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Le marché économique est porté par le capitalisme néolibéral : celui-ci allie notamment, dans la pratique, la flexibilité des liens d’emploi, la mobilité de la main-d’oeuvre et le développement du précariat[1]. Cette tendance a conduit à l’émergence du travail atypique en différentes catégories d’emploi en vue de l’externalisation de la main-d’oeuvre, c’est-à-dire qu’elles permettent aux entreprises de continuer à bénéficier d’une main-d’oeuvre à court ou à long terme, par exemple pour faire face à une augmentation inattendue des commandes, pour remplacer des salariés absents ou encore pour occuper des postes dangereux pour la santé et la sécurité. Cette méthode permet aux employeurs de ne pas être contraints par la totalité des lois concernant le travail[2]. Les organisations syndicales, pour leur part, dénoncent sans relâche la régression sociale qui prend la forme de la fragilisation et de la flexibilisation des liens d’emploi[3]. En effet, l’emploi temporaire croît de manière beaucoup plus importante que l’emploi permanent[4] et instaure une relation de nature tripartite[5]. En 2013, le Québec comptait plus de 4 millions d’emplois, dont près de 40 p. 100[6] étaient de nature atypique[7]. Le recours à l’intermédiation, et plus particulièrement au travail temporaire par l’entremise des agences de location de personnel, s’inscrit dans une logique néolibérale. Le rapport de force bipartite, soit celui qui oppose employeur et travailleurs, est dès lors occulté par l’apparition du tripartisme[8].

Si de nombreux écrits portent sur les agences de location de personnel et la détermination du véritable employeur, à notre connaissance aucun d’entre eux ne met l’accent uniquement sur les relations collectives de travail, soit plus précisément sur l’accès au régime des relations collectives de travail et, en conséquence, sur l’application d’une convention collective aux travailleuses et aux travailleurs temporaires ; et ce, dans le contexte du recours aux agences de location de personnel[9]. De même, la revue de littérature ne démontre pas l’existence de textes consacrés uniquement à une étude jurisprudentielle d’une quinzaine d’années, soit depuis la décision phare Ville de Pointe-Claire de 1997, qui expose les critères de détermination du véritable employeur, de 2002 à 2014[10].

Le coeur de notre propos concerne l’analyse de la jurisprudence consacrée à la détermination du véritable employeur, dans un contexte de relation tripartite. Devant ce que le juge Antonio Lamer appelle, dans la décision Ville de Pointe-Claire, le « dédoublement de l’employeur[11] », le travailleur peut avoir de la difficulté à déterminer son véritable employeur. Par conséquent, il n’adresse pas nécessairement ses réclamations à la personne compétente[12]. Il est crucial — juridiquement parlant — que la travailleuse ou le travailleur connaisse l’identité de son véritable employeur aux fins de l’application de différentes lois offrant un ensemble de droits et d’obligations s’imposant aux parties. La détermination du véritable employeur constitue bel et bien un enjeu fondamental pour les travailleuses et les travailleurs dans la mesure où elle permet notamment de reconnaître ou non l’accès au régime des rapports collectifs de travail à tel ou tel individu. En la matière, il convient de souligner qu’au-delà du régime général de la représentation syndicale prévu par le Code du travail, il existe bon nombre de régimes particuliers dont certains offrent d’office un accès à la représentation collective. Tel est, par exemple, le cas des composantes du réseau de la santé et des services sociaux soumis en partie à une négociation sectorielle ou encore le cas des agents de sécurité soumis à un régime de représentation collective en application d’un décret. Dans ces cas, il importe peu de déterminer le véritable employeur pour bénéficier du régime juridique dans la mesure où les travailleuses et les travailleurs y accèdent d’emblée, en raison de la nature de leur profession. Toutefois, il demeure intéressant d’analyser quelques décisions pour découvrir la manière dont les critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire sont appliqués.

Notre texte fera donc référence de manière prioritaire au Code du travail et de manière plus ponctuelle à d’autres lois[13]. En effet, le salarié embauché par une agence de location de personnel est au centre d’une relation tripartite entre lui, l’agence et une entreprise utilisatrice, aussi appelée simplement « cliente », utilisant les services dudit salarié. L’analyse dont fait état notre texte trouve son fondement dans la décision Ville de Pointe-Claire[14]. Aux termes de l’approche souple et globale mise au point par la Cour suprême du Canada dans cette décision[15], le véritable employeur est celui qui exerce le plus de contrôle sur tous les aspects du travail du salarié, et ce, selon la situation factuelle particulière à chaque situation. Selon la jurisprudence, le critère essentiel dans la détermination du véritable employeur réside dans le contrôle réel des conditions de travail, ce qui implique l’analyse d’un ensemble de facteurs, aussi appelés « attributs ».

En vue de bien saisir la jurisprudence relative à la détermination du véritable employeur, il est impératif d’exposer clairement la décision Ville de Pointe-Claire. Dans cette dernière, la Ville s’oppose à la section locale 57 du Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau. La question soulevée porte sur la détermination du véritable employeur dans le contexte d’une relation tripartite, et ce, en matière de rapports collectifs de travail. En l’espèce, en 1991, le Syndicat dépose une requête en vertu de l’article 39 du Code du travail afin de faire déclarer une travailleuse temporaire membre de l’unité d’accréditation. Il s’agit de déterminer si le Tribunal du travail a rendu, en 1993, une décision manifestement déraisonnable[16] lorsqu’il a décidé que la travailleuse temporaire en question, mise au service de la Ville par l’entremise de l’agence de location de personnel, était comprise dans l’unité de négociation[17] représentée par le syndicat. Soulignons que la travailleuse temporaire a accompli deux missions auprès de la Ville avant que celle-ci l’embauche[18].

Le juge en chef Lamer — pour les juges La Forest, Gonthier et Cory — soulève une question juridique intéressante en droit du travail, soit celle du savoir si : « [les] employés temporaires d’une entreprise, engagés par le biais d’une agence de location de personnel, peuvent, dans certains cas, être compris dans l’unité de négociation du syndicat qui représente les employés permanents de cette entreprise ou [s’]ils sont des salariés de l’agence[19]. » Le juge en chef circonscrit ainsi précisément la question soumise à la Cour suprême, soit celle de savoir si le Tribunal du travail a commis une erreur manifestement déraisonnable, à l’occasion d’une requête fondée sur l’article 39 du Code du travail, en décidant que la Ville de Pointe-Claire était l’employeur de la travailleuse lors des deux affectations au travail[20].

La décision du Tribunal du travail doit passer au crible de la Cour suprême, qui a eu recours au test de l’époque, soit celui de l’« erreur manifestement déraisonnable ». En l’espèce, il faut se reporter au Code du travail[21], avare d’indices permettant la détermination du véritable employeur dans le contexte d’une relation tripartite. Pour dégager les éléments constitutifs de la relation employeur-salarié et des critères de repérage de l’existence du véritable employeur, le Tribunal doit de manière incontournable s’en remettre à l’interprétation jurisprudentielle. Il ressort de la jurisprudence que la subordination juridique est le coeur du contrôle quotidien et effectif du travail : à l’époque, aux termes d’une jurisprudence constante, le véritable employeur est la cliente, car c’est elle qui contrôle la qualité et la quantité du travail, et ce, de la manière la plus directe[22]. Si l’analyse jurisprudentielle a parfois accordé un poids prépondérant à cet élément, cela n’a jamais été au détriment de l’appréciation complète de la preuve, ni de la prise en considération des autres éléments caractérisant la relation employeur-salarié tels que le processus de sélection, de l’embauche, de la discipline, de la formation, de l’évaluation, de l’assignation des fonctions, de la durée des services et de l’intégration dans l’entreprise[23].

Selon le juge en chef Lamer, il faut adopter une approche souple et globale — à l’instar de la Cour d’appel —, car c’est la plus appropriée pour déterminer le véritable employeur. La subordination juridique et l’intégration dans l’entreprise ne doivent pas être les critères exclusifs de l’analyse.

Le juge en chef Lamer estime que la décision du Tribunal du travail n’est pas manifestement déraisonnable, et ce, pour plusieurs raisons, dont les suivantes[24] : le Tribunal a utilisé une approche souple et globale en ne forgeant pas son opinion uniquement sur le critère de la subordination juridique ; bien qu’il ait donné une valeur probante plus importante aux conditions de travail et à la subordination juridique — « aspects primordiaux du vécu d’un salarié[25] » —, il a tenu compte d’autres facteurs définissant le lien employeur-salarié (rôle de l’entreprise cliente et de l’agence de location de personnel en matière de rémunération et de discipline) ainsi que du cas factuel propre à l’espèce. Compte tenu du fait que la législation est conçue pour des relations bipartites, son application à des relations tripartites nécessite des adaptations, d’où certaines imperfections. La décision n’est pas manifestement déraisonnable. En conséquence, la travailleuse temporaire, mise au service de la Ville par l’entremise de l’agence de location de personnel, est une salariée de la Ville de Pointe-Claire et est comprise dans l’unité de négociation représentée par le syndicat. Signalons au passage l’existence de la dissidence exprimée par la juge L’Heureux-Dubé[26].

Il convient de considérer qu’il y a un « avant » et un « après » la décision Ville de Pointe-Claire (1997). Avant la décision, à la suite de l’analyse de la jurisprudence, le critère essentiellement privilégié pour qualifier la relation employeur-salarié était celui de la subordination juridique du salarié. Avec la décision Ville de Pointe-Claire, et devant l’émergence croissante des relations de travail tripartites, la Cour suprême prescrit une analyse souple et globale de critères qualifiant la relation de travail entre les parties. Il ne convient plus de se limiter à la subordination et à l’intégration dans l’entreprise, comme le souligne le juge Lamer, mais il faut aller plus avant en ajoutant des critères d’analyse, soit, par exemple, les processus de sélection, d’embauche, d’assignation des tâches, de rémunération, sans toutefois oublier de déterminer la personne exerçant le plus grand contrôle sur la prestation de travail du salarié. L’interprétation de l’ensemble de ces critères et leur pondération sont variées et la jurisprudence n’est pas uniforme. Cela tient essentiellement au fait que l’étude de chaque affaire a lieu in concreto, ce qui est la meilleure des attitudes à adopter pour déterminer le véritable employeur. Selon Robert P. Gagnon, il convient de procéder à un examen approfondi et délicat des éléments essentiels du contrat de travail « et des droits et obligations qu’ils génèrent usuellement pour l’employeur, afin d’identifier ce dernier […] Le plus souvent, cette relation triangulaire est caractérisée par la constatation que l’intervenant qui bénéficie de la prestation de travail de l’employé, d’une part, et celui qui le recrute et qui lui verse sa rémunération, d’autre part, sont des personnes différentes[27] ».

Pour notre part, nous présenterons ci-dessous les résultats de notre analyse de la jurisprudence postérieure à la décision Ville de Pointe-Claire afin de tracer le portrait des critères de détermination du véritable employeur.

En ce qui concerne la démarche méthodologique, notre étude ne porte que sur les relations tripartites impliquant une agence de location de personnel. De ce fait, nous écartons les affaires mettant en cause des sous-traitants ou des entreprises « pseudo agences[28] ». Nous agissons avec prudence, sachant que dans l’univers de l’intermédiation il est parfois difficile de distinguer les différentes structures des entreprises[29]. Les modalités de détermination du véritable employeur sont issues de notre analyse de la jurisprudence. Nous avons mené la sélection des décisions selon les critères suivants[30] : sélection de toutes les décisions postérieures à la création en 2002 de la Commission des relations du travail (CRT) ; choix des décisions concernant une relation tripartite ; élimination de toutes les décisions n’impliquant pas une agence de location de personnel ; tri des décisions pertinentes, soit celles qui mettaient en cause la notion de « véritable employeur » et rejet des décisions ne présentant pas d’intérêt particulier. Nous avons ainsi retenu 26 décisions pour notre étude. L’analyse des décisions a eu lieu à l’aide d’une grille reprenant les critères qui permettent de déterminer le véritable employeur, aux termes de la décision de la Cour suprême ; nous avons également pris en considération, dans notre grille d’analyse, les critères dégagés par les décisions subséquentes.

Notre hypothèse est double : 1) les critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire permettant de déterminer le véritable employeur sont repris en partie par les instances judiciaires, dans des proportions qui semblent différentes, voire côtoient d’autres critères ou encore disparaissent, et ce, en favorisant la reconnaissance de l’entreprise utilisatrice comme véritable employeur ; 2) l’analyse desdits critères conduisant à la reconnaissance de l’entreprise utilisatrice comme véritable employeur permet d’offrir aux personnes salariées une couverture conventionnelle, dans la mesure où les conventions collectives sont plus courantes au sein des entreprises utilisatrices que dans les agences de location de personnel ; en d’autres mots, il s’agit de vérifier l’accès des travailleuses et des travailleurs à la représentation collective.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous tenons à tracer un rapide portrait des dispositions législatives en jeu dans la recherche de la détermination du véritable employeur, dans la mesure où « [c]haque loi du travail comporte un objet distinct et l’interprétation des dispositions de la loi doit se faire en fonction de leur finalité spécifique[31] ». En effet, l’accent doit être mis sur le fait que les critères servant à déterminer le véritable employeur au sens de telle loi ne sont pas nécessairement les mêmes aux termes d’une autre loi. C’est encore plus vrai en cas de réforme législative : il convient donc de tenir compte de l’éventuel nouveau contexte[32]. Aussi, il faut « se garder d’importer dans la […] loi, ou d’emprunter afin de l’interpréter, des critères élaborés pour une autre loi ayant des concepts et poursuivant des buts différents[33] ». La première loi litigieuse est, sans surprise, le Code du travail. La finalité de ce dernier ressort de l’ensemble de ses articles : elle consiste à permettre la négociation des conditions de travail des salariés et le maintien de la paix sociale[34]. La majorité des décisions à l’étude a fait l’objet d’une demande de reconnaissance de la délimitation de l’unité d’accréditation, en vertu de l’article 39 du Code du travail, ou d’une demande d’accréditation, au titre de l’article 25 du Code du travail, auprès de la CRT. En pratique, l’organisation syndicale souhaite voir tel ou tel travailleur reconnu comme membre de l’unité d’accréditation ; la réponse à cette question pouvant être déterminante pour l’organisation qui n’est pas encore majoritaire, mais elle peut aussi être utile tout au long de la vie du syndicat pour confirmer sa légitimité.

Certaines affaires peuvent concerner le Code canadien du travail, celui-ci ayant inscrit son but au sein de son préambule, dans la partie consacrée aux relations du travail. En résumé, il est notamment question de favoriser le bien-être de tous par l’encouragement de la pratique des libres négociations collectives et du règlement positif des différends, de s’assurer que les travailleurs, les syndicats et les employeurs du Canada reconnaissent et soutiennent que la liberté syndicale et la pratique des libres négociations collectives sont les fondements de relations du travail fructueuses permettant d’établir de bonnes conditions de travail et de saines relations entre travailleurs et employeurs.

D’autres lois sont aussi en jeu dans la jurisprudence relative à la détermination du véritable employeur. Par exemple, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires. Plusieurs décisions fort intéressantes faisant appel à cette loi ont dû être écartées, car elles ne concernaient pas les agences de location de personnel, mais la sous-traitance ou un autre mode d’intermédiation[35]. La Loi sur la santé et la sécurité du travail veut imposer des conditions minimales de travail en matière de santé et de sécurité. Plus précisément, elle entend éliminer à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleuses et des travailleurs. Par ailleurs, elle établit, entre autres aspects, les mécanismes de participation des membres du personnel et de leurs associations, ainsi que des employeurs et de leurs associations, à la réalisation de cet objet.

Les décisions font aussi intervenir la Loi sur les normes du travail[36], qui porte sur l’application aux personnes salariées des normes minimales du travail, ou encore le Code civil du Québec, qui regroupe l’ensemble des règles de droit commun et constitue le socle des autres lois[37].

Trois autres lois imposent des régimes particuliers de rapports collectifs du travail ; à l’occasion, elles sont touchées par la détermination du véritable employeur : la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction, la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma et la Loi sur les décrets de convention collective.

En premier lieu, la Loi « R-20 », par l’entremise de la Commission de la construction du Québec (CCQ), assure le respect des normes relatives à l’embauche, à la mobilité, à la compétence de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction, à l’organisation et à la surveillance de la tenue du scrutin d’adhésion syndicale ou à la conclusion d’ententes avec toute personne en vue de la mandater à cette fin et de constater la représentativité des associations.

En deuxième lieu, la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma[38] a notamment pour objet de défendre et de promouvoir les intérêts économiques, sociaux, moraux et professionnels des artistes, à représenter les artistes chaque fois qu’il est d’intérêt général de le faire et de coopérer à cette fin avec tout organisme poursuivant des intérêts similaires ou encore de percevoir, le cas échéant, les sommes dues aux artistes qu’elle représente et de leur en faire remise, d’élaborer des contrats types pour la prestation de services et de convenir avec les producteurs de leur utilisation lorsqu’il n’y a pas d’entente collective ou de négocier une entente collective, laquelle doit prévoir un contrat type pour la prestation de services par les artistes.

En troisième lieu, la Loi sur les décrets de convention collective permet au gouvernement de décréter qu’une convention collective relative à un métier, à une industrie, à un commerce ou à une profession lie également tous les salariés et tous les employeurs professionnels du Québec, ou d’une région déterminée du Québec, dans le champ d’application défini dans ce décret. Elle a pour objet d’accorder à tous les travailleurs d’un même secteur bien délimité des conditions de travail négociées localement.

La décision Ville de Pointe-Claire a marqué, de manière indélébile, l’évolution jurisprudentielle en matière de détermination du véritable employeur dans le contexte de relations tripartites. Rappelons seulement quelques critères de l’approche souple et globale retenus par la Cour suprême : la partie qui a le plus de contrôle sur tous les aspects du travail, selon la situation factuelle propre à chaque cas, bénéficie d’un attribut déterminant ; la subordination et l’intégration dans l’entreprise cliente ne doivent pas être les seuls critères pris en considération ; d’autres critères interviennent, tels qui ceux concernent les processus de sélection, d’embauche, de formation, de discipline, d’évaluation, de supervision, d’assignation des tâches, de rémunération et d’intégration dans l’entreprise cliente. Cependant, la pondération des critères varie d’une situation à une autre.

Dans les sections qui suivent, nous poserons un regard critique sur le corpus jurisprudentiel postérieur à la décision Ville de Pointe-Claire. En d’autres mots, nous érigerons un panorama critique de l’utilisation des critères de détermination du véritable employeur sous la forme d’une typologie basée sur le regroupement de tendances jurisprudentielles. Les décisions font état de l’adoption de l’approche souple et globale, sans toutefois appliquer systématiquement l’ensemble des critères ni les utiliser exactement comme l’a fait la Cour suprême. En effet, l’approche qui permet la détermination du véritable employeur se voulant souple et globale, nous mettrons donc en lumière différentes nuances d’approche : une appréciation « équilibrée » des critères, l’accent mis sur un critère, l’ajout d’un critère ou sa mise à l’écart, une appréciation mettant en lumière l’enjeu de la contemporanéité des faits ou de la longueur des missions, le contrôle des critères par l’entreprise utilisatrice ou encore une tendance à la dénonciation teintée d’animus antisyndical. Nous effectuons l’ensemble de l’analyse en gardant à l’esprit les possibilités d’accès au régime général ou aux régimes particuliers de la représentation collective des travailleuses et des travailleurs

1 L’application « équilibrée » des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire

Nous entendons par « équilibrée » l’application des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire effectuée de manière pondérée. Dans les affaires qui suivent, il est fait appel à ces nombreux critères. Nous soulignerons au passage la présence syndicale chez l’entreprise utilisatrice ou au sein de l’agence de location de personnel lorsqu’elle pourra être décelée.

Dans l’affaire Syndicat régional des professionnelles en soins du Québec (FIQ) c. Centre le Cardinal inc.[39], le syndicat représente tous les employés du centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), le Centre le Cardinal, et veut inclure dans l’unité d’accréditation une travailleuse temporaire. La CRT note que c’est l’agence de location de personnel qui fixe la rémunération et décide des mesures disciplinaires, mais en lien avec l’entreprise utilisatrice. La formation, l’évaluation de la qualité du travail, l’assignation et la supervision des tâches ainsi que le contrôle des conditions de travail relèvent de l’entreprise utilisatrice, soit le Centre le Cardinal. L’affectation dépassant 18 mois constitue un signe d’intégration chez l’entreprise utilisatrice. Qui plus est, la travailleuse temporaire supervise deux préposés aux bénéficiaires et participe aux activités courantes du CHSLD. Ainsi, après avoir analysé différents critères concernant les attributs de l’employeur, la CRT conclut a contrario en affirmant : « Les conditions de travail sur lesquelles l’agence a un contrôle ne sont pas suffisantes pour conclure au contraire. Le [Centre le Cardinal] est donc le véritable employeur[40]. » Dès lors, la travailleuse doit bénéficier des avantages liés à l’accès au régime de la négociation collective, soit l’application de la convention collective.

L’affaire des Syndicats des cols blancs de Gatineau (Ville de)[41] concerne le fait de savoir si le véritable employeur est l’entreprise utilisatrice, soit la Ville. L’enjeu est important pour la travailleuse en cause, qui pourrait bénéficier d’avantages conventionnels, et ce, d’autant plus qu’elle a enchaîné avec un autre contrat pour le même employeur. L’entreprise utilisatrice se réfère notamment à la décision Ville de Pointe-Claire pour dégager les trois éléments essentiels d’une relation employeur-salarié, soit la prestation de travail, la rémunération et le lien de subordination juridique[42]. Le pouvoir de contrôle sur tous les aspects du travail, et pas seulement la supervision quotidienne du travail, est privilégié. Cependant, on fait appel également à bon nombre de critères dégagés par la décision Ville de Pointe-Claire : l’évaluation[43], mais aussi la subordination juridique, la supervision, la formation et la durée du service[44]. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la preuve ne permet pas de conclure que l’agence de location de personnel est le véritable employeur dans la mesure où elle ne détient pas les attributs de celui-ci. Selon l’approche souple et globale, l’entreprise utilisatrice est l’employeur, car elle exerce le plus grand pouvoir de contrôle sur les aspects du travail, ne se limite pas à une simple supervision et fait appel à tous les critères dégagés par la décision Ville de Pointe-Claire[45] : évaluation très complète du travail ; similarité des conditions de travail (poste visé par l’accréditation ; même lieu de travail et accès aux locaux barrés par code secret ; temps de travail et de pause) ; rémunération fixée en fonction du travail exécuté conformément à la convention collective ; pleine intégration dans l’entreprise cliente ; formation professionnelle propre au milieu municipal ; subordination juridique et lien d’emploi[46]. En revanche, d’autres critères militent en faveur de la reconnaissance de l’agence de location de personnel comme véritable employeur : courte durée de l’affectation chez l’agence ; sélection et embauche ; exercice de la discipline, sans réelle mesure corrective progressive, mais suivi par l’agence ; versement de la rémunération. Ce dernier critère est très détaillé, en comparaison avec d’autres décisions. Effectivement, la CRT précise que, en raison de l’application de la convention collective, la détermination de la rémunération tient compte de plusieurs éléments, soit le salaire normalement versé à un salarié temporaire de la cliente, le nombre d’heures effectuées chez celle-ci, les jours fériés accordés. Toutefois, la travailleuse ne bénéficie pas totalement des avantages conventionnels si elle demeure salariée de l’agence ; prenons l’exemple du congé férié chez la cliente : au-delà de ce que prévoit la LNT, la travailleuse doit prendre le congé. Toutefois, elle ne sera pas rémunérée par l’agence, qui ne paie que ce qui est prévu dans la LNT. En l’espèce, c’est l’entreprise utilisatrice qui est désignée comme le véritable employeur. En conséquence, cette salariée bénéficiera pleinement de la convention collective et ne sera plus pénalisée en matière de rémunération, comme elle pouvait l’être par le passé.

Soulignons la décision Picard c. Logistique en transport Eureka inc.[47], dans laquelle l’arbitre de griefs applique le Code canadien du travail (C.c.t.) dans la mesure où l’affaire concerne des chauffeurs de camions effectuant du transport interprovincial pour une entreprise de compétence fédérale[48]. En l’espèce, l’agence de location de personnel, soit Logistique en transport Eureka inc., fait travailler M. Picard à titre de chauffeur depuis février 2000. En mars 2002, l’agence lui propose une autre route, en raison de la demande d’une entreprise utilisatrice, ce qu’il refuse. En avril, elle le congédie au motif qu’il a accumulé des retards et a adopté une attitude négative. En mai 2002, le travailleur dépose une plainte en vertu de l’article 240 du C.c.t., soit pour un congédiement injuste, mais il se fait dire que son cas relève du droit provincial. L’agence fait tout pour ne pas être reconnue comme le véritable employeur. L’enjeu consiste à savoir qui est le véritable employeur en vue de déterminer qui devra assumer ses éventuelles responsabilités devant l’établissement de la cause de la rupture du contrat, congédiement ou départ volontaire[49].

À ce sujet, l’arbitre de griefs procède à une approche souple et globale, mais sans s’y arrêter trop longtemps dans la mesure où il lui apparaît clair que Logistique en transport Eureka inc. est l’employeur du travailleur[50]. Ainsi, l’arbitre de griefs mentionne que les responsables de Logistique en transport Eureka inc., soit l’agence, sélectionnent, embauchent, forment, disciplinent, supervisent les conducteurs, les affectent à certains trajets et, finalement, les rémunèrent. Selon le Tribunal d’arbitrage, il n’est pas nécessaire de procéder à une longue analyse, puisqu’il apparaît clairement que l’agence est le véritable employeur du plaignant. L’arbitre de griefs ordonne donc à l’employeur, soit l’agence Logistique en Transport Eureka inc., de réintégrer le travailleur dans son emploi avec tous ses droits et privilèges[51].

Dans l’affaire Syndicat des travailleurs de la Mine Noranda c. Noranda inc. (Fonderie Horne)[52], un poste de mécanicien reste à pourvoir. Un travailleur est embauché pour une durée déterminée, d’à peine deux mois, par Noranda inc., entreprise syndiquée. Par la suite, il retravaille pour cette entreprise, mais comme travailleur temporaire, placé par l’entremise de l’agence Semi 2000. Le Tribunal du travail, saisi par le Syndicat, passe méticuleusement en revue tous les critères développés dans la décision Ville de Pointe-Claire. Il considère que les conditions de travail les plus significatives du travailleur en sa qualité de travailleur venant d’une agence de location de personnel sont identiques à celles dont il bénéficiait en tant que salarié temporaire. Ayant en tête la finalité du Code du travail, le Tribunal conclut que Noranda inc. est le véritable employeur. Mentionnons ici que, si cette décision est positive pour le travailleur, nous éprouvons un certain malaise en ce qui concerne l’appréciation souple et globale des critères. En effet, nous reconnaissons une certaine proximité des conditions de travail imposées à ce travailleur à l’occasion de ses deux emplois. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, ledit travailleur demeurait toujours relativement à l’écart des autres travailleurs, voire était exclu de certaines activités dont l’une des plus fondamentales, soit la formation en santé et en sécurité au travail. Un décalage entre les conditions de travail persiste donc entre les différents statuts de travailleurs. Par ailleurs, si l’on récapitule rapidement pour préciser de qui, c’est-à-dire de l’agence ou de l’entreprise utilisatrice, relève tel ou tel critère, l’agence arrive en tête de peloton, même si les responsabilités ne sont pas toujours nettes : comme à son habitude, l’agence sélectionne et embauche. Elle exerce aussi le pouvoir disciplinaire (en collaboration avec l’entreprise utilisatrice), évalue le travail, voire le contrôle, rémunère le travailleur ; quant à la cliente, elle supervise le travail et le travailleur lui serait subordonné ; sur ce dernier point, les choses sont loin d’être claires dans cette décision. Cependant, s’il est a priori intéressant pour un salarié de se voir appliquer une convention collective, les avantages seront toujours octroyés en fonction des différents statuts juridiques.

L’ensemble de ces exemples nous montre que, selon l’approche souple et globale, il est possible de pondérer de manière relativement « équilibrée » les critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire.

En ce qui concerne l’affaire Centre le Cardinal, la CRT analyse les critères classiques de la décision Ville de Pointe- Claire, en vue de déterminer le véritable employeur. Aucun critère ne semble recevoir une pondération plus importante qu’un autre : rémunération, discipline, formation, évaluation de la qualité du travail, assignation et supervision des tâches, contrôle des conditions de travail et intégration. Selon la CRT, la travailleuse est salariée du Centre le Cardinal et doit, de ce fait, bénéficier des avantages liés à l’accès au régime de la négociation collective, soit l’application de la convention collective[53].

L’affaire Cols blancs de la Ville de Gatineau[54] ménage bon nombre de critères issus de la célèbre décision, soit la prestation de travail, la sélection et l’embauche, l’exercice de la discipline, la rémunération, le lien de subordination juridique, la supervision et l’évaluation quotidiennes du travail, le contrôle sur tous les aspects du travail, la formation, la durée du service, la similarité des conditions de travail, l’intégration chez l’entreprise utilisatrice et la formation professionnelle[55]. Notons qu’il est assez rare qu’une décision fasse le tour de la quasi-totalité des critères dégagés par la Cour suprême. Dans cette affaire, l’entreprise utilisatrice est désignée comme le véritable employeur. Par conséquent, la salariée visée bénéficiera pleinement de la convention collective.

La décision Picard c. Logistique en transport Eureka inc.[56] met en lumière de nombreux critères utilisés dans le contexte d’une approche souple et globale : sélection, embauche, formation, exercice de la discipline, supervision du travail, assignation des tâches et rémunération. L’analyse de ces critères permet de déterminer le véritable employeur du travailleur, soit l’agence de location de personnel. Cette dernière doit alors permettre au salarié de récupérer son emploi.

Le cas de l’affaire Syndicat des travailleurs de la Mine Noranda c. Noranda inc. (Fonderie Horne) donne lieu à un méticuleux passage en revue de tous les critères développés dans la décision Ville de Pointe-Claire : conditions de travail, sélection, embauche, exercice du pouvoir disciplinaire, évaluation et contrôle du travail, rémunération, supervision du travail, subordination. Dans cette affaire, l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur du travailleur, qui, en conséquence, bénéficiera de l’application de la convention collective.

2 L’accent mis sur l’un des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire : de l’intégration à l’autonomie

Les décisions exposées ci-après, bien qu’elles semblent suivre, à première vue, une approche « équilibrée » souple et globale de chaque situation, font aussi état d’une interprétation qui offre un espace permettant de privilégier un critère, voire de l’accentuer. Il n’est pas rare que l’utilisation de l’approche souple et globale soit aussi destinée à qualifier le statut d’emploi des personnes visées, soit le salariat ou encore le statut de travailleuse ou de travailleur autonome. Par ailleurs, l’analyse nous permet de constater l’opportunité pour les membres du personnel d’accéder à la représentation collective.

2.1 L’intégration

Le secteur de la santé recèle plusieurs cas mettant l’accent sur le critère de l’intégration des travailleuses et des travailleurs chez l’employeur.

À ce titre, l’affaire Syndicat des professionnelles en soins infirmiers et cardio-respiratoires du CSSS de Gatineau (FIQ) c. Centre de santé et de service sociaux de Gatineau[57] pose la question de savoir si les travailleuses et les travailleurs au service de l’agence de location de personnel sont des salariés de ce centre de services sociaux (CSSS) lorsqu’ils y travaillent et donc, s’ils font partie de l’unité d’accréditation. Rappelons l’enjeu de l’accès des travailleuses et des travailleurs à la représentation collective. La CRT reprend le critère de l’intégration dans l’entreprise et le considère ici comme significatif. Selon la CRT, ce critère implique le fait de tenir compte de la durée de service, de la continuité d’emploi et du sentiment d’appartenance de la salariée[58]. Toutefois, la preuve ne permet pas de démontrer que chaque travailleur temporaire est intégré au CSSS, qu’il a un sentiment d’appartenance à son égard, qu’il a cumulé une durée de service ou une continuité d’emploi suffisante pour conclure qu’il est salarié du CSSS. C’est pourquoi la CRT considère que les travailleurs temporaires demeurent ceux de l’agence.

L’Agence Océanica est une agence de location de personnel infirmier auprès d’hôpitaux, de CHSLD ou de centres locaux de services communautaires (CLSC) ; pour la plupart les placements sont de courte durée. Selon cette agence, les travailleurs sont autonomes[59]. La question en litige est celle de savoir si les infirmières et les infirmiers mis au service de la cliente par l’agence sont des travailleurs autonomes ou des salariés. L’enjeu est particulier dans la mesure où l’agence a un intérêt à voir « ses » salariés comme des travailleurs autonomes afin de ne pas payer de frais afférents au statut de salarié. Les faits et les travaux de la Cour du Québec et de la Cour d’appel du Québec mènent à conclure que l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur : en d’autres mots, les travailleurs sont salariés[60]. Selon la Cour d’appel du Québec, il y a dans cette affaire « absence des caractéristiques habituellement retrouvées chez un entrepreneur […] Les infirmier(e)s sont des salariés d’Océanica, qui agit à leur égard comme mandataire du Client, tout en s’engageant en son nom propre[61]. » La Cour d’appel rejette l’appel au motif qu’il existe bel et bien un contrat de travail entre les membres du personnel infirmier et l’agence Océanica. Pour affirmer une telle chose, la Cour met en avant leur nécessaire intégration au milieu de travail. Concrètement, elle privilégie ce que l’on pourrait appeler la « pleine intégration chez la cliente ». En effet, elle retient plusieurs critères, dont l’intégration des infirmières et des infirmiers temporaires dans la structure organisationnelle de la cliente, les autres critères venant conforter ce premier critère tels que le suivi de l’horaire fixé par la cliente, l’intégration dans la structure organisationnelle de la cliente, le maintien des rapports hiérarchiques et des protocoles de soins notamment pour le transfert de dossiers des bénéficiaires entre chaque quart de travail. Le personnel infirmier agit nécessairement sous l’autorité d’un chef de service, qui coordonne le travail d’équipe. Compte tenu du contexte médical, les infirmières et les infirmiers temporaires n’ont pas le choix de s’intégrer avec rapidité et efficacité au lieu de travail. De toute évidence, le caractère d’intégration se révèle important dans cette décision. Le véritable employeur est l’entreprise utilisatrice, à laquelle est applicable un régime particulier des rapports collectifs du travail[62].

Les composantes du réseau de la santé et des services sociaux ont de plus en plus recours aux travailleuses et aux travailleurs d’agence de location de personnel[63]. Ainsi, elles disposent d’une main-d’oeuvre qualifiée, dans un bref délai. C’est là un changement radical du mode d’organisation des relations de travail et d’une parfaite illustration de la privatisation des services publics. Le pis de cette situation réside dans le fait que les travailleuses et les travailleurs du réseau public, notamment les infirmières et les infirmiers, quittent ce secteur pour entrer dans le secteur privé, mais pour revenir au secteur public par l’entremise d’une agence de location de personnel. La principale motivation guidant le départ du secteur public pour le secteur privé est simple : dans le « public », les travailleuses et les travailleurs agissent sous pression, doivent effectuer des heures supplémentaires obligatoires alors que dans le « privé », ces personnes sont mieux rémunérées que dans le secteur public[64].

Dans ces deux affaires, bien que les critères habituels soient évalués, l’accent est mis sur l’intégration dans l’entreprise. Ce critère s’avère fondamental dans le réseau de la santé, dans la mesure où les services offerts aux patients nécessitent une forte coordination des équipes, notamment lors des passages de relais entre deux quarts de travail. Les deux cas illustrent bien toute la complexité de la détermination du véritable employeur : dans la première décision, l’agence de location de personnel est le véritable employeur, tandis que dans la seconde c’est l’entreprise utilisatrice. Dans les deux situations, les salariés ont accès à la représentation collective.

2.2 L’autonomie des travailleuses et des travailleurs

Dans l’affaire Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP) c. Sécurité Kolossa inc.l[65], c’est la supervision qui est surtout retenue pour déterminer le véritable employeur : celle-ci prend la forme d’une certaine autonomie des agents de sécurité. Kolossal est une agence de location de personnel dans le secteur de la sécurité, soumise au Décret sur les agents de sécurité[66]. En l’espèce, cette agence de sécurité fournit des services à la Ville de Montréal depuis plus de quatre ans lors du dépôt de la requête en accréditation[67]. Selon le Syndicat, depuis que la Ville a embauché un salarié de cette agence à titre de capitaine de la sécurité publique, elle s’est appropriée la supervision directe des agents de sécurité, alors que c’est l’agence en question qui s’en chargeait auparavant. Dès lors, la CRT met l’accent sur le critère du pouvoir de contrôle sur tous les aspects du travail et en cherche le titulaire. Le capitaine de l’arrondissement prétend le posséder. Or, les faits révèlent que la supervision est plus que superficielle dans la mesure où les agents de sécurité sont plutôt autonomes. La CRT estime, en effet, que peu d’éléments démontrent de façon concrète et probante la prétention du capitaine ; c’est d’ailleurs le répartiteur situé dans les locaux de l’agence de sécurité qui gère les allées et venues des agents. Les autres critères relevés par la CRT renforcent l’idée selon laquelle l’agence est le véritable employeur. Les agents de sécurité bénéficient du régime particulier des relations du travail dans leur secteur par l’application d’un décret[68].

2.3 L’autonomie et l’intégration

Dans l’affaire Syndicat du personnel du Collège Mont-Saint-Louis c. Collège Mont-Saint-Louis, association coopérative[69], la CRT applique et interprète les critères élaborés dans la décision Ville de Pointe-Claire et met aussi l’accent sur le critère de l’autonomie ainsi que sur celui de l’intégration. En quelques mots, le Syndicat demande à la CRT que deux salariés soient compris dans l’unité pour laquelle il est accrédité, soit chez l’entreprise utilisatrice, demande à laquelle le Collège s’oppose. À la suite de l’abolition de postes de technicien en informatique, le Collège fait appel aux services de l’agence Irosoft. À la lecture des faits, selon nous, plusieurs critères militent en faveur de la reconnaissance de l’agence Irosoft comme véritable employeur. Toutefois, la CRT n’est pas de cet avis. L’embauche des deux techniciens est faite par cette agence, qui les sélectionne, les forme notamment à l’utilisation de logiciels qui ne sont pas nécessairement utilisés par l’entreprise utilisatrice et les rémunère, somme toute des éléments classiques jusqu’ici. Précisons toutefois quelques particularités : si ces travailleurs sont affectés, par l’agence, chez l’entreprise utilisatrice, ils peuvent moduler leur présence chez elle afin de se rendre chez d’autres clients d’Irosoft, voire à l’agence Irosoft. Par ailleurs, ils ont accès aux installations informatiques d’Irosoft à distance et peuvent donc répondre aux besoins de celle-ci en tout temps. Qui plus est, si l’entreprise utilisatrice n’avait plus besoin de leurs services, ces travailleurs reviendraient à l’agence ou seraient affectés chez un autre client. Au regard de l’intégration dans l’entreprise, les choses sont assez ambiguës ; peut-être est-ce la raison pour laquelle la CRT met également l’accent sur cette notion : elle accorde à ce critère plus de poids qu’aux autres, exception faite de celui de l’autonomie. Dans la présente affaire, les travailleurs sont très automnes et règlent ensemble les éventuels problèmes. Le suivi et l’évaluation du travail ont lieu conjointement par l’entreprise utilisatrice et l’agence lors de réunions hebdomadaires : il semble que cela soit surtout l’occasion de faire « le point sur la satisfaction du client[70] ». En matière de discipline, dès que l’entreprise utilisatrice signale à l’agence un problème, cette dernière agit immédiatement. Concrètement, c’est cette dernière qui exerce le pouvoir disciplinaire. L’interprétation par la CRT est tout autre, ce qui amène à reconnaître le Collège comme le véritable employeur. Aux termes des contrats, les deux techniciens travaillent pour le Collège et l’agence ne peut pas envoyer n’importe quel autre technicien chez la cliente. La formation est assurée par l’agence certes, mais orientée en fonction des besoins du Collège. Quant à l’assignation des tâches, les contrats la décrivent de manière si large qu’elle correspond à l’ensemble des tâches qu’un technicien peut être amené à exécuter à l’occasion de son travail. Si la CRT reconnaît l’autonomie des techniciens, elle estime qu’ils sont bien intégrés dans l’entreprise ; elle fait notamment référence au fait que l’assignation des tâches doit se faire dans « un cadre moderne[71] », sans toutefois le définir clairement. Lors de l’analyse de la supervision et de l’évaluation des techniciens, elle mentionne que les tâches doivent avoir lieu dans ce « cadre moderne » et qu’elles consistent essentiellement en un suivi des demandes du personnel du Collège. La CRT juge que l’exercice de la discipline dépend d’une réaction de l’entreprise utilisatrice, ce avec quoi nous sommes d’accord ; cependant, dans les faits, c’est l’agence qui exerce le pouvoir disciplinaire. Pour toutes ces raisons, la CRT conclut que le collège est le véritable employeur. En conséquence, les salariés auront accès à la représentation collective. Cette décision est particulièrement intéressante en matière de description du caractère autonome du salarié dans l’exercice de son emploi. C’est aussi l’occasion de constater que, même si ce caractère est mis en avant, il ne permet pas de passer sous silence les autres critères.

En résumé, le fait de mettre l’accent sur le même critère n’emporte pas nécessairement une solution identique, soit la détermination du même véritable employeur. En effet, dans l’affaire CSSS de Gatineau, l’agence est reconnue comme le véritable employeur, ce qui ne permet pas, en l’espèce, aux travailleuses et aux travailleurs d’accéder au régime de la syndicalisation. La décision concernant l’agence Océanica pointe l’entreprise utilisatrice comme le véritable employeur, ce qui permet aux membres du personnel d’accéder à la représentation syndicale propre au réseau de la santé et des services sociaux. Dans l’affaire Kolossal, l’agence est reconnue à titre de véritable employeur des agents de sécurité, qui bénéficient d’un régime particulier des relations du travail[72]. La décision relative au Collège Mont-Saint-Louis détermine que le véritable employeur est l’entreprise utilisatrice, soit le Collège : les travailleurs se voient alors appliquer les conditions de travail conventionnelles. Dans ces quatre affaires, il existe donc des régimes juridiques particuliers. De manière concrète, ceux-ci s’appliquent automatiquement aux travailleuses et aux travailleurs relevant de l’activité propre à l’un ou l’autre de ces régimes, peu importe que l’employeur véritable soit l’agence ou l’entreprise utilisatrice.

Certaines juridictions ne se contentent pas d’appliquer l’un ou l’autre des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire et de mettre l’accent sur ledit critère, mais en ajoutent ou en mettent à l’écart.

3 L’ajout et la mise à l’écart de critères de l’approche souple et globale

3.1 L’ajout de critères

Dans l’affaire Syndicat des métallos, section locale 2008 c. Praxair Canada inc.[73], la décision Ville de Pointe-Claire est seulement mentionnée par la cliente. L’affaire Praxair Canada concerne des mécaniciens et un journalier[74]. La CRT affirme, en très peu de mots, que bien qu’ils proviennent de l’agence de location de personnel, les quatre salariés de l’entreprise utilisatrice sont salariés de cette dernière. En effet, ils exécutent les mêmes tâches, dans le même environnement, sous la même supervision que les autres mécaniciens, travaillent à temps plein, depuis de très longues périodes[75]. Lesdits salariés sont donc couverts par l’accréditation syndicale. Cela dit, il faut souligner l’apparition d’un nouvel élément : selon la CRT, il arrive parfois que les parties donnent leur interprétation de l’unité de négociation, ne serait-ce que par leur comportement ; cette pratique est qualifiée de « portée intentionnelle » et ne constitue qu’un critère additionnel. Soulignons que ce dernier est isolé dans la jurisprudence : nous ne l’avons trouvé dans aucune autre décision à l’étude. Ce cas illustre une autre facette de l’approche souple et globale qui permet l’ajout de critères non prévus par la Cour suprême en 1997.

Dans d’autres affaires concernant le secteur de la santé[76], nous avons également constaté l’ajout de critères. Prenons l’exemple de la décision concernant l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et des inhalothérapeutes[77]. La trame factuelle est la suivante : le syndicat représente l’ensemble des professionnels en soins infirmiers et cardiorespiratoires de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, dont les inhalothérapeutes. Il a déposé une requête en vue de faire déclarer que ces derniers, venant de deux agences de location de personnel, sont des salariés inclus dans son unité de négociation lorsqu’ils travaillent au centre d’activités d’inhalothérapie de l’Hôpital[78]. Il affirme que celui-ci est le véritable employeur des inhalothérapeutes venant de deux agences. Le syndicat a vainement tenté de faire accepter par la CRT que le véritable employeur d’un professionnel de la santé fournissant une prestation de travail au sein du réseau public ne peut être que l’établissement. La CRT semble en désaccord avec ce systématisme et s’en remet à l’approche souple et globale. Aux fins de l’exercice, la CRT prend en considération le critère du « cadre institutionnel ». Les faits concernent un hôpital, soit un établissement ayant pour mission d’offrir certains services de santé : « Le cadre institutionnel favorise une approche plus globale qu’individualisée, à l’égard des personnes visées par la requête. Il est donc un élément important dans l’appréciation des critères permettant de déterminer le véritable employeur[79] », en l’occurrence, l’Hôpital. Le critère soumis par le syndicat est finalement retenu et a été significatif dans l’analyse de la CRT. Toujours dans cette décision, la CRT évalue à titre de critère « la structure organisationnelle de l’agence », même si celle-ci demeure un lieu de transit pour les professionnels de la santé[80].

L’affaire Syndicat des professionnels en soins du CSSS de la Montagne (FIQ) c. Centre de santé et de services sociaux de la Montagne[81] concerne 228 infirmières et 11 agences de location de personnel. Il s’agit donc d’un cas particulièrement lourd, qui est soumis à la CRT. Résumons la situation en peu de mots : le Syndicat représente toutes les salariées de la catégorie du personnel en soins infirmiers et cardiorespiratoires, au sein de toutes les installations du CSSS de la Montagne. Il demande que toutes les infirmières venant d’une agence qui effectuent du travail au CSSS soient déclarées comprises dans son unité d’accréditation et que le CSSS soit reconnu comme leur employeur aux fins des rapports collectifs de travail. La CRT doit passer au crible chaque cas en pondérant les critères de détermination du véritable employeur. Incontestablement, la CRT met l’accent sur la durée des missions des travailleuses temporaires au sein du CSSS. Cependant, elle attire l’attention non pas sur l’assemblage organisationnel d’une agence, mais sur la structure du mode de recours aux travailleurs temporaires, ce qui, dans les faits, n’est pas étonnant compte tenu de l’entremêlement de la dizaine d’agences en présence : en conséquence, le véritable employeur est tantôt l’entreprise utilisatrice, tantôt l’agence[82].

L’affaire Syndicat des infirmières, infirmiers auxiliaires et inhalothérapeutes de l’Est du Québec (CSQ) c. Centre de santé et de services sociaux de La Mitis illustre autant les effets de la mise en oeuvre de la réforme réorganisant les unités d’accréditation dans le secteur de la santé et des services sociaux que l’ingérence de l’État dans la négociation collective[83]. En quelques mots, le cas concerne le CSSS de La Mitis, qui offre plusieurs services à la population. Lorsque les effectifs sont insuffisants, le CSSS, après des tentatives en vue de pourvoir des postes à l’interne et à l’externe, recourt aux agences de location de personnel. Dès lors, le Syndicat intente une action afin de pouvoir représenter les travailleuses venant d’une agence[84]. Au-delà de l’application des critères mis en lumière par la décision Ville de Pointe-Claire[85], la CRT donne plus de poids au « nouveau contexte du réseau de la santé », soit la division du réseau de la santé en quatre unités de négociation[86]. En application du projet de loi no 30, il ne peut y avoir deux groupes de salariées relevant de la même unité. Donc, les infirmières venant d’une agence sont visées par l’accréditation du Syndicat, c’est-à-dire que l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur.

Quant à l’affaire Guilde des musiciens du Québec c. Hippodrome de Montréal inc.[87], elle fait état d’une application de l’approche souple et globale incluant un nouveau critère. Il s’agit d’une décision concernant un régime juridique particulier, soit celui qui est régi par la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma. En l’espèce, il est question de savoir si l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur, soit en l’occurrence un producteur, au sens de ladite loi[88]. Une agence de placement d’artistes s’est renseignée sur la disponibilité des artistes et a négocié leur cachet. L’entreprise utilisatrice, l’Hippodrome de Montréal, organisateur d’évènements, n’a signé aucun contrat avec eux et a versé directement les salaires à l’agence. Toutefois, l’entreprise utilisatrice entretient et sécurise les lieux de travail, s’occupe du service alimentaire, etc. Selon la Cour, la jurisprudence enseigne que l’approche souple et globale présente l’avantage de permettre l’examen du titulaire du pouvoir sur tous les aspects du travail[89]. Concrètement, l’Hippodrome de Montréal sélectionne les artistes, les embauche, leur assigne des tâches, détermine la durée des services, assure la publicité et la supervision des représentations et le déroulement de la journée, peu importe qu’il ne paie pas la rémunération lui-même[90]. Cette décision présente l’intérêt d’insérer un nouveau critère dans l’analyse des critères de détermination du véritable employeur. En l’occurrence, il s’agit de l’« intention commune de divertir » la clientèle, élément important dans la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma. Selon cette loi, il convient de vérifier les critères notamment ceux relatifs à l’intention du supposé producteur à l’égard du risque financier ou encore à la distribution par voie de spectacles. En l’espèce, l’Hippodrome de Montréal, entreprise utilisatrice, est un producteur, donc le véritable employeur[91].

En résumé, dans certains contextes particuliers, l’approche souple et globale est l’occasion d’insérer de nouveaux critères d’analyse au moment de la détermination du véritable employeur. Dans le réseau de la santé et des services sociaux, qui garantit un accès à la représentation collective de ses employés, deux critères ont été ajoutés, soit « la structure organisationnelle de l’agence[92] » et « la structure du mode de recours aux travailleurs temporaires[93] ». Dans deux autres affaires, l’intention des parties a été prise en considération lors de l’exercice de détermination du véritable employeur : soit le fait pour une partie de donner son interprétation de l’unité de négociation, c’est-à-dire sa « portée intentionnelle[94] » ; soit l’« intention commune de divertir » la clientèle[95]. Dans ces deux affaires, les travailleuses et les travailleurs ont aussi accès à une représentation collective.

Soulignons que, dès que l’on sort du régime général, il faut jongler avec d’autres critères — qualifiés ici de nouveaux —, mais qui sont en parfaite logique avec l’objet même de chaque loi visée.

3.2 La mise à l’écart de certains critères

Quatre affaires illustrent la mise à l’écart de certains critères de l’approche souple et globale, pourtant très utilisés habituellement.

L’affaire Guay inc. c. Transport J. Lecavalier International inc.[96] concerne le décès d’un travailleur : le litige réside dans le fait de déterminer la personne devant payer les frais générés par la lésion professionnelle, soit le véritable employeur. En l’espèce, « [d]eux employeurs sont impliqués dans le présent dossier et tous deux prétendent que le travailleur n’est pas à leur emploi au moment de l’évènement[97] ». Cela soulève toute la question du partage des responsabilités entre l’agence de location de personnel et l’entreprise utilisatrice à l’égard des travailleurs. Il est ici difficile de répondre à la question de savoir qui est le véritable employeur, et ce, compte tenu de la relative complexité des liens d’affaires existant entre différentes entreprises[98], mais aussi en raison du contexte syndical, dans la mesure où il y a une accréditation multipatronale[99]. La détermination se révèle d’autant plus difficile qu’il existe une lettre d’entente aux termes de laquelle le travailleur était « considéré comme un employé [de l’agence Lecavalier] auquel les dispositions de la convention collective s’appliquent et son ancienneté [est] établie au 22 août 1994[100] ». La Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) considère que Guay inc., entreprise utilisatrice, doit payer les frais, en sa qualité de véritable employeur[101]. La Commission des lésions professionnelles (CLP) infirme cette décision aux motifs suivants : le travailleur loue son camion, est affecté à un travail et payé par l’agence Lecavalier. Par ailleurs, le travailleur bénéficiait de la convention collective applicable chez cette dernière et il en est donc un salarié. Selon la CLP, un contrat verbal de louage de services existe entre l’agence et le travailleur, et ce dernier s’engageait à être disponible pour les affectations chez les entreprises utilisatrices, alors que le premier s’engageait de son côté à lui fournir un permis de transport et de travail ainsi que du travail chez ses clients[102]. Les indices importants pour déterminer le véritable employeur sont alors passés en revue. La CLP écarte ceux qui concernent la formation, la discipline, l’évaluation et la supervision aux motifs que le travailleur est « un camionneur très expérimenté et respecté » et qu’il aurait montré son savoir-faire à plusieurs. La Commission souligne par ailleurs le fait que le travailleur mis au service de la cliente n’était pas exclusif dans la fourniture de ses services et travaillait à l’occasion pour d’autres clients de l’agence. En vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, l’employeur qui loue ou prête les services d’une personne qui travaille pour lui demeure l’employeur de ce travailleur aux fins de la présente loi. La CLP conclut que l’agence est le véritable employeur et doit donc payer les frais liés à la lésion professionnelle.

L’affaire Entreprises Réal Caron ltée., Anjou (Québec) c. Plante[103] concerne un camionneur embauché par un dénommé Boyer : ce dernier indique au travailleur qu’il doit se rendre aux Entreprises Réal Caron afin de prendre possession d’un camion et de prendre connaissance de son horaire de travail. Boyer lui remet une carte professionnelle avec la mention « Entreprises Réal Caron » et, par la suite, lui remet des chèques de paie en son nom. Ce n’est que quatre mois plus tard que, supposément, le camionneur comprend qu’il travaille pour Boyer, représentant d’une agence, et non pour les Entreprises Réal Caron. L’arbitre analyse la situation au regard des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire, en écartant ceux qui concernent la formation, la discipline, l’évaluation et la supervision, et estime que, même si les faits initiaux pouvaient prêter à confusion, le camionneur ne pouvait raisonnablement ignorer que son véritable employeur était Boyer.

Tant dans l’affaire Guay[104] que dans l’affaire Entreprises Plante[105], les critères issus de la décision de Ville de Pointe-Claire semblent à première vue être appliqués ; toutefois, une lecture plus attentive met fait ressortir que les juridictions saisies écartent ceux qui concernent la formation, la discipline, l’évaluation et la supervision. Dans le premier cas, il en est ainsi en raison du fait que le travailleur temporaire est « un camionneur très expérimenté et respecté » et qu’il aurait montré son savoir-faire à plusieurs. L’analyse des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire, à l’exclusion de ceux qui sont mentionnés ci-dessus, permet de conclure que l’agence de location de personnel est le véritable employeur[106]. Dans le second cas, soit l’affaire Plante, relevant du CCT, on mentionne le fait que les critères liés à la formation, à la discipline, à l’évaluation du travail et à l’intégration n’étaient clairement pas présents dans la relation de travail : en conséquence, l’arbitre estime que le travailleur Laplante ne pouvait ignorer qu’il ne travaillait pas pour l’entreprise utilisatrice, mais pour l’agence. D’ailleurs, le lien de subordination entre le travailleur et l’entreprise utilisatrice était trop ténu pour faire de cette dernière le véritable employeur. Ainsi, c’est l’agence qui demeure l’employeur.

Le secteur de l’industrie de la construction est particulier et relève de la Loi « R-20 », comme nous l’avons mentionné en introduction. Rappelons que dès 2001 la CCQ a mis en place des mesures en vue d’éliminer les agences de location de personnel au sein de cette industrie. Depuis cette date, le nombre d’agences dans ce secteur a effectivement diminué. En matière jurisprudentielle, certaines décisions mentionnent la décision Ville de Pointe-Claire — sans toutefois appliquer l’approche souple et globale, bien que parfois les critères appliqués en soient proches — alors que d’autres l’écartent radicalement. En 2004, à la suite de l’affaire Uréthane supérieur de Québec inc. c. Commission de la construction du Québec[107], la CCQ mentionne, dans un bulletin d’information destiné aux membres de l’industrie, que, en requérant les services d’une agence, un entrepreneur ou un client devient automatiquement employeur des travailleurs visés, et ce, sans aucune distinction ni nuance, alors qu’elle prône en même temps une évaluation au cas par cas[108]. Nous exposons plus bas deux exemples illustrant la détermination du véritable employeur dans l’industrie de la construction : l’affaire Uréthane et l’affaire Excellence. Cependant, nous tenons à apporter une précision avant tout : le régime des relations de travail dans l’industrie de la construction impose l’adhésion obligatoire des travailleuses et des travailleurs à l’embauche ; ainsi, chaque personne est protégée par la convention collective correspondant à son métier.

Dans l’affaire Uréthane, le commissaire de l’industrie de la construction affirme :

C’est donc strictement à la lumière de la Loi R-20, de son objet, de sa finalité, que je me propose maintenant d’apprécier les faits de la présente en vue de déterminer quel était l’employeur des salariés visés par les réclamations. Pour cette fin, la Loi m’apparaît suffisamment claire. Je ne vois pas de nécessité de référer à une autre loi ou à toute autre interprétation qui lui est étrangère[109].

Le commissaire passe alors en revue de nombreux éléments qui ne sont pas, pour certains d’entre eux, sans rappeler les critères élaborés par la Cour suprême dans la décision Ville de Pointe-Claire, par exemple l’exécution du travail sous les ordres de l’entreprise utilisatrice, la fourniture d’équipements, de matériels et d’outils par elle, l’élaboration et la déclaration des feuilles de temps auprès des superviseurs. Le commissaire soutient par ailleurs qu’il est possible d’avoir plus d’un employeur, sans contester le fait que le terme « coemployeur[110] » n’est pas reconnu légalement. Selon la Loi « R-20 », l’action qui consiste à prendre en charge les tâches administratives ne transforme pas pour autant l’agence véritable employeur ; au contraire, l’élément significatif réside en ceci : l’entreprise utilisatrice fait exécuter des travaux de construction, dirige et supervise les travailleurs temporaires, mais elle assure aussi la sécurité des chantiers et fournit matériel et équipements. Il faut en déduire que le véritable employeur est l’entreprise utilisatrice.

L’autre exemple concerne l’affaire Location de main-d’oeuvre Excellence inc. c. Commission de la construction du Québec (2005)[111], qui n’applique pas la décision Ville de Pointe-Claire, mais qui a pourtant recours à des critères similaires ou, à tout le moins, proches de ceux qui ont été instaurés dans la décision de la Cour suprême. Selon le commissaire de l’industrie de la construction, il est infondé d’appliquer la décision de l’affaire Uréthane à tous les cas impliquant une agence de location de personnel dans la mesure où cette décision n’est opposable qu’aux parties qui étaient en cause. Qui plus est, il faut apprécier chaque situation avec prudence : par exemple, la présente espèce se distingue des enseignements de la décision Ville de Pointe-Claire en matière de critères à évaluer pour la détermination du véritable employeur dans une relation tripartite. Or, l’agence possède les attributs de l’employeur tant par ses pouvoirs d’embaucher, de rémunérer et de congédier que par sa capacité d’agir à l’égard de la sélection, de la discipline et des affectations de travail. De plus, le contrôle du travail quotidien des salariés est partagé entre la requérante et son entreprise utilisatrice. L’agence est donc le véritable employeur.

4 L’enjeu de la contemporanéité

La jurisprudence semble maintenir une certaine stabilité malgré des réalités bien particulières vécues au travail. Bien qu’elles soient révolues, certaines situations de fait peuvent mettre en lumière des questions de droit, qui demeurent pertinentes et doivent être tranchées. Dans les affaires exposées ci-dessous, il existe un certain décalage au sein d’une même situation qui, de ce fait, peut échapper au droit. Trois cas illustrent l’effet du passage du temps dans une situation donnée.

Dans l’affaire Bridgestone/Firestone Canada inc. c. T.C.A. Canada[112], le syndicat a déposé une requête en accréditation pour représenter tous les salariés de Bridgeston/Firestone Canada (BFC), entreprise utilisatrice, y compris huit travailleurs temporaires envoyés par une agence de location de personnel (mai 2001). La situation diffère de celle de la décision Ville de Pointe-Claire dans la mesure où il n’y a pas de convention collective applicable au sein de l’entreprise utilisatrice, mais aussi parce que les éléments factuels ne sont pas tous contemporains du jour du dépôt de la requête en accréditation. En effet, BFC voulait que, si le commissaire décidait de reconnaître comme faisant partie de l’unité d’accréditation les huit travailleurs présents au jour du dépôt de la requête, il admette aussi huit autres travailleurs qui, à la même époque, n’étaient plus à son service (depuis février, mars et avril 2001)[113]. Le commissaire du travail a accrédité le syndicat uniquement pour représenter le groupe de travailleurs qu’il recherchait, soit ceux présents en mai 2001. La cliente fait alors appel de cette décision et conteste l’application de l’approche souple et globale. La thèse syndicale repose sur le refus d’intégrer les huit autres travailleurs (non présents lors du dépôt de la requête, soit ceux qui ne sont plus salariés depuis février, mars et avril 2001), car on ne peut présumer de leur éventuel retour au sein de l’entreprise cliente. En effet, selon le juge Paul Yergeau du Tribunal du travail, « [s]oumettre le droit à la syndicalisation pour les salariés de Bridgestone/Firestone à un éventuel retour plus qu’hypothétique de travailleurs qui ne désirent peut-être même plus y retourner m’apparaît ne pas correspondre aux dispositions du Code du travail[114] ».

Cela est d’autant plus vrai que l’agence de location de personnel n’est pas obligée de renvoyer les mêmes travailleurs chez une entreprise utilisatrice. Le Tribunal du travail qui applique dans ce cas les critères découlant de l’approche souple et globale[115] estime que le commissaire a justement reconnu que les travailleurs temporaires relevant de l’agence — au moment du dépôt de la requête en accréditation — étaient les salariés de l’entreprise utilisatrice, soit BFC. Compte tenu de ces éléments, le Tribunal rejette l’appel de la cliente.

Selon nous, le commissaire a eu évidemment raison de ne pas accréditer le syndicat pour représenter les anciens travailleurs, soit ceux qui n’étaient plus salariés lors de dépôt de la requête en accréditation. En effet, accéder à cette demande aurait pu rendre très aléatoire le droit à la syndicalisation[116]. Concrètement, accéder à la requête de l’employeur aurait conduit à une situation dans laquelle la syndicalisation d’un groupe de salariés aurait été conditionnelle au retour d’anciens travailleurs, alors même que ledit retour n’est qu’une « possibilité plus ou moins lointaine, certainement pas une probabilité[117] ». Effectivement, l’un des buts visés par le Code du travail est le maintien de la paix sociale. Donner raison à l’entreprise utilisatrice aurait pu porter atteinte à l’équilibre des relations employeur-salariés, risquant de mettre en péril cette paix industrielle dans la mesure où il y aurait eu des « salariés fantômes » dans l’unité d’accréditation. Cette affaire met en lumière l’enjeu de la contemporanéité lors de la reconnaissance du caractère représentatif d’une association syndicale et de l’octroi de son accréditation : il convient donc d’évaluer la situation au jour du dépôt de la requête[118], c’est-à-dire qu’il faut se baser sur les réalités contemporaines vécues dans l’entreprise cliente et non sur des évènements passés ou à venir[119].

L’affaire Cols blancs de la Ville de Gatineau[120] concerne également une situation révolue. En l’espèce, le syndicat dépose une requête en accréditation[121] : il demande à la CRT de déclarer une travailleuse comprise dans l’unité de négociation pour laquelle elle est accréditée. Mme Évouna a occupé un poste de secrétaire de direction en remplacement temporaire (du 3 juin au 6 août 2008[122]). Selon la Ville de Gatineau — intimée et entreprise utilisatrice —, la travailleuse est une salariée de l’agence de location de personnel : dans la mesure où aucun salarié permanent ou temporaire de la Ville ne s’est qualifié pour le poste à pourvoir temporairement, la Ville a dû faire appel à l’agence. La Ville ajoute que, puisque l’affaire est révolue, il n’y a plus lieu de statuer sur la requête, car elle est sans objet[123]. L’enjeu est ici de savoir qui est le véritable employeur : s’il s’agit de la Ville, la travailleuse pourra bénéficier d’avantages conventionnels, dont le temps cumulé en rapport avec la priorité d’embauche au sein de la Ville[124], enjeu très important dans la mesure où elle a enchaîné un autre contrat pour le même employeur. La CRT argue du fait que l’existence d’un congédiement ne la dessaisit pas automatiquement dans la mesure où il subsiste un intérêt juridique de trancher la question[125]. Il en est de même ici : l’entreprise utilisatrice, la Ville, se réfère à la décision Ville de Pointe-Claire, aux articles 1k) et 1l) du Code du travail ainsi qu’à la jurisprudence pour dégager les trois éléments essentiels d’une relation employeur-salarié, soit la prestation de travail, la rémunération et le lien de subordination juridique[126]. Le pouvoir de contrôle sur tous les aspects du travail, et pas seulement la supervision quotidienne du travail, est privilégié. Cependant, il est aussi fait appel à bon nombre de critères dégagés par la décision Ville de Pointe-Claire : l’évaluation[127], mais également la subordination juridique, la supervision, la formation et la durée du service[128]. Selon cette approche souple et globale, c’est l’entreprise utilisatrice, soit la Ville de Gatineau, qui est le véritable employeur. En clair, selon la CRT, pendant la période révolue, soit celle qui correspond au premier contrat de remplacement de la travailleuse, le véritable employeur est la ville ; en conséquence, la travailleuse va bénéficier des avantages conventionnés liés à cette période.

Le troisième et dernier exemple concerne l’affaire Conseil du Québec — Unite Here c. Cintas Canada Ltée[129]. En l’espèce, l’un des deux établissements de l’entreprise est en cours de construction, alors que le syndicat veut être accrédité pour représenter l’ensemble des employés des deux établissements[130]. En effet, le syndicat, Conseil du Québec — Unite Here, veut représenter à la fois les salariés au travail dans l’établissement en activité et les travailleurs temporaires et il veut également être accrédité pour représenter les salariés à venir dans le second établissement, encore en construction. L’employeur, Cintas Canada ltée, affirme que, au moment du dépôt d’une requête en accréditation, l’unité de négociation recherchée doit être dans une forme « reconnaissable » par la CRT[131]. Selon une jurisprudence constante, une demande d’accréditation pour une entreprise n’ayant pas atteint un degré de concrétisation de ce qui constitue son destin ne peut être accordée. En l’occurrence, l’entreprise visée par la demande d’accréditation doit exister préalablement à la requête. C’est là une question de prématurité de la requête[132]. Ici, toutefois, la CRT estime que, bien que le second établissement ne soit pas encore en activité, la requête en accréditation était recevable. Ceci permettra aux travailleuses et aux travailleurs du second établissement un accès à la syndicalisation. De fait, la CRT considère le propriétaire de l’établissement comme le véritable employeur, alors même que les membres du personnel ne sont pas contemporains de la situation dans laquelle il s’agit de déterminer le véritable employeur.

Dans ces trois affaires, il est question d’agences de location de personnel mais nous n’avons pas exposé le détail des faits outre mesure. Il convient cependant de rappeler, d’une part, qu’à deux reprises la cliente est reconnue comme le véritable employeur et que l’agence n’est qualifiée comme véritable employeur qu’une seule fois et que, d’autre part, les salariés ont ou auront tous accès aux régimes des rapports collectifs[133]. Nous avons voulu mettre fait ressortir dans cette section le fait qu’au-delà de la détermination du véritable employeur se posent des questions de contemporanéité des faits. La première décision concerne le fait de représenter d’anciens travailleurs de l’unité (non membres de l’unité en cours)[134], alors que dans la troisième décision il s’agit de reconnaître comme faisant partie de l’unité de négociation des salariés d’une entreprise encore en construction. En résumé, le fait de ne plus ou de ne pas être au service de l’entreprise utilisatrice n’est pas déterminant pour statuer sur tel ou tel problème[135]. Quant à la deuxième décision, elle porte sur la présence continue d’une travailleuse dans une entreprise afin de lui offrir certains avantages.

5 La longueur des missions

Force est de constater que la durée de certaines missions se révèle longue, voire très longue. Rien dans la législation ne limite cette durée. Cela est en parfaite contradiction avec l’idée intrinsèque du travail temporaire, qui, par nature, implique des missions de durée provisoire. Par essence, un travailleur temporaire ne devrait pas occuper un poste de manière permanente ; à défaut, il devrait être requalifié « salarié de l’entreprise cliente ». Concrètement, si les travailleurs visés ne finissent pas par être reconnus comme faisant partie de l’unité d’accréditation de la cliente — en d’autres mots, si l’entreprise utilisatrice n’est pas reconnue comme le véritable employeur —, ils ne pourront jamais accéder aux avantages prévus dans la convention collective en vigueur, si tant est que l’entreprise en soit dotée. Lors de l’exercice de détermination du véritable employeur, les différentes juridictions ont tendance à prendre en considération le temps écoulé depuis la mise à disposition du travailleur temporaire au service de la cliente.

En effet, dès le début de la relation de travail, la longueur de la mission a un impact sur la détermination du véritable employeur : c’est le cas dans l’affaire Sport Maska inc. c. Syndicat des métallos, section locale 7625 (Costica Mazare)[136]. En l’espèce, la question entourant la longueur des missions concerne la période d’essai, le tout étant de savoir si, aux fins de calcul de l’écoulement de deux périodes, il faut ou non tenir compte de la première (du 2 août 2010 au 10 janvier 2011, où le travailleur est placé par une agence de location de personnel) ou seulement de la seconde (du 10 janvier 2011 au l0 février 2011, où le travailleur est embauché par Sport Maska à titre de salarié). En conséquence, la question consiste à savoir si la période d’essai était terminée ou non. Entreprise utilisatrice et association accréditée adressent à l’arbitre une demande en vue de l’application de l’approche souple et globale telle qu’elle est définie dans la décision Ville de Pointe-Claire. L’arbitre de griefs considère qu’il doit, en vue de la détermination du véritable employeur, notamment évaluer la portée des dispositions conventionnelles qui prévoient le recours limité aux travailleurs temporaires pour protéger l’intégrité de l’unité de négociation[137]. Selon l’arbitre de griefs, la cliente est le véritable employeur du travailleur pour la période allant du 2 août 2010 au 10 janvier 2011, dans la mesure où, entre autres, il travaillait sous les directives et la supervision de deux salariés de la cliente. L’entreprise utilisatrice aurait dû prouver que le travailleur n’était pas son salarié avant le 10 janvier 2011 ; or, la preuve produite est lacunaire[138]. L’arbitre de griefs prend en considération la première mission, comme point de départ du calcul de la période d’essai. Ce choix est justifié par le fait que les parties n’ont jamais souhaité exclure de l’unité de négociation les salariés venant d’une agence de location de personnel, et ce, d’autant plus que le travailleur occupe le même poste depuis la première mission. En conclusion, l’arbitre de griefs estime que le travailleur est le salarié de Sport Maska depuis le début de la première mission, car il occupe alors un poste visé par l’accréditation et a terminé sa période d’essai.

L’affaire Praxair Canada déjà mentionnée[139] concerne quatre mécaniciens et un journalier placés par l’agence de location de personnel qui sont reconnus salariés de la cliente. Ils travaillent chez cette dernière depuis de très longues périodes, allant jusqu’à dix années[140].

La même préoccupation se retrouve dans l’affaire Cols blancs de la Ville de Gatineau[141]. Pour mémoire, le syndicat dépose une requête en accréditation[142] : il demande à la CRT de déclarer une travailleuse, qui a occupé plusieurs postes sous différents statuts, membre de l’unité de négociation pour laquelle elle est accréditée. Selon la CRT, certains critères de l’approche souple et globale ne seraient pas déterminants, telle la continuité du service[143]. Même si la CRT considère cet élément non déterminant, il faut en tenir compte et cet élément doit avoir une place de choix dans l’approche souple et globale. Selon nous, la longueur de la mission auprès de l’agence de location de personnel ou de la cliente participe de manière importante à la démonstration de la détermination du véritable employeur, en l’occurrence, l’entreprise utilisatrice.

L’affaire Centre de santé et de services sociaux de la Montagne[144], dont nous avons parlé plus haut, est aussi intéressante en matière de longueur des missions. Incontestablement, la CRT met l’accent sur la durée des missions des travailleuses temporaires au sein du CSSS. La « durée significative du service » fourni au CSSS constitue un critère prépondérant parmi l’ensemble des critères qui sont pris en considération, mais qui ont moins de poids. En conséquence, tantôt la cliente est le véritable employeur, tantôt c’est l’agence de location de personnel.

À l’inverse, lorsque le contexte du travail change, la durée des missions des travailleurs temporaires peut avoir moins d’importance : tel est le cas dans l’affaire La Mitis[145], après la réforme réorganisant les unités d’accréditation dans le secteur de la santé et des services sociaux[146]. Le CSSS offre à ce moment-là plusieurs services à la population dont Info-Santé. Or, ses effectifs ne lui permettent pas d’assurer pleinement ce service. Après des tentatives en vue de pourvoir des postes à l’interne et à l’externe, le CSSS recourt aux agences de location de personnel. Le syndicat intente alors une action au titre de l’article 39 du Code du travail, afin de pouvoir représenter les travailleuses venant d’une agence. Dès lors, la CRT donne plus de poids aux critères du contrôle des horaires, de l’intégration dans l’entreprise, du partage de la mission de l’entreprise, des outils de travail, de l’absence de distinction de la clientèle et de la formation continue qu’à la durée de la mission. En l’espèce, l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur.

L’intérêt pour le critère de la durée des missions, abordé ici en termes de longueur, coïncide avec le fait que la recherche du véritable employeur mène, dans ces différentes affaires, à l’entreprise utilisatrice. Il convient toutefois de nuancer le propos en ce qui concerne l’affaire Centre de santé et de services sociaux de la Montagne, dans la mesure où dans ce cas de nombreuses agences et plusieurs travailleurs et travailleuses entrent en relation. Effectivement, il y a là un défi de taille qui consiste à déterminer le véritable employeur, car il est question parfois de l’agence, parfois de l’entreprise utilisatrice[147].

6 Le contrôle des critères par la cliente

En certaines occasions, une partie prend tellement de place dans la relation tripartite qu’elle parvient à contrôler certains critères. À titre d’exemple, pensons à l’affaire Sport Maska dans laquelle un travailleur avait effectué sa première mission chez l’entreprise utilisatrice comme travailleur placé par une agence de location de personnel et sa seconde mission en tant que salarié de l’entreprise utilisatrice. En l’espèce, il s’agissait de déterminer le véritable employeur lors de la première mission afin de constater ou non la fin de la période d’essai du travailleur. Dans l’affaire, il est fait mention de l’absence d’intervenants pouvant exercer certains pouvoirs, sous la forme des différents critères dégagés par la Cour suprême dans l’affaire Ville de Pointe-Claire. Nous ne pouvons affirmer clairement laquelle, de l’agence ou de l’entreprise utilisatrice, use du pouvoir disciplinaire ou encore du pouvoir de former ou d’évaluer les compétences du travailleur. Ces critères sont donc écartés aux fins de notre analyse[148]. L’exécution du travail a lieu sous les directives de travail du directeur de l’entretien et du superviseur du service de la cliente. Nous notons clairement l’expression d’un grand contrôle de la part de l’entreprise utilisatrice[149]. La démarche de cette dernière est particulièrement intrusive par rapport à ce qui a lieu habituellement, comme le démontre la jurisprudence citée ici. En effet, Sport Maska s’est réservé un rôle déterminant dans le cas du recrutement d’un électromécanicien : « L’employeur ne s’est pas limité à s’assurer que les compétences [du travailleur] correspondaient aux exigences qu’il avait exprimées à [l’agence][150]. » À vrai dire, Sport Maska a fait passer des entrevues au travailleur, à l’insu de l’agence, a testé ses connaissances techniques, son expérience et ses habiletés : « C’est à l’évidence Sport Maska qui a décidé de retenir ses services en raison de ses qualifications professionnelles et personnelles[151]. » Elle a contrôlé tout le processus de sélection et d’embauche de manière déterminante. Comme nous l’avons précisé plus haut, l’arbitre de griefs cite la dissidence de la juge L’Heureux-Dubé dans l’affaire Ville de Pointe-Claire pour conclure que Sport Maska a conservé et exercé, tout au long de sa relation avec le travailleur temporaire, à l’égard de ce dernier, plusieurs attributs essentiels d’un employeur, et ce, même si c’était l’agence qui versait la rémunération[152]. En l’espèce, il faut bien reconnaître que l’entreprise utilisatrice a empiété sur le terrain habituellement occupé par l’agence. C’est notamment le cas en matière de sélection et d’embauche, ce qui représente des attributs importants de la figure « employeur ».

7 Une dénonciation de l’antisyndicalisme ?

L’approche souple et globale en vue de déterminer le véritable employeur est aussi l’occasion de découvrir certaines formes d’animus antisyndicaliste, alors même que l’exercice a pour objet de clarifier chaque cas pour vérifier l’accès à la représentation collective. En voici quelques exemples.

Dans l’affaire Sport Maska, l’arbitre souligne le fait que certaines clauses de la convention collective « cherchent à protéger l’intégrité de l’unité de négociation en limitant le droit d’un employeur de confier à des tiers qui ne sont ni ses employés ni des salariés membres de l’unité de négociation du travail normalement exécuté par ces derniers[153] ». Selon le Syndicat, en l’espèce, le travailleur est un salarié ; il faut donc tenir compte du temps écoulé depuis sa première mission, et ce, pour plusieurs raisons : les parties n’ont jamais souhaité exclure de l’unité de négociation les salariés venant d’une agence de location de personnel, sinon l’employeur pourrait n’embaucher que des salariés de ce type et les exclure de l’unité de négociation, peu à peu et à sa guise. A contrario, il serait possible qu’un employeur souhaite exclure les travailleurs temporaires de son unité de négociation, voire exclure ses propres salariés, comme dans l’affaire qui suit.

Il ressort de l’affaire Praxair Canada[154] que l’employeur a de plus en plus recours aux travailleurs temporaires pour geler les embauches de salariés. Le Syndicat dépose une requête devant la CRT pour faire reconnaître ces travailleurs, salariés de la cliente. Le nombre de salariés diminue de manière inéluctable. Par conséquent, le Syndicat craint de disparaître par attrition, compte tenu de la baisse continuelle du nombre de salariés[155].

Dans un autre registre, quoique dans un état d’esprit assez proche — exclusion ou exploitation des travailleurs —, l’affaire Location Pro-Jean inc. c. Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section local 501 met en scène une agence de location de personnel qui signale aux travailleurs en cours de sélection que la cliente est très exigeante en fait de flexibilité[156]. Aussi est-il étonnant de voir, dans une autre affaire, une entreprise utilisatrice affirmer qu’en cas d’urgence il est plus rapide de louer les services d’un travailleur par l’entremise d’une agence que d’entreprendre un processus d’embauche[157]. Non que cela ne soit pas vrai, mais il nous semble, une fois encore, que cette affirmation relève d’un état d’esprit particulier, comme nous l’avons mentionné plus haut.

Conclusion

Ainsi que le montre la jurisprudence suivant la décision Ville de Pointe-Claire, la manière de déterminer le véritable employeur n’est pas homogène. En effet, l’approche souple et globale constitue un nuancier très varié de critères d’analyse : la prépondérance de certains, la mise à l’écart d’autres, l’ajout de nouveaux critères, même si, sur ce dernier point, l’ajout est en partie dû au particularisme de certains régimes juridiques des relations collectives du travail.

Notre première partie d’hypothèse se vérifie, à savoir que les critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire permettant de déterminer le véritable employeur sont repris en partie par les instances judiciaires, dans des proportions qui apparaissent différentes, voire côtoient d’autres critères ou encore disparaissent, ce qui favorise la reconnaissance de l’entreprise utilisatrice comme véritable employeur. En effet, sur les 26 décisions analysées, 18 et 7 reconnaissent respectivement l’entreprise utilisatrice et l’agence de location de personnel comme véritable employeur ; la décision concernant le CSSS de la Montagne comporte des réponses variables en raison de l’existence de 11 agences concurrentes ; la décision Location Pro-Jean ne statue finalement pas sur la détermination du véritable employeur. Ainsi, malgré toutes les tendances observées dans l’application de l’approche souple et globale, quant au traitement des dossiers, le juge décide dans les deux tiers des affaires que l’entreprise utilisatrice est le véritable employeur.

Notre seconde partie d’hypothèse est que l’analyse des critères issus de la décision Ville de Pointe-Claire conduisant à la reconnaissance de l’entreprise utilisatrice comme véritable employeur permet d’offrir aux personnes salariées une couverture conventionnelle, dans la mesure où les conventions collectives sont plus courantes au sein des entreprises utilisatrices que dans les agences de location de personnel ; en d’autres mots, il s’agit de vérifier l’accès des travailleuses et des travailleurs à la représentation collective. En effet, sur 24 décisions analysées, 17 ont donné lieu à l’accès à la représentation collective au personnel des entreprises utilisatrices[158]. Lorsqu’il y a eu négociation collective chez l’entreprise utilisatrice, ces travailleurs considérés comme des salariés pourront bénéficier des droits, avantages et obligations découlant de la convention collective. Toutefois, il ne faut pas oublier que certaines entreprises utilisatrices souhaitent se départir de leurs propres travailleurs et trouvent même qu’il est plus rapide de pourvoir à des postes en faisant appel à des travailleurs temporaires plutôt qu’en engageant un processus d’embauche traditionnel[159]. L’agence est alors une sorte de courroie de transmission entre travailleurs et entreprises utilisatrices[160]. Soulignons que, parmi les 7 affaires dans lesquelles l’agence de location de personnel a été reconnue comme l’employeur, 3 décisions ne permettent pas de déceler s’il y a trace de représentation collective, 2 concernent des agences ayant signé une convention collective et enfin, dans 2 autres cas, les agences ont été soumises à un décret.

Dans les régimes particuliers de rapports collectifs, comme celui de la construction, il peut être intéressant de demeurer salarié d’une agence de location de personnel. En effet, la main-d’oeuvre de cette industrie est si mouvante et les chantiers si mobiles qu’il n’y a pas d’attachement à un employeur, mais bien à un métier. L’intérêt d’être considéré comme salarié d’une agence résiderait dans le fait que celle-ci pourrait accompagner le travailleur dans toutes ses démarches au fil des différentes missions au sein d’entreprises diverses et variées, et ce, tout au long de sa carrière.

Sur un autre sujet, les voies d’avenir en ce qui concerne la location de personnel pourraient peut-être prendre la forme de la coresponsabilité, ce que nous inspire fortement le secteur de l’industrie de la construction. En effet, dans l’affaire Location de main d’oeuvre Excellence inc. c. Commission de la construction du Québec (2008), il est fait mention de la décision Ville de Pointe-Claire : la Cour d’appel rappelle l’autorité de la chose jugée, l’empêchant de revenir sur la question du véritable employeur. Toutefois, elle prend position sur la notion de « coemployeur » et affirme que l’agence de location de personnel a raison d’affirmer que ni la Loi « R-20 » ni la jurisprudence n’autorise la CCQ à créer le concept de « coemployeur ». La Cour d’appel doit se « contenter » de désigner le véritable employeur[161]. Toutefois, pour quelle raison ne pourrions-nous pas réfléchir à cette possibilité ? Dans la même veine, l’affaire Comité conjoint des matériaux de construction c. 9141-6669 Québec inc.[162] concerne le secteur visé par le Décret sur l’industrie de la menuiserie métallique de la région de Montréal[163]. Ce dernier prévoit la responsabilité solidaire des acteurs en matière de droits et d’obligations découlant de l’article 14 de la Loi sur les décrets de convention collective[164] : « Tout employeur professionnel ou tout entrepreneur qui contracte avec un sous-entrepreneur ou sous-traitant, directement ou par intermédiaire, est solidairement responsable avec ce sous-entrepreneur ou sous-contractant et tout intermédiaire, des obligations pécuniaires fixées par la présente loi, un règlement ou un décret et des prélèvements dus à un comité. »

Voilà qui est passablement encore d’actualité dans la mesure où une consultation publique a eu lieu à la fin de 2012 au sujet de l’extension des conventions collectives[165].

Peu importe ces suggestions, la volonté politique doit investir ce terrain pour que les travailleurs temporaires accèdent à l’un ou l’autre des régimes des rapports collectifs du travail. Que les choses soient claires, comme elles apparaissent dans la décision concernant le CSSS de la Montagne, « les infirmières d’agence sont présentes au CSSS, car il y a une pénurie d’infirmières et qu’il n’est pas possible d’en embaucher en nombre suffisant pour combler tous les postes de travail. Il s’agit souvent d’infirmières qui quittent le réseau public pour y revenir par l’intermédiaire des agences[166]. »