Résumés
Résumé
Prenant comme point de départ la thèse récente de Harry W. Arthurs qui conclut au déclin inéluctable de la citoyenneté au travail au Canada, les auteurs adoptent à titre heuristique une position inverse selon laquelle la grande entreprise, tout comme le secteur public, demeure un site privilégié d’exercice de cette citoyenneté, vu la forte présence syndicale, la longue pratique de la négociation collective ainsi que l’expérience et la sensibilité des employeurs à l’égard de la gestion des ressources humaines. Faisant partie d’une équipe financée par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), qui réunit des juristes et des sociologues du travail, les auteurs livrent un premier pan de la recherche effectuée sur ce thème, concernant le transporteur Air Canada. Plus précisément, ils ont étudié, sur la base d’une analyse jurisprudentielle et de contenu, la sous-traitance par Air Canada de la fonction d’entretien lourd de ses appareils à Aveos en 2007. Ce sous-traitant, acculé à la faillite, a cessé ses activités en 2012, et l’entretien lourd a été délocalisé par Air Canada. Basée sur une étude longitudinale au sujet d’Air Canada comme employeur depuis sa privatisation survenue en 1988, la recherche met en lumière les transformations de l’entreprise, passant d’une logique de service public à une logique, purement économique, de maximalisation des profits. Dans une perspective relevant du pluralisme juridique et de la sociologie compréhensive du droit, les auteurs s’attachent aux interactions entre les ordres juridiques empiriques en présence, qu’il soit question de l’entreprise Air Canada, de l’acteur syndical, des créanciers externes, du sous-traitant ou des salariés licenciés eux-mêmes, se regroupant dans une association informelle pour défendre leurs droits. Leur étude fait ressortir le contournement du droit par certains de ces acteurs, facilité par l’intervention des autorités publiques, fédérale ou provinciale. Se vérifie ainsi, d’après les auteurs, la proposition voulant que l’impact de l’économie sur le droit (à la faveur, par exemple, de la crise financière de 2008) soit rarement direct et immédiat, et généralement sujet à la médiation du politique. En définitive, les auteurs estiment que l’étude du cas d’Aveos valide la thèse d’Arthurs relative au déclin de la citoyenneté, plutôt que la position contraire, formulée au point de départ à titre heuristique et seulement quant à la grande entreprise. Toutefois, des études plus approfondies seront nécessaires, et ce, en vue de confronter l’historique d’autres grandes entreprises sur le mode comparatif — de même que l’attitude d’Air Canada à l’endroit des employés demeurés à son service — avant qu’une thèse aussi générale puisse être adoptée concernant ce type d’entreprise.
Abstract
Taking Harry W. Arthurs’ recent arguments about the demise of industrial citizenship in Canada, the authors explore the heuristic position that big companies and the public sector are in fact a privileged site for the exercise of industrial citizenship because of their strong union presence, long history of collective bargaining, and experience with and sensitivity to human resource management. The authors present some initial research on this topic, concerning Air Canada, conducted by a SSHRC-funded team of jurists and labour sociologists. Specifically, the authors performed a case law and content analysis of Air Canada’s outsourcing of heavy aircraft maintenance to Aveos in 2007. In 2012, when Aveos filed for bankruptcy and ceased operations, Air Canada began outsourcing some of its aircraft maintenance work overseas. The authors’ longitudinal analysis of Air Canada as an employer since its privatization in 1988 traces a transformation from the company’s initial public service approach to a purely economic approach of maximizing profit. From the perspective of legal pluralism and of the interpretive sociology of law, the authors focus on the interaction between the empirical legal orders involved, whether for Air Canada, the union, the external creditors, the subcontractor or the laid-off employees themselves, who came together in an informal association to defend their rights. This analysis reveals how some of these parties circumvented the law, assisted by the federal or provincial government. This supports the hypothesis that the impact of economics on law is rarely direct or immediate, and is generally subject to political mediation. Ultimately, the authors conclude that the Aveos case does indeed validate Harry W. Arthurs’ position on the demise of industrial citizenship, rather than the contrary, as was put forth as a heuristic exercise. That said, before a general statement about such a matter can be adopted, further comparison with the history of other large companies is needed, as well as further analysis of Air Canada’s attitude toward the employees who have remained.
Resumen
Tomando como punto de partida la reciente tesis de Harry W. Arthurs en la que se concluye el declive ineluctable de la ciudadanía del trabajo en Canadá, los autores han adoptado a título heurístico una posición contraria según la cual la gran empresa, así como el sector público se mantenían como lugares privilegiados para el ejercicio de esta ciudadanía, dada la fuerte presencia sindical, la larga práctica de la negociación colectiva, la experiencia y la sensibilidad de la parte patronal con respecto a la gestión de los recursos humanos. En el marco de un equipo financiado por el CRSH que reúne juristas y sociólogos del ámbito laboral, los autores han entregado una primera parte de la investigación llevada a cabo sobre este tema, que concierne la compañía Air Canada. De forma más precisa, los autores han estudiado basándose en un análisis jurisprudencial y de contenido la subcontratación por parte de Air Canada del mantenimiento pesado de sus equipos, confiada a Aveos en el año 2007. Este subcontratista se vio forzado a declararse en quiebra, y cesó sus actividades en el año 2012. Air Canada, por su parte, trasladó el mantenimiento pesado al extranjero. Partiendo de un estudio longitudinal de Air Canada como empleador desde su privatización llevada a cabo en 1988, se han revelado en la investigación las transformaciones en la empresa que van desde una lógica de servicio al público, hasta una puramente económica y de maximización de ganancias. Desde una perspectiva que releva del pluralismo jurídico y de la sociología comprensiva del derecho, los autores se han enfocado en las interacciones existentes entre los diferentes ordenamientos jurídicos empíricos en presencia, independientemente de que se trate de la empresa Air Canada, de la parte sindical, de los acreedores externos, de los subcontratistas o de los propios empleados despedidos, que se han agrupado en una asociación informal para defender sus derechos. El estudio ha puesto de manifiesto cómo se elude el derecho por parte de algunos de estos actores, y que ha sido facilitado por la intervención de las autoridades públicas federales o provinciales. Esto se comprueba con lo planteado por los autores en la proposición según la cual el impacto que tiene la economía sobre el derecho (como por ejemplo, la crisis financiera del año 2008) sea extrañamente directo e inmediato, y generalmente está sujeto a la mediación política. En definitiva, los autores consideran que el estudio del caso Aveos ha comprobado la tesis de Harry W. Arthurs relacionada con el declive de la ciudadanía en lugar de la opinión contraria formulada inicialmente a título heurístico, solamente en lo que concierne la gran empresa. No obstante, se necesitan realizar estudios de mayor profundidad para cotejar el historial de otras grandes empresas a título comparativo — al igual que la postura de Air Canada — con respecto a los empleados que siguen en sus puestos, antes que una tesis tan general relacionada con este tipo de empresas pueda ser adoptada.
Corps de l’article
Dans la foulée de la mondialisation économique, apparue vers la fin des années 70 et comportant son lot de dérégulations, de délocalisations, de restructurations industrielles de toute nature et de précarisation de l’emploi[1], les acquis fondamentaux du droit du travail sont remis en question dans bon nombre de pays industrialisés, au premier chef ceux dont l’économie relève d’un capitalisme libéral[2] — tels les États-Unis et le Royaume-Uni — par opposition au capitalisme de coordination caractéristique de l’Allemagne, de l’Autriche et des pays scandinaves, sans que ces derniers soient pour autant épargnés[3]. L’affaiblissement du droit du travail, accéléré par la crise financière de 2008, s’est traduit par un recul dramatique de la négociation collective et du syndicalisme[4], par la multiplication des formes d’emplois atypiques échappant souvent (tel l’entrepreneuriat dépendant) à toute régulation effective par le droit[5], par l’évolution du statut de salarié vers un pur rapport contractuel[6], le tout faisant apparaître l’idée classique de citoyenneté au travail comme relevant désormais d’une pure utopie[7].
Cependant, qu’en est-il de la grande entreprise ? Celle-ci représente au Canada, avec le secteur public, le dernier château fort de la négociation collective. Nous formulons la proposition – en partie contre-intuitive[8] — voulant que la grande entreprise (dans le secteur privé, public et coopératif), même si elle connaît, dans certains cas, un repli de la négociation collective, de l’influence syndicale, etc., demeure néanmoins un lieu privilégié d’exercice des droits de citoyenneté au travail[9]. Nous tenons compte ici de la probabilité que les droits et libertés de la personne, notamment la liberté d’association et le droit à l’égalité — vecteurs fondamentaux de la citoyenneté au travail — soient davantage respectés et mis en oeuvre dans la grande entreprise que dans les petites et moyennes entreprises (PME), ce que certaines études tendent à confirmer quant au droit à l’égalité, par exemple[10]. Nous anticipons néanmoins que les transformations de l’entreprise — restructurations, recours à la sous-traitance, délocalisations ou autres — peuvent par ailleurs entraîner la dilution des protections offertes (tendant ainsi vers la réémergence du précariat), impliquer une détérioration des conditions de travail et, par conséquent, suggérer — de manière contradictoire — un appauvrissement de la citoyenneté au travail, du moins relativement à certaines catégories de salariés.
Notre point de départ réside dans l’étude classique de Harry W. Arthurs publiée en 1967 et intitulée : « Developing Industrial Citizenship : A Challenge for Canada’s Second Century[11] ». Arthurs y célébrait le développement de la négociation collective au Canada, y voyant le gage d’une citoyenneté économique et sociale pour les salariés, se surimposant à la citoyenneté politique garantie par la démocratie canadienne. Comme le reconnaît Arthurs dans ses écrits plus récents[12], cette vision rétrospectivement optimiste a été démentie par l’évolution ultérieure de la société canadienne : le syndicalisme stagne ou est en déclin, les avancées jadis assurées par la négociation collective apparaissent en recul, alors que les restructurations incessantes de l’entreprise privée et de l’entreprise publique confèrent un fort degré d’incertitude à la plupart des situations d’emploi. Ce déclin de la négociation collective caractérise en fait la majorité des pays industrialisés[13]. Devant ce constat, l’idéal d’une citoyenneté industrielle portée par la négociation collective apparaît de plus en plus illusoire. Ces difficultés semblent exacerbées depuis la crise économique de 2008[14]. Pourtant, Georges Gurvitch écrivait en 1931 : « le problème de la démocratie industrielle reste l’une des questions les plus actuelles de notre temps[15] », remarque qui n’a en rien perdu de sa pertinence. La Cour suprême du Canada ne soulignait-elle pas, dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, que « la négociation collective permet aux travailleurs de parvenir à une forme de démocratie et de veiller à la primauté du droit en milieu de travail[16] » ?
Notre projet tient ainsi compte d’un échec manifeste du droit du travail en ce qui a trait à son effort pour parvenir à la citoyenneté au travail et à la démocratie dans l’entreprise[17]. Si l’on se situe aux confins du droit collectif du travail (secteur non syndiqué, travail atypique), cet échec s’avère évident et amplement démontré[18]. Toutefois, de prime abord du moins, on peut formuler une proposition contraire à celle du déclin de la citoyenneté en ce qui concerne les grandes entreprises, beaucoup plus pérennes que les PME, avec de solides pratiques de gestion des ressources humaines, fréquemment une forte présence syndicale, des traditions établies en matière de négociation collective, etc. Pourtant, la grande entreprise fait néanmoins l’objet de restructurations majeures, lesquelles entraînent diverses conséquences négatives sur l’emploi, notamment des licenciements collectifs, des fermetures, de la sous-traitance, des délocalisations, des privatisations ou de la précarisation. À l’évidence, les restructurations signifient souvent un recul marqué de la démocratie économique dans l’entreprise. Il importe par conséquent de vérifier si la grande entreprise échappe malgré tout pour l’essentiel au déclin de la citoyenneté au travail, étant entendu que le sort de la démocratie sociale et économique se joue primordialement au sein de ces firmes, en raison de leur poids prépondérant dans l’économie canadienne. Ce rôle de premier plan n’est pas seulement direct, au-delà de 15 % de l’emploi au Canada provenant ainsi de firmes employant 500 salariés et plus, suivant Statistique Canada[19] ; il est aussi indirect, vu le cercle des PME qui gravitent autour de la grande entreprise et qui en sont fortement dépendantes, tout comme les communautés locales et régionales visées[20].
Il existe un nombre significatif de travaux portant, en droit du travail et en relations industrielles, sur l’état des relations de travail dans la grande entreprise au Canada. Par rapport au seul cas du Québec, mentionnons ainsi :
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la solidarité syndicale transnationale chez Québecor[21] ;
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l’échec de la syndicalisation chez Wal-Mart[22] ;
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le vécu syndical dans le Mouvement Desjardins[23] ;
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une coalition syndicale internationale dans une entreprise canadienne du secteur minier[24] ;
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la citoyenneté au travail dans une entreprise métallurgique[25] ;
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la fermeture de la Lousiana Pacific à Saint-Michel-des-Saints[26] et de Rio Tinto Alcan à Beauharnois[27].
Toutefois, les travaux sur la grande entreprise utilisant des sources sociojuridiques demeurent rarissimes, du moins au Québec. En fait, la seule étude significative à cet égard reste la vaste enquête de Jean-Guy Belley sur les pratiques contractuelles d’Alcan au Saguenay[28].
Or, l’apport innovant de notre recherche se veut double : nous proposons, d’une part, un recours systématique à des sources juridiques (notamment en droit du travail), lesquelles sont, d’autre part, sous-tendues par des analyses de contenu plus générales et seront ultérieurement enrichies par des interventions qualitatives (des entretiens semi-dirigés) auprès d’interlocuteurs clés dans les entreprises. Sur le plan juridique, nous nous référons en particulier aux énoncés de faits, souvent très détaillés, contenus dans les décisions du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI), du Tribunal administratif du travail (TAT) et des tribunaux d’arbitrage, sans oublier les jugements des tribunaux supérieurs. Quant à chaque grande entreprise à étudier, le volume de la jurisprudence pertinente apparaît considérable[29]. En outre, très rares, pour ne pas dire inexistantes, sont les études qui utilisent une méthode sociojuridique, de nature historico-comparative, axée sur la longue durée afin de saisir les transformations des entreprises et leurs effets sur l’emploi au regard de la citoyenneté au travail.
Dans ce qui suit, nous livrons un premier pan de notre recherche, lequel concerne Air Canada, grand transporteur aérien, dont l’évolution récente des relations de travail est saisie à travers un cas emblématique, celui de l’impartition de l’entretien lourd qui a conduit à la saga Aveos. Les principales données ont été obtenues à la suite de l’analyse de la jurisprudence, appuyée par une analyse de contenu de la documentation pertinente (partie 1). Par ailleurs, nous tirons un certain nombre de constats théoriques et méthodologiques de nos premiers résultats de recherche, dans la perspective d’une approche sociologique du droit, relativement à l’idée de la citoyenneté au travail (partie 2).
1 L’impartition de l’entretien à Air Canada : la saga Aveos
1.1 La privatisation d’Air Canada et ses suites
Pour bien comprendre l’impartition de l’entretien lourd à Air Canada, il faut partir du moment clé qu’est la privatisation d’Air Canada en 1988, à l’initiative du gouvernement conservateur de Bryan Mulroney. Ce geste survient dans le contexte nord-américain de dérégulation du transport aérien.
Rappelons qu’Air Canada a été instituée par le gouvernement fédéral comme transporteur aérien national au Canada en 1937, en tant que société d’État bénéficiant d’un monopole quasi complet sur cette activité[30]. Ce monopole d’État est demeuré largement intact jusqu’en 1959, époque à laquelle le gouvernement conservateur de John Diefenbaker a ouvert la porte non à une concurrence directe, mais plutôt à la concession à des intérêts purement privés de monopoles partiels sur certaines lignes aériennes. On ne peut parler à cet égard de capitalisme de marché, mais plutôt d’une forme de néomercantilisme au sens où le Souverain attribue des concessions commerciales d’ordre monopolistique à certains entrepreneurs[31] : les Lignes aériennes Canadien (initialement CP Air) se voient ainsi graduellement concéder l’exploitation du transport aérien vers les régions du Pacifique, alors que des transporteurs régionaux (Pacific Western Airlines, Transair, Nordair, Québecair, etc.) obtiennent des concessions leur attribuant de manière monopolistique un marché provincial ou régional déterminé[32]. Ainsi, vers 1980, Air Canada domine toujours le transport aérien au Canada, mais seulement à hauteur de 50 % environ. L’État garantit alors sa viabilité en lui assurant la primauté sur la concurrence interne et en fermant l’espace aérien canadien, dans une large mesure, à la concurrence étrangère, tout en contrôlant fermement les tarifs aériens.
L’émergence de la mondialisation économique et la domination, dans les pays relevant de la sphère du capitalisme anglo-saxon, de l’idéologie néolibérale[33], grandement accélérée par l’élection des gouvernements Reagan et Thatcher à la fin des années 70, conduiront à la dérégulation brutale du transport aérien aux États-Unis.
Le tableau 1 donne un aperçu de l’histoire d’Air Canada, de sa fondation en 1937 à sa privatisation en 1988.
À partir de 1977, les États-Unis procèdent à la dérégulation du transport aérien[34]. Cela a notamment pour objet de faire baisser les prix sous l’effet de la concurrence et d’accroître la densité du trafic aérien. La chute des prix ébranle en retour le monopole d’État canadien sur les liaisons aériennes internes, puisque les voyageurs peuvent — dans plusieurs cas — opter pour un transporteur états-unien situé à proximité outre-frontière. Le Canada se livre alors à une dérégulation graduelle du transport aérien, laquelle s’accentue avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs en 1984 (gouvernement de Brian Mulroney élu le 4 septembre 1984). En mai 1984 déjà, l’espace aérien du Canada avait été divisé en deux zones : le Nord, assujetti à un contrôle gouvernemental serré, et le Sud, échappant désormais à toute régulation des tarifs aériens, politique qui a été étendue par les conservateurs, dans le sens d’une dérégulation complète, à tous égards, de la région Sud — 95 % de la population canadienne s’y concentrant[35]. En avril 1988, le gouvernement Mulroney rendait publique sa décision de privatiser Air Canada, à certaines conditions toutefois, dont le maintien des centres d’entretien des appareils à Montréal, à Winnipeg et à Mississauga (voir la section 1.2), le maintien du siège social à Montréal, l’ouverture de l’actionnariat en priorité aux employés d’Air Canada et aux petits investisseurs, et la limitation du capital étranger à 25 % des actions au maximum[36]. En dépit de l’hostilité des partis d’opposition, la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada (LPPCAC)[37] a été sanctionnée le 18 août 1988.
Le tableau 2 permet de visualiser l’évolution pour le moins houleuse d’Air Canada depuis sa privatisation.
Au moment de sa privatisation, Air Canada accapare 50 % du marché du transport aérien au Canada contre moins de 25 % pour CP Air. Ce dernier transporteur va cependant accroître sa part du marché en procédant à l’acquisition de sociétés régionales ou provinciales d’aviation, telles que Wardair, Transair ou Nordair, ce qui se traduit alors par une structuration en deux pôles dominants de l’industrie du transport aérien au Canada, CP Air, devenu Lignes aériennes Canadien, n’étant désormais que légèrement inférieur en taille à Air Canada[38].
1.2 La sous-traitance des services d’entretien d’Air Canada et la fermeture d’Aveos
Comme nous l’avons mentionné, le Parlement vote en 1988 la LPPCAC[39], laquelle encadre le processus de privatisation de l’entreprise et astreint la nouvelle entité à certaines obligations relatives notamment à la pérennité d’un contrôle canadien du capital de la firme. Cette loi oblige également Air Canada, nous l’avons souligné, à maintenir en état ses centres d’entretien de Montréal, de Mississauga et de Winnipeg, ce qui concerne plus de 10 % du personnel de la firme[40]. Si Air Canada respecte cette obligation à la lettre pendant la décennie qui suit, les événements entourant le tournant du second millénaire vont l’amener à adopter une stratégie graduelle de contournement de la LPPCAC.
En 1999, Air Canada réussit à acquérir Lignes aériennes Canadien, alors en difficultés financières. Le transporteur obtient ainsi un monopole de fait sur la grande majorité des liaisons aériennes au Canada. Toutefois, les coûts d’acquisition sont élevés, tant et si bien qu’Air Canada subit très durement les contrecoups des attentats du 11 septembre 2001 : la baisse momentanée de l’achalandage des vols aériens touche au plus haut point le transporteur, lequel n’a pas les moyens de faire face à la crise[41]. En 2003, Air Canada, devant la menace d’une faillite, se place sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC)[42]. Ainsi, le 1er avril 2003, la Cour supérieure de l’Ontario rend une ordonnance initiale pour la protection d’Air Canada en vertu de la LACC et nomme la firme Ernst & Young à titre de contrôleur[43]. En permettant ainsi à Air Canada d’obtenir un prêt de 700 millions de dollars américains pour faire face à la situation, la Cour supérieure mettait l’accent sur l’importance de la flexibilité et du compromis entre les employés et la direction[44].
De fait, la restructuration organisationnelle à laquelle est contrainte Air Canada serait impossible si les principaux syndicats représentant ses quelque 20 000 salariés, soit les machinistes de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale (AIMTA), les TCA, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) et l’Association des pilotes d’Air Canada (Air Canada Pilots Association ou ACPA) ne consentaient pas à des compressions importantes de revenus et d’avantages sociaux, lesquelles permettront alors à Air Canada d’économiser près de 1 milliard de dollars canadiens[45].
En 2003, dans le contexte d’une restructuration globale de l’entreprise qui se traduit par une plus forte emprise des créanciers et des actionnaires sur sa gestion[46], la division interne des services techniques d’Air Canada devient une société distincte reconnue sous le sigle ACTS. Se conformant pour l’heure aux exigences de la LPPCAC, Air Canada maintient en activité ses centres d’entretien et de révision dans le contexte d’ACTS[47].
Toutefois, le 22 juin 2007, Air Canada rendait publique la vente d’ACTS à un consortium d’investisseurs externes, la nouvelle entité adoptant en septembre 2008 le nom d’Aveos Performance aéronautique inc. (Aveos)[48]. Ayant eu vent de tractations en ce sens dès 2006, le syndicat, estimant que l’employeur ne lui fournissait pas les renseignements requis pour lui permettre de représenter de manière juste les intérêts de ses membres, avait déposé auprès du CCRI, le 14 décembre 2006, une plainte de pratique déloyale de travail[49]. Cette plainte a connu son dénouement lors de la signature d’une entente tripartite le 8 janvier 2009 entre l’AIMTA, Air Canada et Aveos[50]. Ladite entente représentait une quittance réciproque, complète et définitive de tout litige subsistant entre les parties (sauf quant au maintien du lien d’emploi avec Air Canada). En vertu de l’entente, les employés avaient le choix de prendre leur retraite (lorsqu’ils y étaient admissibles) ou d’accepter, à certaines conditions, leur transfert vers Aveos, suivant un ordre de priorité. Les salariés transférés bénéficiaient de la sécurité d’emploi jusqu’en 2013, Air Canada s’engageant en effet à garantir l’exclusivité de l’entretien lourd au sous-traitant pour la durée de l’entente.
La réaction des membres visés de l’AIMTA a été généralement fort négative. Plus de 250 plaintes pour manquement au devoir syndical de représentation ont été déposées contre l’AIMTA auprès du CCRI, faisant valoir l’absence de consultation des membres avant la signature de l’entente tripartite, de même que la non-tenue d’un vote de ratification et la dérogation aux exigences de la LPPCAC. L’ensemble de ces plaintes a été cependant rejeté par le CCRI en août 2010[51].
Parallèlement, l’AIMTA avait elle-même déposé une demande de déclaration d’employeur unique au CCRI, ce qui aurait assuré le maintien du lien d’emploi entre ses membres transférés vers Aveos et Air Canada. Le CCRI a également rejeté sa requête en janvier 2011. Toutefois, il a ordonné alors le transfert de l’accréditation des employés syndiqués d’Air Canada vers Aveos, entérinant l’entente tripartite susmentionnée et ordonnant le paiement, tel que l’avait offert Air Canada, d’une modeste indemnité à ces travailleurs — soit 2 semaines de salaire par année d’ancienneté — advenant qu’Aveos devienne insolvable avant le 30 juin 2013[52].
À cette époque, Air Canada diminue graduellement le flux des contrats d’entretien attribués à Aveos, tant et si bien que celle-ci n’est plus en mesure de faire face à ses obligations. Il faut souligner ici que la prospérité retrouvée d’Air Canada après les restructurations de 2003-2004 a été de courte durée, la crise financière mondiale de 2008 éprouvant à nouveau le transporteur aérien, lequel a alors cumulé des pertes estimées à 1 milliard de dollars canadiens à la fin de cette année-là et vu la solvabilité de ses régimes de pension mise en péril[53]. La direction d’Air Canada a opté cette fois encore pour une stratégie de réduction draconienne de ses coûts d’exploitation dont les employés ont fait les frais, notamment par réduction des bénéfices découlant des régimes de retraite[54]. C’est dans ce contexte de diminution des coûts d’exploitation qu’il faut situer la décision d’Air Canada de délocaliser l’entretien de ses appareils en Floride et au Salvador, et de ne plus fournir de contrats à Aveos.
En conséquence, le 18 mars 2012, Aveos cesse ses activités et se place sous la protection de la LACC. Bien qu’il soit sollicité par les salariés d’Aveos, le gouvernement fédéral, alors dirigé par le Parti conservateur, refuse d’intervenir pour assurer le respect de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC. Toutefois, le gouvernement du Québec, lequel s’estime lésé par la perte d’une activité économique importante pour la région de Montréal du fait des décisions prises par Air Canada, entreprend des procédures afin de faire déclarer qu’Air Canada contrevient à la LPPCAC. La Cour supérieure accueille la requête, déclare qu’Air Canada est en défaut de maintenir les centres d’entretien et lui intime l’ordre de continuer à y faire exécuter les travaux d’entretien et de révision de ses appareils[55].
Cette décision sera portée en appel par Air Canada. En novembre 2015, la Cour d’appel, composée exceptionnellement d’un banc de cinq juges, confirmera le jugement dans un arrêt unanime[56]. Air Canada demandera alors d’être autorisée à porter l’affaire devant la Cour suprême.
C’est à ce moment-là que l’on assiste à nouveau à l’intervention du politique, sur le plan à la fois provincial et fédéral. Le gouvernement du Québec (le Parti libéral du Québec est au pouvoir) décide de ne pas pousser plus avant la démarche judiciaire, se contentant plutôt d’une promesse d’Air Canada d’acheter au constructeur aéronautique Bombardier 45 avions moyen-courriers de la Série C et d’effectuer leur entretien au Québec pendant une vingtaine d’années. De fait, Air Canada a bien pris possession de ces appareils, devenus entretemps des A220 par suite de l’acquisition de la Série C par la multinationale Airbus, mais l’entreprise n’a pas à ce jour donné suite à son projet d’implanter un centre d’entretien de ces appareils au Québec. S’il résulte du désistement des procédures judiciaires au niveau provincial certaines retombées intéressantes pour l’activité aéronautique au Québec, cela n’a toutefois été d’aucune utilité pour régler le sort des employés d’Aveos licenciés par le sous-traitant.
Cependant, le gouvernement fédéral n’est pas en reste pour faciliter les choses dans le cas d’Air Canada : maintenant dirigé par le Parti libéral, lequel avait pourtant dénoncé, l’année précédente, la passivité des conservateurs devant la faillite d’Aveos et son impact sur les travailleurs de ce sous-traitant, le gouvernement fédéral obtient du Parlement, le 22 juin 2016, la modification de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC — « sous le bâillon » pour neutraliser l’opposition — afin d’accorder une plus grande flexibilité à Air Canada dans ses activités d’entretien. Cette disposition, lue conjointement avec l’article 6 (4) de la LPPCAC s’énonce désormais comme suit :
6 (1) Les clauses de prorogation de la Société comportent obligatoirement :
d) des dispositions l’obligeant à exercer ou à faire exercer des activités d’entretien d’aéronefs, notamment toute forme d’entretien relatif aux cellules, aux moteurs, aux éléments constitutifs, à l’équipement ou aux pièces, en Ontario, au Québec et au Manitoba ;
[…]
(4) Sans éliminer l’exercice d’activités d’entretien d’aéronefs en Ontario, au Québec ou au Manitoba, la Société peut, dans le cadre de l’exercice des activités visées à l’alinéa (1) d) dans chacune de ces provinces, modifier le type ou le volume d’une ou de plusieurs de ces activités dans chacune de ces provinces ainsi que le niveau d’emploi rattaché à ces activités[57].
Satisfaite de ce résultat et sachant par ailleurs qu’elle n’a plus rien à craindre du côté du gouvernement du Québec, Air Canada se désiste, le 28 juin 2016, de sa demande de pourvoi en Cour suprême. Ce n’est pas là pour autant le fin mot de l’histoire. Les ex-employés d’Aveos, regroupés dans ce que nous désignons comme le « groupe Mc Mullen », du nom de leur leader, poursuivent en effet les démarches judiciaires en vue d’obtenir des indemnités à la hauteur du préjudice qu’ils estiment avoir subi. Ces démarches se déroulent de manière parallèle, sous forme de recours collectifs exercés à la fois devant la Cour fédérale du Canada et devant la Cour supérieure du Québec.
Le litige devant la Cour fédérale concerne les indemnités de licenciement collectif prévues dans le Code canadien du travail[58], mais qui n’ont jamais été payées par Aveos. En 2019, à la suite du refus des ex-dirigeants d’Aveos d’obtempérer à l’ordre de paiement donné par l’inspectrice du travail agissant en vertu du Code canadien du travail, l’arbitre Pierre Flageole a octroyé plus de 3 millions de dollars canadiens aux 1 600 employés touchés (soit en moyenne 2 000 dollars par salarié). Les ex-administrateurs d’Aveos ont refusé toutefois de se conformer à la sentence arbitrale, sollicitant plutôt le contrôle judiciaire de cette décision par la Cour fédérale. En réplique, les ex-employés d’Aveos ont demandé, conformément aux règles de pratique de la Cour fédérale, que le litige soit traité comme un recours collectif, au bénéfice des défendeurs, requête que la Cour fédérale a jugé bien fondée[59].
L’enjeu de la procédure intentée en Cour supérieure par le groupe Mc Mullen contre Air Canada se révèle plus important encore, puisqu’il est question ici, potentiellement, de centaines de millions de dollars. Le recours collectif exercé par le groupe Mc Mullen, lequel a été autorisé par la Cour supérieure[60], vise la réparation des dommages causés aux ex-employés d’Aveos par la décision même d’Air Canada de ne pas maintenir ses centres d’entretien, en violation flagrante, suivant les demandeurs, de l’article 6 (1) d) de la LPPCAC. Les dommages réclamés par le groupe Mc Mullen en vertu du Code civil du Québec ont trait notamment au versement, pour chaque salarié, d’une indemnité pour perte de revenus d’emploi (pour les années 2012 à 2016) et perte des avantages sociaux liés à l’emploi. Des dommages moraux et punitifs sont aussi réclamés.
2 Le déclin de la citoyenneté industrielle
2.1 Considérations théoriques
Nous devons au britannique Thomas Humphrey Marshall (1893-1981) la réception du concept juridico-politique de citoyenneté dans un sens proprement sociologique. Dans son article « Citizenship and Social Class », publié initialement en 1949, Marshall distingue trois dimensions de la citoyenneté, soit la citoyenneté civile, politique et sociale[61]. Par droits civils, Marshall désigne les libertés classiques, telles la liberté d’expression et de croyance, mais aussi le droit de propriété et la liberté contractuelle, ainsi que les droits judiciaires qui incluent l’égalité devant la justice et l’équité procédurale[62]. Les droits politiques concernent la participation des citoyens à la sphère publique, par élargissement progressif du droit de suffrage. Enfin, les droits sociaux qualifient le droit à des prestations sociales versées par l’État, de même que le droit à l’éducation. Chacune des dimensions de la citoyenneté fait appel pour sa mise en oeuvre à des institutions distinctes : les tribunaux pour les droits civils ; le Parlement et les administrations locales pour les droits politiques ; les régimes de l’éducation de même que de la santé et des services sociaux pour les droits sociaux.
La conception de Marshall nous est apparue par trop évolutionniste, sous-tendue par l’idée implicite d’un progrès constant des droits de citoyenneté en Angleterre (l’auteur ne considère que cet exemple historique), et méthodologiquement imprécise, le statut logique du concept de citoyenneté et de ses composantes n’étant guère discuté[63]. Certes, la mise en relief des dimensions civiles, politiques et sociales de la citoyenneté par Marshall revêt une grande force évocatrice, d’où son succès durable. Toutefois, dans la perspective d’une sociologie compréhensive se situant dans la tradition instaurée par Max Weber[64], il faut considérer ces distinctions comme autant de types idéaux qui ne peuvent évidemment prétendre surmonter en eux-mêmes le hiatus entre concept et empirie : en ce sens, la notion marshallienne de « citoyenneté » représente une construction idéelle, une forte stylisation et non un simple reflet de la « réalité », et de là, paradoxalement, provient sa fécondité heuristique[65].
Dans des études antérieures, nous avons proposé d’appliquer le triptyque marshallien à la notion de citoyenneté industrielle. Ce dernier concept est apparu bien avant l’étude de Marshall ou a été élaboré de manière autonome[66]. Marshall, quant à lui, utilise la notion de « citoyenneté industrielle » (industrial citizenship) pour circonscrire l’introduction des droits civils (notamment de la liberté d’association), sous l’impulsion du syndicalisme, dans la sphère économique. La négociation collective permet aux travailleurs d’améliorer leur situation socioéconomique et de se voir ainsi reconnaître certains droits sociaux. Aux yeux de Marshall, c’est là un phénomène transitoire, car il reviendrait essentiellement à l’État de garantir et d’étendre les droits sociaux des citoyens[67].
Pour notre part, nous distinguons les aspects processuels et substantiels de la citoyenneté au travail. L’aspect processuel concerne, du point de vue des droits individuels, la dimension civile de la citoyenneté : il est alors question d’une possibilité d’accès à une procédure juste, en cas de violation alléguée des droits du salarié, de traitement arbitraire, de discrimination, de harcèlement sexuel ou psychologique, etc. La mise à disposition d’une procédure de grief et d’arbitrage ou de recours équivalents joue ici un rôle capital.
Du point de vue des droits collectifs, la dimension politique de la citoyenneté au travail signifie la reconnaissance de droits de syndicalisation, de négociation collective, de grève et de participation aux décisions. Cette dimension, pour paraphraser la Cour suprême, ne garantit pas l’atteinte de résultats déterminés, mais l’octroi de processus pertinents relativement à ces divers droits politiques[68].
Enfin, la dimension sociale de la citoyenneté au travail concerne moins la procédure que la substance des droits reconnus de manière effective aux salariés. L’insertion de clauses de disparité de traitement (parfois appelées « clauses orphelins »), les réductions salariales, l’absence d’équité salariale, la diminution des bénéfices relatifs aux régimes de retraite et d’avantages sociaux ainsi que l’élimination de la sécurité d’emploi constituent autant d’obstacles à l’épanouissement de la dimension sociale de la citoyenneté. Bien entendu, il est question ici d’idéaltypes qui peuvent se chevaucher dans la réalité et en représentent une forte stylisation. Cependant, la distinction entre droits substantiels et droits processuels, ces derniers se subdivisant en droits civils de portée individuelle et en droits politiques de portée collective, présente, à notre avis, une indéniable fécondité heuristique, ce que leur application au cas « Aveos » permet d’illustrer.
2.2 Le cas Aveos et les rapports entre droit, économie et politique
L’impartition par Air Canada de l’entretien lourd de ses appareils à l’entreprise Aveos s’est traduite par un déclin rapide de la citoyenneté industrielle des salariés visés, conduisant à terme à sa complète éradication. Les droits civils de ces travailleurs ont été érodés, notamment par l’introduction, à l’instigation de la Deutsche Bank, d’une procédure expéditive de règlement des griefs en suspens, laquelle a mené en fait, sans que les intéressés soient tenus au courant, à la mise de côté de la grande majorité de ces griefs, suivie du rejet en bloc par le CCRI de toutes les plaintes invoquant un manquement au devoir syndical de représentation[69]. Les droits politiques des salariés ont aussi été mis en suspens, d’une part, parce que l’employeur n’a pas informé l’AIMTA de ses intentions concernant Aveos et son avenir et, d’autre part, parce que le syndicat n’a aucunement consulté ces salariés avant de ratifier l’entente tripartite de 2009. Enfin, les droits sociaux des travailleurs ont également été balayés : en premier lieu, au même titre que les autres employés d’Air Canada, par l’introduction de restrictions salariales, de clauses de disparité de traitement à double palier, etc. ; en second lieu, par le licenciement collectif qui a mis fin, sans consultation ni préavis, à leur emploi.
Le cas Aveos conduit à s’interroger sur le rôle spécifique du droit dans le processus de déclin de la citoyenneté industrielle, quant aux salariés visés, chez Air Canada. Un moment crucial de ce processus concerne le contournement du droit (l’article 6 (1) d) de la LPPCAC) par le transporteur aérien. On y verra, assurément, la primauté de la rationalité économique sur la logique juridique, l’entreprise estimant que les coûts de transaction représentés par ce contournement du droit étaient a priori très faibles en regard des gains escomptés du fait de la délocalisation outre-frontière des activités d’entretien lourd de ses appareils. Cependant, il y a plus : nous entendons ici par « droit », au sens de la sociologie compréhensive, les manifestations tant extra-étatiques qu’étatiques de la normativité juridique, du moment qu’un appareil de contrainte, « spécifiquement institué à cet effet », est à même d’imposer, dans une certaine mesure, le respect de cette normativité par un groupe d’administrés[70]. C’est là, au sens contemporain du terme, une position relevant, en dépit de l’imprécision du concept, du pluralisme juridique[71]. Vu sous cet angle, l’entreprise, tout comme une association de salariés, constitue un ordre juridique empirique, par opposition aux ordres juridiques normatifs, lesquels existent avant tout sur un plan idéel[72].
Dans cette perspective sociologique, l’ordre juridique « Air Canada » a démontré nettement la supériorité de ses moyens de contrainte, en 2012, sur ceux qui ont effectivement été mis en oeuvre par le droit étatique. La contrainte économique qu’exerce légitimement[73] Air Canada par rapport à ses salariés et au sous-traitant revêt en effet une portée immédiate : l’attribution de contrats d’entretien cesse, la délocalisation des activités s’effectue rapidement, Aveos se voit acculée à la faillite, et tous ses salariés font l’objet, sans préavis, d’un licenciement collectif. Le syndicat en place, l’AIMTA, est impuissant dans sa réaction devant les agissements d’Air Canada. Et l’intervention des pouvoirs publics soit demeure inexistante (le gouvernement fédéral), soit s’inscrit d’emblée dans la longue durée (le gouvernement du Québec), avec des résultats alors bien incertains.
La victoire de 2015 du Québec en Cour d’appel aurait pu compromettre toute la stratégie de délocalisation du transporteur aérien. Toutefois, la proposition voulant qu’en règle générale l’impact de l’économie sur le droit (et inversement) est d’ordre indirect et fréquemment sujet à la médiation du politique trouve ici application[74]. Le gouvernement fédéral (désormais aux mains des libéraux) vient rapidement à la rescousse d’Air Canada, en modifiant la LPPCAC, pour limiter les effets « négatifs » potentiels, en matière de compensation, à 4 ans au maximum. Quant au gouvernement du Québec, loin d’agir comme un quelconque fiduciaire des intérêts des salariés d’Aveos — posture qu’il avait semblé adopter initialement —, il utilise sa victoire simplement comme un élément de marchandage (bargaining chip) auprès d’Air Canada, agissant au bénéfice d’un tiers, Bombardier inc., dont la Série C (maintenant les A220) apparaissait alors en grande difficulté. Cette stratégie du gouvernement du Québec se traduit par un succès, insuffisant cependant pour extraire Bombardier du guêpier de la Série C, abandonné subséquemment à Airbus. Et les ex-employés d’Aveos se sont alors trouvés complètement mis de côté.
Si le contournement délibéré de la LPPCAC par Air Canada apparaît toujours sur les écrans du droit, c’est uniquement du fait d’un groupe d’ex-employés d’Aveos (le groupe McMullen) qui s’efforcent envers et contre tous d’obtenir compensation pour l’injustice dont ils estiment avoir été victimes. Le temps du droit étatique étant souvent d’une lenteur extrême[75], il va leur falloir beaucoup de courage et de détermination pour affronter les épreuves subséquentes, sans garantie aucune, à ce stade, du succès de leur démarche.
Conclusion
La proposition voulant que la grande entreprise demeure un lieu privilégié d’exercice de la citoyenneté au travail ne se vérifie guère dans le cas d’Air Canada, du moins quant à la délocalisation de l’entretien lourd. La saga Aveos illustre plutôt le contraire — sans que l’on puisse à cette étape-ci généraliser — soit la disparition rapide de toute citoyenneté pour les employés visés. En ce qui a trait à ceux et celles qui ont continué à travailler pour Air Canada, des recherches plus approfondies sont certes requises ; toutefois, les éléments recueillis jusqu’à présent vont, somme toute, dans le même sens :
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recul de la citoyenneté civile se manifestant notamment par l’abandon de la grande majorité des griefs en suspens ;
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dilution de la citoyenneté politique étant donné l’absence de participation des employés aux décisions majeures de l’entreprise, voire de leur association syndicale, les concernant directement ;
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mise en cause de la citoyenneté sociale, spécialement par l’introduction de clauses de disparité de traitement relativement à la rémunération et aux régimes de retraite.
Assurément, la privatisation d’Air Canada, décision éminemment politique que le contexte de dérégulation du transport aérien en Amérique du Nord ne rendait nullement inévitable, a représenté pour les salariés de la firme l’ouverture d’une boîte de Pandore aux conséquences imprévisibles. Cette décision signifiait en effet la substitution d’une logique de maximisation des gains caractéristique de toute entreprise capitaliste, désormais liée aux aléas des marchés, à la logique de service public qui est celle, en principe du moins[76], d’une société d’État.
Cela dit, une autre dimension se dégage sans conteste de notre étude : c’est l’assise de capitalisme politique sur lequel repose, dans une mesure variable certes, l’activité d’Air Canada depuis sa privatisation. Sans prétendre déchiffrer ici les canaux de communication qui existent entre l’entreprise et les gouvernements en place, nous estimons qu’il ressort à l’évidence que la direction de la firme, dont la grande importance économique est incontestable au Canada, a facilement accès aux ressources bienveillantes du politique, par exemple pour obtenir des modifications légales ou négocier des ententes avantageuses. Dans le cas des salariés d’Aveos, la dimension de capitalisme politique ne s’est nullement exercée, comme nous l’avons démontré, au bénéfice de la citoyenneté industrielle.
Au terme de notre étude, devons-nous conclure, à l’instar d’Arthurs, au déclin irrémédiable de la citoyenneté industrielle au Canada ? Avant de nous résoudre à un tel constat, nous croyons indiqué d’attendre une progression plus marquée de nos travaux ou de ceux d’autres chercheurs. Bien qu’en ce moment précis nous ne soyons guère enclins à l’optimisme, il faut tenir compte du fait que, du point de vue de la normativité juridique, nous sommes témoins d’un troisième stade de développement du droit du travail : en effet, on peut avancer qu’aux phases antérieures, celle du volontarisme selon le mode britannique (jusqu’en 1944) et celle de l’institutionnalisme ou du « pluralisme industriel » sur le plan paradigmatique (1944-2007) issu de la réception de la Wagner Act états-unienne[77], se substitue — d’un point de vue idéaltypique — la phase du constitutionnalisme, sous l’égide des chartes des droits et notamment de la garantie constitutionnelle de la liberté fondamentale d’association. La constitutionnalisation du droit du travail[78] (à ne pas confondre avec le concept, foncièrement sociologique, de la « constitution du travail[79] »), entraînant en particulier la reconnaissance de la négociation collective et du droit de grève comme droits fondamentaux des salariés, représente une dynamique qui se déploie en quelque sorte sous nos yeux, sans qu’il soit possible encore d’en évaluer la portée précise et la signification historique[80]. Néanmoins, elle soulève certainement l’espoir d’une authentique refondation de la citoyenneté au travail.
Parties annexes
Notes
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[1]
Sur ces phénomènes, voir notamment : Patrice Jalette et Linda Rouleau (dir.), Perspectives multidimensionnelles sur les restructurations d’entreprise, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014 ; Claude Didry et Annette Jobert (dir.), L’entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
-
[2]
Peter A. Hall et David W. Soskice (dir.), Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press, 2001.
-
[3]
Mathias Maul-Sartori, Ulrich Mückenberger et Katja Nebe, « Une protection segmentée : le droit social allemand face à la crise financière », (2012) 2 Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 60 ; John T. Addison et autres, « The Demise of a Model ? The State of Collective Bargaining and Worker Representation in Germany », Economic and Industrial Democracy, vol. 38, no 2, 2017, p. 193.
-
[4]
Pradeep Kumar et Gregor Murray, « Strategic Dilemma : The State of Union Renewal in Canada », dans Peter Fairbrother et Charlotte A.B. Yates (dir.), Trade Unions in Renewal. A Comparative Study, Londres, Routledge, 2003, p. 200 ; Todd E. Vachon, Michael Wallace et Allen Hyde, « Union Decline in a Neoliberal Age : Globalization, Financialization, European Integration, and Union Density in 18 Affluent Democracies », Socius : Sociological Research for a Dynamic World, vol. 2, 2016, p. 1.
-
[5]
Cf. Jean Bernier et Guylaine Vallée, « Pluralité des situations de travail salarié et égalité de traitement en droit du travail québécois », dans Albert Arseguel (dir.), Analyse juridique et valeurs en droit social. Mélanges en l’honneur de Jean Pélissier, Paris, Dalloz, 2004, p. 69.
-
[6]
Alain Supiot, Grandeur et misère de l’État social, Paris, Fayard, 2013.
-
[7]
Comparer Harry W. Arthurs, « The New Economy and the New Legality : Industrial Citizenship and the Future of Labour Arbitration », (1999) 7 Can. Lab. & Emp. L.J. 45, et une étude précédente, fort influente, du même auteur : Harry W. Arthurs, « Developing Industrial Citizenship : A Challenge for Canada’s Second Century », (1967) 45 R. du B. can. 786.
-
[8]
Nous nous situons ici dans la perspective de la sociologie compréhensive élaborée par Max Weber. Ce dernier cherche à établir des rapports de causalité, ce terme étant entendu toutefois dans un sens probabiliste plutôt que déterministe. D’un point de vue causal, il est recevable de prendre comme point de départ un énoncé qui apparaît contre-intuitif, en tout ou en partie, ou même contrefactuel (cas de l’expérimentation idéelle). Par exemple, dans les travaux de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, celui-ci met à l’épreuve, implicitement, le postulat marxiste voulant que la dynamique historique soit déterminée, « en dernière instance », par les rapports économiques : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. par Jacques Chavy, Paris, Plon, 1964. Notre démarche de recherche, fondée sur la méthode des types idéaux (tel, dans notre étude, l’idéaltype de la « citoyenneté au travail »), a pour objet de valider ou d’infirmer l’énoncé de départ relatif à la grande entreprise, « par interprétation » de l’activité réciproque des acteurs en présence. En posant l’énoncé de départ comme hypothétiquement valide, nous l’utilisons à titre heuristique pour mener à bien une analyse compréhensive de la grande entreprise contemporaine, au regard des rapports collectifs du travail. Soulignons d’emblée que notre étude ne représente que la première étape de la démarche : il ne saurait être question pour nous de prétendre valider ou infirmer ici la thèse générale d’Arthurs relative au déclin de la citoyenneté industrielle. Sur les fondements méthodologiques de la sociologie compréhensive, voir Max Weber, Zur Logik und Methodik der Sozialwissenschaften. Schriften 1900-1907, Max Weber-Gesamtausgabe, vol. I/7 : Tübingen, J.C.B. Mohr, 2018 (traduction partielle par Julien Freund : Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, [1re éd. : 1966]). Quant à la notion de causalité chez Weber, cf. Michel Coutu, Max Weber’s Interpretive Sociology of Law, Londres, Routledge, 2018, p. 205 et suiv. Voir également infra, notes 66 et 67.
-
[9]
Cf. Michel Coutu et Gregor Murray, « La citoyenneté au travail ? Une introduction », Relations Industrielles, vol. 60, no 4, 2005, p. 601.
-
[10]
Marie-Thérèse Chicha et Éric Charest, « Accès à l’égalité et gestion de la diversité : une jonction indispensable », dans Marie-Thérèse Chicha et Tania Saba (dir.), Diversité en milieu de travail : défis et pratiques de gestion, Montréal, HEC Montréal, 2010, p. 6.
-
[11]
H.W. Arthurs, « Developing Industrial Citizenship : A Challenge for Canada’s Second Century », préc., note 7.
-
[12]
Harry W. Arthurs, « Labour and the “Real” Constitution », (2007) 48 C. de D. 43. Voir également M.-Th. Chicha et É. Charest, préc., note 10.
-
[13]
Michel Coutu, Martine Le Friant et Gregor Murray, « Broken Paradigms : Labor Law in the Wake of Globalization and the Economic Crisis », (2013) 34 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 565.
-
[14]
Michel Coutu, « With Hugo Sinzheimer and Max Weber in Mind : The Current Crisis and the Future of Labor Law », (2013) 34 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 605.
-
[15]
Georges Gurvitch, Le temps présent et l’idée du droit social, Paris, J. Vrin, 1931.
-
[16]
Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391, 2007 CSC 27, par. 85. Voir aussi la trilogie de janvier 2015 de la Cour suprême, en particulier la décision Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, [2015] 1 R.C.S. 245, 2015 CSC 4.
-
[17]
Voir à cet égard nos travaux récents : Michel Coutu, « Crises économiques, crise du droit du travail ? Quelques leçons de Weimar », (2020) 104 Droit et société 35 ; Julie Bourgault et Michel Coutu, « Le système québécois de participation des travailleurs : vers une refondation sur de nouvelles assises constitutionnelles ? », (2018) 3 Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale 92.
-
[18]
J. Bernier et G. Vallée, préc., note 5 ; Judy Fudge et Leah Vosko, « Gender Paradoxes and the Rise of Contingent Work : Towards a Transformative Political Economy of the Labour Market », dans Wallace Clement et Leah Vosko (dir.), Changing Canada. Political Economy as Transformation, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003, p. 183.
-
[19]
Statistique Canada, Enquête sur la population active (EPA), « Estimation du nombre d’employés selon la taille de l’établissement, le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN), le sexe et le groupe d’âge, annuel (personnes) », CANSIM (base de données), tableau 282-0076.
-
[20]
Cf. l’étude approfondie de Jean-Guy Belley, Le contrat entre droit, économie et société : étude sociojuridique des achats d’Alcan au Saguenay-Lac-Saint-Jean, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998.
-
[21]
Marc-Antonin Hennebert et Reynald Bourque, « Mondialisation et négociation sociale dans les entreprises multinationales : la négociation de l’accord mondial Quebecor World », Négociations, no 14, 2010, p. 5.
-
[22]
Gregor Murray et Joëlle Cuillerier, « The Sky is not Falling : Unionization, Wal-Mart and First-contract Arbitration in Canada », Just Labour : A Canadian Journal of Work and Society, vol. 15, 2009, p. 78.
-
[23]
Catherine Le Capitaine, « L’impact de la réorganisation du travail sur les identités professionnelles des femmes : le cas de la réingénierie dans une institution financière au Québec », dans Judy Haiven et autres (dir.), Les relations industrielles : jonction du passé et du présent, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 211.
-
[24]
Mélanie Dufour-Poirier et Marc-Antonin Hennebert, « The Transnationalization of Trade Union Action within Multinational Corporations : A Comparative Perspective », Economic and Industrial Democracy, vol. 36, no 1, 2015, p. 73.
-
[25]
Armel Brice Adanhounme, Une analyse institutionnelle de la citoyenneté au travail dans une firme multinationale : le Canada et le Ghana en comparaison, thèse de doctorat, Montréal, HEC Montréal, 2010.
-
[26]
Philippe Bergeron, Les licenciements collectifs au Québec : portée et efficacité de la règle de droit, thèse de doctorat, Montréal, Faculté de droit, Université de Montréal, 2011.
-
[27]
Tania Claes, La responsabilité sociale des multinationales lors de licenciements collectifs : le cas de Rio Tinto Alcan à Beauharnois, thèse de doctorat, Montréal, École de relations industrielles, Université de Montréal, 2013.
-
[28]
J.-G. Belley, préc., note 20.
-
[29]
Sur l’analyse jurisprudentielle comme source probante de données en sociologie du droit, voir M. Coutu, préc., note 8, p. 191-213.
-
[30]
Cf. Tae Hoon Oum, W.T. Stanbury et Michael W. Tretheway, « Airline Deregulation in Canada and its Economic Effects », Transportation Journal, vol. 30, no 4, 1991, p. 4. Des compagnies aériennes privées existaient avant la fondation de TCA (ancien nom d’Air Canada), lesquelles ont été réunies en 1942 au sein de CP Airlines, propriété du Canadien Pacifique, alors seconde société de transport ferroviaire au Canada.
-
[31]
Le mercantilisme représente dans notre terminologie un type de capitalisme politique, ce dernier étant présent dès l’Antiquité (cf. les sociétés de publicains, bénéficiant à Rome de contrats d’affermage des impôts concédés par l’autorité politique). Cf. Max Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, trad. par Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1991, p. 298 et suiv.
-
[32]
T. Hoon Oum, W.T. Stanbury et M.W. Tretheway, préc., note 30, à la page 4. Dans le cas de CP Air, ce n’est qu’en 1979 que le monopole des vols en direction du Pacifique devient complet. Relevons par ailleurs qu’Air Canada a conservé jusqu’en 1967 – année où CP Air a été autorisée à exploiter une liaison entre Vancouver et San Francisco – un monopole entier sur les lignes aériennes transfrontalières en direction des États-Unis.
-
[33]
Bien entendu, le « néolibéralisme » apparaît multiforme, fluide et souvent contradictoire. Il faut considérer la notion comme visant, plutôt qu’une idéologie cohérente, essentiellement des processus favorables aux politiques d’austérité et dirigés avant tout contre l’État social et le secteur public. Cf. Mark p. Thomas et Steven Tufts, « Austerity, Right Populism, and the Crisis of Labour in Canada », Antipode, vol. 48, no 1, 2016, p. 212.
-
[34]
Des transporteurs locaux présents dans de grands États (tels que la Californie, la Floride et le Texas), non assujettis à la réglementation fédérale états-unienne, ont profité d’innovations technologiques (par exemple, la disponibilité d’aéronefs à large capacité) pour abaisser considérablement le prix des billets d’avion. Le gouvernement fédéral des États-Unis et le Congrès se sont appuyés alors sur ces précédents pour favoriser la dérégulation accélérée du transport aérien qui est devenue chose faite dès 1978. Cf. T. Hoon Oum, W.T. Stanbury et M.W. Tretheway, préc., note 30, aux pages 6 et 7.
-
[35]
Id., aux pages 7 et suiv.
-
[36]
Id., à la page 8. Quelque 80 % des employés d’Air Canada se prévalent alors de cette possibilité.
-
[37]
Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, L.R.C. 1985, c. 35 (4e supp.) (ci-après « LPPCAC »).
-
[38]
T. Hoon Oum, W.T. Stanbury et M.W. Tretheway, préc., note 30, à la page 10.
-
[39]
LPPCAC, préc., note 37.
-
[40]
Cf. l’article 6 (1) de la LPPCAC : « Les clauses de prorogation de la Société comportent obligatoirement : […] d) des dispositions l’obligeant à maintenir les centres d’entretien et de révision dans les villes de Winnipeg et Mississauga et dans la Communauté urbaine de Montréal ».
-
[41]
Aux effets dramatiques des attentats du 11 septembre 2001 s’ajoutent évidemment les coûts d’acquisition élevés de Lignes aériennes Canadien. Air Canada traîne alors une dette de plus de 13 milliards de dollars canadiens. Voir Andrew Stevens et Doug Nesbitt, « An Era of Wildcats and Sick-outs in Canada ? The Continued Decline of Industrial Pluralism and the Case of Air Canada », Labor Studies Journal, vol. 39, no 2, 2014, p. 118, à la page 125.
-
[42]
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C-36 (ci-après « LACC »).
-
[43]
Air Canada (Re), 2003 CanLII 41831 (ON SC).
-
[44]
Id., par. 6 :
[T]o succeed Air Canada needs a team effort directed at a functional, business, capital and financial restructuring. Attention will have to be paid to ensuring the maximization of revenues and to appropriately reducing costs so as to give Air Canada flexibility to meet future challenges. To deal with but two members of that “team” – labour and management – both will have to look at themselves in the mirror to see if they are truly pulling their own load as this cannot be a situation where one sits back and asks the other to do the sacrifice.
-
[45]
A. Stevens et D. Nesbitt, préc., note 41, à la page 125. Ces concessions se traduisent notamment par des réductions salariales, des licenciements collectifs, l’introduction d’un système de rémunération à double palier très désavantageux pour les derniers embauchés, des contributions accrues des employés aux régimes d’avantages sociaux et l’abandon des griefs en suspens.
-
[46]
La financiarisation de l’entreprise n’est pas unique à Air Canada : elle caractérise également plusieurs grands transporteurs aériens. Voir Andrew Stevens et Andrew Templeton, « Collective Action and Labour Militancy Interrupted : Back-to-work Legislation and The State of Permanent Exceptionalism at Air Canada », Economic and Industrial Democracy, vol. 41, no 1, 2020, p. 6, à la page 12 : « These developments have materialized as companies in the air transportation industry are subordinated to the interests of private equity firms and investors demanding the increase of shareholder value. This has meant dramatic cost-cutting efforts, flexibilization and outsourcing as means of facilitating processes of financialization. »
-
[47]
Mc Mullen c. Air Canada, 2018 QCCS 2020, par. 8.
-
[48]
Air Canada c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCA 1789, par. 27 et suiv.
-
[49]
Notons qu’auparavant le syndicat avait présenté au CCRI une demande en vertu de l’article 35 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2, en vue d’obtenir une déclaration d’employeur unique à l’égard d’Air Canada et d’ACTS. Bien qu’une telle déclaration n’ait pas été formulée, cette demande a été réglée par la modification de l’ordonnance no 9085-U du CCRI dans laquelle il accréditait le syndicat, afin de préciser que l’AIMTA était l’agent négociateur reconnu.
-
[50]
Pour une synthèse de l’entente tripartite, voir l’affaire Gauthier, 2010 CCRI 539, par. 20 et suiv.
-
[51]
Id. Le CCRI estime qu’il n’y a aucune preuve que l’AIMTA ait agi de manière discriminatoire ou de mauvaise foi ; en outre, le CCRI n’a pas compétence pour se prononcer sur la régie interne du syndicat ou sur la légalité de la conduite des parties au regard de la LPPCAC.
-
[52]
Air Canada c. Québec (Procureure générale), préc., note 48.
-
[53]
A. Stevens et D. Nesbitt, préc., note 41, à la page 126.
-
[54]
Air Canada entend alors introduire des clauses de disparité de traitement qui réduiront grandement les coûts des régimes de retraite, au détriment des nouveaux employés. Également, l’entreprise veut créer une filiale à bas prix (low-cost), ce qui risque, craignent les salariés, d’entraîner des mises à pied : A. Stevens et D. Nesbitt, préc., note 41, à la page 127.
-
[55]
Québec (Procureur général) c. Air Canada, 2013 QCCS 367.
-
[56]
Air Canada c. Québec (Procureure générale), préc., note 48.
-
[57]
Loi modifiant la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada et comportant d’autres mesures, L.C. 2016, c. 8, art. 1.
-
[58]
Code canadien du travail, préc., note 49.
-
[59]
Bernlohr c. Anciens employés d’Aveos Performance Aéronautique Inc., 2019 CF 837.
-
[60]
Mc Mullen c. Air Canada, préc., note 47.
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[61]
Thomas H. Marshall, Citizenship and Social Class and other Essays, New York, Cambridge University Press, 1950, p. 1-85.
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[62]
Voir Michel Coutu, « Introduction », dans Michel Coutu et autres (dir.), Droits fondamentaux et citoyenneté. Une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire ?, Montréal, Thémis, 1999, p. 1, aux pages 4 et suiv.
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[63]
Nous avons élaboré cette critique, en sus de l’étude citée (supra, note 62), notamment dans les travaux suivants : Michel Coutu, « Industrial Citizenship, Human Rights and the Transformation of Labour Law : A Critical Assessment of Harry Arthurs’ Legalization Thesis », (2004) 19 R.C.D.S. 73 ; Michel Coutu, « Crise de l’État social, droits fondamentaux et citoyenneté au travail », dans Michel Coutu et Gregor Murray (dir.), Travail et citoyenneté. Quel avenir ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 169.
-
[64]
La sociologie compréhensive est vue traditionnellement comme reposant sur l’insertion dans l’analyse sociologique de la « compréhension » de l’action, par prise en considération du point de vue subjectif de l’agent, c’est-à-dire du sens qu’il attribue à son activité. La méthode idéaltypique se veut indispensable à toute démarche de compréhension sociologique. Cependant, nous nous sommes efforcés de démontrer que la sociologie compréhensive implique bien davantage qu’une technique additionnelle mise à la disposition du sociologue : elle repose en effet sur des fondements épistémologiques tout à fait spécifiques, lesquels sont fonction de l’opposition entre Sein (être) et Sollen (devoir-être), présupposé nécessaire à l’autonomie des sciences sociales par rapport aux sciences de la nature. Cf. M. Coutu, préc., note 8, p. 22 et suiv.
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[65]
Sur la notion d’idéaltype, voir M. Weber, Essais sur la théorie de la science, préc., note 8, p. 171 et suiv.
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[66]
L’expression apparaît au passage chez John R. Commons, The Economics of Collective Action, New York, Macmillan, 1950, p. 130 (« citizens of the industry »). Voir également les travaux de Hugo Sinzheimer, lesquels se réfèrent souvent à la notion voisine de citoyenneté économique : par exemple, Hugo Sinzheimer, « Die Krisis des Arbeitsrechts », dans Otto Kahn-Freund et Thilo Ramm (dir.), Arbeitsrecht und Rechtssoziologie. Gesammelte Aufsätze und Reden, vol. 1, Francfort, Europaïsche Verlagsanstalt, 1976, p. 135, à la page 140.
Pour Sinzheimer, la citoyenneté au travail reflète le nouveau statut reconnu au travailleur dans le contexte de la démocratie industrielle, laquelle trouve son fondement dans la codétermination de l’entreprise assumée par les conseils du travail. Voir également Hugo Sinzheimer, « Die Demokratisierung des Arbeitsverhältnisses », dans O. Kahn-Freund et T. Ramm (dir.), préc., p. 115.
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[67]
T.H. Marshall, préc., note 61, p. 97 et suiv.
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[68]
Cf. ainsi l’affaire Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 R.C.S. 3, 2011 CSC 20, par. 47.
-
[69]
Gélinas, Bellemare, Grivas, 2006 CCRI 365.
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[70]
Cf. Max Weber, Économie et société, trad. par Julien Freund et autres, Paris, Plon, 1971, p. 33 et suiv.
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[71]
Sur les rapports entre sociologie compréhensive et approches pluralistes du droit, voir M. Coutu, préc., note 8, p. 214-241.
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[72]
La notion d’« ordre juridique empirique » apparaît notamment dans Max Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, trad. par Michel Coutu et autres, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 149 et suiv.
-
[73]
Quant à la notion sociologique de la légitimité, voir notamment Michel Coutu et Guy Rocher (dir.), La légitimité de l’État et du droit. Autour de Max Weber, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.
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[74]
Voir Max Weber, Sociologie du droit, trad. par Jacques Grosclaude, Paris, Presses universitaires de France, 1986.
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[75]
Pour s’en convaincre, il suffit de penser aux cadres de la Société des casinos du Québec, qui ont soulevé la question de leur droit à la syndicalisation au regard de l’article 1 (l) (1o) du Code du travail, RLRQ, c. C-27, dès novembre 2009 devant le TAT (alors la Commission des relations du travail). Bien que ce dernier ait fait droit à leur requête en 2016 (Association des cadres de la Société des casinos du Québec et Société des casinos du Québec inc., 2016 QCTAT 6870, pourvoi en contrôle judiciaire accueilli à 2018 QCCS 4781, requête pour permission d’appeler accueillie à 2019 QCCA 90), ces cadres sont toujours dans l’attente d’un jugement de la Cour d’appel relatif au contrôle judiciaire de cette décision.
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[76]
Cet aspect appelle toutefois, pour nous, une validation empirique. Du point de vue des salariés, le type de propriété de l’entreprise (société d’État ou société par actions) peut apparaître un considérant bien formel, à partir du moment où une société d’État, sous l’influence par exemple de la nouvelle gestion publique (new public management), adopte des objectifs de rendement et des pratiques de gestion mimant ceux d’une entreprise privée. À notre avis, une recherche complémentaire est requise ici, pour déterminer l’évolution de la gestion chez Air Canada avant sa privatisation.
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[77]
National Labor Relations Act, 29 U.S.C. § 151-169. Cf. Judy Fudge et Eric Tucker, Labour before the Law : The Regulation of Workers’ Collective Action in Canada, 1900-1948, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 263 et suiv.
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[78]
Voir Christian Brunelle, Michel Coutu et Gilles Trudeau, « La constitutionnalisation du droit du travail : un nouveau paradigme », (2007) 48 C. de D. 5.
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[79]
Voir notamment Ruth Dukes, The Labour Constitution. The Enduring Idea of Labour Law, Oxford, Oxford University Press, 2014.
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[80]
Pour un aperçu récent, voir Michel Coutu et autres, Droit des rapports collectifs de travail au Québec, 3e éd., vol. 1 « Le régime général », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2019, p. 157-263.