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Dans un contexte où le développement du territoire nordique québécois est appelé à prendre de l’ampleur en raison des nombreuses mesures politiques et économiques favorisant son exploitation, les ententes sur les répercussions et avantages (ERA) sont des outils précieux pour garantir une meilleure répartition des retombées créées. Conclues de manière volontaire entre des entreprises qui désirent exploiter un territoire et les organisations autochtones représentant les communautés touchées par les développements prévus[1], les ERA contiennent les conditions qui permettent à l’exploitant de démarrer son projet avec l’assentiment des populations. Elles réunissent des clauses ayant pour objet de diminuer les répercussions de l’exploitation de la mine, de compenser celles qui seront inévitables et d’assurer que les communautés pourront bénéficier des retombées de l’exploitation de leur territoire. Typiquement, les ERA incluent des occasions d’emploi, l’octroi de contrats préférentiels aux entreprises locales et des formations pour les futurs employés, ainsi que la garantie de compensations financières importantes. Elles ne sont cependant pas limitées à ces seules clauses puisqu’elles peuvent contenir toutes les dispositions que l’une ou l’autre des parties désire inclure, peu importe leur nature.

Considérant les violations de droits socioéconomiques dont sont l’objet les membres des communautés autochtones, l’analyse d’une ERA par la perspective juridique des droits économiques, sociaux et culturels apporte un éclairage bienvenu aux réflexions entourant la signature de futures ERA. Parmi ces droits, la santé fait figure de parent pauvre, en particulier au sein des populations inuites du Nunavik, qui ont des besoins en matière de santé de dix fois supérieurs à ceux de communautés de tailles similaires ailleurs au Québec[2]. Or, si la majorité de ces ERA mettent l’accent sur le renforcement de l’économie locale, elles ne sont pas uniquement vouées à accroître les conditions économiques des communautés signataires. Elles peuvent inclure un ensemble de dispositions qui pourraient tout à fait servir à atténuer les effets de crises sociales, sanitaires ou culturelles. Bien utilisées, elles peuvent conséquemment devenir vectrices d’un renforcement des droits de la personne, dont le droit à la santé. Or, bien que les populations locales soient généralement d’accord pour intégrer des dispositions liées au bien-être des communautés dans les ERA, la structure des négociations semble empêcher cette prise en considération[3]. En effet, outre qu’elles sont difficilement quantifiables, les retombées de mesures en vue de l’amélioration de la santé ne sont que rarement observables à court terme, ce qui les distingue des mesures de nature proprement économique.

Pour aborder la manière dont les ERA peuvent influer sur la réalisation du droit à la santé des populations visées, la lecture détaillée de l’Entente Raglan (signée il y a plus de 20 ans entre la minière Raglan et les communautés de Salluit et de Kangiqsujuaq au Nunavik)[4] offre une perspective éclairante, d’abord compte tenu du nombre d’années qui se sont écoulées depuis son entrée en vigueur, ensuite étant donné la valeur novatrice de la démarche ayant mené à son adoption. À sa signature en 1995, l’Entente Raglan devait assurer un véritable bénéfice aux communautés visées grâce à la mise en place de mesures équitables et culturellement adaptées pour encadrer le fonctionnement de la mine[5]. Néanmoins, la santé individuelle et sociale des deux communautés n’a pas été intégrée dans le texte au moment de sa rédaction, éclipsée au profit de clauses touchant l’emploi, les retombées économiques ou la reconnaissance de la particularité inuite au sein de son bassin d’employés. Or, il est aujourd’hui indéniable qu’elle a eu des effets sanitaires positifs et négatifs sur les individus employés à la mine et sur les populations environnantes.

Alors qu’une crise sanitaire dure depuis des décennies au Nunavik, l’analyse présentée ici nous amène à poser l’hypothèse que l’absence de prise en considération de la perspective inuite de la santé au moment de la rédaction des clauses de l’Entente Raglan a provoqué des répercussions indirectes négatives ayant suscité un recul dans la réalisation de leur droit à la santé, malgré un renforcement direct indéniable de certains de leurs déterminants de la santé. Dans une perspective plus élargie, ce constat peut aider à comprendre de quelle manière l’intégration de clauses directement liées au bien-être des communautés pourrait contribuer à renforcer le droit à la santé des Inuits.

Pour justifier notre affirmation, nous présenterons les résultats d’une analyse détaillée des clauses de l’Entente Raglan[6]. Nous ferons d’abord un résumé du contenu du droit à la santé pour les populations inuites, celui-ci se basant sur les déterminants sociaux de la santé tels qu’ils sont employés par la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) et l’Inuit Tapiriit Kanatami, organisme qui représente environ 60 000 Inuits au Canada, et les obligations juridiques qui incombent à l’État. Les effets prévisibles de l’Entente Raglan à la signature en 1995 seront ensuite exposés, puis comparés aux retombées réelles que cette ERA a eues, et ce, grâce à l’analyse des résultats d’une enquête menée sur le terrain au sujet des impacts sociaux de la mine Raglan[7]. Nous conclurons par quelques pistes de réflexion sur la manière dont les ERA pourraient assurer une meilleure prise en considération de la santé et, par là même, renforcer la réalisation pour toute personne du droit fondamental que constitue la santé, par ailleurs composante inhérente des droits ancestraux autochtones.

1 Le droit à la santé chez les Inuits

De nombreux facteurs historiques et socioéconomiques ont miné la santé des Inuits du Canada au cours du siècle dernier[8]. Encore récente, l’arrivée des colonisateurs au Nunavik, jusqu’alors isolé, a induit des problématiques de santé qui peinent toujours à être contrôlées. Dans un rapport faisant état des connaissances en matière de santé publique au Nunavik en 2015, la RRSSSN présentait des statistiques inquiétantes. Ainsi, l’espérance de vie ne se serait pas améliorée en 25 ans, stagnant à 65 ans pour les hommes et à 69 ans pour les femmes[9]. Cette donnée représente un écart d’une quinzaine d’années par comparaison avec le reste de la population du Québec. Les cancers et les problèmes respiratoires constituent les causes les plus fréquentes d’hospitalisation, alors que le taux de mortalité lié directement aux maladies respiratoires dépasse de loin la moyenne nationale[10]. En outre, les maladies cardiovasculaires se répandent rapidement, conséquence de l’abandon de l’alimentation traditionnelle, de la sédentarisation et de l’augmentation de l’obésité[11]. Le taux de cas de tuberculose, maladie pourtant en voie de disparition au Canada, aurait également doublé de 2006 à 2011[12]. Le tabagisme et la promiscuité dans les maisons seraient en cause. Les infections transmises sexuellement (ITS) sont également courantes, et le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et l’hépatite C se révèlent de plus en plus fréquents[13].

Outre ces maladies infectieuses et respiratoires, des problèmes de nature psychosociale affectent disproportionnellement les communautés, ce qui mène à l’abus de substances alcoolisées ou de drogues, à la violence interpersonnelle et à des vagues de suicide chez les jeunes[14]. À cet égard, les statistiques sont effarantes : les cas de suicides déclarés seraient dix fois plus élevés que la moyenne nationale ; chez les hommes, ce taux expliquerait à lui seul le tiers de l’écart d’espérance de vie existant entre Nunavimmiuts[15] et Québécois[16]. Enfin, les contaminants environnementaux et les changements climatiques transforment petit à petit le paysage, ce qui provoque des répercussions sur la santé des populations. Les changements de déplacement des troupeaux de caribous et la qualité inégale alléguée des poissons pêchés[17], par exemple, modifient tranquillement les habitudes de vie.

1.1 La nature des obligations de l’État

Dans ce contexte, il est légitime de se questionner sur la raison d’une telle crise et l’inaction de l’État, pourtant premier responsable de la mise en oeuvre des droits fondamentaux de sa population. Du point de vue juridique, la santé des Inuits échappe au cadre exhaustif régissant les relations entre les Autochtones et les différents paliers de gouvernements. La santé relevant du provincial pour les infrastructures et la réglementation, et du fédéral pour tout ce qui a trait à la « quiddité indienne[18] » en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867[19], les épisodes lors desquels les gouvernements se sont renvoyé la balle quant à la responsabilité d’agir à l’endroit des populations inuites ont été fréquents[20]. Ce flou législatif complique considérablement l’accès aux soins et aux services de santé pour les membres des populations non seulement inuites, mais autochtones partout sur le territoire canadien. Pourtant, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[21] impose au Canada des obligations qui exigent le respect, la protection et la mise en oeuvre du droit, et ce, grâce à l’adoption de mesures en santé accessibles, disponibles, de qualité et, surtout, adaptées pour répondre aux besoins et aux réalités des populations autochtones[22]. Cette exigence est cruciale étant donné la teneur unique des problèmes sanitaires auxquels font face les populations autochtones, la situation rendant une réponse généralisée à l’ensemble de la province trop vague et nécessairement inappropriée. Chacune de ces obligations a une résonnance particulière dans le contexte du Nunavik, et à plus forte raison lorsqu’une entreprise minière s’installe sur le territoire ancestral de ses populations. Voyons donc en quoi consistent plus précisément lesdites obligations.

L’obligation de respecter impose d’abord à l’État de s’abstenir d’agir d’une manière discriminatoire dans l’attribution des ressources. Elle lui commande également de ne pas empêcher les Nunavikois, par son intervention législative, son action ou ses politiques publiques, de recourir aux soins de santé qu’ils estiment nécessaires ou de prendre les moyens qu’ils désirent pour atteindre le meilleur état de santé possible[23]. D’ailleurs, en redonnant aux Nunavikois le contrôle sur les services de santé dans leur région, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ)[24] a favorisé en ce sens un plus grand respect du droit à la santé. Cela étant dit, des programmes gouvernementaux ont longtemps été à l’encontre de cette obligation et continuent de nuire à sa pleine réalisation[25]. Le déplacement forcé durant les années 50 d’une dizaine de familles inuites vivant à Inukjuak et à Pond Inlet vers Grise Fjord et Resolute Bay, bien plus au nord et dans des conditions extrêmes, est un exemple frappant de la manière dont le gouvernement a agi, par le passé, à l’encontre de son devoir de respect[26]. Aujourd’hui, le cadre réglementaire de la CBJNQ est lui-même critiqué pour limiter le pouvoir d’action des populations inuites[27]. Par exemple, la lourdeur administrative imposée par la CBJNQ ne facilite pas l’appréhension transversale des enjeux environnementaux et sociaux, pas plus qu’elle ne permet d’affirmer une vraie souveraineté sur le territoire.

Néanmoins, dans le contexte de la signature d’une entente entre parties privées, telle que les ERA, l’État n’a pas à intervenir directement puisque, somme toute, cette obligation négative exige de lui que, justement, il ne se manifeste pas.

Si l’ouverture de la mine Raglan et la conclusion de l’ERA du même nom n’ont donc pas constitué en elles-mêmes de violation de l’obligation de respecter le droit à la santé, il en va différemment de l’obligation de protéger, qui engage l’État à prévenir un tiers de porter atteinte au droit à la santé des personnes. Cette obligation devrait se manifester, entre autres, par l’imposition d’un cadre législatif aux activités minières pour en limiter les répercussions sur l’environnement et les communautés locales. « Protéger » le droit à la santé signifie que l’État doive veiller également « à ce qu’aucun tiers ne limite l’accès de la population à l’information relative à la santé[28] ». Au moment de l’arrivée d’une minière dans un territoire nordique, l’État pourrait conséquemment contraindre la compagnie à diffuser les informations obtenues à l’occasion d’évaluations environnementales ou encore à répondre aux inquiétudes de la population par des mesures concrètes en vue de remédier aux problématiques soulignées. Par exemple, plusieurs habitants des villages adjacents à la mine Raglan ont modifié leur alimentation parce que le goût des aliments ou la forme des poissons les inquiètent depuis l’entrée en activité de la mine[29]. En vertu de l’obligation de protection de l’État, il pourrait donc être nécessaire de resserrer la réglementation concernant la contamination du territoire ou d’intervenir pour forcer une plus grande transparence des activités de la mine. Dans l’état actuel du droit canadien toutefois, l’État ne peut intégrer de clauses particulières de ce type directement dans les ERA du fait, à nouveau, de leur nature privée. Adopter un cadre réglementaire plus général pour les minières s’établissant en territoire nordique pourrait être considéré, mais l’adoption de la CBJNQ, qui a divisé le territoire du Nord québécois en trois types de zones, a soumis la plus grande partie des terres visées à la Loi sur les mines du Québec[30], qui applique le principe libéral de la libre exploitation minière (free mining).

Par ailleurs, l’obligation de protection exige de l’État qu’il prévoie également des recours, juridiques ou autres, en cas de violation du droit[31]. Or, puisque le droit à la santé n’est pas inscrit tel quel dans les lois canadiennes et provinciales, il est difficile d’entamer des recours sur la base de sa violation[32]. Bien qu’au Québec des recours non juridiques existent, notamment par l’entremise de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[33], le défaut de justiciabilité du droit à la santé, à l’instar d’autres droits économiques ou sociaux, demeure une lacune importante de l’obligation de protéger le droit à la santé.

Dernière exigence, l’obligation de mettre en oeuvre nécessite de l’État qu’il prenne les mesures nécessaires pour donner effet au droit à la santé, et ce, de trois manières : d’abord en facilitant son exercice ; ensuite en assurant les services requis auprès des populations ; et finalement en faisant la promotion de ce droit[34]. De manière significative, cette dernière obligation requiert des États non seulement qu’ils mènent des actions pour maintenir la santé de leur population, mais que les services proposés soient également appropriés, notamment en « amélior[ant] la connaissance des facteurs favorisant l’obtention de résultats positifs en matière de santé[35] ». C’est à cet égard que la connaissance et la prise en considération des déterminants sociaux de la santé s’avèrent si importantes. La mise en oeuvre ne saurait prendre forme sans que les facteurs qui influent aussi fondamentalement sur la santé des Inuits soient considérés. Une fois ces déterminants connus, il appartiendra alors à l’État de s’assurer que ses services de santé seront culturellement adaptés et de faciliter l’exercice du droit à la santé en connaissance de cause, c’est-à-dire en « permettant aux particuliers et aux communautés de jouir du droit à la santé et les aider à le faire[36] ».

Pour donner effet au droit à la santé, des mesures économiques, législatives, politiques ou de toute autre nature peuvent être nécessaires[37]. Celles-ci doivent être prises par l’État selon ce qu’il juge le plus approprié pour remplir son obligation. Pour Doris Farget, la situation actuelle des peuples autochtones au Canada laisse toutefois voir la difficulté de mettre en oeuvre le droit de jouir du meilleur état de santé susceptible d’être atteint en raison de son vaste champ d’application :

[Le droit à la santé] comprend les mesures nécessaires pour diminuer la mortalité infantile, favoriser le développement sain des enfants, améliorer les aspects de l’hygiène du milieu, renforcer le traitement des maladies épidémiques et endémiques, créer les conditions propres à assurer à tous des services médicaux et une aide médicale en cas de maladie […] Le caractère non contraignant des droits économiques et sociaux pourrait avoir des conséquences plus grandes sur certaines populations, en raison de leur marginalisation, telles que l’absence d’accès à l’eau potable ou aux services de santé[38].

Cette situation est particulièrement vraie dans un milieu éloigné des grands centres urbains comme le Nunavik, puisque le caractère progressif des mesures exigées de l’État peut l’inciter à repousser leur mise en oeuvre.

Dans ces circonstances, l’obligation de mettre en oeuvre peut nécessiter d’obtenir la coopération et le soutien de tierces parties, y compris l’aide des entreprises lorsque c’est nécessaire[39]. Dans son observation générale no 14 sur le meilleur état de santé susceptible d’être atteint, le Comité des droits économiques et sociaux précisait d’ailleurs qu’« une action coordonnée aux fins de la réalisation du droit à la santé pour renforcer l’interaction entre tous les acteurs intéressés, y compris les diverses composantes de la société civile[40] » est pertinente et importante. De plus, la participation d’instances économiques mondiales est sollicitée pour faciliter la mise en oeuvre du droit à la santé, notamment celle du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale[41]. Ces institutions peuvent, entre autres, soumettre leur offre de financement aux compagnies extractives à des critères stricts de respect des principaux instruments de droits de la personne. Cependant, la participation directe des entreprises est également encouragée, et les États sont incités à exiger de leur part qu’elles se plient à ces outils internationaux[42]. Le Comité des droits économiques et sociaux précise clairement que le secteur privé détient sa part de responsabilité dans la réalisation du droit à la santé[43], une contribution désormais bien établie en droit international et canadien conformément au principe large de responsabilité sociale des entreprises. De fait, si pendant longtemps les minières sont parvenues à profiter d’une forme d’impunité en matière de violation des droits de la personne en raison de leur statut d’acteurs privés, au Canada « [l]a combinaison d’évolutions législatives récentes et de projets de loi […], ainsi que de décisions judiciaires caractérisant un assouplissement dans la procédure et facilitant l’accès des tribunaux pour les victimes, atteste que les entreprises, notamment celles du secteur minier, ne peuvent faire fi des considérations environnementales et sociales[44] ».

Somme toute, bien que l’entreprise ne puisse se substituer à l’État, elle peut renforcer la réalisation du droit à la santé au moment de sa mise en oeuvre. C’est à cette étape que la minière Raglan, à travers l’ERA, pourrait en effet jouer un rôle auprès des populations visées par l’Entente Raglan.

1.2 Des déterminants sociaux propres aux Inuits

Pour avoir une vision plus juste de la santé inuite et ainsi mieux comprendre en quoi consiste le contenu du droit à la santé pour les populations de Salluit et de Kangiqsujuaq — et par là même être en mesure de déterminer comment l’ERA influe sur la réalisation de leur droit —, il faut prendre en considération les déterminants sociaux de la santé inuite. Ces outils précieux permettront d’assurer une mise en oeuvre culturellement adaptée du droit à la santé. La lecture du dernier rapport sur l’état de santé au Nunavik, publié par la RRSSSN en 2015, élabore une liste de déterminants particulièrement importants pour les Inuits. Cette liste est dérivée d’une consultation menée en 2005 par le gouvernement du Nunavut auprès de sa population[45].

Les déterminants relevés incluent d’abord la colonisation et l’acculturation, dont les répercussions sur la santé des Inuits sont non négligeables aujourd’hui encore[46]. Voilà la cause principale ayant mené à la perte de leur mode de vie traditionnel et la base d’un traumatisme collectif largement documenté[47]. De la stricte perspective physiologique, les colonisateurs ont introduit plusieurs maladies auparavant inexistantes au sein des communautés, dont la variole et la tuberculose, cette dernière ayant été particulièrement dévastatrice dans les pensionnats où ont été envoyés les enfants inuits pendant près d’un siècle[48]. Le changement de diète a également été dommageable. Le passage graduel d’une alimentation fondée sur la viande crue de caribous, de phoques ou de bélugas, et sur les produits de la cueillette en été, vers des aliments faibles en nutriments et riches en sucres et en gras a eu des répercussions évidentes sur l’état de santé des communautés inuites[49]. Parmi celles-ci, mentionnons notamment le taux d’obésité élevé au sein des populations. Par ailleurs, pendant longtemps, les soins étaient prodigués de manière irrégulière, et uniquement lorsque les besoins étaient évidents[50]. Du point de vue inuit, le système de santé étatique était de toute façon considéré comme un outil de manipulation et d’assimilation coloniale par la population[51]. Et pour cause : de nombreux cas de stérilisation forcée des Inuites ont été rapportés au cours des années 70[52], tandis que les bateaux-hôpitaux qui se rendaient dans le Nord quelques fois par année repartaient avec les plus malades sans même les autoriser à prendre leurs biens ou à dire au revoir à leur famille[53]. Une multitude de conséquences psychologiques découlent de tels traumatismes et minent les chances de retrouver une bonne santé individuelle et collective étant donné les répercussions sur la qualité du tissu social[54].

Cela étant dit, la colonisation et les tentatives d’assimilation qui y sont associées ne sont pas les seuls déterminants ayant un impact sur la santé au Nunavik. L’autodétermination est un second déterminant clé de la condition de santé des Nunavikois[55]. Elle implique pour ces derniers le besoin de détenir un plus grand contrôle sur leur propre vie et d’avoir voix au chapitre lorsqu’il est question de prendre des décisions qui les concernent[56]. La signature de la CBJNQ a été l’occasion d’instaurer des programmes de santé adaptés, de diminuer les délais et de créer des réseaux de soutien efficaces pour les groupes vulnérables[57]. Néanmoins, cette nouvelle forme de gouvernance régionale n’est pas parvenue à réparer les nombreuses années de programmes gouvernementaux inappropriés et insensibles aux particularités culturelles. En fait, l’autodétermination comprise au sens étatique perpétue malgré tout une forme de gouvernance imposée par les pouvoirs occidentaux. Les théories d’autonomisation des communautés ont été pensées par les gouvernements fédéral et provinciaux en termes d’économie et d’efficacité, et elles reposent sur une conception occidentale où coercition et autorité occupent une place centrale[58]. Elles suivent un paradigme à des lieux de ce qui existait au sein des populations inuites avant leur sédentarisation[59], alors que les systèmes politiques autochtones mettent traditionnellement l’accent sur la recherche du consensus par la prise de parole et l’expression libre de l’opinion de chaque individu[60]. La chercheuse Caroline Hervé observe que, en raison de cette différence de conception, les membres des communautés ont toujours du mal à investir ces nouvelles structures de pouvoir[61].

Enfin, plusieurs déterminants sociaux classiques trouvent leur place dans le portrait de la santé inuite. Pour être en mesure de démontrer la manière dont l’Entente Raglan a influé sur la mise en oeuvre du droit à la santé à Salluit et à Kangiqsujuaq, 14 autres déterminants utilisés dans les rapports de santé au Nunavik les plus récents se sont donc ajoutés à l’autodétermination et à l’acculturation pour compléter le portrait présenté. Au plus près de l’individu se trouvent les déterminants liés à ses comportements, soit le tabagisme, l’activité physique, la consommation d’une alimentation traditionnelle, la consommation d’alcool et de drogue. À l’échelle communautaire, l’accès à la santé, la scolarité, la qualité du logement et le contexte psychosocial de l’individu sont considérés. Enfin, le niveau structurel comprend les contaminants environnementaux et leur perception, la sécurité alimentaire, l’emploi, la pratique d’activités traditionnelles, la protection de la langue et le contexte socioéconomique général de la communauté[62]. C’est également à cette échelle que se trouvent l’acculturation et l’autodétermination[63].

Notons finalement que les études qui portent sur la santé d’un point de vue inuit ont mis en évidence sa nature holistique fortement axée sur l’accès au territoire[64]. Aussi préconisent-elles l’adoption d’une approche transversale des déterminants liés à la santé[65].

2 L’Entente Raglan et les déterminants sociaux de la santé

Les déterminants énumérés plus haut ont donc chacun à leur manière un impact sur la santé des communautés. Lus à travers la perspective du droit à la santé, ils trouvent leur place dans l’obligation de mise en oeuvre qui incombe à l’État. En modifiant l’environnement social et économique immédiat des communautés, les ERA, pour leur part, peuvent faciliter la jouissance individuelle et collective du droit à la santé, notamment en renforçant et en rendant plus accessibles les déterminants de la santé propre à l’environnement nordique des Nunavikois, par exemple en favorisant l’emploi ou en augmentant les revenus des ménages. Dans le cas de l’Entente Raglan, une interprétation exégétique de ses clauses[66] a permis de conclure que les déterminants qui subissent le plus directement l’influence de cette ERA sont avant tout structurels, en partie parce qu’ils ont été pris en considération dès sa rédaction. En revanche, de nombreux déterminants communautaires et individuels ont été influencés indirectement et de manière négative. Voyons à présent certains des points forts qui ressortent de cette analyse, des conclusions dont l’éclairage peut enrichir les réflexions menant à l’adoption de futures ERA.

Constituée de 14 chapitres et de 12 annexes, l’Entente Raglan fait une grande place aux relations de travail entre la société minière et les employés inuits. À première vue, l’emploi est d’ailleurs le déterminant le plus positivement touché par l’ERA. La stratégie de gestion des ressources humaines inscrite au chapitre 5 de l’Entente Raglan passe par un ensemble de moyens mis en place aussi bien avant l’ouverture de la mine qu’au moment de son exploitation. Cette stratégie doit permettre non seulement de recruter du personnel au sein de la population inuite en âge de travailler, mais également de planifier le recrutement à plus long terme en incluant les jeunes afin qu’ils soient en mesure d’intégrer la mine quelques années plus tard. Parmi les moyens retenus, notons la mise sur pied de programmes de formation sur le site de la mine et au sein des communautés en collaboration avec l’Administration régionale Kativik (ARK), afin que celle-ci puisse mettre au point une offre de formation appropriée à l’emploi en environnement minier. En outre, au moins cinq programmes différents ont été prévus dans l’Entente Raglan pour garder les Inuits au travail. C’est par exemple le cas du programme de succession (point 5.2.5.2), élaboré dans le but de leur permettre d’accéder à des postes aux plus hautes responsabilités. Si aucune cible d’embauche précise des Inuits n’est inscrite dans l’Entente Raglan, ceux-ci sont tout de même considérés prioritairement par rapport aux candidats venus du Sud (point 5.3.4). Cette clause est particulièrement intéressante, car elle s’applique à toutes les entreprises contractantes non inuites, qui doivent elles aussi se plier aux exigences prioritaires d’embauche inuite (point 6.4.2). Si l’on estime qu’un emploi à la minière est un objectif valable[67], un tel ordre de priorité apparaît à première vue intéressant. Lorsqu’il est combiné aux nombreux programmes de formation proposés par la compagnie, et étant donné que les emplois qualifiés sont fréquemment attribués aux employés du Sud ayant des niveaux de formation avancés, cette mesure offre des opportunités non négligeables à la population du Nunavik[68].

L’embauche des Inuits sur le site de la mine Raglan n’est toutefois pas la seule mesure adoptée en vue de favoriser l’emploi et de stimuler l’économie du Nunavik. Des moyens ont également été pris pour que les entreprises inuites qualifiées soient d’abord contactées pour fournir la mine en biens et en services nécessaires à ses activités (point 6.3.1). La sélection de ces entreprises se fait par la Société Makivik, qui les inscrit sur une liste à laquelle la compagnie doit se référer. Une fois admissibles, non seulement elles procurent des occasions d’emploi considérables pour la main-d’oeuvre locale, mais elles favorisent également le développement économique régional. Les emplois de la qualité qu’offre la mine Raglan étant peu fréquents dans le Nord, la présence importante des mesures concernant l’employabilité des Inuits permet conséquemment, à première vue, le renforcement de ce déterminant de la santé.

À l’échelle structurelle, le maintien de la langue est un autre des déterminants de la santé inuite. Or, à l’inverse de l’emploi, son utilisation ne semble pas tirer profit de l’Entente Raglan, puisqu’elle désigne l’anglais et le français à titre de langues d’usage au travail, refoulant l’inuktitut au domaine privé. La minière exige donc un certain niveau de bilinguisme de la part de ses employés (point 5.3.9). Ceux qui ne parlent que l’inuktitut doivent d’ailleurs obligatoirement suivre des programmes d’apprentissage de la langue pour se faire embaucher (point 5.3.9). En revanche, il n’est requis nulle part que les cadres ou le personnel non inuit de la mine soient en mesure de comprendre ou de parler l’inuktitut, ce qui place de facto les Inuits dans une position d’infériorité linguistique. Cette non-reconnaissance de l’inuktitut en territoire inuit soulève des questions importantes quant à l’effort véritable de l’entreprise dans son désir d’intégration de la population inuite. Ainsi, ce déterminant de la santé qui n’a pas été intégré dans l’Entente Raglan soulève la question des risques d’acculturation qui découlent de son absence.

Outre la langue, les déterminants structurels incluent aussi la pratique d’activités traditionnelles et la protection de l’environnement. Or, les activités traditionnelles sont intimement liées à la collecte de ressources alimentaires provenant du territoire, telles que le gibier, les poissons ou les petits fruits. Il a d’ailleurs été noté que l’horaire atypique de travail peut nuire à la pratique d’activités traditionnelles, le mode de vie inuit étant aujourd’hui encore largement fonction des conditions du temps et de la période de l’année. L’exemple de la chasse aux caribous est le plus parlant à cet égard, puisque les passages de hardes se font à des moments précis à l’occasion desquels la quasi-totalité des hommes en âge de chasser quittent leur emploi pour quelques jours[69]. L’horaire fixe de deux semaines de travail ne permet pas aux chasseurs de se soustraire temporairement aux exigences de la mine. Lors du passage des caribous, les employés inuits qui auraient participé à la chasse en temps normal ne peuvent donc pas ramener le gibier qui leur permettrait, à eux et à leur famille, de se nourrir pendant plusieurs semaines, tout en alimentant les membres de la communauté dans le besoin[70].

Enfin, le chapitre 7 de l’Entente Raglan prévoit un ensemble de clauses portant sur les versements monétaires aux communautés, qui comprennent une redevance de 4,5 p. 100 des profits annuels (point 7.2.3) et des redevances supplémentaires versées pendant les premières années de fonctionnement de la mine (point 7.2.1). Ces montants d’argent contribuent, à l’instar des salaires versés aux employés inuits, au rehaussement du contexte socioéconomique de la communauté en entier puisqu’ils sont versés chaque année indépendamment du nombre d’Inuits travaillant à la mine. Ce sont donc des montants d’argent importants dont la gestion relève du village nordique (point 7.1 i)).

Cela dit, à l’exception du logement, partiellement abordé dans le contexte du centre d’hébergement des employés, et de l’éducation, intimement liée aux programmes d’employabilité de la mine, les déterminants communautaires et individuels manquent à l’appel. Or, ce sont eux qui ont finalement subi les plus grands préjudices en raison de contrecoups imprévus qui leur ont nui grandement.

3 L’analyse des effets réels de l’Entente Raglan

À l’aube de la vingtième année d’activité de la mine Raglan, les habitants des deux villages signataires de l’ERA sont en effet aujourd’hui à même de mesurer les impacts réels qu’a eus la signature de cette dernière sur l’amélioration de leur qualité de vie. Les données recueillies par Jonathan Blais et publiées en 2015 montrent bien les répercussions sociales de l’exploitation de la mine Raglan auprès des habitants de Salluit et de Kangiqsujuaq[71]. Dans l’analyse qui suit, les données de ce chercheur, colligées en 2012 auprès d’habitants de Salluit et de Kangiqsujuaq rencontrés sur place, ont été lues à la lumière du contenu du droit à la santé et analysées en termes d’effets directs et indirects, ces derniers faisant référence aux retombées produites en conséquence d’un effet direct d’une disposition de l’Entente Raglan. Nous proposons par conséquent, en toute connaissance de cause, une analyse documentaire de données recueillies par un tiers, qui se base sur les perceptions des personnes interviewées. Bien que nous ayons aussi utilisé des études réalisées par des organismes inuits, nous tenons à mentionner que notre recherche n’a pas été menée directement en collaboration avec les communautés inuites de Salluit et de Kangiqsujuaq. Nos conclusions devront conséquemment être validées dans la pratique.

Modification des déterminants sociaux de la santé à la suite de l’entrée en vigueur de l’Entente Raglan

Modification des déterminants sociaux de la santé à la suite de l’entrée en vigueur de l’Entente Raglan

* Certains apprécient l’apport du Comité de Raglan, composé de trois Inuits et de trois représentants de la mine Raglan, tandis que d’autres critiquent cette instance qu’ils jugent inefficace.

** L’emploi de l’inuktitut semble être un motif de discrimination à la mine Raglan, ce qui diminue le sentiment de fierté que les Inuits peuvent en tirer.

-> Voir la liste des tableaux

3.1 Les effets directs

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les dispositions qui promettaient le plus, du point de vue de la santé, sont la création d’emplois ainsi que d’entreprises inuites et l’amélioration du contexte socioéconomique régional. Bien que certaines retombées soient positives, les attentes liées à ces dispositions au moment de la rédaction de l’Entente Raglan ne semblent pas toutes avoir été remplies.

L’emploi, notamment, n’a pas autant bénéficié de l’arrivée de la minière que ce qui était espéré. Ce chapitre de l’Entente Raglan a souvent été abordé par les intervenants lors de leur entrevue[72]. Pour plusieurs, travailler à la mine suscite la fierté, notamment en raison du salaire intéressant qu’ils reçoivent en retour[73]. Cet enthousiasme porte également les plus jeunes à désirer travailler à la mine, d’autant que celle-ci devrait demeurer en fonction pour plusieurs années. Selon Blais, ce sont les aspirations futures des habitants de Salluit et de Kangiqsujuaq qui se trouvent alors changées, la perspective d’y occuper un emploi étant réelle[74]. Par ailleurs, l’inclusion d’un chapitre entier sur l’embauche d’entreprises inuites compétitrices dans l’Entente Raglan a également été perçue comme un apport positif pour les communautés[75]. Notamment, les sociétés foncières de Salluit et de Kangiqsujuaq ont saisi cette occasion pour s’unir afin de mettre sur pied une société de développement communautaire, Nuvumiut Development Inc., ce qui permet d’établir des partenariats avec les compagnies venant du Sud en assurant une part du profit pour les communautés, tout en favorisant l’embauche d’Inuits et le respect de l’environnement[76]. Plusieurs emplois indirects ont été créés localement grâce à elle. Nuvumiut Development est toutefois l’une des rares entreprises inuites liées à l’arrivée de la minière qui connaît un succès certain. De fait, malgré la clause de contrats préférentiels pour les entreprises inuites, peu de compagnies ont réellement été formées[77]. L’éloignement des grands centres, les coûts élevés et le manque de soutien dans les démarches des Nunavikois semblent avoir eu raison de l’enthousiasme du départ, puisqu’à peine quelques compagnies inuites travaillent aujourd’hui pour la mine Raglan. Lorsqu’elles le font, la majorité de leurs employés ne sont pas des Inuits étant donné le niveau de qualification élevé requis pour obtenir un contrat de la mine. Ces exigences disqualifient d’emblée bon nombre d’employés inuits potentiels[78].

Outre les possibilités d’emploi, les répercussions de l’Entente Raglan sur l’utilisation du territoire ont eu certains effets sur la capacité de pratiquer des activités traditionnelles et de se nourrir d’aliments traditionnels. La modification biophysique du territoire, directement touché par la pollution émise dans l’atmosphère par la minière, en est une première manifestation[79]. Par exemple, la suie foncée qui se dépose sur la neige accélère sa fonte, de même que la poussière des camions qui salit les baies sauvages les rend impropres à la consommation[80]. La venue d’un brise-glace par la baie Déception huit fois par année, dont deux en hiver, influe également sur les activités traditionnelles pratiquées pendant la saison hivernale[81]. En détruisant la glace épaisse à certains endroits, le bateau nuit directement à la qualité à long terme de celle-ci, qui peine par la suite à se solidifier à nouveau. Cette situation a des répercussions réelles. Comme le soutient un chasseur interviewé par Blais, traverser la baie par la glace en hiver est le chemin le plus sécuritaire tant les vents et les falaises sont dangereux sur la terre ferme[82]. Une fois le brise-glace passé, les chasseurs ne peuvent plus emprunter la baie pour bon nombre de semaines, ce qui les contraint à modifier leur itinéraire parfois de plusieurs kilomètres, donc de nombreuses heures.

Dans un autre ordre d’idées, il est intéressant de noter que l’Entente Raglan est perçue par certains habitants de Salluit et de Kangiqsujuaq comme un moyen d’accroître la participation aux prises de décision en raison du processus de consultation ayant mené à sa conclusion, et qui prend forme aujourd’hui à travers l’existence du Comité Raglan[83]. En effet, la présence inuite à ce dernier a été décrite par quelques intervenants comme une forme efficace de gouvernance grâce à la possibilité de prise de parole qu’il offre. Les membres inuits du Comité de Raglan ont le pouvoir de s’opposer aux décisions qu’ils jugent inappropriées grâce à leur représentativité de 50 p. 100 au sein de l’instance, un défaut de respect de cette décision pouvant mener à un arbitrage soumis à des règles strictes par rapport au président de XStrata et à celui de la Société Makivik (point 9.2.3 de l’Entente Raglan). En outre, les rencontres semestrielles fournissent un forum essentiel afin que les Inuits puissent faire part de leurs revendications aux représentants de la mine Raglan. En raison de leur participation directe, les représentants inuits acquièrent des connaissances poussées sur le mode opérationnel de la mine qui les rendent plus à même d’éclairer les décisions que devront prendre les communautés par la suite. À l’inverse, d’autres intervenants sont fortement critiques de ce comité, jugeant que les paroles de représentants inuits ne sont pas réellement écoutées ni prises en considération quand vient le temps de les confronter aux ambitions de la minière ou du gouvernement[84].

Somme toute, l’Entente Raglan a réellement eu des effets directs qui ont favorisé le renforcement de certains déterminants de la santé, bien que les retombées ne soient pas aussi favorables qu’espérées initialement.

3.2 Les effets indirects

Cela étant dit, les effets indirects racontent une tout autre histoire. Certes, ceux qui avaient été envisagés dès la signature de l’Entente Raglan sont généralement positifs. Les compensations financières versées aux communautés ont notamment permis l’ouverture de commerces nécessitant l’embauche de personnel. Parmi ceux-ci, citons un hôtel, un garage et un gymnase, offrant chacun de deux à cinq emplois[85]. En outre, l’argent de ces redevances est distribué en fonction de la décision prise collectivement par les membres de chacune des communautés. Chaque année, les populations de Salluit et de Kangiqsujuaq se prononcent donc sur la manière dont cet argent devrait être utilisé et réparti au sein de leur communauté, en déterminant si elles le recevront individuellement sous forme de chèque ou encore si l’argent sera versé à la communauté afin de financer la construction de nouvelles infrastructures ou pour répondre à tout autre besoin exprimé par la population[86]. Lorsqu’ils sont versés individuellement, les chèques émis — d’une valeur de plusieurs milliers de dollars — permettent une entrée d’argent importante qui soulage d’un poids significatif les difficultés financières des ménages. Cet argent sert non seulement à alimenter les membres de la famille, mais également à payer les dettes et à se procurer des biens qui améliorent grandement leur qualité de vie[87]. Par exemple, ils peuvent alors se procurer une motoneige et du carburant, véhicule aujourd’hui essentiel pour pratiquer la chasse aux phoques ou pour se déplacer sur de grandes distances[88]. Enfin, l’argent bien investi, versé aux communautés directement, aurait également permis le financement de programmes sociaux pour soutenir les membres de chaque communauté dans le besoin[89].

Le revers de ces améliorations grève cependant de manière importante le bilan sanitaire de l’Entente Raglan étant donné la gravité de leurs conséquences. Parmi celles-ci, notons les effets du même argent reçu de la minière qui se situent bons premiers sur la liste des causes de problèmes sanitaires, en particulier dans les cas où l’argent est versé directement aux individus.

Une fois l’argent distribué au moment du Raglan Money Day, la manière dont il est dépensé comporte en lui-même son lot de problèmes. En particulier, la majorité des intervenants rencontrés par Blais se sont montrés préoccupés du fait que l’argent permet une consommation d’alcool et de drogue soudainement accrue[90]. L’augmentation significative des problèmes liés à ces substances est remarquée chaque année, ce qui nécessite, pendant les mois d’été, le recours fréquent aux soins médicaux d’urgence, pour accidents et traumas, et au transport par Medevac vers les hôpitaux, en particulier parmi les habitants de Salluit[91]. Mentionnons à ce sujet que les transports médicaux d’urgence engendrent des frais importants pour les communautés, particulièrement du fait de leur isolement. Étant donné les problèmes de consommation qui sévissent au sein de la population du Nunavik, dont nous avons parlé dans la première partie de notre texte, ces hausses de consommation risquent de miner les efforts poursuivis tout au long de l’année pour répondre à cet enjeu de santé publique.

L’horaire des travailleurs navetteurs (fly-in fly-out worker), basé sur une rotation de deux semaines consécutives à la mine pour deux semaines dans le village, est un autre élément aux implications problématiques. Outre le fait qu’un tel rythme de vie est difficile à long terme pour les familles, en particulier lorsqu’il y a de jeunes enfants, les possibilités de chasse s’en trouvent également fortement diminuées, puisque la mine Raglan ne peut permettre à ses employés de s’absenter au gré des saisons lorsque le gibier est plus présent. En plus de la valeur culturelle et de l’importance significative que ce type d’activité traditionnelle représente pour les Inuits, l’impact très concret de la faim peut également se manifester, entre autres pour les aînés. Certaines personnes interviewées ont même mentionné la perte de lien avec la culture qu’impliquent ces absences, celles-ci pouvant se répercuter, à terme, sur l’enseignement de ces traditions aux plus jeunes[92]. Alors que les Inuits ont su maintenir en vie leurs traditions ancestrales depuis plusieurs millénaires, le spectre de l’acculturation plane désormais, aux yeux de certains, sur les populations du Nunavik[93].

En fait, et c’est là un élément capital, près de la moitié des intervenants rencontrés par Blais ont souligné la perte d’héritage culturel et naturel en raison de la venue de la mine dans le paysage[94]. La qualité réduite de ce lien particulier avec la nature apparaît également lorsqu’il est question de la perception de l’impact de l’exploitation de la mine sur l’environnement. Le terme « perception » est ici très important : nous avons déjà mentionné que la consommation des aliments traditionnels a été modifiée à la suite de l’entrée en activité de la mine, et ce, bien qu’aucune étude scientifique n’en confirme les impacts nocifs sur la santé. Or, la perception négative que les populations touchées ont des impacts réels de l’exploitation de la mine sur l’environnement naturel leur inflige un stress mental important[95]. En outre, les effets qui en découlent sur l’une des coutumes de ces populations rappellent un déterminant social utilisé par les chercheuses Chantelle A.M. Richmond et Nancy A. Ross qui unissent la culture et l’environnement en une seule entité se trouvant au coeur de la santé des Inuits[96]. Ce qu’elles qualifient de « dépossession environnementale » nuit directement à la balance entre les divers aspects de la santé (mental, physique, émotionnel et spirituel) essentiels au bien-être des Inuits[97]. La dépossession environnementale entraîne une augmentation de la dépendance envers les services de l’État et aux biens importés du Sud, tout en réduisant les occasions d’éducation aux traditions pour les jeunes[98]. Enfin, le périmètre désigné tout autour de la mine et sur lequel il est interdit de se déplacer ne renforce d’aucune manière ce lien particulier, bien au contraire : ainsi, la demande de permission exigée par la mine Raglan pour accéder à certains territoires de chasse participe directement à la modification de l’utilisation du territoire et nuit à la relation qui unit les chasseurs à leur territoire culturel et naturel[99].

À la lumière de ces informations, nous considérons que la différence entre les effets indirects prévus lors de la signature de l’Entente Raglan et les effets imprévus à cette époque-là est majeure. Le versement de la compensation financière annuelle a des répercussions négatives que bien des habitants dénoncent, tandis que le contrôle inégal des impacts sur l’environnement provoque une modification de l’utilisation du territoire, un enjeu d’une grande importance pour permettre une véritable réalisation du droit à la santé. Pour certains, ce dernier impact est d’ailleurs de nature à remettre carrément en question la présence de la mine sur leur territoire, en dépit des effets également positifs qu’elle a sur la population.

Conclusion

Ces constats sont matière à réflexion. L’accent tous azimuts sur les bénéfices économiques et l’amélioration du contexte social régnant au sein de chaque communauté comme gage de renforcement de la santé n’apparaît pas suffisant en vue de permettre un rehaussement durable de celle-ci pour les habitants de Salluit et de Kangiqsujuaq. Or, ces informations étant désormais connues, nous croyons qu’il devient possible d’envisager que de futures ERA contribueront à la réalisation du droit à la santé plutôt qu’elles ne lui nuiront, à condition que les éléments énumérés plus hauts et qui constituent les déterminants sociaux de la santé fassent partie du calcul initial. Pour pérenniser cette approche aux forts accents culturels, il serait ainsi envisageable d’élaborer des outils d’intégration qui recenserait les indicateurs les plus importants de la réalisation du droit à la santé, par exemple grâce à une grille d’analyse adaptable aux populations ciblées. Celle-ci pourrait être utile tant pour la compagnie minière visée que pour la communauté locale et elle s’ajouterait à la boîte à outils à leur disposition pour les accompagner dans leurs démarches.

Toutefois, la volonté d’agir au bénéfice des communautés n’est pas suffisante en elle-même pour contribuer à leur bien-être. Si ces dernières ne sont pas en mesure de faire valoir leur désir de profiter d’un futur développement pour améliorer l’offre de service communautaire de manière durable, c’est que le cadre de négociation même des ERA n’y est pas propice. Dans ces circonstances, il semble important de se questionner sur les moyens existants pour favoriser un dialogue dont les conclusions ne sont pas déjà tirées à l’avance. Des questions telles que la création ou le financement d’infrastructures locales, ou encore un réel respect des particularités culturelles dans le contexte du travail, devraient pouvoir trouver leur place au moment de la rédaction des ERA. Bien que les retombées directes soient difficilement mesurables, il apparaît évident que des mesures qui répondraient à des préoccupations de nature non pas économiques, mais bien sociocommunautaires, fourniraient une protection supplémentaire pour lutter contre la crise sanitaire présente, outre qu’elles favoriseraient une modification durable du contexte sanitaire au bénéfice des communautés.

Alors que la conclusion d’une ERA présente une occasion rare pour les communautés autochtones de tirer profit de la présence d’entreprises non loin de leur village, les compagnies visées gagneraient à mieux appréhender les particularités culturelles de ces populations et à s’illustrer ainsi comme des entreprises citoyennes. Bien que le renforcement du droit à la santé ne soit pas l’objet énoncé des ERA et que le fait d’en tenir compte ne soit pas répandu, c’est un outil à la portée des communautés dont le potentiel ne doit plus être négligé. Dans le contexte où les projets d’exploitation du Nunavik se font de plus en plus nombreux, cette prise en considération rendrait possible l’idée d’un développement du territoire réellement égalitaire.