pratique de la Cour fédérale, que le litige soit traité comme un recours collectif, au bénéfice des défendeurs, requête que la Cour fédérale a jugé bien fondée[59].

L’enjeu de la procédure intentée en Cour supérieure par le groupe Mc Mullen contre Air Canada se révèle plus important encore, puisqu’il est question ici, potentiellement, de centaines de millions de dollars. Le recours collectif exercé par le groupe Mc Mullen, lequel a été autorisé par la Cour supérieure[60], vise la réparation des dommages causés aux ex-employés d’Aveos par la décision même d’Air Canada de ne pas maintenir ses centres d’entretien, en violation flagrante, suivant les demandeurs, de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC. Les dommages réclamés par le groupe Mc Mullen en vertu du Code civil du Québec ont trait notamment au versement, pour chaque salarié, d’une indemnité pour perte de revenus d’emploi (pour les années 2012 à 2016) et perte des avantages sociaux liés à l’emploi. Des dommages moraux et punitifs sont aussi réclamés.

2 Le déclin de la citoyenneté industrielle

2.1 Considérations théoriques

Nous devons au britannique Thomas Humphrey Marshall (1893-1981) la réception du concept juridico-politique de citoyenneté dans un sens proprement sociologique. Dans son article « Citizenship and Social Class », publié initialement en 1949, Marshall distingue trois dimensions de la citoyenneté, soit la citoyenneté civile, politique et sociale[61]. Par droits civils, Marshall désigne les libertés classiques, telles la liberté d’expression et de croyance, mais aussi le droit de propriété et la liberté contractuelle, ainsi que les droits judiciaires qui incluent l’égalité devant la justice et l’équité procédurale[62]. Les droits politiques concernent la participation des citoyens à la sphère publique, par élargissement progressif du droit de suffrage. Enfin, les droits sociaux qualifient le droit à des prestations sociales versées par l’État, de même que le droit à l’éducation. Chacune des dimensions de la citoyenneté fait appel pour sa mise en oeuvre à des institutions distinctes : les tribunaux pour les droits civils ; le Parlement et les administrations locales pour les droits politiques ; les régimes de l’éducation de même que de la santé et des services sociaux pour les droits sociaux.

La conception de Marshall nous est apparue par trop évolutionniste, sous-tendue par l’idée implicite d’un progrès constant des droits de citoyenneté en Angleterre (l’auteur ne considère que cet exemple historique), et méthodologiquement imprécise, le statut logique du concept de citoyenneté et de ses composantes n’étant guère discuté[63]. Certes, la mise en relief des dimensions civiles, politiques et sociales de la citoyenneté par Marshall revêt une grande force évocatrice, d’où son succès durable. Toutefois, dans la perspective d’une sociologie compréhensive se situant dans la tradition instaurée par Max Weber[64], il faut considérer ces distinctions comme autant de types idéaux qui ne peuvent évidemment prétendre surmonter en eux-mêmes le hiatus entre concept et empirie : en ce sens, la notion marshallienne de « citoyenneté » représente une construction idéelle, une forte stylisation et non un simple reflet de la « réalité », et de là, paradoxalement, provient sa fécondité heuristique[65].

Dans des études antérieures, nous avons proposé d’appliquer le triptyque marshallien à la notion de citoyenneté industrielle. Ce dernier concept est apparu bien avant l’étude de Marshall ou a été élaboré de manière autonome[66]. Marshall, quant à lui, utilise la notion de « citoyenneté industrielle » (industrial citizenship) pour circonscrire l’introduction des droits civils (notamment de la liberté d’association), sous l’impulsion du syndicalisme, dans la sphère économique. La négociation collective permet aux travailleurs d’améliorer leur situation socioéconomique et de se voir ainsi reconnaître certains droits sociaux. Aux yeux de Marshall, c’est là un phénomène transitoire, car il reviendrait essentiellement à l’État de garantir et d’étendre les droits sociaux des citoyens[67].

Pour notre part, nous distinguons les aspects processuels et substantiels de la citoyenneté au travail. L’aspect processuel concerne, du point de vue des droits individuels, la dimension civile de la citoyenneté : il est alors question d’une possibilité d’accès à une procédure juste, en cas de violation alléguée des droits du salarié, de traitement arbitraire, de discrimination, de harcèlement sexuel ou psychologique, etc. La mise à disposition d’une procédure de grief et d’arbitrage ou de recours équivalents joue ici un rôle capital.

Du point de vue des droits collectifs, la dimension politique de la citoyenneté au travail signifie la reconnaissance de droits de syndicalisation, de négociation collective, de grève et de participation aux décisions. Cette dimension, pour paraphraser la Cour suprême, ne garantit pas l’atteinte de résultats déterminés, mais l’octroi de processus pertinents relativement à ces divers droits politiques[68].

Enfin, la dimension sociale de la citoyenneté au travail concerne moins la procédure que la substance des droits reconnus de manière effective aux salariés. L’insertion de clauses de disparité de traitement (parfois appelées « clauses orphelins »), les réductions salariales, l’absence d’équité salariale, la diminution des bénéfices relatifs aux régimes de retraite et d’avantages sociaux ainsi que l’élimination de la sécurité d’emploi constituent autant d’obstacles à l’épanouissement de la dimension sociale de la citoyenneté. Bien entendu, il est question ici d’idéaltypes qui peuvent se chevaucher dans la réalité et en représentent une forte stylisation. Cependant, la distinction entre droits substantiels et droits processuels, ces derniers se subdivisant en droits civils de portée individuelle et en droits politiques de portée collective, présente, à notre avis, une indéniable fécondité heuristique, ce que leur application au cas « Aveos » permet d’illustrer.

2.2 Le cas Aveos et les rapports entre droit, économie et politique

L’impartition par Air Canada de l’entretien lourd de ses appareils à l’entreprise Aveos s’est traduite par un déclin rapide de la citoyenneté industrielle des salariés visés, conduisant à terme à sa complète éradication. Les droits civils de ces travailleurs ont été érodés, notamment par l’introduction, à l’instigation de la Deutsche Bank, d’une procédure expéditive de règlement des griefs en suspens, laquelle a mené en fait, sans que les intéressés soient tenus au courant, à la mise de côté de la grande majorité de ces griefs, suivie du rejet en bloc par le CCRI de toutes les plaintes invoquant un manquement au devoir syndical de représentation[69]. Les droits politiques des salariés ont aussi été mis en suspens, d’une part, parce que l’employeur n’a pas informé l’AIMTA de ses intentions concernant Aveos et son avenir et, d’autre part, parce que le syndicat n’a aucunement consulté ces salariés avant de ratifier l’entente tripartite de 2009. Enfin, les droits sociaux des travailleurs ont également été balayés : en premier lieu, au même titre que les autres employés d’Air Canada, par l’introduction de restrictions salariales, de clauses de disparité de traitement à double palier, etc. ; en second lieu, par le licenciement collectif qui a mis fin, sans consultation ni préavis, à leur emploi.

Le cas Aveos conduit à s’interroger sur le rôle spécifique du droit dans le processus de déclin de la citoyenneté industrielle, quant aux salariés visés, chez Air Canada. Un moment crucial de ce processus concerne le contournement du droit (l’article 6 (1) d) de la LPPCAC) par le transporteur aérien. On y verra, assurément, la primauté de la rationalité économique sur la logique juridique, l’entreprise estimant que les coûts de transaction représentés par ce contournement du droit étaient a priori très faibles en regard des gains escomptés du fait de la délocalisation outre-frontière des activités d’entretien lourd de ses appareils. Cependant, il y a plus : nous entendons ici par « droit », au sens de la sociologie compréhensive, les manifestations tant extra-étatiques qu’étatiques de la normativité juridique, du moment qu’un appareil de contrainte, « spécifiquement institué à cet effet », est à même d’imposer, dans une certaine mesure, le respect de cette normativité par un groupe d’administrés[70]. C’est là, au sens contemporain du terme, une position relevant, en dépit de l’imprécision du concept, du pluralisme juridique[71]. Vu sous cet angle, l’entreprise, tout comme une association de salariés, constitue un ordre juridique empirique, par opposition aux ordres juridiques normatifs, lesquels existent avant tout sur un plan idéel[72].

Dans cette perspective sociologique, l’ordre juridique « Air Canada » a démontré nettement la supériorité de ses moyens de contrainte, en 2012, sur ceux qui ont effectivement été mis en oeuvre par le droit étatique. La contrainte économique qu’exerce légitimement[73] Air Canada par rapport à ses salariés et au sous-traitant revêt en effet une portée immédiate : l’attribution de contrats d’entretien cesse, la délocalisation des activités s’effectue rapidement, Aveos se voit acculée à la faillite, et tous ses salariés font l’objet, sans préavis, d’un licenciement collectif. Le syndicat en place, l’AIMTA, est impuissant dans sa réaction devant les agissements d’Air Canada. Et l’intervention des pouvoirs publics soit demeure inexistante (le gouvernement fédéral), soit s’inscrit d’emblée dans la longue durée (le gouvernement du Québec), avec des résultats alors bien incertains.

La victoire de 2015 du Québec en Cour d’appel aurait pu compromettre toute la stratégie de délocalisation du transporteur aérien. Toutefois, la proposition voulant qu’en règle générale l’impact de l’économie sur le droit (et inversement) est d’ordre indirect et fréquemment sujet à la médiation du politique trouve ici application[74]. Le gouvernement fédéral (désormais aux mains des libéraux) vient rapidement à la rescousse d’Air Canada, en modifiant la LPPCAC, pour limiter les effets « négatifs » potentiels, en matière de compensation, à 4 ans au maximum. Quant au gouvernement du Québec, loin d’agir comme un quelconque fiduciaire des intérêts des salariés d’Aveos — posture qu’il avait semblé adopter initialement —, il utilise sa victoire simplement comme un élément de marchandage (bargaining chip) auprès d’Air Canada, agissant au bénéfice d’un tiers, Bombardier inc., dont la Série C (maintenant les A220) apparaissait alors en grande difficulté. Cette stratégie du gouvernement du Québec se traduit par un succès, insuffisant cependant pour extraire Bombardier du guêpier de la Série C, abandonné subséquemment à Airbus. Et les ex-employés d’Aveos se sont alors trouvés complètement mis de côté.

Si le contournement délibéré de la LPPCAC par Air Canada apparaît toujours sur les écrans du droit, c’est uniquement du fait d’un groupe d’ex-employés d’Aveos (le groupe McMullen) qui s’efforcent envers et contre tous d’obtenir compensation pour l’injustice dont ils estiment avoir été victimes. Le temps du droit étatique étant souvent d’une lenteur extrême[75], il va leur falloir beaucoup de courage et de détermination pour affronter les épreuves subséquentes, sans garantie aucune, à ce stade, du succès de leur démarche.

Conclusion

La proposition voulant que la grande entreprise demeure un lieu privilégié d’exercice de la citoyenneté au travail ne se vérifie guère dans le cas d’Air Canada, du moins quant à la délocalisation de l’entretien lourd. La saga Aveos illustre plutôt le contraire — sans que l’on puisse à cette étape-ci généraliser — soit la disparition rapide de toute citoyenneté pour les employés visés. En ce qui a trait à ceux et celles qui ont continué à travailler pour Air Canada, des recherches plus approfondies sont certes requises ; toutefois, les éléments recueillis jusqu’à présent vont, somme toute, dans le même sens :

  • recul de la citoyenneté civile se manifestant notamment par l’abandon de la grande majorité des griefs en suspens ;

  • dilution de la citoyenneté politique étant donné l’absence de participation des employés aux décisions majeures de l’entreprise, voire de leur association syndicale, les concernant directement ;

  • mise en cause de la citoyenneté sociale, spécialement par l’introduction de clauses de disparité de traitement relativement à la rémunération et aux régimes de retraite.

Assurément, la privatisation d’Air Canada, décision éminemment politique que le contexte de dérégulation du transport aérien en Amérique du Nord ne rendait nullement inévitable, a représenté pour les salariés de la firme l’ouverture d’une boîte de Pandore aux conséquences imprévisibles. Cette décision signifiait en effet la substitution d’une logique de maximisation des gains caractéristique de toute entreprise capitaliste, désormais liée aux aléas des marchés, à la logique de service public qui est celle, en principe du moins[76], d’une société d’État.

Cela dit, une autre dimension se dégage sans conteste de notre étude : c’est l’assise de capitalisme politique sur lequel repose, dans une mesure variable certes, l’activité d’Air Canada depuis sa privatisation. Sans prétendre déchiffrer ici les canaux de communication qui existent entre l’entreprise et les gouvernements en place, nous estimons qu’il ressort à l’évidence que la direction de la firme, dont la grande importance économique est incontestable au Canada, a facilement accès aux ressources bienveillantes du politique, par exemple pour obtenir des modifications légales ou négocier des ententes avantageuses. Dans le cas des salariés d’Aveos, la dimension de capitalisme politique ne s’est nullement exercée, comme nous l’avons démontré, au bénéfice de la citoyenneté industrielle.

Au terme de notre étude, devons-nous conclure, à l’instar d’Arthurs, au déclin irrémédiable de la citoyenneté industrielle au Canada ? Avant de nous résoudre à un tel constat, nous croyons indiqué d’attendre une progression plus marquée de nos travaux ou de ceux d’autres chercheurs. Bien qu’en ce moment précis nous ne soyons guère enclins à l’optimisme, il faut tenir compte du fait que, du point de vue de la normativité juridique, nous sommes témoins d’un troisième stade de développement du droit du travail : en effet, on peut avancer qu’aux phases antérieures, celle du volontarisme selon le mode britannique (jusqu’en 1944) et celle de l’institutionnalisme ou du « pluralisme industriel » sur le plan paradigmatique (1944-2007) issu de la réception de la Wagner Act états-unienne[77], se substitue — d’un point de vue idéaltypique — la phase du constitutionnalisme, sous l’égide des chartes des droits et notamment de la garantie constitutionnelle de la liberté fondamentale d’association. La constitutionnalisation du droit du travail[78] (à ne pas confondre avec le concept, foncièrement sociologique, de la « constitution du travail[79] »), entraînant en particulier la reconnaissance de la négociation collective et du droit de grève comme droits fondamentaux des salariés, représente une dynamique qui se déploie en quelque sorte sous nos yeux, sans qu’il soit possible encore d’en évaluer la portée précise et la signification historique[80]. Néanmoins, elle soulève certainement l’espoir d’une authentique refondation de la citoyenneté au travail.