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François-Xavier Licari[1] a certainement fait preuve d’une double audace en se lançant dans la rédaction d’un court ouvrage consacré au droit talmudique. Audace d’abord quant à la nouveauté de l’entreprise : le droit talmudique, composante du droit juif avec le droit biblique, notamment, est en effet délaissé par les juristes francophones qui s’intéressent au droit comparé et aux grands systèmes de droit contemporains[2]. Contrairement aux droits de tradition romano-germanique ou de common law, au droit russe, au droit indien, au droit musulman, au droit de l’Afrique, etc., on constate que le droit talmudique n’est que très rarement ou jamais abordé par les comparatistes. Certains s’en étonneront. La morale occidentale ne repose-t-elle pas sur une tradition « judéo-chrétienne[3] » et le droit n’entretient-il pas, n’en déplaise aux positivistes, un lien étroit avec cette même morale ? D’autres justifient cette absence en raison du « faible domaine d’influence » du droit talmudique et, en particulier, du petit nombre de ses justiciables[4]. Un ouvrage de nature juridique portant sur le droit talmudique, en langue française, était donc non seulement opportun mais aussi nécessaire[5].
Audace, enfin, quant à l’ampleur de la tâche : il s’agissait en effet pour l’auteur de se confronter, outre aux 72 volumes du Talmud ou, à tout le moins à leur esprit, à une littérature des plus abondantes pour en tirer un ouvrage synthétique dont l’objet consiste davantage à présenter les sources sociohistoriques directes et indirectes de ce droit, son autorité, ses méthodes d’interprétation et sa place au sein des droits des nations. Comme le souligne l’auteur lui-même, l’ouvrage constitue un essai et non un manuel de droit talmudique. Il décrit le contenu typologique du droit talmudique et non son contenu normatif. L’intérêt de cet écrit en est encore plus grand.
François-Xavier Licari a donc divisé son ouvrage en six chapitres qui portent respectivement sur l’objet du droit talmudique (chap. 1), l’ordre juridico-religieux couvert par le droit talmudique (chap. 2), les sources de ce droit (chap. 3), son autorité (chap. 4), ses méthodes d’interprétation (chap. 5) et sa place parmi le droit des nations (chap. 6). Cette présentation revêt un caractère des plus pertinents. En effet, la tendance et la logique pour un ouvrage de nature juridique qui concerne une famille du droit semblent commander que l’on commence par présenter les sources et donc l’histoire du droit en question. Cependant, la particularité du droit talmudique, qui fait partie à la fois de la famille des droits religieux tout en contribuant à former un système juridique qui dépasse à certains égards la sphère religieuse, sans pour autant rompre les liens, conduit l’auteur à s’interroger préalablement sur la nature de ce droit, sa juridicité, sur sa place dans un système juridico-religieux, avant même d’en envisager les sources.
Ces questions complexes sont abordées par l’auteur avec clarté et démontrent une érudition impressionnante quant à la culture et à la littérature juives, et notamment « halakhiques » et rabbiniques. Le résultat donne un essai fécond. Les analyses de l’auteur sont quasi systématiquement illustrées d’exemples trouvés dans les multiples sources talmudiques. En effet, pour décrire et expliquer le pluralisme du droit talmudique, lequel s’est construit et s’élabore encore aux termes de débat[6] infinies – s’inscrivant ainsi dans un processus dialectique constituant vraisemblablement l’essence même du Talmud –, l’auteur n’hésite pas à citer des précédents pertinents puisés parmi les innombrables controverses dont regorge le Talmud. En soi, et nous insistons sur ce point, cet exercice nécessite une grande connaissance des textes. Ainsi, à titre d’exemple, l’auteur rappelle un épisode du débat opposant les deux écoles de pensée les plus connues et qui se défient fréquemment dans le Talmud. Elles sont incarnées par deux sages contemporains lors du 1er siècle de l’ère commune, Hillel et Shammaï. Ce dernier rabbin privilégie une application stricte de la loi et interdit davantage une action qu’il ne la permet. Le Talmud révèle que les opinions de l’école d’Hillel (moins rigoristes) l’ont toujours emporté pour une question de vertu de caractère :
Une voix céleste (bat kol) s’éleva : « Les paroles des deux sont les paroles du Dieu vivant, mais la loi est en conformité avec l’école de Hillel ». Mais si les paroles des deux sont les paroles du Dieu vivant, sur quel fondement l’école de Hillel a-t-elle mérité que la loi soit établie en conformité avec ses positions ? Ils étaient doux et aimables et avaient l’habitude de mentionner non seulement leurs opinions mais aussi celles de l’école de Shammaï. Ils avaient même l’habitude de mentionner les opinions de l’école de Shammaï avant les leurs[7].
De ce passage, les autorités rabbiniques concluent qu’aucune opinion antagonique ne saurait être qualifiée de vrai ou de fausse à partir du moment où son origine demeure divine. Une conception plus sage ou plus rationnelle considère cependant que cette abstention divine a été souhaitée par Dieu lui-même pour permettre aux sages et aux hommes de trancher ces controverses en fonction de leurs connaissances, de leur sagesse et de leurs capacités, qu’on ne peut acquérir qu’aux termes d’une étude intense et assidue des textes bibliques et leurs dérivés. Toute solution juridique peut donc varier avec le temps et les enjeux socioéconomiques du moment. Il en découle au moins deux conséquences que l’essai de François-Xavier Licari met parfaitement en évidence et qui ont retenu notre intérêt : (1) le droit talmudique constitue un droit mouvant et donc adaptable ; et (2) il dispose d’outils herméneutiques non seulement importants mais aussi sophistiqués qui permettent de garantir à la Torah une application infinie et au droit juif, pris dans sa globalité, la vitalité d’un ordre juridico-religieux offert à la critique et également ouvert au pluralisme.
Le droit talmudique comme symbole d’une révélation juridico-religieuse d’un système juridique variable sans pouvoir judiciaire
La Torah rassemble les cinq livres (la Genèse, l’Exode, Le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome) donnés par Dieu à Moïse, sur le mont Sinaï, et dont sont issus les fameux 613 commandements[8]. Elle constitue le texte fondateur du droit juif. Elle en est le droit écrit[9]. La Torah écrite serait la Grundnorm, selon l’expression « kelseniène », soit la première source du droit juif[10]. Mais des règles orales (Torah Chébeal Pé, à savoir la « Loi de la bouche ») ont, au même moment, été transmises à Moïse. Elles ont été mémorisées et diffusées oralement de génération en génération pour, finalement, être retranscrites dans la Mishna, à la fin du iie siècle de notre ère par rabbi Yehouda Hanassi[11]. Elles feront l’objet de nombreux commentaires émanant de rabbins et de sages successifs, lesquels alimenteront la Guémara deux siècles plus tard. La Mishna et la Guémara composent le Talmud[12]. La loi écrite et la loi orale forment ce que l’auteur qualifie de « droit sinaïque » que l’on peut donc assimiler au droit juif ou, du moins, à ses composantes essentielles[13].
Le terme Talmud signifie « étude ». Il s’agit d’une compilation d’une soixantaine de traités (soit près de 6 200 pages) qui comprend les enseignements, les opinions et autres commentaires des maîtres de la loi et qui fondent l’autorité des lois et des traditions juives accumulées depuis 200 ans avant l’ère commune jusqu’au vie siècle. Il réunit également les méthodes d’interprétation de ces lois. La méthode talmudique s’appuie sur un va-et-vient alimenté par des discussions polémiques sur l’application, la définition ou l’interprétation d’une règle (mishna) ou encore un texte biblique[14]. Il existe deux Talmud, le Talmud de Jérusalem (220-375 de l’ère commune) et le Talmud de Babylone (vie siècle de l’ère commune), lequel porte sur 37 traités sur les 63 que compte la Mishna. Le Talmud de Babylone constitue le Talmud de référence pour les talmudistes. Il a préséance sur les autres autorités normatives à l’exception, toutefois, de la Torah. Le Talmud constitue une des sources les plus importantes du droit talmudique, mais elle n’est pas la seule. L’auteur considère que le droit talmudique doit être compris comme étant la halakhah, ce corpus de règles fondées sur des « textes et des précédents[15] » qui ne se limitent pas uniquement au culte religieux, mais qui régissent aussi les actes quotidiens extrareligieux, comme les échanges commerciaux (contrats, prêts, baux, etc.), les règles du mariage et du divorce, la responsabilité civile (faute, préjudice, détermination des dommages et intérêts) et même le droit pénal. Il s’agit donc d’un droit vivant qui ne s’applique qu’aux juifs pratiquants, quel que soit leur lieu de résidence. À ce titre, c’est un droit transnational.
La juridicité de la halakhah en tant qu’ordre juridique et ordre religieux se caractérisent également par une finalité justificative des normes halakhiques ou des commandements bibliques qui s’intègrent dans de nombreuses classifications, comme les normes concernant les rapports de l’être humain avec Dieu, les rapports interpersonnels, les normes rituelles (ce qui est permis et ce qui est interdit) et, enfin, les normes monétaires qui comprennent les obligations délictuelles et contractuelles.
Le droit talmudique, malgré son origine divine, revêt, à plusieurs égards, un caractère rationnel certes, de par ses méthodes de raisonnement et d’interprétation (voir plus bas), mais aussi de par son contenu. On assiste même, selon l’auteur, depuis le don de la Torah sur le mont Sinaï « à une sécularisation douce du droit talmudique[16] ». Le droit biblique puis le droit talmudique imposent que la justice soit rendue par les êtres humains aux termes d’une procédure judiciaire rationnelle. Un certain nombre d’ordalies ont vu leur disparition avec la destruction du temple en 70 de l’ère commune[17]. Toutefois, Dieu ne disparaît pas pour autant : il siège aux côtés des juges et sa présence oblige les magistrats à observer une éthique des plus rigoureuses. Aujourd’hui, cependant, cet ordre juridico-religieux continue de s’appliquer en dépit de l’absence de pouvoir judiciaire mais, surtout, en l’absence d’agents d’exécution.
Cette sécularisation peut aussi se comprendre par le contexte de la réception de ces normes divines par les Hébreux lors de l’épisode de la révélation de la Torah. François-Xavier Licari précise à cet égard que la réception d’un « ensemble de vérités[18] » transmises par Dieu aux hommes et aux femmes, lors de laquelle on peut légitimement s’attendre à un rôle purement passif du peuple hébreu, doit être reconsidérée au regard d’une interprétation (midrash[19]) célèbre. D’après ce midrash, chaque individu a reçu la Torah au mont Sinaï selon ses capacités[20]. Par essence, celles-ci varient d’une personne à une autre, et on peut donc supposer que le corpus normatif transmis de cette manière ne l’a pas été suivant une « révélation monolithique ». Cette transmission hétérogène permet de comprendre cette mouvance du droit talmudique, droit qui s’adapte en fonction des époques et des besoins socioéconomiques et qui sert également à combler les vides juridiques. Cette mouvance explique également l’herméneutique dont il est l’objet ou s’explique par cette dernière.
Le droit talmudique comme source de principes herméneutiques
Les sources du droit talmudique sont nombreuses et traduisent une intervention humaine dynamique. Les ordonnances rabbiniques viennent combler les lacunes du droit talmudique, éclaircissent ou tranchent les questions ou points litigieux. Elles ont donc force de loi sous l’autorité de la Torah. Les décisions sont prises à la majorité des rabbins[21], mais en l’absence d’un tribunal rabbinique (beth din) centralisé comme au temps du Temple avec le Grand Sanhedrin (grand tribunal formé de 71 juges, autorité législative et judiciaire), la détermination de la majorité demeure une question complexe.
Un rabbin peut également agir seul comme décisionnaire halakhique ou plutôt comme un conseiller halakhique et donc exposer et appliquer la halakhah sur toute question pratique ou théorique. Il rendra toutefois une décision qui s’imposera à la personne venue l’interroger[22]. Un rabbin peut rédiger une réponse (responsa) qui aura aussi force de loi.
L’autorité rabbinique ne semble connaître aucune limite, et il est donc admis que le droit talmudique paraît s’être éloigné de l’« intention originelle du Législateur[23] » suprême. Si, en principe, il n’est pas permis de retrancher ni d’ajouter au texte de la Torah, les autorités rabbiniques auraient tempéré cette interdiction en la justifiant par le souci de préserver la Torah même[24]. Ainsi, il existe un droit pénal d’exception qui permet l’infliction non prévue par le texte suprême, notamment motivée par l’urgence[25].
Parmi les autres sources du droit talmudique, figurent les usages (minhag), à savoir les normes collectivement adoptées par une communauté en cas de silence de la loi. Elles constituent aussi une autorité halakhique. Elles sont nombreuses en matière de droit des obligations et en droit du travail[26]. La logique (sevarah) basée sur une « croyance profonde » peut aussi revêtir force de loi[27]. Ainsi, la présomption de propriété résultant d’une possession est le fruit d’une sevarah[28].
Compte tenu de la différence de nature qui existe entre ces sources diverses, on ne s’étonnera pas du caractère pluraliste du droit talmudique[29]. Ce pluralisme se traduit par l’usage répandu de la controverse qui a pour objet de trancher une question halakhique débattue. Nous avons pourtant vu que les autorités décisionnaires devaient se soumettre à la règle de la majorité. La disparition du Grand Sanhedrin, cependant, a probablement contribué au développement de la controverse.
Ce sens de la controverse a sans aucun doute permis la mise au point de « nouveaux paradigmes de l’autorité halakhique[30] » conduisant ainsi à l’existence de plusieurs courants à l’intérieur du judaïsme. Cette mouvance du droit talmudique et probablement la pratique de la controverse, comme mode de production de vérités (au pluriel)[31], ont ouvert la voie à un judaïsme reconstructionniste, à un judaïsme libéral ou réformé, à un judaïsme orthodoxe modernisé, de même qu’à plusieurs courants au sein même de l’orthodoxie traditionnelle… Bref, c’est par le droit et son interprétation que ces courants divers sont nés. François-Xavier Licari considère cependant que les mouvances libérales du judaïsme se sont « déjuridicisées[32] » au profit d’une philosophie universaliste. Il conviendrait peut-être de nuancer cette analyse. La halakha a vraisemblablement été assouplie mais non abolie et la Torah demeure malgré tout la norme de référence, à tout le moins, en tant que norme éthique, offrant dès lors une vocation universelle au judaïsme, vocation mise en valeur par les courants réformés.
Le Talmud nous enseigne que la controverse peut toutefois conduire à des conséquences dramatiques. Le traité Bava Metsia (84a), portant notamment sur le droit de propriété et l’usure, en fournit une illustration :
One day Rabbi Yochanan was swimming in the Jordan. Resh Lakish saw him and leapt into the Jordan after him.
He [Rabbi Yochanan] said « Your strength for Torah. »
He [Resh Lakish] said, « Your beauty for women. »
He [Rabbi Yochanan] said « If you return also, I will give you my sister who is more beautiful then me. »
He [Resh Lakish] accepted,
He [Resh Lakish] tried to go back and collect his weapons but he was not able to go back.
He [Rabbi Yochanan] taught him [Resh Lakish] scripture and he taught him Oral Torah and he made him a great man.
One day they diverged in the Beit Midrash, « The sword and the knife and the military spear and the hand sickle and the harvesting sickle, from when do they acquire tumah (ritual impurity) ? From the time when their production is complete. » And when is their production complete ?
Rabbi Yochanan said, From when they are tempered in the furnace.
Resh Lakish said, From when they are polished with water.
He [Rabbi Yochanan] said to him [Resh Lakish] « A thief knows about [the tools of] thievery »
He [Resh Lakish] said to him [Rabbi Yochanan], « And how have you benefitted me ? There they called me “master” and here they call me “master.” »
He [Rabbi Yochanan] said to him [Resh Lakish], I have benefitted you by bringing you under the wings of the Shechina.
Rabbi Yochanan became very upset, and Resh Lakish became weak.
His sister came and cried, and she said to him [Rabbi Yochanan], « Do it [pray for healing] for the sake of my sons ! »
He said to her, « (Jeremiah 49 :11) Leave your orphans, I will sustain them. »
« Do it for the sake of my widowhood ! »
He said to her, « (Jeremiah 49 :11) and put your widow’s trust in me »
Rabbi Shimon Ben Lakish died, and Rabbi Yochanan grieved over him greatly.
The Rabbis said, « Who shall we send to ease his mind ? Let us send Rabbi Elazar ben Pedat, whose ideas are very sharp. »
He [Rabbi Elazar ben Pedat] went and sat before him [Rabbi Yochanan]. Every statement that Rabbi Yochanan would say he [Rabbi Elazar ben Pedat] would say to him, « There is a beraita that supports you. »
He said, « Are you like Bar Lakisha ? »
Bar Lakisha – when I would believe a thing would challenge me with 24 objections, and I would answer him with 24 answers, which led to a fuller understanding of the law.
And you say, « there is a beraita that supports you ? ! Do I not already know how good my belief is ? ! »
He went out and tore his clothes and he cried and said, « Where are you Bar Lakisha ? Where are you Bar Lakisha ? » And he shouted until his mind left him.
The Rabbis asked for mercy for him, and he died[33].
Cet esprit de controverse pose dès lors une question importante, soulevée par François-Xavier Licari, quant aux limites du pluralisme halakhique. L’auteur reconnaît toutefois qu’il est difficile d’y répondre[34].
La controverse justifie et encourage, par ailleurs, une étude (Talmud) infinie des textes, à savoir « ce travail du commentaire, du retour sur ce soi, de la relance et de la mise en suspens du sens[35] ». Il faut peut-être y voir aussi le signe d’une indécidabilité, une volonté de ne jamais fermer le débat[36], marquant ainsi une différence importante avec le Logos grec qui recommande la synthèse au nom de la raison. La rhétorique grecque permet-elle d’explorer toutes les voies de cette raison ?
Signe de souplesse, le droit talmudique cohabite, mais surtout s’efface devant les droits nationaux en vigueur (lois des royaumes) dans les pays où résident des nationaux ou étrangers de confession juive. Le droit talmudique considère que « la loi du royaume est la loi », principe toutefois controversé[37]. En revanche, le recours à l’arbitrage devant des tribunaux rabbiniques pour trancher des litiges commerciaux ou prononcer des divorces demeure en vigueur dans les pays où le droit national le permet. Évidemment, ces juridictions ne sont compétentes que pour autant que les parties litigantes sont toutes de confession juive[38].
Cet esprit animé de l’usage de la controverse s’accompagne, bien entendu, de plusieurs principes exégétiques et règles d’interprétation du droit talmudique, qui font partie de ce droit. L’exégèse des textes se compose de quatre approches : littérale (peshat), allusive (rémèz), homélitique (derash) et ésotérique (sod). Les trois dernières démarches s’écartent du texte. La Loi, malgré son origine divine, ne fait donc pas l’objet d’une interprétation stricte. S’ajoutent à ces quatre principes exégétiques, de multiples règles d’interprétation. François-Xavier Licari en analyse 13, tirées des 13 principes de rabbi Ishmaël[39], qu’il divise en deux groupes, l’un qui rassemble les règles d’interprétation analogiques (les raisonnements a fortiori, celles portant sur deux termes identiques, le raisonnement par induction, etc.), l’autre concernant les règles permettant l’élucidation du texte[40]. On sera frappé par l’étendue des principes et règles d’interprétation utilisés en droit talmudique. Elles s’expliquent cependant par l’objectif même de l’herméneutique talmudique : donner à la Torah une dimension infinie[41]. À cet égard, soulignons que le Talmud ne fait nulle mention d’une quelconque fin ou du caractère complet des points qu’il couvre[42]. C’est certainement aussi sa force.
Conclusion
André Chouraqui rappelle à juste titre que, si la « Bible fait partie du patrimoine commun de l’Occident, le Talmud reste ignoré[43] ». Pourtant, et l’essai de François-Xavier Licari le confirme, le droit talmudique inspire une manière de penser notamment par la controverse, cette dialectique unique, qui permet d’explorer toutes les solutions juridiques mais aussi, et surtout, « toutes les voies de la raison[44] ». Nul doute que l’essai de François-Xavier Licari contribuera à faire sortir de l’ombre ce droit si particulier et si exigeant, en exposant aux juristes francophones de tout horizon ses arcanes et ses subtilités.
En effet, cet excellent ouvrage, doté d’un lexique fort utile, suscitera l’intérêt du juriste ou du non-juriste qui s’intéresse à l’épistémologie de la pensée juridique, à l’anthropologie juridique ou à la sociologie du droit. Il intéressera également le positiviste préoccupé par les méthodes d’interprétation du droit et les questions de procédure. Il s’adresse, bien entendu et aussi, aux comparatistes et aux historiens du droit.
Parties annexes
Notes
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[1]
Maître de conférences, Université de Lorraine.
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[2]
Voir notamment : René David et Camille Jauffret-Spinosi, Les grands systèmes de droit contemporains, 11e éd., Paris, Dalloz, 2002 ; Gilles Cuniberti, Grands systèmes de droit contemporains : introduction au droit comparé, 3e éd., Paris, L.G.D.J., 2015.
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[3]
Cette expression traditionnelle semble cependant très discutée et contestée dans les milieux académiques. Voir en ce sens : Joël Sebban, « La genèse de la “morale judéo-chrétienne”. Étude sur l’origine d’une expression dans le monde intellectuel français », Revue de l’histoire des religions, no 229, 2012, p. 85 ; Shmuel Trigano, « Le judéo-christianisme : considérations préliminaires », Cités, no 34, 2008, p. 27.
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[4]
François-Xavier Licari rappelle ainsi dans son avant-propos les motifs avancés par R. David et C. Jauffret-Spinosi, préc., note 2, pour occulter le droit juif. Il ne concernerait que 0,2 p. 100 de la population mondiale. François-Xavier Licari, Le droit talmudique, Paris, Dalloz, 2015, p. 2. Nous le rejoignons sur le caractère désarmant de cet argument.
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[5]
Il existe de nombreux ouvrages qui présentent une synthèse du Talmud, son histoire, son influence (notamment philosophique) et son interprétation, mais les essais juridiques sur le Talmud, et plus généralement sur le droit talmudique, se font plus rares. Voir sur le Talmud : Albert Cohen, Le Talmud, Paris, Payot, 2002 ; Marc-Alain Ouaknin, Invitation au Talmud, Paris, Flammarion, 2008 ; Adin Steinsaltz, Introduction au Talmud, Paris, Albin Michel, 2002 ; Emmanuel Lévinas, Du Sacré au saint : cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Éditions de Minuit, 1977 ; Georges Hansel, Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 2006.
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[6]
La controverse n’est pas un mal et constituerait même un bien si elle est opérée « dans l’intérêt du Ciel », rappelle Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 102, qui cite le Pirkei Avot (Traité des Pères) 5 :17.
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[7]
Id., p. 102 et 103. L’auteur rapporte un autre commentaire, beaucoup plus rationnel, et permet donc à la loi de varier au fil du temps (voir p. 104).
-
[8]
Et, parmi eux, 365 sont des commandements négatifs ou des interdits correspondant au nombre de jours dans une année et 248 sont des devoirs positifs qui équivalent au nombre de parties qui composent le corps humain. Voir : Le Talmud. Traité Makkot, traduit par Bernard Paperon, Paris, Verdier, 1992, p. 250.
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[9]
Georges Horowitz, The Spirit of Jewish Law, New York, Central Book Company, 1973, p. 9 et 10.
-
[10]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 54.
-
[11]
Adin Steinsaltz, The Essential Talmud, traduit par Chaya Galai, New York, Basic Books, 2006, p. 11, et plus largement aux pages 3 à 102 pour l’histoire du Talmud.
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[12]
G. Horowitz, préc., note 9, p. 15, 16 et 27-51 ; voir également : Abraham Cohen, Le Talmud : exposé synthétique du Talmud et de l’enseignement des rabbins sur l’éthique, la religion, les coutumes et la jurisprudence, traduit par Jacques Marty, Paris, Payot, 1983, p. 17-39.
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[13]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 7.
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[14]
A. Cohen, préc., note 12, p. 17-39.
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[15]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 10.
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[16]
Id., p. 45.
-
[17]
Id.
-
[18]
Id., p. 54.
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[19]
La midrash est un récit interprétatif qui dispose d’une valeur juridique, mais aussi symbolique.
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[20]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 55 (tiré de la Midrash Rabbah).
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[21]
Voir, sur l’autorité des décisionnaires, id., p. 80 et suiv.
-
[22]
L’élection de juridiction (forum shopping) est en principe interdite (id., p. 84).
-
[23]
Id., p. 91.
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[24]
Id., p. 92 et suiv.
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[25]
Rappelons que la théorie des pouvoirs accessoires (ancillary doctrine) en procédure pénale canadienne permet également aux juges de common law d’augmenter les pouvoirs de police dans le silence des textes.
-
[26]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 59.
-
[27]
Id., p. 61.
-
[28]
Id., p. 62.
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[29]
Id., p. 101 et suiv.
-
[30]
Id., p. 107 et suiv.
-
[31]
Cette méthode ne saurait nous choquer, car elle constitue le mode normal et actuel d’établissement de la vérité judiciaire.
-
[32]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 108.
-
[33]
Sefaria, « Bava Metzia », 84a, [En ligne], [www.sefaria.org/Bava_Metzia.84a?lang=en&layout=block&sidebarLang=all] (9 juin 2016).
-
[34]
F.-X. Licari, préc., note 4, p. 105-107.
-
[35]
Bernard-Henri Lévy, L’esprit du judaïsme, Paris, Grasset, 2016, p. 243 et 244.
-
[36]
Le mot teïquou (« question qui demeure ouverte ») revient souvent dans le Talmud. Voir, sur cette question de l’indécidabilité, l’excellent article de Pierre Savy, « Les Grecs, l’Occident, les Juifs. Modèles et contre-modèles », Labyrinthe, no 36, 2011, p. 61, en particulier les pages 70 et suiv., qui posent la question de la place du judaïsme « dans le grand récit occidental ».
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[37]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 160 et suiv.
-
[38]
Voir, sur cette question de l’arbitrage rabbinique, id., p. 138-175.
-
[39]
Voir Azzan Yadin, Scripture as Logos : Rabbi Ishmael and the Origins of Midrash, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004.
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[40]
Fr.-X. Licari, préc., note 4, p. 117-135, 160 et suiv.
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[41]
À la question « Qu’est-ce que la Torah ? », le Talmud répond que la Torah n’est pas autre chose que « l’exégèse de la Torah », rapporte François-Xavier Licari (p. 117) en citant un extrait du traité Kiddoushim (49 a-b).
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[42]
G. Horowitz, préc., note 9, p. 301-303.
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[43]
André Chouraqui, Histoire du judaïsme, 13e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 41.
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[44]
Id., p. 45.