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Dans un contexte inédit de dénonciations provoquées, entre autres, par l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, l’ouvrage rigoureux et étonnamment d’actualité publié par la professeure Elaine Craig, intitulé Putting Trials on Trial. Sexual Assault and the Failure of the Legal Profession, se révèle une critique acerbe du système de justice canadien et de son traitement envers les victimes d’agression sexuelle. Plus précisément, l’auteure y met en évidence les diverses façons par lesquelles le milieu juridique continue, malgré la réforme de 1983, à contribuer aux préjudices subis par ce type de victimes durant leur procès criminel. Et, loin de se limiter à mettre au jour les manquements du système, elle propose, afin de réduire les maux causés aux victimes, des changements concrets que peuvent apporter les acteurs visés.
L’ouvrage compte huit chapitres traitant tour à tour du rôle des avocats de la défense, des procureurs de la Couronne et du juge dans la perpétuation des préjudices subis par les victimes d’agression sexuelle. Personne n’est oublié. Dans le but de soutenir sa thèse, l’auteure utilise, tout au long du livre, des exemples concrets tirés d’entrevues réalisées auprès d’avocats chevronnés, d’entrevues données par des avocats à des journalistes, de sites Web de bureaux d’avocats criminalistes, des mémoires des avocats, des manuels de la Couronne, des mémoires d’appel et des cas de jurisprudence. Le lecteur ne peut rater le message essentiel que livre ce texte : malgré les importants changements apportés depuis 1983, les préjugés en matière d’agression sexuelle subsistent encore.
L’auteure s’attaque à l’idée répandue auprès des avocats de la défense (et parfois même de la population) que la protection des victimes d’agression sexuelle va trop loin et empêche maintenant un accusé de recevoir un procès juste et équitable. Se basant sur ses entretiens avec certains avocats de la défense, elle fait ressortir que ceux-ci croient à une surcorrection par le législateur et les tribunaux des problèmes entourant la poursuite des agresseurs sexuels. Aussi l’auteure pose-t-elle la question suivante : pourquoi, dans un pays où il existe un des meilleurs systèmes de protection des victimes d’agression sexuelle, le taux de dénonciation est-il encore aussi bas ? En guise de réponse, elle pointe du doigt, à l’aide d’extraits de procès parfois brutaux, les techniques archaïques dont usent certains avocats. En effet, ils n’hésitent pas à être agressifs, insultants, voire condescendants, avec les plaignantes. Leurs agissements frôlent parfois l’illégalité.
Au dire de la professeure Craig, un important clivage règne entre l’opinion dominante d’après laquelle un bon avocat ne doit pas utiliser de techniques agressives contre les plaignantes et la célébration, par leurs pairs, d’avocats hostiles. En effet, bien que les avocats soutiennent qu’il n’est pas constructif de faire preuve d’agressivité envers une victime, les plus prisés d’entre eux se vantent pourtant d’être de vrais « pitbulls en cour » à l’égard des plaignantes. Pour illustrer les « vertus professionnelles » célébrées de ces avocats de la défense, l’auteure a examiné quatre dossiers, ce qui lui a permis de formuler l’explication suivante : les avocats criminalistes seraient plus portés à croire que leurs clients sont faussement accusés dans les cas de crimes sexuels que dans d’autres dossiers de nature criminelle.
Par ailleurs, l’auteure a interrogé des avocats de la défense quant à leur perception relativement à leur propre rôle au sein de l’appareil judiciaire. Leur vision est diamétralement opposée aux techniques agressives qu’ils utilisent pourtant. Les victimes rapportent d’ailleurs que leur expérience en cour se révèle presque aussi traumatisante que l’agression sexuelle. Cette réalité est connue sous le vocable de « double victimisation ». La professeure Craig croit que, si l’on amène les avocats à se rendre compte de cette contradiction, il sera possible de changer leur façon de contre-interroger une victime et ainsi d’améliorer un tant soit peu l’expérience des plaignantes.
D’autre part, l’auteure analyse le rôle du procureur de la Couronne. Elle envisage alors autant les façons dont cet avocat contribue aux préjudices subis par les victimes que la manière dont il les atténue. En ce sens, le procureur de la Couronne a le devoir de protéger la plaignante et de combattre les effets pervers des mythes du viol. Hélas, ce rôle n’est pas accepté de tous, et différentes explications sont avancées. Par exemple, certains ne semblent pas reconnaître le système criminel tel un élément clé de discrimination systémique, tandis que d’autres ne perçoivent pas le système comme profondément imprégné d’attitudes problématiques sur le genre et la sexualité. Enfin, le fait que les procureurs de la Couronne ne travaillent pas pour la plaignante mais plutôt pour le public pourrait également expliciter cette situation.
La professeure Craig rappelle que les procureurs de la Couronne doivent émettre une objection devant toute tentative de la part de l’avocat de la défense d’introduire une preuve d’historique sexuel qui n’a pas fait préalablement l’objet d’une demande en vertu de l’article 276.1 du Code criminel[1]. Ils doivent aussi se montrer diligents en s’assurant de ne pas poser de questions sur le passé sexuel de la plaignante, ce qui pourrait ouvrir la porte à un contre-interrogatoire sur le sujet. Ce devoir n’est cependant pas toujours rempli si l’on se fie aux exemples tirés de la jurisprudence que propose l’auteure.
Les procureurs de la Couronne ont, de plus, le devoir de s’assurer de la préparation de la plaignante pour son témoignage, tout en respectant les règles qui empêchent la manipulation d’un témoin. Ils ne peuvent pas laisser une victime se présenter devant la cour sans aucune notion des attaques auxquelles elle devra faire face durant son contre-interrogatoire. À ce sujet, l’auteure se penche sur des manuels rédigés dans certaines provinces en vue d’aider les procureurs au moment de la préparation de la plaignante et suggère d’étendre cette pratique à toutes les provinces.
La professeure Craig soumet aussi l’idée selon laquelle le gouvernement devrait payer les services d’un avocat indépendant à la plaignante. Cette idée aurait été expérimentée, entre autres choses, par l’Ontario. Parmi les sources d’angoisse rapportées par les victimes d’agression sexuelle se trouve le fait de ne pas avoir un avocat qui les représente personnellement. Les victimes perçoivent ici une injustice, puisque l’accusé, lui, a le loisir de se faire représenter.
En ce qui concerne le juge du procès, son devoir d’intervenir pour protéger la plaignante de contre-interrogatoires répétitifs et agressifs est également examiné. L’auteure discute aussi de l’obligation pour lui de s’assurer que les règles de droit propres aux agressions sexuelles sont respectées, telles que la possibilité limitée d’utiliser l’historique sexuel de la plaignante et la non-utilisation des mythes du viol. La professeure Craig martèle qu’il est loisible pour un juge d’intervenir afin d’assurer la protection de la plaignante sans pour autant compromettre l’équité du procès. Son ouvrage renferme de plus des propositions simples que les juges pourraient mettre en place dans le dessein d’humaniser le procès criminel, comme le fait de permettre à la victime de s’asseoir durant son témoignage.
Enfin, l’auteure scrute longuement les erreurs judiciaires dans l’interprétation et l’application des règles de droit. Elle se questionne à bon droit sur la formation reçue par les juges au Canada et se demande comment il est possible qu’une personne soit appointée juge d’une cause concernant une agression sexuelle tout en n’ayant aucune connaissance juridique d’un concept aussi fondamental que le consentement.
Seule ombre au tableau : la professeure Craig ne semble pas s’être intéressée à la réalité québécoise. Dans sa présentation des problèmes et des bons coups, elle ne tient compte que des provinces à majorité anglophones. Son ouvrage n’en reste pas moins pertinent et est loin d’être politiquement correct. En effet, l’auteure n’hésite pas à nommer les juges, les avocats de la défense et de la Couronne qui n’ont pas su respecter les règles. Elle met aussi en lumière le rôle important que jouent les agents du système judiciaire dans la propagation des préjudices concernant les victimes d’agression sexuelle. Comme elle le souligne dans sa conclusion, une remise en question du système de justice sera vraisemblablement nécessaire, ce qui, évidemment, ne se produira pas en quelques semaines. Néanmoins, certaines de ses propositions peuvent déjà être essayées.
Dans une tentative de synthèse de cet ouvrage, nous estimons que l’auteure illustre pertinemment que chacun doit se rendre compte de son rôle dans la pérennisation des mythes sur le viol et dans la mauvaise utilisation du droit. C’est d’ailleurs l’idée qui transcende tout le texte de la professeure Craig. Si le Canada s’est donné des règles spécifiques, il n’a pas réussi à imposer leur application à leur plein potentiel : soit elles ne sont pas connues des avocats ou des juges eux-mêmes, soit elles ne sont carrément pas appliquées et ainsi ne servent à rien. Cet ouvrage porte à réfléchir. Et, selon nous, il mériterait d’être au moins lu par les avocats de la défense, les procureurs de la Couronne et les juges qui auront à se pencher sur des cas d’agression sexuelle.
Parties annexes
Note
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[1]
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.