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Merci d’être là si nombreux. Je n’en ai pas l’habitude. Quand nous attirons autant de gens en même temps à la Cour, ce sont généralement des manifestants. Merci aux organisateurs pour l’invitation. Je m’estime privilégié de prononcer cette allocution à l’occasion de la 13e Conférence annuelle Claire-L’Heureux-Dubé.

Contrairement à certains qui m’ont précédé ici[1], je ne peux affirmer avec fierté avoir siégé avec la juge L’Heureux-Dubé à la Cour suprême ou à la Cour d’appel. Quand je suis arrivé à la Faculté de droit, elle était déjà une légende vivante. Mais j’ai un lien avec sa famille. En effet, j’ai eu le plaisir d’étudier à l’Université McGill avec sa fille Louise. Nous avons même travaillé ensemble comme étudiants, stagiaires et jeunes avocats au cabinet Heenan Blaikie.

Que ce soit lors de mes premiers contacts avec elle à l’époque, ou depuis, la juge L’Heureux-Dubé a toujours conservé cette vivacité et cet enthousiasme si contagieux. C’est avec joie que je la retrouve aujourd’hui.

Je suis d’autant plus heureux d’être ici que, depuis mardi, je compte une diplômée de votre faculté de droit dans mon équipe d’auxiliaires juridiques. Ce fait témoigne bien, à mes yeux, de la qualité de l’enseignement et de la formation que l’on reçoit dans ces murs.

Depuis quelques semaines, quand on parle de la Cour suprême, des mots qui reviennent souvent sont la transparence, l’ouverture, l’imputabilité. Le processus de nomination mis en place pour désigner un remplaçant au juge Cromwell[2], et le mandat du comité consultatif indépendant créé à cette fin[3] en sont fortement imprégnés.

Cela traduit une réalité de plus en plus incontournable de l’exercice du pouvoir judiciaire au Canada, celle d’être redevable de ce que nous faisons devant la société canadienne, dans le comment et dans le pourquoi.

Nous n’exerçons plus notre rôle dans l’opacité détachée d’une tour d’ivoire. La justice que nous rendons se doit d’être publique, accessible. Nous devons nous exprimer dans des décisions motivées, avec un langage simple compris des justiciables. Nous devons aussi, je crois, mieux communiquer la réalité de ce que nous sommes et de ce que nous faisons.

Faire comprendre nos rôles et fonctions, démystifier comment nous les remplissons, renforcent la crédibilité du pouvoir judiciaire et, en définitive, l’indépendance judiciaire elle-même. C’est dans cette optique que j’ai choisi de vous parler de la réalité de notre travail au quotidien à la Cour sur deux aspects centraux de notre fonction, les demandes d’autorisation et les pourvois.

Je suis à la Cour depuis deux ans[4]. Je constate que ce que nous faisons ainsi que la manière dont nous le faisons sont souvent peu ou mal connus, et ce, autant des juristes que des justiciables. Pourtant, il n’y a pas, et il ne devrait pas y avoir, de secret sur la façon dont nous remplissons notre rôle et sur la manière dont nous abordons notre processus décisionnel.

En intitulant mon propos — « Avoir le dernier mot ? » — sous forme de question, et non d’affirmation, j’ai voulu entrouvrir la porte de nos espaces privés pour vous expliquer comment et pourquoi nous faisons les choses, et les défis qui en découlent. Il nous appartient, je pense, d’en parler franchement. Pour reprendre une expression que d’autres utilisent à meilleur escient que moi, être transparent, cela s’impose parce que « nous sommes en 2016 ».

Je dispose d’environ une demi-heure. Il y aura ensuite un échange d’une quinzaine de minutes où vous pourrez me poser vos questions ; j’essaierai de vous donner des réponses, parfois en évitant la question s’il le faut…

Je voudrais aborder deux points avec vous :

  • Je n’ai pas le dernier mot sur tout. Notre travail à la Cour se résume en définitive à exercer une compétence limitée à des affaires ciblées. Ce point me permettra de vous éclairer sur notre processus d’autorisation, les critères que nous regardons et comment nous en décidons ;

  • Je n’ai pas nécessairement le dernier mot ? Au bout du compte, je ne décide jamais seul. Notre processus décisionnel est collégial. Parfois, mon opinion est écartée. Ce second point me permettra de vous faire part de notre fonctionnement pour décider des pourvois, des défis de la collégialité et de la place des dissidences.

Alors, avoir le dernier mot ? Pas sur tout !

La compétence de la Cour est limitée. Chaque année, les différents tribunaux canadiens rendent des centaines de décisions. La Cour suprême, pour sa part, en rend environ 80[5]. Tout ne vient pas chez nous. En fait, une infime partie de la justice canadienne est rendue à notre niveau.

Au fédéral ou au provincial, le pouvoir judiciaire est composé de juges d’instance et d’appel compétents, qui abattent l’essentiel du travail et qui rendent la plupart des jugements qui concernent les justiciables. La structure de nos tribunaux fait en sorte qu’il y a des paliers d’appel. Les juges d’appel, que ce soit ceux des cours d’appel ou de la Cour suprême, ne sont pas nécessairement meilleurs ou plus fins. Ils ne connaissent pas nécessairement mieux les dossiers ou le droit. Ils disposent cependant d’un avantage que les autres n’ont pas : le dernier mot.

Un juge de la Cour suprême américaine a déjà dit ceci sur sa réalité : « We are not final because we are infallible, […] we are infallible […] because we are final[6]. » Quand on a le dernier mot, c’est facile d’avoir raison. Personne ne nous corrige si nous avons tort. Sauf les professeurs et les professeures de droit, et c’est tant mieux…

La Cour suprême est la juridiction d’appel finale au Canada en matière civile et criminelle[7]. Il y a essentiellement trois façons de se rendre chez nous[8].

Deux le sont par voie d’appels de plein droit. D’abord, les renvois du gouvernement fédéral, soumis directement à la Cour, ou ceux émanant d’un gouvernement provincial à la suite d’un arrêt de sa cour d’appel[9]. Ces renvois sont cependant rares. Il n’y en a eu aucun en 2015-2016 et il n’y en a aucun à l’horizon en 2016-2017 non plus. Ensuite, en matière criminelle, il y a appel de plein droit à la Cour lorsqu’il y a une dissidence sur une question de droit à une cour d’appel[10]. Nous entendons une quinzaine de ces appels chaque année.

Mis à part ces situations, toutes les affaires nécessitent une autorisation pour être entendues. Nous recevons de 500 à 600 demandes d’autorisation d’appel par an[11]. Il est intéressant de noter que ce nombre, somme toute peu élevé, est stable depuis plusieurs années. Il n’y a pas de quota d’appels. Nous accordons de 10 à 15 % des demandes d’autorisation, soit de 50 à 70 par an[12]. Aux États-Unis, la Cour suprême accorde environ 80 des 7 000 à 8 000 requêtes en certiorari (certiorari applications[13]) qu’elle reçoit chaque année.

Il y a souvent des questions sur la façon dont nous choisissons les affaires que nous allons entendre. Il faut comprendre notre rôle. La Cour suprême n’est pas une cour d’erreur. Nous ne sommes pas là pour réviser le travail des cours d’appel, qui le font généralement très bien. Notre rôle est d’assurer l’orientation et l’évolution du droit au Canada.

Nous sommes là pour entendre des affaires qui revêtent de l’importance pour le public — c’est le critère fondamental. Il figure à l’article 40 de la Loi sur la Cour suprême[14]. Les mots utilisés dans cette disposition témoignent de la large discrétion conférée aux juges. On y fait état des notions d’importance de l’affaire pour le public, d’importance des questions de droit ou mixtes de droit et de fait que l’affaire comporte, ou de sa nature ou de son importance à tous égards. En présence de tels cas, et si la Cour estime qu’elle devrait être saisie de l’affaire, l’autorisation d’appel peut alors être accordée[15].

Mais cette analyse se traduit comment dans les faits ? Je suis conscient que ce qui retient notre attention est méconnu. Pourtant, il n’y a pas de secret sur les facteurs qui nous interpellent. Ce sont les litiges qui commandent l’interprétation de lois fondamentales comme la Constitution[16] ou les chartes[17], les affaires qui soulèvent des conflits dans la jurisprudence des cours d’appel du pays, les cas qui nécessitent une certaine orientation pour le développement du droit au Canada.

En matière de droit civil, démontrer que la question a une importance qui dépasse les frontières d’une province n’est pas requis. Si la question en est une d’importance pour le droit civil du Québec, cela peut suffire.

Les affaires doivent généralement avoir une envergure qui dépasse l’intérêt des seules parties. L’existence d’enjeux monétaires, même astronomiques, est rarement décisive. Les facteurs à considérer incluent aussi parfois des intangibles : s’agit-il d’un dossier complet, bref du « bon dossier » ? La question a-t-elle été ou est-elle sur le point d’être résolue par voie législative ?

Il peut donc y avoir plusieurs raisons de refuser une autorisation. Un refus de notre part n’indique pas que nous sommes d’accord avec la décision de la juridiction inférieure. C’est simplement que nous estimons que nous n’avons pas à nous en mêler.

Pour les autorisations d’appel, nous fonctionnons en formations de trois juges[18]. Ces formations varient régulièrement. J’en suis, je pense, à ma quatrième. Chacune est responsable de trois à six demandes par semaine. Les demandes d’autorisation sont décidées sur dossier. Il n’y a aucune audience, sauf rares exceptions.

Les juges reçoivent avec le dossier un sommaire détaillé de l’affaire, préparé par un avocat ou une avocate de la Direction générale du droit. Ces juristes, qui sont une vingtaine, sont très actifs dans l’étude de ces demandes. Contrairement, par exemple, à ceux de la Cour suprême américaine, nos auxiliaires juridiques ont un rôle à peu près inexistant dans l’examen des demandes d’autorisation d’appel.

Les juges étudient individuellement les dossiers. S’il y a désaccord entre les trois juges de la formation sur le sort d’une demande d’autorisation, elle est renvoyée à la conférence mensuelle des juges pour discussion par les neuf juges. En revanche, s’il y a accord au sein de la formation sur le sort de la demande, une note est envoyée aux six autres juges pour les aviser de la recommandation d’octroi ou de rejet, accompagnée d’un résumé détaillé de l’affaire. Dans un délai d’environ deux semaines, tout juge peut demander que la demande soit discutée par l’ensemble des juges lors de la conférence mensuelle de la Cour. Si aucun juge ne le fait, la recommandation de la formation est suivie.

Je vous confierai qu’il n’y a pratiquement jamais de conférence mensuelle des juges sans que soit discuté le sort de demandes d’autorisation d’appel à l’égard desquelles l’un ou l’autre d’entre nous est d’avis qu’une autorisation devrait être accordée.

À ces conférences, les demandes font l’objet d’échanges ouverts et francs sur les positions à adopter. En cas de désaccord, il suffit que quatre juges soient disposés à entendre l’affaire pour que l’autorisation soit accordée. Bref, nous préférons pencher en faveur de l’octroi de l’autorisation dès qu’un nombre suffisant de juges manifestent leur intérêt pour entendre l’affaire.

Ces précisions permettent de réaliser que, lorsqu’une demande d’autorisation d’appel est rejetée, la décision reflète le point de vue d’une forte majorité des juges de la Cour, pas nécessairement des seuls trois juges dont les noms apparaissent sur la décision. Bref, penser que, devant une formation différente, la demande aurait pu passer témoigne, à mon humble avis, d’une méconnaissance de notre façon de faire.

Nous ne donnons pas de motifs. C’est oui ou c’est non. Pourquoi ? Pas par paresse, mais pour préserver notre totale discrétion sur le choix des affaires[19] que la Cour entend. Les juges américains font de même.

Cette façon de faire n’est pas à l’abri des critiques[20]. Certains soutiennent qu’elle rend ardue aux avocats la tâche de formuler des conseils à leurs clients sur l’opportunité de porter ou non une affaire en appel. D’autant plus qu’il n’y a pas de barreau dit spécialisé dans les pourvois à la Cour suprême, comme aux États-Unis par exemple. En parler ouvertement n’est pas la solution parfaite, mais cela ne nuit pas.

En somme, au stade des demandes d’autorisation, il s’exerce un processus de filtrage serré, oui, mais par ailleurs très collégial.

Ce qui m’amène à mon deuxième point : avoir le dernier mot ? Pas nécessairement !

La Cour suprême est une cour collégiale. C’est une réalité avec laquelle nous composons. Nous ne décidons jamais seuls, mais toujours à cinq, sept ou neuf[21]. Cela influence l’approche du juge. Parfois, je me dis que c’était beaucoup plus facile quand je décidais seul à la Cour supérieure.

J’ai joint la Cour à l’été 2014. Je vous avouerai qu’on y arrive avec beaucoup d’humilité, avec le sentiment de l’imposteur, en se demandant si on appartient vraiment à ce groupe. C’est un sentiment partagé par plusieurs. Je vais vous raconter une anecdote. Elle émane du juge Samuel Alito de la Cour suprême des États-Unis[22].

À son arrivée à la Cour américaine en 2006, le juge Alito confiait à un collègue son appréhension sur la question de savoir s’il avait vraiment sa place au sein de cette institution. Je paraphrase ce que son collègue lui avait répondu :

I understand your feeling. I felt the same when I started. I will give you an advice that I got from a more experienced colleague when I was appointed, and who himself got it from another colleague when he started. Do not feel bad about this. You will spend your first five years at the Court wondering how in the world you ever got to be here, and then, all the rest of your time at the Court wondering how in the world your colleagues ever got to be here.

La collégialité n’est pas quelque chose de toujours évident à réaliser. Mais je peux affirmer que nous avons présentement une cour qui fonctionne bien à ce niveau. Le leadership de la juge en chef McLachlin, qui occupe ce poste depuis seize ans, est impressionnant à cet égard. Nous travaillons toutes et tous ensemble de façon courtoise et respectueuse.

Notre cour vit par contre actuellement une grande mouvance. C’est un défi. La Cour est jeune, avec une moyenne d’âge d’environ 61 ans et quatre juges dans la cinquantaine[23]. Six, bientôt sept juges, sont à la Cour depuis cinq ans ou moins[24] ; une seule est là depuis plus de douze ans[25].

En comparaison, aux États-Unis, l’âge moyen des juges de la Cour suprême dépasse 69 ans ; quatre juges y siègent depuis plus de vingt ans[26] ; présentement, la plus jeune y est depuis six ans[27].

Notre cour n’est ni polarisée ni étiquetée. Personne ne peut, je crois, prévoir le sort d’un pourvoi en fonction des enjeux soulevés.

Cela dit, il faut savoir que nous pouvons être d’accord avec un collègue un jour et en profond désaccord avec ce même collègue le lendemain. L’allié du mardi peut devenir l’adversaire du jeudi. Il faut accepter cette réalité et comprendre que, au bout du compte, l’institution en sort gagnante. Si tous les juges de la Cour pensaient de la même manière dans toutes les affaires, la composition de la Cour serait alors problématique.

Dans la mesure du possible, la Cour essaie d’être unanime, mais l’unanimité ne s’impose pas. Elle doit être spontanée et elle ne se force pas[28]. Aucun juge ne fait de compromis qu’il ou elle ne souhaite pas, mais il faut savoir choisir ses batailles. La réalité est que nous rendons des jugements unanimes dans 65 à 70 p. 100 des affaires que nous entendons[29]. Ce pourcentage est bien supérieur à celui de la Cour suprême américaine[30].

Il n’en reste pas moins que, dans près du tiers des affaires que la Cour entend, il y a des désaccords ou des dissidences. Au Canada, comme aux États-Unis, les dissidences sont connues et publiques. Ce qui n’est pas le cas partout. En France, par exemple à la Cour de cassation, les dissidences ne sont ni connues ni publiques. L’arrêt est rendu par la Cour. Si un des magistrats est en désaccord, le public ne le sait pas.

Lors des pourvois, nous siégeons en formation de cinq, sept ou neuf juges. Il n’y a généralement pas de réunion entre les juges avant l’audience. Le travail préalable se fait de façon individuelle, chacun dans son cabinet, avec ses trois auxiliaires juridiques. C’est parfois à l’audience que l’on réalise où se situe l’opinion des collègues. Pour nous, ce n’est pas toujours idéal. Pour le plaideur cependant, c’est utile de le réaliser…

Dès la fin de l’audience, nous tenons une conférence dans notre salle de délibération. Nous échangeons nos points de vue préliminaires sur l’appel. La coutume veut que les collègues parlent par ordre inverse d’ancienneté, du juge nouvellement arrivé à la juge en chef. Aux États-Unis, c’est l’inverse. La première fois, c’est intimidant, surtout quand tous les autres expriment ensuite une opinion contraire à la vôtre. C’est toutefois une pratique qui tend à changer. Nos discussions se font maintenant souvent à bâtons rompus.

Nous voyons à ce moment si un consensus se dégage ou s’il y a des divergences. Nous exprimons alors notre intérêt à écrire dans l’affaire. Nous siégeons deux semaines par mois durant l’année judiciaire. À la fin des deux semaines, la juge en chef décide qui sera le rédacteur principal pour chaque pourvoi. Elle le fait en répartissant équitablement la charge de travail entre tous.

Soyons clairs, quand la juge en chef demande qui veut écrire, personne ne se penche pour nouer ses lacets ou regarde au plafond en sifflotant. Elle ne manque jamais de volontaires. Il y en a toujours trop. Quand j’ai fait part de cette réalité à mon épouse, elle n’en revenait pas : « Vous travaillez tout le temps, et vous en voulez plus ! » Son diagnostic a été brutal : nous souffrons toutes et tous d’un excès de narcissisme… Je vous laisse le soin d’en juger…

Cela dit, dans l’intérêt de l’institution et des justiciables, nous ne pouvons tous écrire dans chaque cause en même temps, même si parfois on le voudrait bien. Neuf opinions qui concluraient à la même chose pour des motifs différents, ce ne serait pas idéal.

La rédaction des jugements est ainsi différente à la Cour suprême. On ne rédige pas seulement pour soi, mais pour quatre, six, parfois même huit autres juges. Cela appelle à la recherche d’un consensus. Un juge de notre cour a dit un jour : « without four friends, it is just literature[31] ». Un autre juge, américain celui-là, avait énoncé quelque chose au même effet : « the most important rule at the Court is “the rule of five” : you need five votes to get anything done[32] ».

Il s’ensuit que le processus d’écriture à la Cour est long. On nous demande parfois pourquoi neuf juges assistés de neuf auxiliaires prennent six mois pour rendre un jugement qu’un juge écrivant seul rédige sans aide en 15 jours. La question est légitime. Nous pourrions sans doute faire mieux.

À notre décharge, c’est parfois plus rapide d’écrire seul. Rechercher un consensus, décider de façon collégiale, nécessite temps et patience. À cinq, sept ou neuf, la difficulté croît de manière exponentielle. Le processus implique de multiples circulations et échanges entre collègues, sans compter la traduction parfois délicate des motifs et les révisions techniques, linguistiques et juridiques qui s’y greffent.

La préparation des opinions résulte d’un processus de délibération où divers points de vue sont échangés. Le choc des idées permet de rédiger des motifs plus convaincants. Le but commun est d’arriver au meilleur jugement, dans le respect des opinions de chacun. Un collègue avait cette image : nous tentons de travailler comme un choeur, pas comme des solistes[33].

La volonté de faire des compromis et de tenir compte des autres points de vue a cependant ses limites. Entre neuf personnes aux origines, expériences et visions différentes, il y aura inévitablement des divisions. L’existence de désaccords ou de dissidences est d’ailleurs le reflet d’un processus décisionnel délibératif sain ; au bout du compte, c’est une bonne chose. La collégialité n’équivaut pas toujours au consensus. Nous pouvons être collégiaux tout en respectant une pluralité et une diversité d’opinions.

La dissidence a sa place dans une cour collégiale. Le juge Douglas de la Cour suprême des États-Unis a même dit : « The right to dissent is the only thing that makes life tolerable for a judge of an appellate court[34]. » La dissidence confirme et renforce l’indépendance et l’impartialité de chaque juge. C’est du reste une réalité nettement plus présente à la Cour suprême qu’au sein des cours d’appel. Pour chacun de nous, cela demande un ajustement.

La dissidence a ses bienfaits. La circulation d’opinions dissidentes permet parfois de repenser une approche, de mieux étoffer un raisonnement, de le clarifier, voire de le corriger pour en éliminer certaines lacunes. La dissidence oblige la majorité à être redevable de son raisonnement et des conséquences de son opinion, à répondre aux questions difficiles qui se soulèvent. Il y a même des ébauches d’accords ou de dissidences que le public ne verra jamais, parce que leur circulation a permis d’ajuster le tir de l’opinion majoritaire de façon à en pallier les lacunes et à favoriser une meilleure façon de cibler la bonne approche et la bonne réponse. En somme, la dissidence améliore la qualité des opinions.

D’ailleurs, admettre l’existence de plusieurs solutions possibles à une question ne compromet pas la cohérence du droit. Sur ce chapitre, la dissidence suscite et enrichit le dialogue sur le développement du droit entre tous les acteurs, du juge au législateur, au professeur ou au praticien. Elle peut même être le point de départ d’une avancée future du droit à titre de guide et d’amorce de solutions nouvelles. C’est la voix (ou la voie…) de l’avenir avait dit une certaine juge[35]

Par contre, il convient de réaliser que nous ne travaillons pas de façon individuelle mais comme cour collégiale. Cette réalité impose elle aussi des limites. Écrire une opinion dissidente ou concordante pour des raisons triviales peut affaiblir inutilement le jugement de la Cour et l’institution elle-même. Le faire en utilisant un langage excessif et inapproprié peut nuire tout autant à l’institution.

Comme je l’ai évoqué ailleurs[36], la civilité est une caractéristique éthique essentielle dans la pratique de rendre jugement. Elle commande respect et tolérance, modération et considération. Il faut savoir dépersonnaliser le débat et éviter les attaques personnelles. La dérision, le sarcasme ou l’insulte n’ont pas leur place dans l’expression de nos opinions différentes. L’autorité des juges ressort de leurs opinions et des mots qu’ils ou elles choisissent ; tout manque de civilité dans l’accomplissement de cette tâche érode inutilement la légitimité institutionnelle des tribunaux.

La Cour doit servir d’exemple sur ce chapitre. Nous sommes chanceux, à la Cour suprême du Canada, de ne pas tomber dans l’hostilité et le manque de civilité qui sont décriés ailleurs à l’occasion de décisions contenant des opinions multiples. Parfois, des circulations initiales entre collègues peuvent comporter des remarques incisives, mais nous avons généralement la maturité pour en parler et pour en épurer le produit final quand cela s’impose. Il nous faut cependant demeurer vigilants.

Vu la composition du présent auditoire, je me permets une parenthèse. Nous ne devons jamais oublier que les membres de la magistrature et du Barreau ont une fonction unique. Le public observe ce que l’on fait et comment on le fait. Aucun de nous n’en sort grandi lorsque l’opinion d’un juge ou l’argument d’un plaideur est décrit dans les médias comme « vitriolique » ou « venimeux ». Les points de vue, peu importe dans quelle mesure ils s’opposent, n’ont pas besoin d’être exprimés de la sorte. Plutôt que de se montrer cinglants dans la forme ou la substance de leurs arguments ou opinions, les juristes devraient exprimer leurs désaccords avec calme et pondération, en fournissant un raisonnement convaincant à l’appui de la position adoptée.

La confiance du public dans notre système judiciaire repose sur la conviction que les acteurs clés, juges ou avocats, vont agir de manière appropriée lors de confrontations. L’image que nous projetons, particulièrement dans la façon dont nous nous traitons les uns les autres, est le reflet de notre capacité à résoudre des problèmes de façon à pouvoir continuer à évoluer ensemble comme société.

Pour qu’un système judiciaire fonctionne, les citoyens doivent accepter sa légitimité. Pour ce faire, ils doivent être en mesure d’avoir une image respectueuse de ses acteurs principaux. Si nous ne faisons pas preuve de respect entre nous, nous ne pouvons nous attendre à ce que les gens de l’extérieur du système aient ce même respect envers nous.

Avoir le dernier mot ? Oui, comme juge de la Cour suprême, je l’ai parfois ce dernier mot. C’est un grand pouvoir, certes, mais il reste pour moi un pouvoir limité, collégial et temporaire.

Au final, ce qui importe, ce n’est pas tant que des personnes comme moi exercent ce pouvoir à l’occasion. C’est qu’une institution comme la Cour dispose de cette autorité dans notre démocratie. En réalité, le dernier mot, il appartient à la société canadienne qui doit pouvoir compter en tout temps sur un pouvoir judiciaire indépendant, compétent et à l’écoute.

Chaque juge de la Cour travaille avec dévouement et passion pour s’assurer que c’est le cas. Notre légitimité n’existe que pour autant que les justiciables y croient. Bien simplement, nous voulons être perçus comme étant au service de la société canadienne, sans plus.

J’espère avoir pu dissiper un peu le mythe qui parfois nous entoure, sans trop vous ennuyer. Merci pour votre accueil. Maintenant, la parole est à vous.