Corps de l’article

La thématique contemporaine de la gouvernance rejoint désormais l’élaboration des lois puisque les autorités présentent l’efficacité, l’efficience, la transparence, la responsabilité et l’imputabilité comme « des principes de gouvernance reconnus[1] », de même que la qualité et la célérité comme des objectifs publics[2]. Ces principes sont généralement associés à la « bonne gouvernance » dans la perspective du renouvellement des méthodes de gestion dans les organisations publiques[3]. Si la gouvernance publique reflète ainsi des orientations issues de la nouvelle gestion publique mieux connue sous le nom de « nouveau management public »[4], il existe également un courant international de promotion de principes de bon gouvernement issus des champs du droit administratif, de la science politique et de la gestion publique. Les lois formelles restent des outils privilégiés pour atteindre ces objectifs. Ce phénomène prend de l’ampleur par l’insertion de dispositions expresses dans des constitutions nationales, ainsi que dans des instruments de portée plus vaste, comme la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000[5] qui a été intégrée dans le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007[6]. Cette évolution peut être expliquée en partie par les préceptes de la nouvelle gouvernance publique qui sert de catalyseur pour revoir le thème classique du bon gouvernement[7]. Au Canada, si cette référence au bon gouvernement est largement connue depuis la Loi constitutionnelle de 1867[8], elle connaît désormais un nouvel essor dans les formules contemporaines de la bonne administration et de la bonne gouvernance.

Avec un peu de recul, ce mouvement remonte déjà à plusieurs décennies, et même en partie au xixe siècle, puisque les démocraties occidentales ont élaboré en ordre dispersé des mécanismes de bon gouvernement afin de remédier à la mauvaise gestion administrative et financière, ainsi qu’aux irrégularités dans la gestion des comptes publics, aux atteintes à la vie privée et à la fermeture trop étanche des administrations sous le couvert du secret administratif. En vue de résoudre des dilemmes liés aux conflits d’intérêts, à l’intégrité et à l’éthique, une nette accélération est visible de nos jours pour démultiplier des mécanismes et des principes relatifs à l’imputabilité et à la responsabilité de tous les agents de l’État. Ce thème correspond en partie à celui de l’accountability (imputabilité et responsabilité)[9] où les frontières entre le droit, la science politique et les sciences de la gestion ne sont pas étanches. Cette évolution est un peu singulière, car l’élaboration des mécanismes a précédé la formulation des principes qui constituent désormais des repères indispensables dans la vision contemporaine du bon gouvernement. Si la diffusion de ce thème est très contemporaine pour la science politique et les sciences de la gestion, une impulsion nouvelle découle de la formulation des principes dans des instruments juridiques (loi / constitution) et par l’institutionnalisation juridique des mécanismes.

Ce renouveau a été précédé d’une longue gestation. Dans des aires géographiques contrastées, les travaux de Mencius[10] et de Cicéron[11] montrent depuis l’Antiquité la pérennité des réflexions relatives au bon gouvernement. Ces réflexions étaient toutefois plus proches de la recherche du « meilleur gouvernement » (au sens du régime politique) que des préceptes contemporains de bonne gestion et de bonne gouvernance. Bien avant le siècle des Lumières, la fresque du bon gouvernement (1338-1341) de Lorenzetti au palais communal de Sienne montre que la question du droit n’était pas éludée, ne serait-ce que pour le fonctionnement de la justice et pour la prudence qui préfigure les réflexions contemporaines sur le principe de précaution[12]. Le principe de l’imputabilité a été reconnu par l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789[13]. Le xixe siècle a été marqué par l’élaboration de mécanismes de contrôle de la fonction exécutive pour la gestion des finances publiques. En dépit de ces percées, la formulation des principes de bon gouvernement par voie législative et constitutionnelle constitue désormais un phénomène contemporain qui consolide des acquis liés à l’existence de mécanismes d’imputabilité et de contrôle.

Dans la perspective de l’État et du droit public, il existe ainsi des autorités spéciales qui agissent à titre de gardiennes de l’intégrité afin de protéger des principes, des droits et des garanties qui sont énoncés dans la loi qui les constitue, mais également, de plus en plus, dans le texte des constitutions nationales ou supranationales. Ce sont des ombudsmans ou des médiateurs, des vérificateurs ou des contrôleurs généraux des comptes publics, des commissions électorales, des directeurs des élections, des commissaires ou des commissions responsables de la protection des droits et libertés, mais également des commissaires à l’intégrité, à l’éthique et aux conflits d’intérêts, ainsi que des commissaires pour le contrôle du lobbyisme. Ces autorités indépendantes représentent un phénomène en pleine expansion, tout comme les objectifs associés à leurs fonctions qui, par les voies de la bonne administration et de la bonne gestion, contribuent à l’essor des principes de bon gouvernement. Une autre approche de l’effectivité est également en cause, car leur existence montre que l’application de principes et de droits ne dépend pas exclusivement de la sanction juridictionnelle.

Ces autorités de contrôle et de surveillance ont été créées en ordre dispersé avec une nette accélération depuis quelques années. Si leur importance à titre de mécanismes de contrôle est généralement admise, leur insertion progressive dans le développement et l’expansion du constitutionnalisme est moins connue. Leur constitutionnalisation latente ou explicite est pourtant en accord avec l’évolution du droit public depuis deux décennies. L’élaboration de constitutions formelles, la création de cours constitutionnelles avec des droits et libertés garantis sur le plan constitutionnel, l’énumération plus exhaustive de pouvoirs et compétences pour toutes les autorités de l’État, le partage plus net des responsabilités entre l’exécutif et le Parlement, des garanties plus affirmées pour l’indépendance du pouvoir judiciaire, bref une volonté très nette de renouveler l’architecture formelle de plusieurs constitutions en fonction de modèles issus du monde occidental, caractérise cette période associée au nouveau constitutionnalisme compte tenu de l’ampleur des transformations[14]. La transition démocratique qui en est à l’origine est pourtant antérieure à la dernière décennie du xxe siècle. Elle correspond en réalité à une époque charnière (1974-1990) caractérisée par la chute de régimes autoritaires en Occident, notamment au Portugal, en Espagne et en Grèce[15]. Le grand laboratoire n’en reste pas moins la période qui a suivi la disparition du mur de Berlin et plusieurs aires géographiques sont en cause (Amériques, Caraïbes, Afrique, Océanie, partie de l’Asie, Union européenne). L’Europe orientale étant devenue un vaste chantier, les changements intervenus dans des systèmes qui relèvent en tout ou en partie de la mouvance anglo-américaine sont moins visibles.

Dans cette perspective de renforcement du constitutionnalisme, la Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud[16] offre des mécanismes et des principes qui permettent de mesurer l’ampleur des transformations en cours. Le chapitre IX (art. 181-194), qui a pour titre « State Institutions Supporting Constitutional Democracy », reconnaît et garantit l’existence de six autorités dont les titulaires sont nommés par le président, dont cinq sur recommandation directe de l’Assemblée nationale : un vérificateur général (auditor general), un ombudsman (publicprotector), ainsi que les membres de la Commission des droits de la personne, de la Commission pour l’égalité entre les sexes, et enfin, ceux de la Commission électorale. La sélection de ces personnes découle d’un processus exigeant : leur désignation relève d’un comité de l’Assemblée nationale composé de membres issus de toutes les formations politiques et la proposition qui en découle doit être ratifiée par 60 p. 100 des députés de l’Assemblée nationale pour l’ombudsman et le vérificateur général. Pour les autres candidatures à ces postes, la majorité simple est requise. Le chapitre IX reconnaît également l’existence d’une autorité de régulation indépendante, la Broadcasting Authority, dont les modalités de création et de fonctionnement sont laissées aux soins du législateur (art. 192). Le chapitre X (art. 195-197), intitulé « Public Administration », énonce des principes de bonne gestion et institue la Commission de la fonction publique dont le modèle est largement répandu au Canada. D’ailleurs, la Constitution sud-africaine a emprunté au système politique canadien[17] bon nombre de ces autorités qui connaissent une expansion dans plusieurs aires géographiques. Trois créations récentes portent désormais à dix le nombre de ces autorités spéciales au Canada. La Loi fédérale sur la responsabilité de 2006[18] a permis de créer en 2007 le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique[19], ainsi que le Commissaire au lobbying. En 2005, le Commissaire à l’intégrité du secteur public a été institué par la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles[20]. Ces autorités complètent ainsi un dispositif où figurent sept institutions du même type : le Vérificateur général (1868), le Directeur général des élections (1920), la Commission de la fonction publique (1967), le Commissaire aux langues officielles (1970), la Commission canadienne des droits de la personne (1981)[21], le Commissaire à l’information (1983) et le Commissaire à la protection de la vie privée (1983). À la différence du modèle sud-africain, ces autorités ne disposent pas d’un statut constitutionnel explicite, en ce sens que leur existence n’est pas garantie par une disposition expresse de la Constitution[22]. Toutefois, aucune ambiguïté ne subsiste sur ce modèle de base : ces autorités spéciales relèvent du Parlement peu importe que le pouvoir de nomination appartienne au Conseil des ministres ou aux parlementaires. En droit fédéral canadien, un vote à majorité simple suffit pour que les deux assemblées (Sénat et Chambre des communes) approuvent un candidat proposé par le Cabinet qui les nomme ensuite. Au Québec, des institutions similaires existent suivant le même principe (proposition faite par le premier ministre), mais un vote renforcé des deux tiers des députés de l’Assemblée nationale est requis aux fins de nomination par cette dernière : la Commission de la fonction publique (1965), le Protecteur du citoyen (1968), le Vérificateur général (1971)[23], la Commission des droits de la personne (1975), le Directeur général des élections (1979), la Commission d’accès à l’information (1982) et le Commissaire au lobbyisme (2002)[24]. La création du Commissaire à l’éthique et à la déontologie est un projet en gestation (2010)[25]. Si les autorités fédérales en ont créé dix suivant ce canevas de collaboration fonctionnelle entre l’exécutif et le Parlement, une attirance pour cette approche est incontestable. Cependant, ce système n’est pas parfait. En dépit de plusieurs suggestions, il n’y a toujours pas un ombudsman parlementaire ayant une compétence générale pour les problèmes de mauvaise gestion dans l’Administration fédérale. Dans ses dernières initiatives, le Canada ne cache pas pour autant ses ambitions afin de donner l’exemple et d’être perçu comme précurseur dans ce domaine[26].

Le rapprochement entre deux systèmes politiques dont la parenté a été reconnue permet de mettre en exergue l’expansion d’un modèle « international » (au sens plus restreint d’un modèle qui peut être transposé dans plusieurs constitutions nationales et non d’un modèle universel). Cette approche n’est pas homogène et ressemble davantage par ses propriétés formelles à une formule ou un procédé. Le résultat n’en est pas moins probant, car il découle du simple recoupement des institutions existantes, même si toutes les conditions ne sont pas forcément réunies au sein d’un seul système juridique, comme au Canada à titre d’exemple. Loin d’être une projection ou un « idéal type », ce modèle représente un aboutissement, car sa gestation a été, somme toute, fort longue. Dans sa version la plus avancée, il repose : 1) sur un fondement constitutionnel explicite dans la Constitution écrite ; 2) afin de créer une autorité supérieure de surveillance et de contrôle distincte de la fonction exécutive et de la fonction judiciaire ; 3) dont la nomination requiert l’approbation du Parlement en vue d’un mandat à durée déterminée (le plus souvent, de cinq, sept ou dix ans) ; 4) en vertu d’une loi qui prévoit de façon exhaustive son organisation et son fonctionnement, ainsi que ses missions spécifiques ; 5) lesquelles concrétisent des principes, des droits ou des garanties ayant une valeur constitutionnelle. Son statut juridique requiert l’inamovibilité à moins d’une procédure spéciale de destitution devant le Parlement. Ces autorités sont indépendantes de l’exécutif, même si l’initiative de proposer des candidats est parfois la responsabilité du chef de l’État ou du premier ministre. La prépondérance du Parlement sur le choix du candidat potentiel est très nette, et exclusive dans plusieurs lois constitutionnelles. Bien que ces commissaires aient un statut qui s’apparente à celui des juges, ils ne relèvent pas pour autant de la fonction judiciaire. Sauf quelques exceptions qui correspondent surtout au modèle de la Cour des comptes (France), ils n’exercent pas une fonction juridictionnelle, car ils agissent par le moyen d’avis, de recommandations ou de rapports. Dans quelques cas, l’exercice d’une fonction juridictionnelle peut être prévu par la loi, mais ce n’est pas une caractéristique essentielle.

Leur mission principale reproduit sous certains aspects la fonction originelle du grand censeur, car leur mandat consiste à surveiller et à contrôler la fonction gouvernementale et administrative de l’État, quitte, dans certains cas, à veiller à l’application de lois d’intérêt public (accès à l’information, vie privée, lobbying, langues officielles). Comme ces autorités forment une sorte de prolongement du Parlement dans le contrôle de la fonction exécutive, elles constituent des mécanismes politiques à des fins d’imputabilité et de responsabilité. La dimension juridique est tout aussi importante, parce que c’est le droit qui permet de créer ces autorités avec des garanties, des privilèges et des immunités. Elles doivent le plus souvent appliquer une loi, sinon plusieurs, avec de nombreuses dispositions contenant des interdictions ou des exceptions. La dimension administrative est également une caractéristique originale, puisque ces autorités sont distinctes du Parlement (système du commissariat avec un personnel administratif), car ce ne sont pas des parlementaires qui sont désignés pour assumer ces fonctions. Ce sont parfois d’anciens juges, des personnes qui ont déjà été parlementaires, mais le plus souvent ce sont des personnes de « haute intégrité », dans quelques cas issues de la haute fonction publique. La personne qui est proposée pour approbation devant une assemblée parlementaire possède une expertise reconnue. Ces exigences liées à l’intégrité et à l’expertise concernent tout aussi bien les membres d’organismes à caractère collégial comme les commissions, que l’unique titulaire de la fonction dans le cas d’un ombudsman ou d’un contrôleur général des comptes publics.

Si ces institutions sont relativement connues, le lien avec l’affirmation des principes du constitutionnalisme n’a pas encore été fait, ce qui peut être expliqué de différentes façons. Pour le monde anglo-américain, l’explication est relativement simple. À l’exception de l’Afrique du Sud, dont la mixité du droit a permis une progression plus rapide, ces autorités spéciales ne sont pas constitutionnalisées au Canada, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Certaines autorités sont parfois inexistantes, le Canada et les États-Unis n’ayant pas un ombudsman du type parlementaire de compétence générale en droit fédéral. Dans le cas de la Grande-Bretagne, les conditions sont peu propices, car il n’y a pas de constitution écrite. Pour le Canada, la Loi constitutionnelle de 1982[27], qui complète la Loi constitutionnelle de 1867, laisse un édifice inachevé avec peu de possibilités de réforme. Il serait même hasardeux de présenter ces autorités comme relevant de la famille des droits de common law. Dans le monde romaniste, la filière hispanique montre le succès indéniable de la formule du Défenseur du peuple (Defensor del pueblo) dont la constitutionnalisation est largement répandue en monde hispanophone dans le prolongement de la Constitution espagnole de 1978[28]. L’existence d’ombudsmans du même type (avec un fondement constitutionnel explicite) dans les pays scandinaves et dans quelques constitutions de l’Europe orientale incite également à la prudence pour la question des origines. Par contre, l’expansion de cette formule — l’autorité de surveillance dont l’existence est garantie par la Constitution — est incontestable et offre une piste intéressante pour repenser le constitutionnalisme. En France, la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 prévoit la création par loi organique d’un défenseur des droits qui répond aux exigences de ce modèle[29]. Un projet de loi organique a été présenté le 9 septembre 2009[30].

La théorie constitutionnelle n’offre pas un cadre où ces autorités de surveillance pourraient constituer une dimension essentielle au même titre que la thématique contemporaine des juges (pouvoir juridictionnel). Dans sa dimension normative, et non formelle ni matérielle, la constitution revêt une acception usuelle qui a pour objet de régir de manière globale et unique, par une loi supérieure à toutes les autres normes, le pouvoir politique dans sa formation et ses modes d’exercice. De cette définition de la constitution-norme découle quatre grandes caractéristiques décrites par Olivier Beaud[31]. Si les trois premières font appel à des dimensions qui relèvent du constitutionnalisme classique (organisation et fonctionnement de l’État, séparation des pouvoirs, protection des droits et libertés), la quatrième rejoint le principe essentiel du constitutionnalisme contemporain : la constitution est formellement une loi suprême supérieure aux autres normes juridiques. Au Canada, l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 en offre un exemple qui relève de l’archétype[32]. Ce « saut qualitatif ultime[33] » lié à l’héritage de la Révolution américaine est à l’origine de la conception moderne de la constitution comme loi suprême. La rupture avec la doctrine de la souveraineté du Parlement résulte surtout du contrôle de constitutionnalité des lois par une cour suprême (en dernière instance) ou une cour constitutionnelle dont la compétence sur les questions de constitutionnalité est exclusive. Le constitutionnalisme contemporain reflète l’existence du juge constitutionnel avec les controverses récurrentes sur les conséquences qui en résultent par l’introduction d’un pouvoir constituant distinct du pouvoir législatif[34]. La saisine d’un juge ayant compétence pour évaluer des litiges constitutionnels répond toutefois à un objectif plus immédiat, celui de l’effectivité des normes constitutionnelles dont la violation peut être sanctionnée dans le contexte d’une procédure juridictionnelle. La question de l’effectivité peut paraître un peu secondaire comparativement à celle de l’interprétation. Elle est néanmoins essentielle dans la perspective de la primauté de la constitution. L’effectivité offre une réponse concrète pour assurer l’existence des objectifs qui sont à l’origine de la conception moderne de la constitution-norme : la compatibilité, la régularité, la conformité et, enfin, la légalité.

La place prépondérante du juge constitutionnel dans les débats contemporains découle de son pouvoir de déclarer que d’autres règles sont incompatibles ou inopérantes, ce qui n’entraîne pas forcément l’annulation des dispositions ou des mesures contestées dans tous les systèmes nationaux, mais les prive en revanche de toute effectivité. Ce pouvoir déclaratoire est une sanction redoutable. À titre comparatif, l’apport de ces autorités non juridictionnelles peut paraître secondaire, voire invisible dans les systèmes nationaux où leur statut constitutionnel n’est pas reconnu. Leur contribution à l’application effective des normes constitutionnelles reste encore peu connue. Avec des objectifs souvent plus nombreux et différents (transparence, équité, intégrité, imputabilité), les motifs de leurs interventions reposent également sur des questions de compatibilité, de régularité, de conformité et de légalité. Sur différents registres, le principe d’égalité est également visé. Comme elles peuvent agir par d’autres moyens que ceux qui sont réservés aux juges, leur existence est le résultat d’une vision plus contemporaine de l’effectivité. Ces autorités peuvent agir par de l’information, par des conseils, des avis, des propositions, des rapports et peuvent même remédier à des situations difficiles par des moyens qui supposent de repenser la question de la réparation. Cependant, encore faut-il que les principes qu’elles défendent soient reconnus sur le plan constitutionnel, ce qui peut engendrer une relative disparité. À titre d’exemple, si les principes de bonne administration ne sont pas reconnus sur le plan constitutionnel, les ombudsmans et les médiateurs ne sont pas forcément ni automatiquement des autorités dont la contribution à l’effectivité du constitutionnalisme pourrait être soulignée. Par contre, des autorités chargées de veiller à l’application de principes reconnus par la Constitution bénéficient d’un statut spécial en dépit de leur absence dans le texte formel de la Constitution. Bien que le cadre de notre analyse reste tributaire d’un modèle qui est loin d’être généralisé, il ne s’agit pas pour autant de simples spéculations ni d’une pure projection. Loin d’être un cas isolé, le modèle sud-africain montre en réalité que c’est un dispositif qui incarne un aboutissement et qui est susceptible de représenter une contribution importante pour le constitutionnalisme du xxie siècle.

La croissance de ces autorités de surveillance permet également de montrer l’ascension de la démocratie constitutionnelle et de l’État de droit par rapport au modèle plus classique de la démocratie parlementaire. La trame historique à l’origine de la création de ces autorités permet de dégager une triple rupture. L’exemple de la Chine montre que de grands censeurs ont pu être créés à l’origine pour répondre au seul besoin de l’appareil d’État (système fermé)[35]. L’avènement plus tardif de la démocratie parlementaire a permis l’apparition de mécanismes semblables pour répondre à la nécessité de contrôler la fonction exécutive. L’évolution est néanmoins considérable, car ce sont désormais des mécanismes politiques et juridiques. Enfin, la dernière étape montre leur intégration progressive dans le programme politique et juridique du constitutionnalisme puisqu’ils répondent de plus en plus à des normes issues de la Constitution et du principe de l’État de droit. Cette évolution est très récente, étant donné que, outre la diversification des objectifs de régularité et de conformité, il était peu prévisible, ou pour le moins inattendu, que ce système soit désormais conçu de façon à inclure le contrôle de parlementaires ayant la responsabilité de charges publiques[36], voire les parlementaires eux-mêmes aux fins du respect d’un code d’éthique et de déontologie[37]. Au Canada, la volonté de remédier à des problèmes de conflits d’intérêts et de corruption, à la fois pour des parlementaires et des agents de l’État, a servi de catalyseur pour ce saut qualitatif, et aussi quantitatif, vers des autorités de surveillance qui disposent d’une indépendance fonctionnelle (inamovibilité). Cette orientation coïncide avec l’émergence d’un modèle international d’autorité indépendante où la constitutionnalisation représente un élément indispensable pour assurer à chacune une large autonomie.

L’évolution actuelle montre une plus grande cohérence dans la formulation de principes et le choix du mécanisme. Dans une perspective chronologique, il n’en a pas toujours été ainsi. L’élaboration de nouveaux mécanismes a souvent précédé de très loin l’énumération des principes associés de nos jours au bon gouvernement. L’apparition de l’Ombusdman parlementaire en Suède en est un exemple. La Constitution (Regeringsform) du 6 juin 1809[38] reflète son époque avec l’avènement d’une monarchie constitutionnelle où les pouvoirs du roi coexistent avec des moyens accrus pour le Parlement (Riksdag). Si le Chancelier de justice (Justitiekansler) relève encore du roi pour le contrôle des fautes commises par les juges et les fonctionnaires (art. 27)[39], deux jurisconsultes (Justitieombudsman et Militieombudsman)[40] « de science éprouvée et d’intégrité particulière » sont désormais désignés par le Parlement (art. 96) avec un statut de même rang « à tous égards » que le Chancelier de justice du roi (art. 97)[41]. Si la Suède a ainsi inventé une formule appelée à connaître une vaste diffusion, elle n’avait pas pour autant énuméré ni formulé de principes de bon gouvernement ou de bonne gestion. Pour notre étude, un ordre de logique plus formelle militerait en faveur de l’examen des principes avant l’étude des mécanismes. Le respect des dimensions chronologiques reste toutefois impératif, car c’est en réalité la nature particulière de ces autorités de surveillance qui a joué un rôle décisif, et non l’affirmation de principes dont le respect aurait pu être confié à des juges, toutes catégories confondues. En contrepartie, la question des principes apparaît plus contemporaine avec des ambiguïtés relatives à la bonne gouvernance, au bon gouvernement, à la bonne gestion et à la bonne administration.

1 La croissance des mécanismes de contrôle au niveau constitutionnel

Le système de mécanismes de contrôle présente une dimension proprement institutionnelle et politique, car ces autorités constituent, dans une perspective traditionnelle, un prolongement de la fonction de surveillance envers la fonction exécutive (gouvernement et administration publique) pour le compte des assemblées élues (assemblées nationales, assemblées législatives, parlements structurés suivant le principe du bicaméralisme). Le chapitre IX de la Constitution d’Afrique du Sud, intitulé « State Institutions Supporting Constitutional Democracy », montre cette double filiation avec la démocratie politique et la démocratie constitutionnelle. Un mécanisme du type « Commission électorale » (Afrique du Sud) ou « Directeur général des élections » (Canada) est essentiel pour assurer la transparence et la régularité de toute procédure référendaire ou électorale. Cette dimension politique est incontournable, car elle permet de transformer chaque autorité en objet d’étude pour la science politique. L’institutionnalisation d’une autorité par les voies du droit (loi / constitution) montre l’étendue de ses responsabilités pour l’application de dispositions techniques où règnent des régimes administratifs d’autorisation ou d’exception.

Pour ce thème, le droit reste partagé entre deux champs, soit le droit constitutionnel et le droit administratif, ce qui contribue à créer un angle moins visible compte tenu de leur propre champ d’analyse. La question des autorités de surveillance renvoie au contrôle de l’exécutif par le Parlement, sous réserve des avancées récentes qui concernent les parlementaires. La densité, la complexité et l’expansion du droit constitutionnel contemporain n’offrent sans doute pas assez de place pour traiter ce sujet, du moins dans sa totalité. En droit constitutionnel canadien, l’ouvrage connu de Peter Hogg n’offre aucun développement sur ces autorités de surveillance[42]. En revanche, Craig Forcese et Aaron Freeman n’éludent pas cette question[43]. Pour le contrôle parlementaire de l’Administration, d’autres auteurs mettent en lumière l’existence de quelques autorités, notamment le Vérificateur général, le Protecteur du citoyen et les commissions des droits de la personne, ces dernières ayant toutefois un mandat plus vaste qui rejoint les objectifs liés à l’application effective de droits et libertés reconnus par des lois constitutionnelles ou quasi constitutionnelles[44]. Dans la perspective de la protection du citoyen contre l’Administration, André Tremblay commente en termes très favorables la formule suédoise de l’Ombudsman et signale également l’existence des commissions des droits de la personne[45]. Ce ne sont pas toutefois de longs développements, car les mécanismes de contrôle de l’Administration renvoient en définitive au champ du droit administratif. En dépit d’un contexte qui semble plus favorable, la question du contrôle en droit administratif est largement traitée suivant la logique de la révision judiciaire (judicial review)[46]. Cette approche privilégie le contentieux administratif et le contrôle juridictionnel au détriment des autres mécanismes. Dans les 23 chapitres de son ouvrage de droit administratif, David Mullan en a néanmoins fait un sur l’Ombudsman[47]. René Dussault et Louis Borgeat ont consacré d’importants développements à la gestion du personnel (commissions de la fonction publique) et à la gestion financière (Vérificateur général)[48]. Patrice Garant, pour sa part, en a fait un thème général jusqu’en 1996, année de la quatrième édition de son ouvrage[49], avant la version remaniée de la cinquième édition parue en 2004[50]. Dans leur ouvrage sur l’action gouvernementale, Pierre Issalys et Denis Lemieux ont mis en lumière l’importance particulière de ces « organes centraux indépendants » à titre d’organes spécialisés de contrôle[51].

En Afrique du Sud, les ouvrages de droit constitutionnel et administratif reproduisent en partie cette relative disparité dans le traitement du sujet. Cependant, ce phénomène ne peut pas être imputé à la tradition britannique. Dans la sixième édition de son ouvrage de droit administratif, Paul Craig consacre son huitième chapitre au Commissaire à l’information issu de la réforme de 2000[52], au Commissaire parlementaire à l’éthique (Parliamentary Commissioner for Standards) et au Commissaire parlementaire pour l’Administration (Ombudsman parlementaire)[53]. Dans des proportions moindres, la neuvième édition de Sir William Wade offre des développements sur le Commissaire à l’information et sur l’Ombudsman parlementaire[54]. En Afrique du Sud, ce sont surtout les ouvrages de droit administratif qui traitent cette matière[55], mais ils restent tributaires des orientations traditionnelles de la révision judiciaire. La reconnaissance dans le chapitre II de la Constitution sud-africaine intitulé « Bill of Rights » d’un droit d’accès à l’information et de principes de bonne administration (just administrative action) ouvre des perspectives nouvelles.

Ce portrait montre l’état un peu disparate de ce thème dont l’invisibilité résulte parfois de l’organisation des ouvrages et de la compartimentation des champs réciproques du droit constitutionnel et du droit administratif. À notre avis, il faut l’appréhender comme un thème mixte relevant du droit constitutionnel et du droit administratif, mais également de la science politique (democraticaccountability) et des sciences de la gestion (imputabilité). Avant même que nous puissions évoquer la constitutionnalisation directe de ces autorités, le principe constitutionnel du gouvernement responsable montre l’existence de ce lien avec le droit constitutionnel[56]. Le gouvernement responsable est un élément classique dans la tradition constitutionnelle britannique, tant pour la science politique que le droit[57]. Cette tradition ne présuppose pas pour autant la suprématie effective de la Constitution dans la perspective du constitutionnalisme contemporain. L’approche britannique reste fondée sur la suprématie du Parlement, ce qui rend plus laborieuse la transition vers l’idée de démocratie constitutionnelle et vers le renouveau du constitutionnalisme. Le modèle sud-africain est non seulement du type républicain, mais il est inspiré également par le modèle de l’État constitutionnel[58]. La Cour suprême du Canada a utilisé (et utilise encore) le thème de la démocratie constitutionnelle[59], tout en ayant reconnu le constitutionnalisme comme principe fondateur en 1998[60]. Si le principe du gouvernement responsable est conforme à la démocratie parlementaire, le constitutionnalisme favorise la constitutionnalisation latente des mécanismes qui permettent d’assurer la primauté effective de la Constitution. Bien que les autorités de surveillance et de contrôle de l’exécutif soient susceptibles de répondre à cet objectif, l’analyse de cette évolution exige une approche mixte de droit public, de science politique et de gestion, avec une mise en perspective qui montre une succession temporelle. En effet, depuis la figure du grand censeur de la Chine impériale jusqu’au rôle contemporain des autorités de surveillance et de protection, les finalités du contrôle ont considérablement évolué.

1.1 Le statut juridique des autorités de surveillance

L’existence des autorités supérieures de surveillance est largement tributaire d’une loi organique qui les institue avec des pouvoirs, des immunités et des compétences. La meilleure formule n’en reste pas moins le fondement constitutionnel où quelques éléments essentiels (existence, durée du mandat, mission, pouvoirs, statut) sont garantis par une disposition de la Constitution avec le renfort d’une loi qui précise davantage les modalités relatives au fonctionnement et à l’organisation, notamment pour le personnel dont disposent ces autorités. Cette loi d’habilitation peut devenir, dans certains cas, une loi organique ayant valeur constitutionnelle comme c’est le cas en Espagne depuis 1978 (Defensor del pueblo).

Le fait que ce fondement constitutionnel ne soit pas une pratique généralisée montre que, dans plusieurs cas, leur existence ne dépend que de la volonté du législateur, ce qui est généralement considéré comme une lacune. Un gouvernement hostile qui dispose d’une majorité parlementaire peut les abolir en dépit des protestations de l’opposition ou d’une contestation médiatique. Ce contraste entre l’existence de deux types de fondement, l’un constitutionnel (avec le prolongement d’une loi), et l’autre, de nature législative, montre sans ambiguïté une disparité géographique qui n’est pas limitée aux seuls États membres de l’Union européenne, mais également un clivage sur le statut juridique et politique de ces institutions. La « constitutionnalisation » de ces autorités est souvent présentée comme un impératif. Ainsi, dans la Déclaration de Lima de 1977, l’Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques (INTOSAI) insiste sur la nécessité de l’indépendance afin de soustraire ces autorités aux influences extérieures. La création de ces autorités, leur niveau d’indépendance, les compétences de contrôle (au moins dans leurs éléments fondamentaux), ainsi que l’autonomie de leurs membres (nomination / révocation) doivent être garantis par la Constitution[61]. Pour les ombudsmans, Dean Gottehrer[62] a livré la même analyse dans l’élaboration du modèle classique de l’Ombudsman. Il justifie la nécessité du statut constitutionnel par la stabilité plus grande que présente un dispositif de cette nature, car les modifications constitutionnelles sont moins fréquentes que celles qui caractérisent le processus législatif. Il insiste également sur l’importance de ce statut afin de rendre cette institution (l’Ombudsman) moins vulnérable, ainsi que plus libre et fonctionnelle afin de faire des commentaires publics sans crainte de représailles[63].

Cet objectif répond à une nécessité fonctionnelle (indépendance accrue) qui ne doit surtout pas livrer une image fausse des conditions sociales et politiques dans lesquelles ces autorités sont appelées à fonctionner. Pour l’Ombudsman (Public Protector) de l’Afrique du Sud, Dirk Brynard de l’University of South Africa livre un tableau sans complaisance qui montre le peu de visibilité de cette institution compte tenu de l’importance de l’analphabétisme, des dimensions spatiales afin de rejoindre une population clairsemée dans certaines régions, ainsi que la pauvreté des infrastructures de communication. Ces problèmes sont aggravés par un financement inapproprié pour que l’institution puisse se rapprocher des plus démunis[64]. À l’inverse, des exemples pourraient montrer le bon fonctionnement de cette institution (Ombudsman) dans des systèmes juridiques où aucun fondement constitutionnel n’existe. Si ce type de comparaison montre les limites du juridisme et du constitutionnalisme en fonction de la richesse des uns et de la pauvreté des autres, elle ne peut servir d’argument pour éluder l’importance grandissante des autorités constitutionnelles de surveillance et de contrôle.

1.1.1 L’existence d’un fondement constitutionnel

En attribuant en 1996 un statut constitutionnel à sept autorités supérieures de surveillance (Ombudsman, Vérificateur général, Commission électorale, Commission des droits de la personne, Commission pour la protection des droits religieux, linguistiques et culturels, Commission pour l’égalité des hommes et des femmes et Commission de la fonction publique), l’Afrique du Sud a repris de façon plus systématique ce qui avait été fait ailleurs dans un ordre dispersé, avec souvent des écarts chronologiques importants. Si la progression de ce type d’institution est incontestable par voie législative, leur statut reste disparate. En dépit du nombre important de nouvelles constitutions mises en oeuvre depuis deux décennies, ainsi que des modifications constitutionnelles récentes, la constitutionnalisation de ces autorités reste un phénomène encore relativement nouveau. Afin de remettre cette évolution en perspective, ce sont les ombudsmans parlementaires qui se démarquent, tant par leur antériorité de principe (modèle suédois) que par le fait que ces modèles sont à l’origine de plusieurs mécanismes contemporains (commissariats ou commissions) relatifs à l’accès à l’information, à la protection de la vie privée, des enfants et des minorités, aux langues officielles, à l’intégrité, au lobbyisme, notamment ceux qui ont été institués suivant le principe de l’Ombudsman pour la protection des droits et libertés.

La Suède est restée pendant plus d’un siècle un cas isolé pour des raisons linguistiques mais aussi institutionnelles, car son double système (1809) fondé sur l’existence d’un chancelier de justice et d’un ombudsman parlementaire était trop singulier et endogène pour être facilement exporté. Après l’obtention de son indépendance à l’égard de la Russie (1917-1920), la Finlande a repris en intégralité le modèle suédois. Depuis son intégration à la Suède en 1150, la Finlande avait été pendant plusieurs siècles un duché suédois, et ce n’était que depuis 1809 qu’elle avait été annexée par la Russie. Lors de la proclamation de la première constitution républicaine en 1919, elle a ainsi réintégré ce qui pouvait être considéré comme un élément traditionnel de son patrimoine constitutionnel[65]. La Finlande a conservé cette dualité dans la Constitution du 11 juin 1999[66], notamment à l’article 110, alors qu’en contrepartie la Suède a abandonné l’institution du Chancelier de justice dans la Constitution du 28 février 1974[67] au profit de l’Ombudsman parlementaire (Riksdagens Ombudsman). Il s’agit toutefois d’une structure pyramidale où un ombudsman en chef (chiefparliamentary ombudsman) est élu séparément des trois autres ombudsmans, également élus individuellement au scrutin secret, et dont il assume la supervision. Tant pour la Suède que la Finlande, une loi précise le statut et les responsabilités de ces autorités, ce qui correspond au scénario habituel où le texte constitutionnel garantit l’existence de ces institutions. Leur particularité commune réside toutefois dans le fait que ces autorités supervisent également le fonctionnement des cours et peuvent agir à titre de procureurs.

La littérature savante reconnaît néanmoins le rôle déterminant du Danemark dans la diffusion progressive de ce modèle international[68]. La Constitution du 5 juin 1953 prévoit la nomination par le Parlement (Folketing) de une ou deux personnes pour la supervision des administrations civiles et militaires[69], avec néanmoins une rupture importante par rapport au modèle suédois. L’Ombudsman n’est pas habilité à surveiller les cours, pas plus qu’il ne peut agir à titre de procureur. Il supervise la fonction exécutive et ne peut formuler désormais que des recommandations. Avec quelques variantes, cette formule sera largement suivie, notamment par la Norvège en 1962[70], afin de devenir le « modèle scandinave[71] ». Si les années 60 représentent une étape importante par la diffusion de ce modèle dans les systèmes de tradition britannique, elles marquent néanmoins une rupture par l’absence de fondement constitutionnel. L’institution néo-zélandaise du Public Protector de 1962[72] et le Commissaire parlementaire pour l’administration (Parliamentary Commissioner for Administration), créé en Grande-Bretagne en 1967[73], ont été institués par voie législative et n’ont pas de fondement constitutionnel. La Grande-Bretagne n’ayant pas de constitution écrite, il manque un cadre formel dans lequel ces autorités de surveillance pourraient être plus facilement insérées. L’absence de statut constitutionnel n’est pas toutefois un critère déterminant pour mesurer l’importance de cette institution, car l’Ombudsman a connu et connaît encore un succès considérable dans les pays de tradition britannique. Il y a toutefois des limites : ainsi, des États fédéraux comme l’Inde et le Canada n’ont pas un ombudsman parlementaire de compétence générale, ce qui n’est pas le cas de l’Australie qui l’a créé au niveau fédéral (Commonwealth Ombudsman) en 1976[74], ainsi que le Nigeria depuis 1975 (Public Complaints Commission). En revanche, toutes les provinces du Canada, sauf une, ont un ombusdman parlementaire[75], des territoires ont aussi des assemblées élues, par exemple le Yukon (2002). Le Québec a repris le modèle néo-zélandais en créant le Protecteur du citoyen par voie législative en 1967[76]. En Australie, tous les États de la fédération ont également un ombudsman parlementaire d’inspiration néo-zélandaise[77]. Dans plusieurs États membres de la fédération indienne (au moins 13, ce qui constitue un bon résultat), des ombudsmans ont été créés sous l’appellation proprement indienne de « Lokayukta »[78]. Dans le Commonwealth, l’Ombudsman est progressivement devenu un élément incontournable pour la protection des droits des citoyens. Même si la loi reste le mode prépondérant de création, il existe néanmoins des exceptions comme en témoignent l’île Maurice (1968 / 1992)[79], la Barbade (1981)[80], Trinité-et-Tobago (1976)[81], les îles Fidji (1988)[82] et les Bermudes (2001)[83], où ce sont des dispositions de la Constitution qui garantissent l’existence de l’institution. Ce succès n’est pas limité aux systèmes de tradition britannique, car la formule de l’Ombudsman connaît un rayonnement considérable aux États-Unis, notamment dans des villes ou des États, sans qu’il y ait par ailleurs un ombudsman fédéral[84].

L’absence de fondement constitutionnel n’est pas propre au monde anglo-américain. La France (1973) et la Bulgarie (2003) constituent des exceptions où les autorités ont préféré se limiter à la loi. Ce n’est qu’un moindre mal, car, pour le niveau national, en Italie et en République fédérale allemande, il n’y a pas d’ombudsman. Le système allemand a toutefois conservé le droit de pétition. En créant le Médiateur en 1973[85], avec la nouvelle appellation du 13 janvier 1989 afin de lui conférer le titre de Médiateur de la République, la France a mis au point un modèle repris par plusieurs pays de la Francophonie (Sénégal, Burkina Faso, Gabon, Mauritanie) sans qu’il y ait nécessairement un ancrage dans leur constitution[86]. C’est également par une loi de 1995 que la Belgique a institué deux médiateurs fédéraux[87] pour les deux communautés linguistiques du pays[88].

En insérant ces autorités supérieures de surveillance dans sa constitution du 18 décembre 1996, l’Afrique du Sud cherchait ostensiblement à rompre avec son passé. Le Portugal en offre également un exemple avec la création du Provedor de justiça dans la Constitution de 1976[89]. Compte tenu de l’importance du monde hispanique, c’est l’Espagne qui a fait le geste le plus significatif en créant une institution originale en 1978, le Defensor del pueblo[90]. Le statut constitutionnel de cette autorité a été interprété comme « une revitalisation de l’institution originelle de l’Ombudsman […] après beaucoup d’années de lente dégradation[91] ». Le contenu de la loi organique du 6 avril 1981[92] confirme une filiation directe avec le modèle danois[93]. Son originalité découle non seulement du mode de création (loi constitutionnelle), mais également de l’existence d’un double mandat, soit la protection des droits et libertés conjuguée avec la tâche habituelle de contrôle de la « maladministration » qui caractérise le travail de tous les ombudsmans parlementaires. Si les responsabilités liées à la protection des droits et libertés ont été présentées à juste titre comme une nouveauté (pour l’Espagne), le modèle finlandais montre depuis 1999 un recentrage sur des questions liées à l’application de droits constitutionnels, ainsi que des droits et libertés[94]. Le modèle espagnol conserve néanmoins un prestige particulier du fait que le Defensor del pueblo peut introduire un recours en inconstitutionnalité, de même que le recours individuel de amparo (art. 162 de la Constitution)[95]. Sous diverses appellations (Defensor del pueblo, Procurador de los derechos humanos, Defensor de los habitantes), le modèle espagnol a rayonné dans toute l’Amérique latine[96], notamment en Argentine (1994), en Bolivie (1994-1995), en Colombie (1991), en Équateur (1998), au Paraguay (1992), au Pérou (1993) et au Venezuela (1999) où, dans chaque cas, le Defensor del pueblo a un fondement constitutionnel comme en Espagne. Ce modèle semble désormais en voie de dépasser les seules limites du monde hispanophone, comme en témoigne en France la modification constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a permis de créer le Défenseur des droits[97]. Dans une perspective plus classique de lutte contre la maladministration, la création la plus significative n’en reste pas moins le Médiateur européen[98], en fait l’Ombudsman européen[99], qui possède le plus vaste éventail de fondements en étant le produit d’une innovation institutionnelle introduite par le Traité de Maastricht du 7 février 1992[100], avec désormais le relais du Traité de Lisbonne[101], qui confirme la création de cet organe de façon plus solennelle par quatre dispositions, dont l’une relève de la partie qui intègre la Charte des droits fondamentaux dans le traité constitutionnel[102]. Dans cette charte, la saisine du Médiateur est offerte pour des cas de mauvaise administration (art. 43).

Cette évolution montre désormais qu’il existe au moins deux types d’ombudsmans : ceux qui ont vocation à remédier aux problèmes de mauvaise gestion par opposition à ceux qui peuvent cumuler également la protection des droits et libertés. Sur la base de ce constat, Linda Reif fait clairement une distinction de principe entre le « Classical Ombudsman » et le « Human Rights Ombudsman »[103]. En fonction d’une vaste étude fondée sur 49 États, le professeur Gabriele Kucsko-Stadlmayer de l’Université de Vienne propose une classification fondée sur trois modèles : 1) « Basic Model » ou « Classical Model » ; 2) « Rule of Law Model » ; 3) « Human Rights Model »[104]. Pour des exemples qui n’apparaissent pas dans sa vaste investigation, il existe effectivement des cas de non-cumul où ce sont les droits et libertés qui sont directement visés comme au Guatemala[105], au Salvador[106] et au Nicaragua[107] où les priorités sont orientées vers la défense et la protection des droits fondamentaux. Le Mexique s’est rapproché du modèle nord-américain (Human Rights Commission) en créant en 1992, par modification constitutionnelle et par l’adoption d’une loi organique, la Commission nationale des droits humains (Comisión nacional de los derechos humanos)[108]. Ces deux modèles ont ainsi émergé dans la mesure où le rôle de nombreux ombudsmans parlementaires est axé prioritairement sur la mauvaise gestion, alors qu’en contrepartie la protection des droits et libertés relève habituellement, en monde anglo-américain, d’une commission des droits de la personne. Le Defensor del pueblo constitue une synthèse par simple cumul des deux fonctions.

Cette dualité pourrait fournir un indice sur l’importance que revêt l’existence d’un statut constitutionnel quand l’institution doit veiller également au respect des droits et libertés. L’évolution constitutionnelle des États qui étaient amalgamés à l’URSS ou à l’ancien bloc de l’Est confirme en partie cette hypothèse. Par ordre alphabétique, la Bosnie-Herzégovine (1995)[109], la Croatie (1990)[110], la Géorgie (1995)[111], la Hongrie (1994)[112], la Pologne (1997)[113], la Roumanie (1991)[114], la Slovénie (1992)[115] et l’Ukraine (1996)[116] ont institué des ombudsmans ou des commissaires par voie constitutionnelle afin de veiller au respect des droits constitutionnels et des libertés fondamentales. Cette tendance pourrait expliquer le relatif décalage entre l’expansion considérable du modèle classique de l’Ombudsman parlementaire, dont les fonctions sont prioritairement orientées vers la mauvaise gestion et dont le mode de création relève exclusivement de la loi, par opposition à une formule élargie pour la défense des droits et libertés, où l’existence d’un fondement constitutionnel apparaît davantage comme une nécessité[117]. À noter qu’il s’agit bien d’une tendance et nullement de catégories homogènes. À titre de rappel, l’Afrique du Sud a institué un ombudsman classique (Public Protector) par voie constitutionnelle en 1996[118]. Les Pays-Bas ont procédé par modification constitutionnelle en 1999 afin de reconnaître un nouveau statut à l’Ombusdman créé par voie législative en 1981[119]. Un scénario du même type a vu le jour en Autriche en 1981 pour intégrer dans la Constitution fédérale un organe collégial de trois membres en rotation annuelle (Volksanwaltschaft) créé par voie législative en 1977[120]. La Grèce a apporté une modification constitutionnelle en 2001, pour ensuite créer l’institution par voie législative en 2003[121]. Toutefois, ces ombudsmans n’ont pas pour mandat spécifique de protéger les droits et libertés dans le style du Defensor del pueblo.

S’il peut paraître cohérent de reconnaître un statut constitutionnel à des autorités responsables de la protection de droits et libertés reconnus dans des lois constitutionnelles, il faudrait déduire de ce lien la constitutionnalisation potentielle de toutes les autorités chargées de cette mission, notamment les commissions des droits de la personne (Human Rights Commission) qui constituent un modèle international[122]. La première de ces commissions a été créée au Canada en Ontario (1961). Pour le Commonwealth, en excluant les États membres de fédérations comme l’Australie, l’Inde et le Canada, Linda Reif en recensait 16 en 2004[123]. En poussant davantage cette investigation et en excluant les États membres du Commonwealth, elle en dénombrait 45, dont 4 ou 5 en gestation[124]. En dépit de cette expansion, peu nombreux sont les États qui ont jugé que les enjeux étaient suffisamment importants pour que ces autorités soient incluses dans leur constitution ce qui peut sembler paradoxal, car elles ont précisément pour mission de protéger des droits reconnus par la Constitution en termes explicites.

Le Canada offre un bon exemple de ce système où les commissions des droits de la personne ont été créées par voie législative, généralement une loi sur les droits de la personne. La généalogie de ce système découle de la Déclaration canadienne des droits de 1960[125]. L’Alberta possède la Human Rights and Citizenship Commission[126]. Habituellement, il s’agit d’une commission des droits de la personne ou Human Rights Commission, comme c’est le cas au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard, en Ontario, en Saskatchewan, à Terre-Neuve-et-Labrador, ainsi que dans les Territoires du Nord-Ouest[127]. Le Québec a eu recours à une fusion afin de réunir dans un seul organisme ce qui constitue désormais la Commission des droits de la personne et de la jeunesse[128]. Enfin, la Colombie-Britannique se démarque en n’ayant pas ce type de commission afin de reconnaître une compétence exclusive au Human Rights Tribunal[129]. Ces organismes reçoivent des plaintes qui allèguent des violations de droits et libertés reconnus par la loi provinciale (parfois un code ou une charte). Ils doivent en évaluer la pertinence avant de les transmettre, le cas échéant, au Tribunal des droits de la personne qui existe en vertu de la législation provinciale. Par simple mimétisme, l’Australie pourrait également être donnée en exemple, ainsi que l’Inde. La Nouvelle-Zélande a institué la Human Rights Commission en 1971. Il s’agit incontestablement d’un modèle international[130]. En dépit de l’importance de leurs fonctions, nos propres recherches montrent qu’un nombre restreint de ces commissions ont été instituées et garanties par des dispositions constitutionnelles : les Philippines (1987), la Thaïlande (1997), le Togo (Constitution de 1992 et de 2003), le Ghana (1992), le Malawi (1994), l’Ouganda (1995) et les îles Fidji (1988). En relevant de la réalité géopolitique du Sud, certains de ces États peinent à maintenir des conditions minimales de sécurité pour les personnes et les biens ou connaissent, de façon sporadique, des périodes de turbulence ou d’instabilité. Ce constat pourrait être retenu pour minimiser l’importance du statut constitutionnel dans le but d’insister sur l’existence de conditions concrètes pour la protection des droits et libertés. Nous croyons au contraire que la création de ces commissions des droits de la personne par voie législative ne présente pas suffisamment de garanties, tant pour le fonctionnement de ces organismes que pour la nature des droits qui sont protégés, surtout dans la perspective de droits économiques et sociaux. Il est utile de rappeler que les droits et libertés reconnus à l’échelon national pour chaque État correspondent très majoritairement à des droits reconnus par les grands instruments fondateurs du droit international des droits de la personne. Ce sont habituellement des droits linguistiques, religieux ou culturels qui forment des catégories qui relèvent exclusivement de droits nationaux.

Cette investigation sur l’importance des fondements constitutionnels pourrait être étendue aux autres autorités qui forment l’objet de notre étude. Cependant, les résultats seraient encore à peu près identiques à ceux qui ont déjà été observés, avec la même ligne de partage. En dépit des recommandations des autorités internationales de supervision comme l’Intosai[131], les États reconnus pour la qualité de leurs institutions publiques ne jugent pas forcément opportun de reconnaître un statut constitutionnel aux autorités supérieures de contrôle des finances publiques. Au Canada, seul le principe de la vérification des comptes publics est énoncé à l’article 103 de la Loi constitutionnelle de 1867[132] et la fonction de vérificateur général (auditor general) résulte de l’existence d’une loi[133]. Le Canada a créé la fonction de vérificateur des comptes publics avec un conseil de vérification (Board of Audit) dès 1855[134]. Désigné à l’époque comme « auditeur », il relevait de l’exécutif, et ce n’est qu’en 1878 que le Vérificateur général est devenu une autorité indépendante relevant du Parlement[135]. Sur ce point, le Canada a suivi la réforme britannique de 1866 qui a été à l’origine de la création d’un poste de contrôleur et vérificateur général relevant du Parlement et indépendant du gouvernement[136]. Dans les pays anglophones, cette fonction (auditor general[137] ou controller and auditor general[138]) est instituée par une loi, et ce n’est qu’exceptionnellement, comme c’est le cas en Afrique du Sud, que la Constitution en garantit l’existence (art. 188). Si le monde anglo-américain privilégie le principe de l’audit par une autorité supérieure de contrôle, le monde romaniste préfère en revanche confier cette fonction à une autorité juridictionnelle. Cette ligne de partage ne revêt toutefois qu’un caractère académique, car les pays de tradition romaniste ne forment pas un bloc homogène. La France a largement servi de modèle pour l’Europe continentale, ainsi que l’Allemagne[139] pour l’Europe orientale. En France, à la suite de la séparation historique des ordonnateurs et des comptables dans le contexte des réformes révolutionnaires, il existe une justice financière qui a pour objet d’assurer la responsabilité personnelle et pécuniaire des seconds par un juge indépendant de l’Administration. La Cour des comptes existe depuis 1807, ce dispositif ayant été complété par la réforme du 21 décembre 2001 relative aux chambres régionales des comptes, de même que par la Cour de discipline budgétaire et financière associée depuis 1948 à la Cour des comptes afin de contrôler les administrateurs et les agents de l’État pour leur gestion financière[140]. Malgré son importance, la Cour des comptes ne figure pas dans les dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958[141], pas plus que le Conseil d’État. Le modèle de la Cour des comptes a été largement repris par les pays de la Francophonie (Maroc, Algérie et Afrique francophone), mais également par l’Espagne (Tribunal de Cuentas)[142], le Portugal (Tribunal de Contas)[143] et l’Italie (Corte dei Conti)[144], pour ne donner que quelques exemples. L’Amérique latine n’a pas forcément suivi cette tradition en bloc[145], pas plus que les pays scandinaves (Suède, Danemark, Norvège, Finlande) qui ont recours à un ou plusieurs contrôleurs généraux dont l’existence est reconnue par la Constitution[146]. Ici encore, la Suède a joué un rôle précurseur, car Charles XII avait créé en 1718 un office de contrôleur général (ordningsmannaämbetel)[147]. Au-delà de la mouvance anglo-américaine du droit et des institutions politiques, plusieurs États ont donc hissé au rang de grand censeur un vérificateur général (ou un contrôleur général) et non un juge spécialisé. Cette autorité supérieure de contrôle est en fait un « grand comptable » dont la nomination doit être approuvée par le Parlement afin de diriger un bureau d’enquête et d’investigations (avec de nombreux comptables, actuaires et spécialistes des finances publiques) qui doit soigneusement vérifier l’utilisation des enveloppes budgétaires reçues par les ministères et les organismes publics. Chaque année, cette autorité doit déposer devant le Parlement un rapport annuel qui constitue une arme redoutable[148].

Pour le Directeur général des élections dont le mode de création relève de la Loi électorale du Canada[149], la question de la filiation constitutionnelle apparaît en des termes comparables à ceux du Vérificateur général. En dépit de l’absence d’un fondement constitutionnel explicite, cette autorité a pour mission d’actualiser des droits politiques reconnus par plusieurs dispositions du Bill of Rights du 13 février 1689[150], ainsi que les droits démocratiques reconnus à l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés[151]. En cas de contestation de résultats liés à un processus électoral, le juge judiciaire reste le gardien afin d’assurer un comptage minutieux des votes. À titre comparatif, c’est au Conseil constitutionnel que revient cette responsabilité en France pour toute réclamation ou contestation liée à l’élection du président de la République, des sénateurs et des députés, de même que pour les processus référendaires. C’est également cet organe qui doit proclamer les résultats pour une élection présidentielle ou pour un référendum[152].

Pour les autres champs (protection de la vie privée, accès à l’information, contrôle du lobbyisme, intégrité et éthique) où existent en termes comparables des autorités de surveillance, les commissaires ou les commissions qui en sont responsables reprennent plusieurs caractéristiques de l’Ombudsman parlementaire. Par filiation et imitation, cette institution a joué un rôle déterminant pour la conceptualisation de ces autorités indépendantes de contrôle et de protection qui n’ont pas le statut de juge. Dans l’arrêt Lavigne qui remonte à 2002, la Cour suprême a reconnu que le Commissaire aux langues officielles et le Commissaire à la protection de la vie privée présentent des analogies avec l’Ombudsman[153]. Plusieurs de ces autorités sont des créations récentes, si nous faisons exception du domaine de l’accès à l’information et de la protection de la vie privée où le mouvement de réforme remonte à la fin des années 70 ou au début des années 80 pour plusieurs pays occidentaux. Pour que leur existence soit reconnue par la Constitution, le contexte propre au « nouveau constitutionnalisme » des années 90 a été plus propice.

1.1.2 La reconnaissance d’un statut quasi constitutionnel

Les réformes constitutionnelles peuvent soulever des difficultés indéniables en l’absence de constitution écrite ou si, comme c’est le cas au Canada, la procédure de modification est très exigeante[154]. Afin de dénouer cette impasse, la Cour suprême a eu recours à une hiérarchisation des lois dans l’arrêt Lavigne, tant pour la Loi sur les langues officielles[155] que pour la Loi sur la protection des renseignements personnels[156]. Le litige avait pour objet l’application réciproque de ces deux lois dans la mesure où la seconde peut être appliquée au fonctionnement du Commissariat aux langues officielles. Afin de concilier ces deux lois, la Cour suprême a été dans l’obligation de clarifier la portée de leurs dispositions. Au nom de la Cour suprême, le juge Gonthier a reconnu que la Loi sur les langues officielles a un statut privilégié dans l’ordre juridique canadien. En reprenant les principes énoncés par le juge Bastarache dans l’arrêt Beaulac[157], il constate que les droits linguistiques au Canada découlent de l’article 16 (3) de la Charte canadienne et qu’ils ne peuvent, à ce titre, être considérés comme une exception ou une réponse à une demande d’accommodement[158]. Il ajoute que son statut quasi constitutionnel est reconnu par les tribunaux canadiens, notamment par la Cour fédérale qui a admis une filiation constitutionnelle à la reconnaissance des langues officielles[159].

Le juge Gonthier utilise ensuite la même analyse en affirmant, comme premier élément, que la Loi sur la protection des renseignements personnels « est également une loi fondamentale du système juridique canadien[160] ». Ce raisonnement repose en partie sur la cohérence de l’ordre juridique puisque la partie IV de la Loi canadienne sur les droits de la personne[161] a été abrogée et remplacée par la Loi sur la protection des renseignements personnels[162]. Compte tenu du caractère quasi constitutionnel de la première, le statut de la seconde a été clarifié par une logique de substitution. Le deuxième élément de son analyse revêt davantage une dimension axiologique, car il rappelle l’importance que la Cour suprême reconnaît à la protection de la vie privée à titre de valeur fondamentale des États démocratiques modernes[163]. Enfin, le troisième élément procède d’une appréciation globale de la Constitution puisque le droit à la vie privée peut être déduit du droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garanti par l’article 8 de la Charte canadienne. Sur le fondement de cette analyse, le juge Gonthier constate que les deux lois dont l’interprétation forme l’objet du litige « sont étroitement liées aux valeurs et aux droits prévus par la Constitution, ce qui explique leur statut quasi constitutionnel[164] ».

Afin de résoudre le vide qui résulte de l’absence de statut constitutionnel pour des lois, des droits ou des institutions, cette solution de rechange permet à la Cour suprême de déployer une réelle ingéniosité en vue de proposer des solutions qui tiennent compte davantage des réalités contemporaines. Le raisonnement suivi repose néanmoins sur la stricte cohérence de l’ordre juridique en utilisant une logique formelle de déduction fondée sur des droits reconnus explicitement (ou implicitement) par la Constitution. Le raisonnement revêt également les caractéristiques d’un syllogisme où des prémisses majeures (contenu de la Constitution) et mineures (portée d’une loi) permettent de tirer une conclusion (reconnaissance du statut quasi constitutionnel). Compte tenu de la diversité des droits protégés par ces autorités supérieures de surveillance du type « Commissariat » ou « Commission », cette démarche soulève néanmoins des difficultés. Dans un premier temps, par simple logique associative, elle permettrait de reconnaître un statut quasi constitutionnel aux dispositions à l’origine des pouvoirs et compétences du Directeur général des élections, car la Cour suprême a admis que le principe démocratique était une composante de l’ordre constitutionnel[165]. Comme cette autorité a pour principale mission de veiller à la régularité des processus référendaires et électoraux (démocratie directe), un raisonnement analogue pourrait être proposé à ceux qui ont déjà été retenus pour le Commissaire aux langues officielles et le Commissaire à la protection de la vie privée. En revanche, l’existence du Commissaire à l’information montre les limites de ce type de déduction. L’accès à l’information n’est pas un droit garanti par la Constitution, même dans la perspective où des renseignements personnels sont revendiqués par la personne intéressée[166]. Dans deux litiges où la Cour suprême a été appelée à résoudre un conflit apparent entre les dispositions de la Loi sur l’accès àl’information[167] et celles de la Loi sur la protection des renseignements personnels[168], une solution analogue à celle de l’arrêt Lavigne[169] n’a pas été proposée. Dans un arrêt qui remonte à 2003, la Cour suprême a précisé que les deux lois devaient être lues ensemble et qu’aucune ne devait l’emporter sur l’autre[170]. Saisie d’un autre litige où ces deux lois étaient encore en opposition latente, la Cour a repris la même position en 2006 en affirmant qu’il s’agit de « lois parallèles qui établissent conjointement un mécanisme cohérent de conciliation » des deux droits. Elle a néanmoins conclu que « le droit à la vie privée l’emporte sur le droit d’accès à l’information » en rappelant le statut quasi constitutionnel de la loi qui concerne la protection des renseignements personnels[171]. En dépit de leur complémentarité, la Cour suprême ne pouvait pas, de toute évidence, faire une déduction qui aurait permis de reconnaître le statut de loi fondamentale à la Loi sur l’accès à l’information. Le même problème aurait surgi si un ombudsman de compétence générale avait été créé au Canada, car, en dépit de son importance, une institution de ce type n’est pas une projection directe de droits reconnus explicitement par la Constitution. Bien qu’un ombudsman puisse intervenir dans des dossiers où des droits reconnus par la Charte canadienne pourraient être en cause, ce type d’institution ne pourrait se prévaloir de droits de bonne administration comparables à ceux qui sont énoncés dans la Charte des droits fondamentaux (dite Charte de Nice) qui a été intégrée à la Constitution européenne[172].

Même si elle crée ainsi des inégalités parmi un ensemble de lois dont la finalité commune découle d’une logique de protection, la solution quasi constitutionnelle a permis des progrès tangibles, notamment dans le domaine des droits de la personne. Dès 1982, la Cour suprême avait reconnu le caractère de « loi[s] fondamentale[s][173] » aux lois canadiennes sur les droits de la personne (Human Rights Act[174]). En 1985, dans l’arrêt Singh, le juge Beetz avait constaté que la Déclaration canadienne des droits[175] ainsi que les « chartes […] provinciales » sont des instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels[176]. La Cour suprême a réaffirmé ce principe à plusieurs reprises, notamment à propos de la Charte québécoise[177]. Ce document ayant été rédigé dans la perspective classique des chartes ou déclarations de droits et libertés, il présente une originalité indéniable[178] qui a servi d’argumentaire pour lui reconnaître une nature constitutionnelle[179]. Cette position a été réaffirmée par Michel Coutu dans le but de formuler des réserves sur l’ambiguïté que présente la « quasi-constitutionnalité[180] ».

L’emploi du terme « quasi » est très répandu en droit civil[181] et traduit des difficultés conceptuelles pour la nature des actes[182] ou, à tout le moins, des lacunes relatives à leur classement. Le terme « quasi » est également courant en common law[183], car la méthode de l’analogie est essentielle pour comprendre la démarche du juge[184]. L’expression la plus répandue, le « quasi-judiciaire », permet au juge de reconnaître, par simple analogie avec les caractéristiques de la procédure contradictoire des cours judiciaires, ainsi que la nature du litige, des droits liés au principe du contradictoire (équité procédurale, justice naturelle, justice fondamentale). Cette approche offre la possibilité de déterminer le droit applicable par comparaison avec les exigences de procédure propres au déroulement des instances judiciaires. Une procédure administrative peut ainsi être qualifiée de procédure quasi judiciaire en fonction d’un ensemble d’indices[185]. Ce cheminement permet de revoir à la hausse le statut d’un acte (un acte administratif) en vue d’imposer à une autorité des règles plus contraignantes. Une approche du même type existe en droit international public pour déterminer l’existence de mécanismes quasi juridictionnels[186]. En attribuant le statut quasi constitutionnel à une loi, le juge reprend cette technique afin de lui reconnaître une prééminence sur les autres lois. La Constitution sert ici de point de référence, tout comme la procédure judiciaire qui offre les termes de comparaison pour le quasi-judiciaire. Le pragmatisme de cette démarche l’emporte sur la nécessité d’élaborer des catégories homogènes. Elle connote néanmoins une idée forte de hiérarchisation pour reconnaître la primauté de certaines lois dites fondamentales. En droit américain, le terme super statute désigne des lois dont le statut est analogue[187]. En France, le recours à des lois organiques permet d’introduire un échelon intermédiaire entre la Constitution et la loi ordinaire. Ce sont des lois constitutionnelles qui offrent la possibilité de compléter le texte de la Constitution par des règles plus détaillées sous réserve d’un examen par le Conseil constitutionnel de leur conformité avec la Constitution[188]. Le projet de loi organique relatif au Défenseur des droits en est un exemple[189].

Le contexte du droit canadien reste néanmoins distinct, car cette démarche repose sur la technique de l’analogie et ne procède pas d’une modification directe de la Constitution. Faute d’éléments de référence qui peuvent justifier une comparaison ou une association, la méthode analogique ne permet guère de dépasser le contenu matériel d’un texte constitutionnel ou d’une constitution non écrite, ce qui renvoie en définitive aux limites de l’ordre constitutionnel. Son potentiel évolutif reste limité et elle ne permet pas d’éluder en droit canadien la disparité grandissante entre ces autorités de surveillance. Toute loi qui ne possède pas un statut constitutionnel peut être abrogée.

1.1.3 Les conditions relatives à la nomination

La nomination des titulaires à la tête des autorités de surveillance peut être structurée suivant quatre formules qui reflètent la réalité politique des rapports entre l’exécutif et les assemblées législatives. Dans la première formule, la nomination peut être réservée strictement au Parlement sans que l’exécutif soit engagé ou consulté, ou avec une solution de rechange plus conciliante où la nomination est faite par le Conseil des ministres sur recommandation du Parlement. La deuxième formule, assez répandue, consiste pour l’exécutif à proposer une candidature au Parlement qui l’approuve à la majorité absolue ou suivant une majorité renforcée (trois cinquième ou deux tiers) en vue de faire la nomination. La troisième formule est sans doute la plus ingénieuse, car elle correspond à des instances collégiales où les membres sont désignés par les plus hautes autorités de l’État au sein du Parlement et de l’exécutif. Ce système ne peut toutefois fonctionner que pour des commissions et ne peut être envisagé lorsqu’une seule autorité doit être désignée (par exemple, le Vérificateur général ou le Contrôleur général pour les comptes publics). Enfin, la quatrième et dernière formule, qui est largement critiquée, laisse à l’exécutif, habituellement le chef de l’État ou le premier ministre, l’entière liberté de choisir le titulaire de la fonction. Pour cette hypothèse, il est légitime de s’interroger afin de déterminer si ces autorités correspondent vraiment à des autorités supérieures de surveillance, car il s’agit habituellement d’un scénario où il n’y a pas de fondement constitutionnel avec pour seule garantie l’existence d’une loi.

Cette typologie repose en grande partie sur la nature de l’institution. Si le titulaire de la fonction est une personne, cette dimension anthropomorphique ne permet pas de mettre en oeuvre un mécanisme de représentation comme s’il s’agissait d’une commission où divers groupes ou autorités peuvent désigner une personne. La formule de la majorité qualifiée est la plus répandue, notamment en monde anglo-américain. Au Canada, les solutions retenues assurent une nette prépondérance au Parlement ou aux assemblées. L’initiative de proposer un candidat peut varier, ainsi que le pouvoir de nomination qui peut relever du Conseil des ministres ou des assemblées. Toutes ces formules requièrent habituellement une forme de coopération entre l’exécutif et les assemblées, mais il y a néanmoins des variantes qui confirment au moins trois des quatre formules énoncées plus haut. Ainsi, au Nouveau-Brunswick, quatre de ces autorités (Ombudsman, Directeur général des élections, Commissaire aux conflits d’intérêts, Commissaire aux langues officielles) voient leur titulaire nommé par le Conseil des ministres (lieutenant-gouverneur en conseil) sur la recommandation de l’Assemblée législative sans autre précision, ce qui requiert une majorité simple[190]. En revanche, le vérificateur général est nommé directement par le Conseil des ministres, mais sa destitution requiert une résolution approuvée par les deux tiers des députés de l’Assemblée législative[191]. Enfin, la nomination des membres de la Commission des droits de la personne est laissée à la discrétion de l’exécutif[192].

En Ontario, la nomination de l’ombudsman, du vérificateur général, du directeur général des élections, du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, du commissaire à l’intégrité ainsi que du commissaire à l’environnement relève du Conseil des ministres à la suite d’une résolution (« sur adresse ») de l’Assemblée législative (adoptée à majorité simple)[193]. Le choix du candidat est donc laissé à l’initiative de l’Assemblée. En revanche, la nomination des membres de la Commission des droits de la personne (Ontario Human Rights Commission) relève entièrement de l’exécutif comme en droit fédéral[194]. Pour la nomination des autorités supérieures de surveillance (à l’exception des commissions des droits de la personne), l’Alberta, la Colombie-Britannique, le Manitoba, le Nunavut, la Saskatchewan, Terre-Neuve-et-Labrador, les Territoires du Nord-Ouest et le Territoire du Yukon suivent pour l’essentiel le canevas offert par l’Ontario en réservant le choix du candidat à l’Assemblée législative, le Conseil des ministres ayant la responsabilité de la nomination. Cependant, quelques nuances méritent d’être signalées. En Colombie-Britannique, ce processus de désignation est très exigeant, car la recommandation destinée au Conseil des ministres relève d’un comité spécial de l’Assemblée législative qui doit être unanime pour le choix de l’ombudsman, du directeur général des élections, du commissaire à l’information et la protection de la vie privée ainsi que du commissaire aux plaintes dirigées contre les corps policiers[195]. La nomination du vérificateur général relève entièrement de l’Assemblée législative qui fonctionne dans ce cas à majorité simple[196]. Pour l’ensemble des provinces et des territoires, à l’exception du Québec, la nomination des membres des commissions des droits de la personne est laissée à la discrétion de l’exécutif, ce qui constitue une lacune compte tenu des enjeux constitutionnels mentionnés plus haut.

Au Québec, le processus de désignation repose sur la démarche inverse pour aboutir au même résultat. La nomination du protecteur du citoyen, du vérificateur général du Québec, du directeur général des élections, du commissaire au lobbyisme et des membres de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, de la Commission d’accès à l’information et de la Commission de la fonction publique repose sur une proposition (ou une motion) du premier ministre, et c’est l’Assemblée nationale qui les nomme par une résolution approuvée par les deux tiers des députés de l’Assemblée[197]. La destitution requiert le même type de majorité. La Colombie-Britannique a retenu le même mécanisme de majorité renforcée (deux tiers) pour la nomination du commissaire aux conflits d’intérêts[198]. Le Yukon a également adopté le principe des deux tiers en réservant le choix de la personne qui occupe les deux fonctions, ombudsman et commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, à l’Assemblée législative (recommandation appuyée par les deux tiers au moins des députés) et la nomination à l’exécutif[199]. Parmi cet ensemble, c’est la Nouvelle-Écosse qui offre les plus piètres conditions de nomination en laissant au Conseil des ministres le choix de nommer l’ombudsman, le vérificateur général, le directeur général des élections et le commissaire (Review Officer) pour l’accès à l’information et la protection de la vie privée[200]. En contrepartie, la destitution de ces autorités requiert l’intervention de l’Assemblée législative. Comme en Colombie-Britannique, la question des conflits d’intérêts revêt une importance accrue. Pour ce type de problème au sein de l’Assemblée législative et de la fonction publique, le Conseil des ministres doit consulter le juge en chef de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse en vue de désigner un juge retraité ou surnuméraire afin d’agir à titre de commissaire aux conflits d’intérêts[201].

En ce qui concerne le droit fédéral (Canada), le processus de nomination ressemble à celui du Québec. Le Conseil des ministres (gouverneur en conseil) nomme le vérificateur général du Canada, le commissaire aux langues officielles, le commissaire à l’information, le commissaire à la protection de la vie privée, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique ainsi que le commissaire au lobbying, après consultation du chef de chacun des partis reconnus au Sénat et à la Chambre des communes et après approbation par résolution des deux assemblées (à majorité simple)[202]. Par contre, le directeur général des élections est nommé à titre inamovible par résolution de la Chambre des communes et le directeur général adjoint est choisi par le Cabinet (Conseil des ministres)[203].

En Afrique du Sud, c’est le processus inverse, comme nous l’avons remarqué pour plusieurs provinces anglo-canadiennes[204]. Le pouvoir de nomination revient au président (exécutif) sur recommandation de l’Assemblée nationale pour le public protector (ombudsman), le vérificateur général ainsi que les membres de la Commission des droits de la personne, de la Commission électorale et de la Commission sur l’égalité des sexes. Pour ces recommandations, l’Assemblée nationale doit constituer un comité composé de façon proportionnelle de députés issus de tous les partis représentés à l’Assemblée nationale, avec l’exigence d’un vote renforcé à 60 p. 100 pour la désignation du public protector et du vérificateur général, alors qu’en contrepartie la majorité simple suffit pour les membres des autres commissions[205]. Les mêmes règles s’appliquent pour la destitution.

Le modèle que nous tentons de décrire est issu principalement de systèmes politiques qui relèvent de la filière britannique. Les projections vers d’autres systèmes, notamment ceux de tradition romaniste, soulèvent des problèmes de cohérence, car de nombreux organismes peuvent être promus à des fonctions de surveillance et de contrôle qui les rapprochent davantage des organismes de régulation (regulatory agencies) anglo-américains que du modèle des hauts-commissaires issus d’une collaboration fonctionnelle entre le Parlement et l’exécutif. La France en est un exemple compte tenu d’une application plus stricte de la séparation des pouvoirs. Il est difficile de faire une analogie conséquente avec les autorités de surveillance qui forment l’objet de notre étude, car le Parlement (Assemblée nationale et Sénat) ne fait que désigner des membres au sein de plusieurs commissions[206], à l’exception toutefois du Défenseur des droits (2008) dont le mode de nomination évoque désormais le monde anglo-américain et non l’Espagne. Comme c’est le cas en Hongrie[207], et comme nous venons de le constater pour le Canada et le Québec (Cabinet ou premier ministre), c’est à l’exécutif (le président de la République) que revient un pouvoir de nomination qui ne peut être exercé qu’après un avis favorable (avec une possibilité de blocage par vote négatif des trois cinquièmes) des membres de la commission permanente de chaque assemblée[208]. Cette procédure est moins exigeante en comparaison du Québec où un vote favorable des deux tiers des députés de l’Assemblée nationale est requis.

En dépit des apparences, le pouvoir de nomination n’est pas une question proprement technique. Il reflète également la nature constitutionnelle et politique du cadre institutionnel. Les pays scandinaves (Suède, Danemark, Norvège, Finlande) réservent un pouvoir exclusif de nomination pour le Parlement sans que l’exécutif puisse jouer un rôle quelconque. Sur ce plan, ils ont été suivis par le Portugal et l’Espagne, ainsi que par les Pays-Bas, où l’ombudsman national et son substitut sont nommés par la seconde Chambre des États généraux pour une période fixée par la loi. En revanche, l’Autriche a institué un système relativement complexe où les trois membres du Collège des médiateurs sont nommés par le président fédéral sur proposition et avec le contreseing de ce collège qui permet d’assurer une présidence en rotation annuelle selon le nombre de sièges détenus pas les partis qui les ont proposés[209].

Malgré ses limites, notre synthèse permet de mettre en exergue deux éléments : la nette prépondérance du Parlement sur le choix du candidat et l’inexistence d’un mode uniformisé de nomination. Sur ce point, le rapprochement de la situation qui règne au Canada et de la situation en France est exemplaire. Sous réserve de l’institution nouvelle du Défenseur des droits en France, le modèle canadien n’est pas « universel » compte tenu de la collaboration des pouvoirs entre l’exécutif et le Parlement (confusion relative des pouvoirs). Le système français repose sur la séparation des pouvoirs, sous réserve des atténuations de la modification constitutionnelle de 2008 qui ont pour objet de renforcer le rôle du Parlement sur les nominations[210]. Cette division de principe explique la composition des commissions indépendantes par des mécanismes de représentation venant de différentes autorités au sein de la République. Par simple contraste, les commissions canadiennes sont composées de membres désignés par l’exécutif ou le Parlement sans que ce soient nécessairement des personnes issues directement ou indirectement de l’appareil judiciaire ou de différents groupes de parlementaires (Sénat et Chambre des communes). Dans les rares cas où un juge retraité ou surnuméraire sera nommé, ce sera dans le but manifeste de rehausser l’intégrité et l’indépendance de l’autorité de surveillance.

1.2 La nature des institutions

Les enjeux liés au statut juridique offrent suffisamment d’éléments pour proposer une typologie fondée sur trois axes. Plusieurs éléments de nature politique, administrative et juridique montrent une nette division entre les autorités dont les travaux sont davantage orientés vers l’intégrité et le bon fonctionnement de l’appareil d’État (comptes publics, bonne administration, transparence, éthique, régularité, équité, efficacité, qualité) par opposition à celles qui agissent pour protéger des droits et libertés. Cette division n’est pas étanche. Il demeure néanmoins possible de faire cette distinction, car les responsabilités assignées à un vérificateur général, à un ombudsman « classique » institué pour remédier à des problèmes de « maladministration », à une commission d’accès à des documents administratifs, à un commissaire au lobbyisme ou à un commissaire responsable de l’éthique et des conflits d’intérêts relèvent de toute évidence de la première catégorie. En revanche, une commission électorale, un directeur général des élections, une commission des droits de la personne, une commission ou un commissaire responsable de la vie privée et de la protection de données nominatives appartiennent à la seconde catégorie, car il s’agit de la protection de droits politiques, ainsi que de droits et libertés issus de plusieurs strates historiques. Il existe néanmoins des droits plus spécifiques pour protéger des langues, des minorités ou un patrimoine culturel qui méritent d’être regroupés dans une catégorie particulière, même si, dans l’absolu, ils auraient pu être intégrés à la seconde catégorie. Au Canada, le Commissaire aux langues officielles en est un exemple, de même que la Commission de promotion et de protection de la diversité culturelle en Afrique du Sud (Commission for the Promotion and Protection of the Rights of Cultural, Religious and Linguistic Communities). Les ombudsmans forment une catégorie particulière, car nous avons constaté que, dans plusieurs systèmes, ils peuvent être institués pour protéger la population contre la mauvaise gestion et également contre des atteintes aux droits et libertés.

Si ce classement peut être utile, il ne résout en rien les interrogations liées à la détermination du statut juridique. Plusieurs autorités présentent une dimension anthropomorphique, en ce sens que le titulaire de la fonction est une personne, même si un personnel administratif et spécialisé forme un « bureau » afin de l’appuyer dans l’atteinte des objectifs prévus par la loi et la Constitution[211]. Au Canada, le terme « commissariat » est également employé, ce qui désigne tout autant la fonction de commissaire que le bureau du commissaire (avec adjoints et personnel) selon le sens usuel[212]. Les ombudsmans et les médiateurs, les vérificateurs ou contrôleurs généraux, les directeurs des élections, les nombreux commissaires spécialisés pour l’accès à l’information et la protection de la vie privée ainsi que les commissaires à l’intégrité et aux conflits d’intérêts en sont des exemples. Paradoxalement, la plupart de ces fonctions peuvent également être assurées par des commissions, notamment les commissions électorales, les commissions d’accès aux documents administratifs ou de protection des données nominatives[213], de même que les commissions des droits de la personne dont les fonctions sont assumées dans certains États par des ombudsmans. Une commission est une institution administrative comme le laisse entrevoir sans ambiguïté le droit administratif français où ces autorités sont classées dans les autorités administratives indépendantes, en y incluant le Médiateur de la République (dont l’abolition est prévue pour son remplacement par le Défenseur des droits)[214].

Dans les systèmes où la filiation britannique domine, ces autorités sont étroitement liées au Parlement et aux assemblées élues. Sur le site officiel du gouvernement du Canada, ces autorités sont présentées comme des hauts fonctionnaires et officiels du Parlement[215]. Malgré ce type de descriptif, le législateur n’a pas jugé opportun de rappeler cette filiation en droit canadien (autorités fédérales). Ce n’est pas le cas non plus au Québec où aucune précision n’est donnée sur la nature de ces institutions, sauf pour indiquer, dans les lois fédérales, que ces autorités ont le rang et les pouvoirs d’administrateur général de ministère[216]. En droit fédéral, la presque totalité de ces autorités sont, aux termes de la loi, « réputées faire partie de l’administration publique fédérale » pour l’application de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, de la Loi sur la pension de la fonction publique et de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique pour leur personnel[217]. En revanche, le corpus des lois issues des provinces anglo-canadiennes montre une plus grande proximité à l’égard de l’institution parlementaire. En Ontario, si l’ombudsman est un officier de l’Assemblée législative[218], le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée est en revanche un fonctionnaire de la législature[219] et également, à titre de variante, le commissaire à l’intégrité est un fonctionnaire de l’Assemblée[220]. La distanciation par rapport à la fonction exécutive est plus marquée, car ces personnes, de par leur fonction, sont dans l’ensemble soustraites de l’application de la Loi sur la fonction publique[221], mais en contrepartie elles peuvent se prévaloir de quelques avantages offerts aux fonctionnaires, notamment le régime de retraite des fonctionnaires. L’inventaire des lois des autres provinces montre des similitudes. En Alberta, ces personnes sont nommées individuellement « as an officer of the Legislature[222] ». Au Manitoba, l’ombudsman est un haut fonctionnaire de la Législature[223] et le vérificateur général, un haut fonctionnaire de l’Assemblée[224]. Ce type de qualification n’est pas systématique, car, en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick, il n’y a pas de précisions, sauf pour le commissaire aux conflits d’intérêts[225].

La Cour suprême a été appelée à clarifier le statut des autorités visées dans quelques arrêts. À propos de l’Ombudsman, le juge Dickson constate que sa fonction est créée par le « corps législatif », qu’elle est « dirigée par un officier public indépendant qui possède le pouvoir de recevoir des plaintes, d’enquêter et de faire rapport relativement aux abus de l’administration publique qui touchent les citoyens[226] ». Dans son analyse de l’évolution historique de cette autorité, il rappelle qu’au début l’Ombudsman suédois devait être le surveillant parlementaire de l’Administration, mais que la nature de l’institution a été progressivement modifiée pour recevoir les plaintes de citoyens lésés[227]. Le juge Dickson insiste sur les pouvoirs d’enquête que cette autorité possède afin de remédier à des cas de mauvaise administration que « les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif ne peuvent résoudre efficacement[228] ». Ce constat montre la singularité de l’institution par rapport à la division classique des pouvoirs. Dans l’arrêt Lavigne, la Cour suprême reprend les mêmes positions afin de caractériser les pouvoirs et les fonctions du Commissaire aux langues officielles et du Commissaire à la vie privée qui sont présentés comme des ombudsmans. La Cour suprême a jugé plus utile d’insister sur la nature des lois dont ils ont la responsabilité à des fins de surveillance et d’application, sans chercher par ailleurs à faire un lien spécial avec le Parlement. Tout comme cela a été fait dans l’arrêt de 1984, les deux institutions sont présentées comme étant au service de la population[229]. Ce constat est logique, car les plaintes sont déposées par des citoyens qui estiment être lésés, et non par des députés, sauf en de rares exceptions. En contrepartie, l’arrêt de principe sur le rôle du Vérificateur général montre que sa principale fonction consiste à préparer à l’attention de la Chambre des communes « un rapport annuel dans lequel il signale notamment les cas où […] des sommes d’argent ont été dépensées sans égard à l’économie ou à l’efficience[230] ». Dans cette affaire, la Cour suprême (juge en chef Dickson) a refusé que le Vérificateur général puisse s’adresser aux tribunaux dans les cas où le Parlement, les ministres et le Conseil des ministres refusent de lui communiquer de l’information pertinente pour l’exercice de ses fonctions. Dans ce contexte, le rapport annuel déposé devant le Parlement constitue l’unique mode de redressement. La Cour suprême précise qu’il s’agit d’un recours politique, car le Vérificateur général agit au nom du Parlement « dans l’exercice d’une fonction essentiellement parlementaire, savoir la surveillance des dépenses de l’exécutif conformément aux affectations de crédits votées par le Parlement[231] ». En cas de confrontation directe avec l’exécutif, même avec le parti qui détient la majorité des sièges à la Chambre des communes (scandale des commandites au Canada en 2002), il est utile de signaler que c’est l’opposition, aidée par une tempête médiatique, qui peut obtenir gain de cause afin que le vérificateur général puisse comparaître devant un comité du Parlement. Dans le contexte de l’arrêt de 1989, la Cour suprême ajoute qu’il ne joue pas, comme l’ombudsman, le rôle de protecteur du citoyen contre les abus de l’administration[232].

Cet arrêt est utile, car il montre que les autorités en question sont des mécanismes politiques[233] qui prennent le relais pour assurer la surveillance de l’exécutif, et par extension, celle des parlementaires, comme le montre la création au Canada en 2006 du Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Ce constat doit néanmoins être nuancé ou modulé, puisque la grande majorité de ces autorités sont orientées vers la protection des citoyens ou de toute personne présente sur le territoire national. Les titres de defensor del pueblo ou de protecteur du citoyen sont sans équivoque. Il y a unanimité pour constater que ce ne sont pas des juges et qu’ils ne remplissent pas de fonctions juridictionnelles, sauf par extension et accessoirement, comme l’illustre l’exemple au Québec de la Commission d’accès à l’information[234]. La Cour suprême insiste également pour montrer leur indépendance à l’égard de l’exécutif[235]. La seule question résiduelle gravite autour des rapports avec le Parlement. Notre contribution vise à souligner que ce sont des autorités dont la dimension est politique et juridique[236], car il n’est plus possible d’éluder leur constitutionnalisation progressive en vue de devenir des institutions au service de la démocratie constitutionnelle.

Sur ce plan, les constitutions nationales offrent des réponses contradictoires qui reflètent une relative confusion sur l’indépendance réelle de ces autorités. Le Portugal reconnaît une « personnalité indépendante » au Provedor de justiça[237], alors qu’en contrepartie l’Espagne a conféré au Defensor del pueblo le statut de « haut mandataire des Cortes generales[238] ». Sur ce point, Juan Vintro Castells, de l’Université de Barcelone, a réagi vigoureusement afin de démontrer que l’Ombudsman espagnol n’est pas un service interne (internal body) du Parlement et que, tout au contraire, son indépendance est réelle, sans aller toutefois jusqu’à lui reconnaître le statut de « corps constitutionnel » au même titre que le Parlement ou le gouvernement[239]. Dans la modification constitutionnelle du 6 avril 2001, la Grèce a reconnu le statut d’autorité indépendante pour l’Ombudsman[240].

Cette dénomination (autorité indépendante) est fort répandue, comme le montre l’institution du Médiateur de la République[241] qui relevait au départ de la catégorie des autorités administratives indépendantes. Si le droit français ne laisse planer guère de doutes sur le caractère administratif de ces autorités (avant 2009), la même conclusion s’impose pour les systèmes qui sont davantage dans la mouvance de la tradition britannique, avec néanmoins quelques nuances. En 2008, au Canada, la Cour suprême a dégagé une solution de compromis. Dans le contexte d’un jugement unanime, le juge Binnie en vient à la conclusion que le Commissaire à la protection de la vie privée est un « agent du Parlement » et un « enquêteur administratif »[242]. Même si ce commissaire peut revendiquer des pouvoirs analogues à ceux d’un tribunal judiciaire, il ne peut être assimilé à une cour ou à un tribunal[243]. En fait, pour ces diverses autorités qui sont dans la mouvance de l’Ombudsman, la Cour suprême a toujours insisté sur leur fonction d’enquête à la suite du dépôt de plaintes. Ces autorités ne sont pas des juges-enquêteurs vu leur pouvoir de recommandation et le dépôt de rapports. Elles exercent plutôt une fonction administrative pour laquelle elles restent soumises au pouvoir général de surveillance des cours (révision judiciaire) comme toute entité administrative. Il faut reconnaître que ces autorités administratives supérieures relèvent du Parlement pour lequel elles n’agissent pas à titre de mandataire ou de fonctionnaire subordonné, mais à titre de représentant (c’est le sens premier du terme « ombusdman »). Le terme « agent » n’est pas le plus approprié, car il entretient la confusion quant à ces autorités qui ne sont pas subordonnées au Parlement et qui sont réellement indépendantes. Les dénominations du type « haut fonctionnaire » ou « officier du Parlement » reflètent des dimensions plus techniques liées au statut de la fonction (absence de lien de subordination avec la fonction exécutive), mais elles sont également critiquées pour leur ambiguïté compte tenu de l’indépendance réelle de ces autorités[244].

Si ces mécanismes politiques et juridiques permettent aux parlements et aux assemblées élues de remplir leurs fonctions de contrôle et de surveillance, la dimension parlementaire doit désormais être conjuguée avec une dimension constitutionnelle en constante progression[245]. Dans leur ouvrage sur l’action gouvernementale, Issalys et Lemieux les décrivent comme des « organes centraux indépendants » sous l’égide du principe constitutionnel du gouvernement responsable[246]. À l’échelle de plusieurs pays occidentaux, l’évolution constitutionnelle des dernières décennies en fait davantage des mécanismes de protection des citoyens (et parfois par extension de toute personne) pour assurer le bon déroulement des processus référendaires et électifs, lutter contre la corruption et la mauvaise gestion, garantir des droits et libertés, protéger des populations vulnérables et offrir des garanties tangibles pour la transparence. Le Médiateur européen est un bon exemple de cette évolution avec un ancrage plus marqué à l’égard de la citoyenneté dans le Traité établissant une constitution pour l’Europe[247]. Si le Vérificateur général se démarque davantage en étant un auxiliaire du Parlement ou des assemblées, il constitue néanmoins un mécanisme essentiel de lutte contre la corruption. Son existence est indispensable au fonctionnement d’une démocratie politique où la classe politique doit rendre des comptes à la population. L’importance de cette fonction rend plus relative sa filiation à l’égard du Parlement. Il doit faire rapport et rendre des comptes certes, mais son indépendance est réelle.

Insister sur la dimension administrative ou parlementaire dans un contexte de constitutionnalisation peut conduire à des débats stériles. Il nous paraît plus prudent de présenter ces gardiens comme des autorités supérieures de surveillance et de contrôle. Compte tenu de leur insertion progressive dans le texte des constitutions, nous pourrions aussi les présenter comme des organes constitutionnels, mais cette question nous paraît un peu prématurée. Si ces autorités étaient regroupées par bloc entier dans un texte constitutionnel, leur singularité deviendrait plus visible par rapport à certaines idées reçues sur la division ou la répartition des pouvoirs au sein de l’État.

2 La recherche de l’effectivité dans l’évolution contemporaine du constitutionnalisme

Le constitutionnalisme moderne est tributaire de la double révolution américaine et française qui a permis de reconnaître la conception normative de la constitution comme loi fondamentale à titre de norme juridique suprême[248]. Dans les conceptions contemporaines de la constitution, cette dimension semble acquise en dépit du fait que plusieurs régimes politiques n’offrent qu’une conception formelle de l’ordre constitutionnel, sans qu’aucun organe puisse être saisi en vue d’assurer un contrôle minimal de compatibilité. La conception normative est néanmoins prépondérante et favorise l’élaboration de constitutions écrites. En cherchant à définir la notion de constitution dans sa dimension contemporaine (thin sense), Joseph Raz énonce sept propriétés qui intègrent ce principe de la constitution-norme (constitutive, stable, written, superior law, justiciable, entrenched, common ideology)[249]. Sur le plan de son application, deux orientations distinctes peuvent en découler. Plus restrictive, la première présuppose un contrôle de compatibilité ou de non-contrariété par un organe qui peut statuer sur la conformité des lois, des règlements, des ordonnances, ainsi que sur des actes administratifs ou des mesures administratives, à l’égard du contenu de la constitution. Ce type de contrôle assure une nette prépondérance à la validité et à la légalité, mais également, sinon davantage, à l’interprétation. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême a retenu ce sens usuel en affirmant que le constitutionnalisme « exige que les actes de gouvernement soient conformes à la Constitution[250] ». Dans la perspective de la justice constitutionnelle, ce contrôle de conformité ne se réduit pas à un simple veto pour assurer le principe de non-contrariété (tout acte contraire à la Constitution est déclaré incompatible ou inopérant). Il est présenté comme un travail d’interprétation, car celui qui dispose du statut d’interprète authentique (le juge de dernière instance dans un litige déterminé) est aux prises avec des difficultés lorsque vient le moment de dégager le sens qu’il convient de donner à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles. Il en résulte un mode d’élaboration du droit constitutionnel jurisprudentiel où domine un travail d’argumentation qui projette une image en extension et dynamique (sens du mouvement) dans l’élaboration du corpus constitutionnel. Compte tenu de l’importance de plusieurs enjeux passés ou présents (à titre d’exemples, l’avortement, le suicide assisté, l’homosexualité), les auteurs américains peuvent insister davantage sur l’existence de « conflits constitutionnels » afin de déterminer la nature de ce travail d’interprétation, notamment pour des situations où leur constitution n’offre pas de repères précis[251].

Dans cette perspective, l’application de la constitution n’est pas un travail qui se résume à dégager un sens caché ou authentique. Cette conception évolutive résulte des conditions particulières propres au contentieux constitutionnel. La nécessité d’assurer la lisibilité et la cohérence d’un texte constitutionnel par un mécanisme juridictionnel a pris une telle importance qu’elle rend moins immédiat le second sens du terme application (la nécessité d’agir pour que la constitution puisse être concrète et effective dans une perspective évolutive). Notre étude a pour objet de mettre en lumière cette autre dimension de l’effectivité dans un contexte où plusieurs dispositions constitutionnelles ne peuvent pas être analysées sur le seul fondement du principe de non-contrariété. Le principe d’égalité en est un bon exemple, car il impose à toutes les autorités de l’État de prendre des moyens pour remédier à des inégalités (affirmative action). Le droit constitutionnel contemporain épouse à certains égards la dimension programmatrice des politiques publiques[252]. L’évolution du droit public reflète l’importance des programmes mis en oeuvre pour atteindre des objectifs concrets. Si le droit administratif en offre des exemples à grande échelle, le droit constitutionnel repose en partie sur des moyens similaires, puisque les transformations constitutionnelles des dernières décennies reflètent la volonté des autorités constituantes afin d’introduire des mécanismes de transformation sociale et politique.

La Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud[253] a été en partie à l’origine de nos travaux : ainsi, elle offre un fort contenu de droit énoncé par objectifs afin d’introduire des éléments de rupture par rapport au passé. Le thème de la démocratie constitutionnelle a été retenu par les autorités sud-africaines non seulement dans le but d’introduire des droits nouveaux au chapitre II de leur constitution, mais également pour atteindre des objectifs par le moyen de la création d’autorités indépendantes (state institutions supporting constitutional democracy) aux chapitres IX et X. Ces autorités acquièrent plus de visibilité et d’influence grâce à la constitutionnalisation de droits et de principes qui guident leur action. Le Bill of Rights offre en plus de nombreux droits économiques et sociaux, des droits qui reflètent les préoccupations contemporaines : environnement (art. 24), langues et culture en harmonie avec la dimension multinationale de la société sud-africaine (art. 30 et 31), accès à l’information (art. 32), garanties pour l’action administrative (art. 33). Des principes de bonne gestion sont énumérés à l’article 193. Très contemporaine par son contenu, la Constitution offre ainsi des avancées qui forment les nouveaux espaces du droit constitutionnel[254]. Une analyse comparable peut être faite pour la Loi constitutionnelle de 1982[255] au Canada (protection des minorités, patrimoine multiculturel, droits linguistiques, droits autochtones) avec néanmoins un relatif décalage temporel. Comme l’adoption de cette loi remonte à 1982, elle n’offre pas de dispositions relatives à l’environnement et n’a pas été modifiée.

Dans la perspective d’un droit constitutionnel en expansion, la question des moyens devient déterminante. Les autorités de surveillance en sont un exemple, car elles ont été largement instituées à des fins de protection et de promotion. Si ces mécanismes répondent encore à une finalité politique de contrôle de la fonction exécutive, la figure initiale du grand censeur (Chine impériale) a évolué vers des autorités de surveillance dont la responsabilité principale consiste à promouvoir des principes, des règles et des droits, mais également à préserver des dimensions liées au patrimoine linguistique, culturel et environnemental. Le constitutionnalisme contemporain reflète ces dimensions culturelles, mais également l’influence grandissante des sciences de la gestion (bonne gestion, intégrité, transparence, efficacité) et des sciences de l’environnement.

Cette évolution ne peut que susciter des interrogations. Ces autorités de surveillance sont-elles des gardiennes de la constitution au même titre que les juges ? Leur création peut-elle être expliquée sur le fondement d’une juridicité moindre des droits reconnus ou de problèmes liés à leur justiciabilité ? Est-il possible de les considérer comme des solutions de rechange au règlement des litiges ? Comment expliquer la juridicisation croissante de principes (efficacité, qualité, transparence, imputabilité) qui peuvent paraître sans lien direct avec le droit ? La première piste qui mérite une investigation consiste à déterminer si un lien explicatif peut être proposé entre l’émergence de ces principes et le choix des mécanismes. Enfin, les objectifs contemporains de protection peuvent-ils faire l’objet de catégories ?

2.1 L’émergence de nouveaux principes et le choix des mécanismes

La perspective d’un débat sur la nature constitutionnelle de ces autorités pourrait être un objet de réflexion. Dans une perspective comparée, elles agissent dans le but de protéger des droits et des principes reconnus par une constitution, et également comme gardiennes de la légalité, de la régularité et de l’intégrité. Le Canada est engagé dans cette évolution. Il faut dès lors appréhender la nature de la contribution de ces autorités eu égard aux objectifs recherchés. Ne font-elles qu’appliquer la Constitution comme toute autorité administrative, ou peuvent-elles prétendre au titre de « gardiennes de la Constitution » tout comme les juges ? Leur ascension montrerait à tout le moins que d’autres autorités peuvent assurer l’effectivité de principes et de droits reconnus par la Constitution. À ce titre, peuvent-elles constituer un autre pouvoir qui se démarque des catégories connues[256] ?

Le terme « gardien » revêt une forte connotation, car il renvoie à la controverse qui avait opposé Hans Kelsen à Carl Schmitt en 1931. Le regain d’intérêt suscité en France par cette polémique découle des efforts pour assurer la traduction française des réflexions de Kelsen sur ce thème[257] et la présentation des positions de Schmitt dont les travaux ont connu un regain d’actualité depuis les événements du 11 septembre 2001 (état d’urgence et légalité d’exception)[258]. Cette controverse célèbre pour l’histoire de la pensée constitutionnelle au xxe siècle[259] a fait l’objet d’un colloque franco-allemand à Berlin en 2006[260]. Pour la garde, la protection ou la garantie de la constitution, Schmitt avait défendu la thèse que seul le chef du pouvoir exécutif (le président du Reich dans la Constitution de Weimar) devait en être le gardien. Kelsen avait répliqué en faveur de la justice constitutionnelle. Le choix du chef de l’État ou d’une cour constitutionnelle ne peut avoir de sens que dans la perspective d’une interprétation authentique faite par une autorité dont la décision ne peut plus être contestée et qui contribue directement à l’élaboration du texte constitutionnel. Dans un contexte plus contemporain de démocratie parlementaire et de démocratie constitutionnelle, ce débat ne peut être confiné aux termes de la polémique de 1931 dans la perspective des thèses de Carl Schmitt[261]. Dans un régime présidentiel, le chef de l’État joue un rôle déterminant dans l’application et l’interprétation de la constitution[262]. En revanche, le Parlement est le premier organe de l’État dans l’interprétation et l’application de la constitution pour les régimes non dualistes (démocratie parlementaire).

Même si elles sont dépourvues d’un rôle de gardien afin d’assurer une lecture authentique de la constitution au même titre qu’une cour ou que le Parlement, ces autorités de surveillance ont été instituées en vue de protéger, de garantir, de promouvoir, d’éduquer, de prévenir des violations potentielles, et, également, pour enquêter et faire rapport sur des allégations d’atteinte à des droits et à des principes reconnus par la constitution. L’effectivité recherchée est d’un autre type que celle d’une lecture officielle faite par une autorité qui dispose d’une habilitation en vue de l’élaboration du corpus constitutionnel. Ce développement peut être expliqué en partie par l’ascension des principes de bonne gestion et de bonne administration. La qualité, la transparence, la célérité, l’intégrité et l’imputabilité ne font que traduire l’ascension de nouvelles exigences administratives et politiques[263] qui requièrent une intervention plus directe de la part d’autorités qui sont perçues comme des enquêteurs administratifs, mais également, sinon davantage, comme des agents de changement et d’« application concrétisée[264] ». Toutefois, dans la mesure où des juges peuvent être saisis de questions identiques, comme nous allons le montrer plus loin, une explication fondée sur la nature des principes reste aléatoire, car elle soulève un problème de cohérence formelle pour le droit. Bien davantage que les principes, l’impact des choix institutionnels liés à la croissance de ces autorités de surveillance peut expliquer une évolution du droit sur la question de l’effectivité.

2.1.1 La convergence des objectifs avec les propriétés formelles du droit

Sauf quelques exceptions qui relèvent du modèle nord-américain pour les tribunaux administratifs (Commission d’accès à l’information et Commission de la fonction publique au Québec), ces autorités ont pour dénomination commune de ne pas exercer de fonctions juridictionnelles. En principe, elles agissent sur réception d’une plainte. Cette caractérisation reste néanmoins trop étroite, car plusieurs autorités mènent des travaux d’investigation et de vérification en l’absence de toute plainte écrite, ce qui est principalement le cas du Vérificateur général, mais également de plusieurs ombudsmans spécialisés qui doivent mener des études afin d’évaluer des problèmes de nature systémique pour l’application de lois qui relèvent de leur compétence ou pour le règlement d’autres situations préjudicielles. Il suffit d’évoquer les problèmes que pose la multiplication de fichiers qui contiennent des données nominatives pour comprendre que les autorités responsables de la protection de la vie privée ne restent pas passives dans l’attente du dépôt de plaintes individuelles. La dénonciation de la liste d’interdiction de vol (no-fly list) lors de la 29e Conférence internationale des commissaires à la protection des données et de la vie privée tenue à Montréal le 28 septembre 2007 en est un exemple[265]. De même, les ombudsmans parlementaires possèdent des pouvoirs généraux afin de commenter le dépôt de projets de loi ou tout autre problème systémique par l’entremise du rapport annuel déposé devant le Parlement. Ils sont investis d’une mission générale de protection des droits des citoyens afin de mettre en évidence des problèmes et d’offrir des pistes de solution[266].

À la suite de constats déjà formulés par la Cour suprême, il n’y aurait donc aucune ambiguïté dans le fait de différencier ces autorités des différentes catégories de juges qui constituent l’ordre judiciaire et l’ordre administratif (avec toutes les nuances voulues suivant l’unité ou la dualité de juridiction). Une indéniable convergence existe pourtant sur le plan des objectifs, ne serait-ce que sur le chapitre de la protection des droits et libertés (ou de la protection des droits fondamentaux) en fonction de l’évolution contemporaine des différentes catégories d’ombudsmans. Cette évolution constitue un fait saillant des transformations des deux dernières décennies. Elle ne permet pas de retenir une analyse minimaliste de leurs responsabilités, encore qu’il faille tenir compte de certaines autorités dont le rôle reste limité. Comme nous l’avons constaté dans les développements qui précèdent, ces autorités ne forment pas un bloc parfaitement homogène. En France, à titre d’exemple, le Médiateur de la République, dans la perspective de son remplacement par le Défenseur des droits (2010), ne répondait pas à l’image d’un « grand censeur » si nous en jugeons par la perception de René Chapus qui le classait dans « [l]es institutions d’accompagnement de l’administration active » au même titre que le Conseil d’État dans sa fonction consultative[267]. En dépit de cette image peu flatteuse, le professeur Chapus avait pourtant livré une appréciation positive de l’institution.

À l’opposé, la diffusion du modèle des human rights ombudsmans pourrait servir d’exemple pour réviser à la hausse le statut et le rôle de ces autorités. Si nous nous limitons aux ombudsmans qui ont pour fonction traditionnelle de remédier à des problèmes de mauvaise gestion, nous pouvons dresser un constat intéressant dans le but de montrer cette convergence avec les objectifs du contrôle judiciaire (ou du contrôle juridictionnel). Au Canada, il existe une réelle similitude entre les motifs pour lesquels le Protecteur du citoyen peut intervenir et les motifs qui justifient l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire devant les deux cours fédérales, soit la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale. Dans la liste des motifs qui peuvent justifier son intervention, le Protecteur du citoyen doit aviser, par écrit, le dirigeant d’un organisme public chaque fois qu’il estime que cet organisme public, ou une personne qui relève de ce dirigeant, ne s’est pas conformé à la loi (violation de la loi), a agi de façon discriminatoire (la discrimination est interdite par les chartes canadienne et québécoise sous réserve de la discrimination positive), a commis une erreur de droit ou de fait (ces deux motifs constituent des exemples classiques en contentieux administratif) ou, encore, n’a pas exercé correctement un pouvoir discrétionnaire pour des motifs qui ne sont pas pertinents ou faute de motivation[268]. Si ces motifs convergent avec ceux qui caractérisent le contrôle juridictionnel ou le contrôle judiciaire tous azimuts, les autres restent conformes aux interventions propres aux ombudsmans en vue de remédier à la « maladministration ». Le Protecteur du citoyen peut ainsi intervenir si un agent d’un organisme public a agi de façon déraisonnable, injuste ou abusive et, également, s’il a fait preuve d’inconduite ou de négligence. Cette disposition (art. 26.1) montre la diversité des objectifs qui peuvent justifier une intervention du Protecteur du citoyen, qui agit non seulement pour des considérations liées à l’équité[269], à la qualité et à la célérité, mais aussi pour des impératifs de conformité, de légalité et de régularité. Ces trois éléments singularisent également les motifs qui peuvent justifier la recevabilité d’une demande de contrôle judiciaire devant les cours fédérales. Le juge peut intervenir si un organisme fédéral (« office fédéral » au sens de la loi) a agi en situation d’excès de pouvoir (violation des règles de compétence et de procédure), n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale (régularité), a commis une erreur de droit ou, de fait, a agi de façon frauduleuse (intégrité) ou bien a agi de toute autre façon contraire à la loi (légalité)[270]. Le respect du principe de légalité offre une toile commune à ces deux modes de contrôle dont la différence relève des moyens. Si les interventions du Protecteur du citoyen se limitent aux avis et aux recommandations[271], en revanche, les juges des cours fédérales peuvent déclarer nul ou illégal, annuler, infirmer, prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance ou procédure ou encore tout autre acte de l’office fédéral, tout comme ils peuvent ordonner à l’organe fédéral d’accomplir tout acte qu’il a refusé d’accomplir pour divers motifs[272]. Si ce rappel montre que les pouvoirs d’un juge ne peuvent de toute évidence être confondus avec ceux d’un ombudsman, les deux institutions concourent au respect d’objectifs identiques dès qu’il s’agit de dimensions liées à la légalité, à la régularité et à la conformité. Au sens strict, ce sont des autorités de surveillance et de contrôle de la fonction exécutive (gouvernement et Administration).

Avec des moyens très différents de ceux des cours et suivant une procédure non juridictionnelle, les autres autorités visent également des objectifs similaires à titre de gardiennes de la légalité, avec néanmoins une inflexion plus marquée en vue d’atteindre des objectifs de protection ou encore dans le but d’assurer ou de garantir l’application matérielle d’une loi. Si les objectifs rattachés à la légalité, à la conformité et à la régularité sont comparables à ceux des cours judiciaires ou des cours administratives, d’autres dimensions liées à l’intégrité, à l’imputabilité, à la transparence, à l’équité, à la qualité, à la confidentialité et à l’égalité montrent le souci du législateur afin d’offrir des garanties qui puissent assurer l’effectivité de droits reconnus par la loi ou la constitution ou les deux à la fois. Si les cours disposent incontestablement de moyens plus puissants, la question de l’effectivité ne peut être réduite à l’annulation d’un acte suivant une procédure juridictionnelle. L’intégration progressive de concepts comme la qualité, la célérité et l’accessibilité[273] oblige à revoir la finalité et la signification des modes de contrôle.

Dans cette perspective, le rôle de ces autorités peut varier sensiblement, car certaines d’entre elles sont des agents d’intégrité du système pour la presque totalité des organismes publics, ce qui suppose des moyens d’investigation en fonction d’un très grand nombre de lois et de règlements. Avec les nuances requises compte tenu des limites propres à la compétence de plusieurs autorités, lesquelles peuvent varier considérablement en fonction des droits nationaux ou des droits des États membres d’une fédération, ce sont essentiellement les contrôleurs ou vérificateurs généraux, les ombudsmans-médiateurs et les commissions des droits de la personne qui possèdent ce champ très étendu sur un vaste corpus de lois et d’organismes. À l’inverse, des autorités supérieures peuvent agir en vue du respect, de la protection et de l’application effective de droits garantis par la constitution, mais énumérés dans une ou quelques lois dont ils ont la responsabilité. Dans cette catégorie figurent les commissions ou commissaires responsables de la protection de la vie privée, de l’accès à l’information et aux documents administratifs, du contrôle du lobbyisme et des conflits d’intérêts, mais également les commissions électorales ou les directeurs généraux des élections dont l’existence permet de matérialiser l’application de droits politiques liés à toute forme de consultation auprès des citoyens. Si l’étendue des responsabilités peut varier selon le nombre de lois dont il s’agit de promouvoir les objectifs ou de surveiller la bonne application, les finalités qui orientent les travaux de ces autorités de surveillance sont liées de près aux propriétés formelles du système juridique : publicité, cohérence, effectivité, prévisibilité, égalité[274].

Outre les impératifs traditionnels de légalité et de régularité, les attributions du Vérificateur général sont orientées vers le respect d’exigences liées à la transparence, à la conformité, à l’intégrité et à l’imputabilité. Au Canada, il effectue des examens et des enquêtes à titre de Vérificateur des comptes du Canada. Il a notamment pour mission d’examiner les différents états financiers qui doivent figurer dans les comptes publics en vertu de l’article 64 de la Loi sur la gestion des finances publiques[275] dans le but de certifier si ces états financiers « sont présentés fidèlement et conformément aux conventions comptables énoncées pour l’administration fédérale et selon une méthode compatible avec celle de l’année précédente[276] ». Dans son rapport annuel, ou par le moyen de rapports spéciaux, il peut signaler à l’attention de la Chambre des communes des cas où il a constaté que les comptes publics n’ont pas été tenus suivant les bonnes méthodes et conventions comptables, que des registres essentiels n’ont pas été tenus, que les règles et la procédure utilisées ont été insuffisantes pour contrôler des biens publics et des cotisations, que des sommes d’argent ont été dépensées à d’autres fins que celles qui avaient été autorisées par le Parlement ou sans égard à l’économie et à l’efficience, que l’efficacité des programmes ne peut être évaluée correctement faute de mesures appropriées et, enfin, que des sommes d’argent ont été dépensées sans égard aux exigences du développement durable. Ces éléments relèvent en partie de la légalité dans la mesure où des écarts sont sanctionnés par le Code criminel pour la falsification de livres et de documents (art. 397) ou pour les fraudes envers le gouvernement (art. 121). Dans une perspective plus contemporaine, un régime de responsabilité civile et des infractions pénales ont été prévus dans la partie IX de la Loi sur la gestion des finances publiques[277]. Depuis l’introduction de la nouvelle gestion publique au cours des années 90, la mission du Vérificateur général dépasse désormais le cadre strict du contrôle. Il agit également à titre de conseiller et de superviseur pour l’utilisation de bonnes pratiques liées aux préceptes de la gestion[278].

À titre comparatif, il ne faut pas conclure trop hâtivement que d’autres autorités ne sont responsables que de l’application d’une seule loi. À titre d’exemple, le Commissaire aux langues officielles est investi par le législateur fédéral de la mission de « faire respecter l’esprit » de la Loi sur les langues officielles[279]. Certes, l’essentiel de ses responsabilités découle de cette loi. La partie VII offre néanmoins deux axes qui débordent le strict cadre de l’usage des deux langues officielles dans les institutions fédérales. Outre un volet communautaire qui oblige le Commissaire à analyser l’évolution et les besoins des deux communautés de langues officielles (les populations anglophone et francophone), il existe également un volet de promotion de la pleine reconnaissance du français et de l’anglais dans la société canadienne. La partie VIII de cette loi montre par ailleurs que le Conseil du Trésor est investi de l’élaboration et de la coordination générales des principes et des programmes fédéraux pour l’application de plusieurs parties de cette loi relatives au fonctionnement des institutions fédérales. Ces éléments ont conduit depuis quelque temps le titulaire actuel de la fonction à scruter des dimensions liées au renouvellement de la fonction publique, la réforme de l’État (transformations gouvernementales), l’immigration et les communautés francophones, l’apprentissage de la langue seconde en milieu scolaire, la dualité linguistique dans les relations internationales du Canada et le rôle des organismes fédéraux de financement de la recherche[280]. Bien que le Commissaire ne soit pas le responsable direct de l’application des lois qui forment l’objet de sa réflexion, ses commentaires montrent néanmoins que sa mission ne peut être réalisée que par l’évaluation des lois, des politiques et des programmes qui ont une incidence sur la question des langues officielles. À titre d’exemple, la Loi sur l’emploi dans la fonction publique affirme que la fonction publique doit incarner la dualité linguistique et doit servir la population dans la langue officielle de son choix[281]. Dans cette perspective, son rôle peut être décrit sous l’angle du changement dans les comportements et les pratiques[282].

Ce rôle trans-systémique caractérise également les travaux du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. En dépit du fait que le mandat et les responsabilités du Commissaire découlent de l’ensemble des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques[283], ainsi que de la Loi sur la protection des renseignements personnels[284], les atteintes potentielles ou réelles à la vie privée ont pris une ampleur telle que les interventions du Commissaire visent l’application de plusieurs lois et règlements : gestion de l’information nominative liée à la délivrance des passeports, application de la législation relative au transport aérien (liste d’interdiction de vol), enjeux technologiques liés à la transformation électronique des permis de conduire, constitution électronique de dossiers de santé, transmission de renseignements personnels par les services de télécommunications (problématique de l’« accès légal au serveur » qui est en fait celle de l’interception des communications électroniques)[285], programmes de formation des fonctionnaires, vol d’identité en ligne et, enfin, gestion des dossiers et publication électronique des décisions contenant des éléments confidentiels par les organismes et tribunaux administratifs[286]. Une telle diversité de fonctions met cette institution à rude épreuve[287].

En revanche, il faut reconnaître que les mécanismes créés depuis 2005 sont davantage tributaires de la loi qui les institue, comme le montre le mandat du Commissaire à l’intégrité du secteur public[288]. Ce n’est toutefois qu’une apparence, car la création du Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique en 2007 a requis des remaniements législatifs qui dépassent le dépôt de la Loi sur les conflits d’intérêts[289]. Insérée dans la Loi fédérale sur la responsabilité[290], la création de ce commissariat a nécessité une modification de la Loi sur le Parlement du Canada[291] et la modification corrélative de plusieurs lois. Outre le fait que ce commissaire est également responsable du Code régissant les conflits d’intérêts des députés[292] qui fait partie du Règlement de la Chambre des communes[293], ses responsabilités ont des répercussions incontestables sur l’administration de plusieurs lois fédérales relatives à la fonction publique, notamment la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[294].

Cette évolution permet de faire un constat. Les objectifs recherchés par la création de ces autorités de contrôle et de surveillance relèvent désormais des propriétés formelles du droit avec une influence directe de la science politique et des sciences de la gestion pour l’affirmation de plusieurs principes de bon gouvernement. En fonction de six catégories (ce regroupement répond aux fins de simple commodité), une nette convergence peut être remarquée entre les objectifs recherchés par le législateur, voire le pouvoir constituant, et les caractéristiques de l’ordre juridique :

  1. Vérificateurs ou Contrôleurs : légalité, conformité, régularité, transparence, intégrité, imputabilité ;

  2. Ombudsmans / Médiateurs : légalité, conformité, régularité, équité, qualité, célérité, accessibilité ;

  3. Directeurs / Commissions pour les élections et les processus référendaires : légalité, conformité, régularité, transparence, accessibilité, publicité ;

  4. Commissions ou Commissaires responsables de l’accès à l’information et de la vie privée : légalité, conformité, régularité, transparence, confidentialité ;

  5. Commissaires au lobbyisme, aux conflits d’intérêts, à l’intégrité et à l’éthique : légalité, conformité, régularité, transparence, intégrité ;

  6. Commissions des droits de la personne : légalité, conformité, régularité, égalité, accessibilité.

Afin de remettre ces éléments en perspective, il ne faut pas pour autant conclure que certains de ces objectifs n’ont aucune pertinence pour le fonctionnement des cours et des tribunaux. Loin d’être responsables du seul contrôle de légalité ou de conformité, les juges sont également responsables d’objectifs liés à la qualité et à la célérité qui peuvent être parfois énoncés par la loi (gestion des litiges). Cet éventail d’objectifs montre ainsi la diversité des gardiens qui concourent à l’intégrité formelle du système juridique. Pour la catégorie qui forme l’objet de notre étude, cette évolution montre l’élargissement graduel de mécanismes associés à la démocratie parlementaire aux catégories générales du droit. En dépit de ces finalités qui ont été déterminantes (protection du public, démocratie politique, contrôle parlementaire), ces autorités sont en fait et en droit des autorités gardiennes d’une légalité qui s’est progressivement intégrée dans les catégories générales de la loi et du droit constitutionnel. Si ce mouvement de constitutionnalisation peut être expliqué par l’importance grandissante des objectifs recherchés aux fins de bon gouvernement (dimension subjective), il peut l’être également par la dynamique interne du constitutionnalisme qui privilégie des moyens susceptibles d’assurer l’effectivité du système juridique et la primauté du droit (dimension objective).

2.1.2 La question de l’effectivité

Le phénomène de la gouvernance favorise la juridicité croissante de principes de bon gouvernement. La qualité, la célérité, l’intégrité, l’efficacité, la transparence, l’imputabilité forment autant de thèmes qui relèvent d’autres disciplines ou d’autres champs que le droit (gestion, administration publique, science politique, éthique et déontologie). Ils sont à l’origine d’une littérature considérable lorsque l’analyse des composantes de l’intégrité découle des études qui ont pour objet le phénomène contemporain de la corruption. Au Canada, les modifications récentes du droit fédéral sur les questions sensibles de l’intégrité, de l’éthique et des conflits d’intérêts montrent la volonté du législateur d’utiliser le levier de la loi, avec en retour un vaste éventail de mesures administratives, disciplinaires et répressives afin d’offrir des balises pour les parlementaires et tous les agents de l’État. Cet encadrement législatif et réglementaire plus strict permet au Canada d’être perçu comme précurseur et à l’origine de réformes indispensables pour juguler la corruption et la mauvaise gestion qui forment autant de lacunes incompatibles avec le renouvellement des préceptes de gestion axés sur la transparence, l’imputabilité et la qualité. Comme ces préceptes reflètent une logique instrumentale éloignée des mécanismes et des sanctions auxquels le droit est souvent associé, il devient plausible de concevoir une évolution de l’effectivité traditionnelle du droit vers une ouverture sur d’autres champs normatifs (des principes issus des sciences de la gestion) et des types de mécanismes (commissions ou commissaires promus au rang d’autorités de surveillance) qui seraient plus « efficaces » que les cours pour induire de nouveaux comportements.

L’effectivité mérite quelques clarifications. Si la rationalité juridique a longtemps présumé que la force du droit résultait de ses qualités formelles (systématicité, généralité, stabilité, cohésion, prévisibilité), une rationalité technique et économique a pris désormais le relais pour évaluer l’efficacité des actions entreprises par le législateur ou l’Administration[295]. Dans la perspective nouvelle de l’évaluation des politiques publiques, l’accent est davantage mis sur l’efficacité et l’efficience. Si cette dernière présuppose la recherche du coût optimal dans le choix des instruments suivant des logiques propres à la gouvernance et à l’analyse économique du droit, l’efficacité relève davantage de l’atteinte des résultats escomptés. Comment dès lors la distinguer de l’effectivité ? En dépit du fait que l’effectivité peut revêtir un sens étendu pour mesurer l’écart entre un modèle normatif de comportement et les conduites réelles des destinataires (sociologie du droit)[296], le positivisme lui réserve un sens nettement plus restreint en privilégiant la question des moyens, ainsi que les garanties pour une application réelle de la loi, d’un jugement ou d’une sanction administrative. Dans la perspective du jugement, ce sont par exemple les modalités d’exécution[297]. Comme il s’agit souvent de problématiques qui gravitent autour de l’application ou de la non-application de droits, il ne faut pas être étonné que ce soit davantage l’écart entre l’énonciation d’un droit et l’absence de mise en oeuvre qui suscite des réflexions sur l’effectivité. Le champ des droits et libertés en constitue un exemple classique, car l’écart est souvent considérable entre l’affirmation d’un droit et son application, ainsi que sa protection[298]. Dans la perspective de la constitution et du constitutionnalisme, le choix des mécanismes institutionnels revêt une importance déterminante. Dans un premier temps, ce choix peut être dicté par le degré de coercition des normes dont l’opposabilité peut être aléatoire, ce qui justifierait le recours à des autorités de surveillance au détriment du contrôle juridictionnel. Dans un second temps, c’est la solution de rechange que représentent ces instruments de contrôle qui pourrait expliquer la transposition du registre de l’effectivité vers des mécanismes non contentieux. Cette seconde piste repose sur le thème connu des solutions de rechange qui reste souvent cantonné dans l’analyse du contentieux.

2.1.2.1 La portée normative des objectifs et des principes

Une explication fondée sur la nature des normes réintroduit un questionnement récurrent sur les énoncés dont la valeur déclaratoire confère une portée réduite au droit reconnu, ce qui vise en particulier les objectifs et les principes. Pour notre étude, ce raisonnement suppose que la reconnaissance par le législateur ou par la constitution de droits du type qualité, célérité, intégrité, imputabilité ou accessibilité n’aurait tout au plus qu’une faible valeur normative, ce qui rendrait indispensable la création de mécanismes en vue de prendre le relais du juge. Dans divers droits nationaux, il existe des droits dont la portée juridique reste controversée ou incertaine[299]. Le droit constitutionnel offre ainsi des exemples qui découlent du texte même de la constitution ou des techniques utilisées par le juge.

Pour la nature du texte constitutionnel, l’argument fondé sur une portée réduite ne peut guère expliquer, a priori, le choix d’un mécanisme en vue d’en assurer l’opposabilité ou l’application. Dans le contexte d’un recours juridictionnel (France) ou d’une demande de contrôle judiciaire (droit anglo-américain), le juge peut être saisi de toute demande relative à la nature d’un texte, et il lui appartient toujours, le cas échéant, d’en préciser la portée. Autrement dit, des normes constitutionnelles qui pourraient être moins contraignantes ne sont pas exclues de l’appréciation que peut en faire un juge. La Charte de l’environnement de 2004 issue de la Loi constitutionnelle no 2005-205 du 1er mars 2005[300] offre, pour la France, l’exemple d’un document dont les principes déclaratifs, et quelques dispositions, ont fait l’objet de controverses sur leur absence de portée juridique directe. L’article premier énonce ceci : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. » Quelques observateurs en ont déduit qu’il s’agit d’une norme d’orientation qui n’aurait que le statut d’un objectif à valeur constitutionnelle[301]. À l’inverse, Michel Prieur avait affirmé que le droit à l’environnement est un droit-créance qui impose une intervention ou des mesures positives, par opposition aux droits-libertés qui imposent généralement une abstention de l’État[302]. Il n’était pas isolé sur ce point, car d’autres collègues avaient constaté que les droits proclamés dans cette charte ont pleine valeur constitutionnelle[303]. La Charte de l’environnement est néanmoins précédée de sept principes déclaratifs qui avaient été perçus par Bertrand Mathieu comme la formulation d’exigences de portée incertaine, alors que quelques dispositions de cette charte ne seraient que des affirmations dont « la puissance normative […] est très faible » ou « dépourvue[s] de portée juridique directe[304] ». Dans le cas précis de la France, ce sont les autorités publiques qui ont la responsabilité de sa mise en oeuvre (en l’occurrence, le législateur) et pour la défense des principes énoncés, nul n’a jugé opportun de créer un commissaire à l’environnement sur le fondement des modèles qui font l’objet de notre étude.

Cet exemple tiré du droit français offre l’avantage de mettre en lumière des dispositions constitutionnelles dont les finalités peuvent être déclaratoires ou interprétatives. Il s’agit désormais d’une affaire classée puisque le Conseil d’État, dans une décision d’assemblée, a conclu en 2008 que « l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement, et à l’instar de toutes celles qui procèdent du Préambule de la Constitution, ont valeur constitutionnelle » et « qu’[ils] s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs ». Le Conseil d’État a suivi les conclusions du commissaire du gouvernement, Yann Aguila, qui suggérait de reconnaître une pleine valeur normative et non simplement déclaratoire (ou ayant une valeur de simple recommandation) à la Charte de l’environnement[305]. Pour le juge, il semble, a priori, délicat ou difficile d’écarter de lui-même une disposition figurant dans la loi ou la Constitution au motif qu’elle ne serait pas normative ou qu’elle n’aurait qu’une faible valeur normative. En France, la densité normative des textes officiels n’en a pas moins été un thème récurrent de dissertation pour plusieurs auteurs[306], au point que ce thème pourrait revêtir des dimensions propres au droit français.

À titre comparatif, l’article 27 de la Loi constitutionnelle de 1982 énonce pour le Canada un objectif de promotion en faveur du maintien et de la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. De prime abord, il peut paraître périlleux de chercher à déterminer si ce principe a une pleine valeur constitutionnelle aux fins de l’effectivité. Il s’agit d’un autre exemple où des interrogations critiques ont été formulées[307]. En revanche, sa valeur interprétative a été reconnue[308] sur le fondement de quelques arrêts de la Cour suprême où il apparaît comme une balise qui ne peut être enfreinte dans l’interprétation d’autres droits, notamment la liberté de religion[309] ou la liberté d’expression[310]. Cette disposition formule des objectifs de promotion dont la responsabilité relève avant tout des autorités fédérales, comme en témoignent la Loi sur le multiculturalisme canadien[311] et la Loi sur le ministère du Patrimoine canadien[312]. Même si les apparences semblent défavorables à l’idée de conclure à l’existence d’effets juridiques directs, il est néanmoins hasardeux d’en déduire que des dispositions constitutionnelles peuvent relever de la pure rhétorique (rhetorical flourish), ainsi que l’avait fait Hogg en 1982 à propos de cet article 27[313]. Les objectifs énoncés afin de définir la politique canadienne du multiculturalisme peuvent alimenter la suspicion des juristes, car ils procèdent davantage de l’obligation de moyen que de résultat[314]. Est-il pour autant justifié de formuler des réserves ou d’avancer sur le terrain de la spéculation à propos de la faible valeur normative des textes officiels ? L’article 27 n’est pas un exemple isolé. À l’article 36, sous la rubrique « Engagements relatifs à l’égalité des chances », l’ensemble des autorités provinciales et fédérales « s’engagent à […] fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels ». Cette disposition introduit dans la Constitution la notion de qualité. Faute de précisions supplémentaires, devons-nous en conclure que cette disposition serait trop vague ou trop floue pour qu’un juge puisse en être saisi, ce qui nécessiterait d’autres mécanismes plus aptes à apprécier les composantes matérielles (et faiblement juridiques) de la notion de qualité ? Ce type de questionnement rejoint inévitablement la problématique connue de la justiciabilité. Pour l’article 36, il serait pour le moins hasardeux de l’exclure a priori pour une contestation judiciaire. Dans l’affaire Chaoulli, qui avait pour objet les délais d’attente en vue d’obtenir des soins dans le système public de santé, cette disposition n’a fait l’objet d’aucun commentaire, ce qui peut laisser subsister des doutes sur son utilité réelle en ce qui concerne la question des services publics essentiels[315].

L’interprétation de la force contraignante de dispositions législatives et constitutionnelles relève en définitive du juge. Comme le montrent ces éléments comparatifs tirés des droits français et canadien, les professeurs et les chercheurs peuvent diverger sur la portée d’une disposition ou ses effets réels lorsqu’elle énonce un objectif ou un principe. À titre d’exemple, les travaux d’Andrée Lajoie sur les concepts flous du droit constitutionnel (« société libre et démocratique ») montrent l’indétermination relative de principes reconnus par la Loi constitutionnelle de 1982[316]. En droit canadien, il existe des lois déclaratoires (ou lois interprétatives) lorsque le législateur exerce, de façon épisodique, le pouvoir d’interpréter ses propres lois, cette mission étant normalement réservée au juge[317]. En droit constitutionnel, il y a également des principes implicites ou sous-jacents qui peuvent découler du texte formel de la Constitution, notamment le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[318], ou être indépendants du même préambule, comme l’a affirmé la Cour dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec[319]. Cette approche a été néanmoins critiquée, car ces principes découlent du texte même de la Constitution[320]. La Cour suprême a été plus ingénieuse dans l’affirmation de la valeur quasi constitutionnelle de droits et de lois, tel que nous l’avons vu auparavant[321]. Pour le Canada, tout objectif ou principe qui figure dans la Constitution ou qui en découle implicitement a pleine valeur constitutionnelle et peut être invoqué devant le juge.

Au Canada, il n’existe toutefois aucune catégorie qui puisse correspondre à la technique qu’utilise à grande échelle le Conseil constitutionnel en France depuis 1982 afin de reconnaître les objectifs de valeur constitutionnelle. Marquée par l’ambivalence et l’incertitude, cette catégorie n’offrirait qu’une « normativité limitée[322] », la majorité des auteurs estimant que ces objectifs ne sont que des finalités et non des règles[323].

Si le statut d’une norme peut avoir un impact aux fins du contrôle juridictionnel, notre analyse montre que, en revanche, la formulation retenue par le législateur ou le pouvoir constituant n’est pas déterminante pour en évaluer la portée. Ce constat est valable surtout pour le Canada, car l’exemple de la France laisse voir l’importance accordée à l’énonciation de normes sous forme de principes ou d’objectifs, avec pour contrepartie des controverses récurrentes. Ces débats ne font qu’illustrer l’importance accordée à la formulation dans l’appréciation de la portée normative. En contrepartie, toute interrogation sur la portée d’une norme ne peut éluder la question de son statut. Par ce terme, il faut surtout comprendre la hiérarchisation (règlement / loi / constitution) ou la catégorisation dans l’échelle de la juridicité (règle de droit versus politiques administratives).

Aux fins de l’effectivité, la hiérarchisation n’est pas un critère déterminant. De façon récurrente, de nombreux observateurs signalent l’écart considérable qui subsiste entre l’énonciation de droits et libertés dans des chartes ou des déclarations ayant un statut constitutionnel ou quasi constitutionnel et l’absence de mesures appropriées pour en assurer la réalisation. Afin de dresser un bilan de l’évolution de la Charte québécoise[324], les droits économiques et sociaux sont particulièrement visés, ainsi que le droit à l’égalité[325]. Pour les droits économiques et sociaux, leur absence d’effectivité révèle l’attitude peu réceptive des tribunaux. Selon Pierre Bosset, cette situation réduit ces droits « [à] des énoncés de principes sans effets directs sur la législation », au point d’évoquer le « degré zéro [en matière de] juridicité[326] ». La question autochtone en constitue un autre exemple avec des enjeux différents. Les droits des peuples autochtones du Canada sont reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[327]. Dans la perspective passéiste des droits reconnus avant 1982, leur constitutionnalisation n’offre aucune garantie pour les rendre effectifs dans un contexte évolutif où la réflexion de la communauté internationale montre une autre perception. En droit constitutionnel canadien, la Couronne reste néanmoins assujettie à des devoirs fiduciaires à l’égard des populations autochtones, cette obligation ayant été interprétée par la Cour suprême dans un sens favorable pour un devoir de consultation[328].

Aux fins de la juridicité, les droits, les principes et les objectifs qui forment les éléments constitutifs des pouvoirs, des fonctions et des finalités de l’ensemble des autorités qui représentent l’objet de notre étude ont été intégrés dans des textes législatifs ou constitutionnels, ou les deux à la fois. Ce fait n’exclut pas l’utilisation de solutions non réglementaires (codes de bonne conduite) en vue de promouvoir certains objectifs. Cet éventail de sources montre la difficulté récurrente qui résulte d’une association trop exclusive entre le statut hiérarchique d’une norme ou d’un principe et son effectivité (parfois présumée mais aussi contestée). Les principes de bon gouvernement n’ont pas nécessairement une valeur normative moindre et l’idée d’une juridicité à multiples niveaux doit être abandonnée. Ce constat justifie de mener d’autres investigations sur le choix des mécanismes.

2.1.2.2 L’impact des choix institutionnels

Ces autorités supérieures de surveillance et de contrôle n’agissent pas, sauf exception, à titre de juge ou de tribunal. Aux fins de contrôle, elles représentent une formule originale qui ne peut être offerte par des moyens plus traditionnels du type judiciaire ou administratif. Comme l’a souligné le juge Dickson, en 1984, à propos de l’Ombudsman, « [l]es contrôles traditionnels de la mise en oeuvre et de l’administration des programmes et politiques du gouvernement, savoir les pouvoirs législatifs, exécutif et judiciaire, ne sont pas complètement adaptés à la surveillance qu’exige une bureaucratie croissante, ni parfaitement capables de l’assurer[329] ». Nous avons pourtant vu l’importance que certaines assemblées attachent au titre de haut-commissaire du Parlement, ce qui pourrait contredire ce constat du juge Dickson. En fait, ce dernier cherchait à montrer « [l]’insuffisance de la réponse législative aux plaintes qui découlent des activités quotidiennes du gouvernement », en visant explicitement l’impossibilité pour les parlementaires de faire directement ce type de contrôle[330]. Le juge Dickson fonde également son argumentation sur les limites structurelles des tribunaux et l’absence de recours « dans un très grand nombre de cas[331] ». Il insiste ensuite sur des éléments formels — l’impartialité, la gratuité, l’accessibilité, le caractère informel des investigations — afin de montrer l’utilité du mécanisme relativement à des problèmes administratifs que les pouvoirs judiciaire, législatif, et exécutif ne peuvent résoudre efficacement. La distanciation du juge Dickson par rapport à la trilogie traditionnelle des pouvoirs ne peut s’expliquer que par la caractérisation qu’il livre de la fonction d’ombudsman en le présentant comme un « officier public indépendant » qui est normalement créé par un corps législatif[332]. Dans l’arrêt Lavigne de 2002, le juge Gonthier, au nom de la Cour suprême, reprend une argumentation du même type afin de souligner que le mandat du commissaire aux langues officielles ainsi que celui du commissaire à la protection de la vie privée présentent plusieurs éléments propres au rôle d’un ombudsman. Il énumère ainsi quelques caractéristiques :

  1. l’indépendance à l’égard de l’administration gouvernementale qui se matérialise par des immunités en matière civile et pénale, ainsi que l’égalité de rémunération par rapport aux juges de la Cour fédérale ;

  2. la réception de plaintes contre l’administration gouvernementale et la possibilité de mener une enquête impartiale ;

  3. la recherche de la réparation appropriée lorsque la plainte est fondée sur des moyens non judiciaires ;

  4. l’atteinte des objectifs liés à la conformité dans l’application des lois dont ils ont la responsabilité ;

  5. la confidentialité ;

  6. le règlement non contentieux des litiges, ce qui distingue ces deux commissaires d’une cour de justice ; et

  7. le règlement impartial du litige par des recommandations ou par la discussion et l’entente à l’amiable[333].

Afin de souligner le succès incontestable que représente la formule de l’ombudsman, il cite un passage tiré de l’ouvrage de Wade[334], ainsi qu’un extrait de l’ouvrage de Gregory et Hutchesson[335].

Dans le but de remédier aux problèmes administratifs qui sont à l’origine de leur mandat, la Cour suprême laisse entendre en termes explicites que l’effectivité recherchée par la création de ces mécanismes du type « ombudsman » donne de meilleurs résultats dans l’atteinte des objectifs de la loi, en comparaison de l’utilisation des cours et des tribunaux par les personnes lésées ou qui estiment être victimes d’un acte ou d’une décision de l’Administration. Contre toute attente, elle en avait fait elle-même la démonstration dans l’arrêt Little Sisters no 1 de 2000 où le litige avait pour origine les méthodes douteuses utilisées par les agents des douanes afin de filtrer les ouvrages et les revues destinés à la librairie du même nom pour gays et lesbiennes de Vancouver[336]. En preuve, il est apparu clairement que cette librairie était victime d’un nombre excessif de retenues, de confiscations, de délais considérables et de prohibitions en comparaison des autres librairies de Vancouver pour l’importation de leurs ouvrages et revues. Les faits ont montré que les agents des douanes en Colombie-Britannique inspectaient pratiquement tous les envois de livres et de magazines destinés à cette librairie[337]. Bien qu’une divergence soit apparue sur la nature du redressement approprié dans les circonstances, les juges de la Cour suprême ont été unanimes pour expliquer que le taux excessif de décisions erronées des agents des douanes résultait de trois facteurs :

  1. l’absence quasi complète de formation appropriée des agents afin de comprendre la nature littéraire ou artistique des oeuvres confisquées ;

  2. le manque de temps et de ressources humaines afin de faire une évaluation judicieuse de ces oeuvres ;

  3. le mémorandum utilisé par les agents, tel qu’il était complété par un guide illustré relatif aux marchandises ayant un contenu obscène : cet outil était rudimentaire et désuet, tout en n’étant pas conforme à la jurisprudence de la Cour suprême sur la question de l’obscénité. L’existence de ce mémorandum découlait du code 9956a) de l’annexe VII de la loi dite Tarif des douanes, ce code ayant pour objet le classement du « matériel expressif »[338].

La question centrale du litige consistait à déterminer « si la législation douanière elle-même [contenait] des procédures qui [portaient] atteinte aux droits garantis par la Charte [canadienne (liberté d’expression et droit à l’égalité)] […], ou s’il s’[agissait] plutôt, en l’espèce, d’un problème de mise en oeuvre, exacerbé par des contraintes de nature administrative tels des budgets limités et le manque de personnel qualifié[339] ». Au nom des juges formant la majorité, le juge Binnie a admis que les déficiences et les lacunes du mémorandum ont été déterminantes, au point de constituer « un exemple de gestion publique déplorable[340] ». L’analyse faite par la majorité a néanmoins privilégié le processus décisionnel d’évaluation des marchandises afin d’inverser à la charge de la Couronne le fardeau de preuve en matière d’obscénité, avec pour résultat un jugement déclaratoire sur la portée de l’article 152 (3) de la Loi sur les douanes[341]. Pour les allégations d’atteinte à des droits garantis par la Charte canadienne, la majorité, à la lumière des arrêts antérieurs de la Cour suprême, a répondu par la négative. Au nom des juges en partie dissidents (Arbour et LeBel), le juge Iacobbucci a estimé au contraire que la législation douanière, par ses lacunes et son imprécision, était directement la source du problème en portant atteinte à la liberté d’expression des appelants (librairie Little Sisters) garantie par l’article 2 (b) de la Charte canadienne. Dans les circonstances, compte tenu de l’ampleur des dysfonctionnements administratifs mis en preuve, l’annulation du code tarifaire aurait constitué « [l]a réparation convenable […] [afin] d’assurer la protection complète des droits constitutionnels en jeu[342] ».

Quelle leçon faut-il tirer de cet arrêt ? Le fait qu’un problème de mauvaise gestion administrative a eu un impact déterminant sur les déboires de cette librairie n’a pas été contesté par l’ensemble de la Cour suprême. Cet arrêt constitue un des meilleurs exemples de maladministration soumis à l’attention de la Cour suprême. Malgré l’ampleur des dysfonctionnements mis en preuve, celle-ci a préféré l’approche plus abstraite du contrôle de légalité en cherchant à analyser la portée des dispositions habilitantes pour le contrôle douanier, au détriment d’une forme de réparation qui aurait visé directement l’organisation et le fonctionnement du service de l’inspection des douanes. Cette remontée vers les dispositions législatives découlait du peu de valeur juridique accordée au mémorandum qui a été l’une des causes directes du litige, ce document n’étant « rien de plus qu’un outil administratif interne à l’intention des inspecteurs des douanes [et qui] n’avait pas force de loi[343] ». Il ne pouvait pas être invoqué devant une cour par les parties, ce qui explique l’importance accordée à la loi au détriment des autres dimensions du litige. D’où cette conclusion révélatrice sur la portée du contrôle judiciaire : « Il est tout simplement impossible aux tribunaux de contrôler la conformité à la Charte de la multitude de guides et manuels internes préparés par la fonction publique pour assister les fonctionnaires dans leur travail. » Les juges formant la majorité admettent néanmoins l’existence d’un lien entre la légalité et la qualité : « Les tribunaux s’attachent à la légalité des décisions et non à la qualité des guides, bien que le sort de l’un ne soit évidemment pas indépendant du sort de l’autre[344]. » Dans ce contexte, il ne faut pas être étonné que les solutions proposées par la Cour suprême concernaient les dispositions législatives à l’origine du litige et le processus décisionnel tel qu’il est défini par la loi. Dans la mesure où les juges formant la minorité ont estimé qu’il y avait eu atteinte à la liberté d’expression compte tenu d’une procédure administrative « tout à fait inadéquate[345] », pouvons-nous en conclure que l’ensemble de l’arrêt a été utile en matière d’effectivité pour la protection des droits des appelants ?

Si nous considérons les orientations retenues par la Cour suprême pour la solution du litige, la question de l’effectivité montre que la protection et la garantie concrète des droits ne peuvent être assurées exclusivement par le contrôle de légalité, bien que ce dernier demeure indispensable. Sur ce point, les pratiques discriminatoires des autorités douanières n’auraient pas été rectifiées, comme en témoigne l’arrêt Little Sisters no 2 de 2007[346]. Dans cette seconde affaire, la librairie de Vancouver a allégué de nouveau l’existence de discrimination systémique de la part des fonctionnaires et d’atteinte illégale à la liberté d’expression. Saisie d’une demande de provisions pour frais fondée sur des raisons d’intérêt public, la Cour suprême, dans un jugement partagé, a estimé, à majorité, que les circonstances de l’affaire ne justifiaient pas cette ordonnance, en ce sens qu’elles ne dépassaient pas les intérêts du plaideur[347]. Dans la perspective de la liberté d’expression en général et celle plus spécifique de la communauté des gays et lesbiennes, il est certes possible d’estimer qu’une seconde contestation de grande ampleur pourrait être pertinente. Tout en ne préjugeant pas de l’importance de cette atteinte à un droit reconnu par la Charte canadienne, cette affaire montre à certains égards les limites du contrôle judiciaire. Ce litige n’aurait sans doute pas pris ces proportions ou aurait pu être réglé plus efficacement si un ombudsman parlementaire ayant compétence sur l’Administration fédérale avait été créé en temps opportun. Comme cette affaire reposait à l’origine sur un problème systémique de mauvaise gestion, la question de l’effectivité aurait pu faire l’objet d’une tout autre évaluation si un mécanisme du type « ombudsman » avait été accessible.

Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’efficacité des mécanismes de plaintes déférées à des autorités de surveillance qui peuvent prendre le relais des cours. Leurs investigations ne sont pas de nature judiciaire. Elles procèdent normalement sur le fondement de plaintes individuelles, en examinent le bien-fondé et formulent des avis et des recommandations. Dès lors, leurs décisions ne sont pas exécutoires. Le rapport général déposé chaque année devant le Parlement ne peut contraindre l’exécutif à remédier dans les meilleurs délais aux dysfonctionnements de l’appareil administratif. L’effectivité des normes constitutionnelles est généralement associée à l’existence d’une cour ou d’un tribunal pour l’introduction d’un recours contentieux. À la différence des moyens propres au contentieux constitutionnel, ces autorités ne peuvent déclarer par jugement que des normes sont invalides, inopérantes ou incompatibles avec les exigences des lois constitutionnelles. L’efficacité recherchée doit être évaluée suivant d’autres prémisses.

La première ébauche de réponse peut être proposée en examinant l’intégration de ces autorités de surveillance dans la mouvance contemporaine des solutions de rechange ou des modes dits « alternatifs » de règlement des litiges. Pour les ombudsmans, plusieurs études soulignent cette convergence[348], en insistant parfois sur les difficultés inhérentes à l’exercice de recours judiciaires contre l’État[349]. Cette perception reste fondée pour des autorités qui reçoivent des plaintes sans que le suivi ou le traitement fasse l’objet d’une procédure contentieuse du type contradictoire. Deux réserves sont néanmoins nécessaires. La première découle du constat que ces autorités ne sont pas dépourvues de moyens contraignants. Il n’est pas vraiment possible de les confondre avec des amiables compositeurs du type « conciliateur » ou « médiateur ». Outre les immunités requises pour l’exercice de leurs fonctions, ces autorités disposent de moyens propres à des investigations et à des enquêtes[350], avec parfois les pouvoirs et les immunités des commissaires nommés en vertu des lois sur les commissions d’enquête[351]. Le Protecteur du citoyen et la personne qu’il désigne pour la conduite d’une enquête possèdent ce type de pouvoir[352]. Le Commissaire à l’intégrité du secteur public présente également cette caractéristique[353], ainsi que le Vérificateur général[354]. Le Commissaire aux langues officielles a les mêmes pouvoirs qu’une cour supérieure d’archives pour la comparution des témoins et le dépôt de documents[355], il en est de même pour le Commissaire à l’information[356]. En dépit de ces renvois vers des lois plus coercitives, les pouvoirs d’investigation sont prévus expressément dans la loi constitutive qui est à l’origine de leur création.

La seconde réserve permet d’introduire un rapport plus nuancé avec les recours judiciaires. À l’encontre d’idées préconçues, il faut reconnaître que le dépôt d’une plainte devant des commissaires ou des commissions ne peut faire obstacle à des poursuites devant un tribunal ou une cour. Afin de renforcer le dispositif prévu en 2005 pour la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, la loi a été modifiée dès 2006 en vue de créer le Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles[357]. Les membres de ce tribunal sont des juges de la Cour fédérale ou d’une cour supérieure d’une province. À la suite du dépôt d’une plainte par un fonctionnaire qui estime être victime de représailles, le Commissaire à l’intégrité du secteur public entreprend un processus d’enquête en désignant une personne à cette fin. Au cours de l’enquête, l’enquêteur peut même recommander au Commissaire de nommer un conciliateur en vue de parvenir à un règlement de la plainte. En dépit de cet objectif d’allégement du processus d’enquête, le Commissaire peut demander au Tribunal, après réception du rapport d’enquête, de décider si des représailles ont été exercées à l’égard du plaignant et, le cas échéant, obtenir du Tribunal des mesures de réparation et des sanctions disciplinaires. Il dispose à cette fin d’un pouvoir discrétionnaire où il peut prendre en considération des facteurs énumérés dans la loi, ce qui lui laisse la possibilité d’agir tout autrement en formulant des recommandations sur les mesures correctives à l’attention des administrateurs responsables. Comme il agit par voie de recommandations, sa démarche correspond à une approche qui caractérise le travail des ombudsmans. À la différence des modèles les plus répandus sur les fonctions des ombudsmans qui agissent pour l’essentiel par voie d’avis, de recommandations et de rapports, le Commissaire à l’intégrité du secteur public peut donc déférer le dossier à un tribunal spécialisé, tout comme il peut, à la suite d’une infraction présumée à une loi fédérale ou provinciale, remettre les renseignements obtenus lors de l’enquête aux corps policiers ou au Procureur général du Canada. Créé au printemps 2007, le Tribunal n’a pas encore été saisi d’un seul dossier en février 2010.

La judiciarisation possible du processus de plainte ne constitue pas une nouveauté. Dans le domaine de l’accès à l’information, le législateur a prévu dès l’origine des recours pour les personnes qui ne peuvent obtenir la communication totale ou partielle d’un document demandé et qui ont déposé une plainte ou une demande d’accès à l’autorité de surveillance et de protection. En droit fédéral, une demande de révision peut être introduite auprès de la Cour fédérale dans un délai de 45 jours suivant la diffusion des conclusions d’une enquête menée par le Commissaire à l’information à la suite du dépôt d’une plainte pour refus de communication[358]. Ce commissaire a en outre la qualité voulue pour exercer lui-même le recours en révision avec le consentement de l’intéressé et comparaître devant la cour, ce qui constitue une mesure tangible pour l’accessibilité à la justice compte tenu des frais liés aux contestations judiciaires. Le Commissaire à la protection de la vie privée possède des pouvoirs identiques afin de soumettre un recours à la Cour fédérale. Il peut, s’il le juge pertinent, prendre l’initiative de formuler une plainte afin d’entreprendre des investigations[359]. Un dispositif équivalent existe en Australie (Office of the Privacy Commissioner) en vue de poursuivre le litige jusqu’à la Cour fédérale[360]. Au Québec, le législateur a constitué un régime un peu semblable en deux étapes pour l’accès à l’information des organismes publics et la protection des renseignements personnels. Dans un premier temps, la Commission d’accès à l’information doit recevoir les demandes de révision à la suite d’un refus de communication[361]. Après un suivi administratif, elle peut agir dans le contexte d’une procédure contentieuse qui relève du modèle quasi judiciaire. Les décisions de la Commission peuvent ensuite être contestées par appel sur permission devant un juge de la Cour du Québec sur toute question de droit ou de compétence. La décision rendue par le juge est sans appel, ce qui distingue le droit québécois du droit fédéral où quelques affaires se sont rendues jusqu’à la Cour fédérale d’appel et à la Cour suprême. L’exemple du Québec montre que le modèle de l’ombudsman n’est pas l’unique référence et qu’un système de plainte peut être élaboré sur le fondement d’une procédure juridictionnelle. Au Québec, la Commission de la fonction publique en est un exemple[362], alors qu’en contrepartie, en droit fédéral, la Commission de la fonction publique exerce un pouvoir général de supervision et de contrôle, les recours relevant désormais de la compétence du Tribunal de la dotation de la fonction publique[363].

De toute évidence, les autorités de protection et de surveillance n’ont pas été conçues suivant un modèle identique, même si nous tenons compte des limites spatiales de notre investigation limitée en partie au droit canadien. En dépit de certaines exceptions, le traitement des plaintes repose sur des moyens non contentieux. Les commissions des droits de la personne en sont un bon exemple. Le modèle est du type inquisitoire dans la mesure où un commissaire ou une autorité de surveillance a la responsabilité de recevoir ces plaintes et d’en vérifier la recevabilité et le bien-fondé afin d’entreprendre un suivi qui ne se traduit pas systématiquement par des enquêtes au sens technique d’une investigation qui repose sur des témoignages et la recherche méthodique d’éléments de preuve. Cependant, la saisine ultérieure d’un tribunal est également possible dans ce cas (Tribunal des droits de la personne (1989) au Québec, Tribunal canadien des droits de la personne (1998) au Canada). En dépit de ces garanties, le recours à des organes non juridictionnels aux fins de contrôle et de garantie constitue un modèle en pleine croissance, au niveau tant national qu’international[364]. Sur le plan supranational, ces autorités n’ont pas des pouvoirs aussi contraignants que dans les droits nationaux. Elles exercent une magistrature d’influence et de diffusion de standards, comme le montrent le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les droits de l’Homme (1993), le Haut-Commissaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) aux minorités nationales (1992) et le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (1999). Ces commissaires ne peuvent recevoir de plaintes ni prononcer des sanctions. Malgré le fait que ces autorités n’entrent pas dans le cadre général de notre recherche, qui a pour objet principal les droits nationaux, elles montrent néanmoins la diversité de ces mécanismes de protection de droits et libertés, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale.

Dans la perspective des modes non juridictionnels (ou non contentieux) de règlement des plaintes, nous proposons une typologie comportant quatre catégories.

Les autorités de surveillance. Certaines autorités ne sont pas instituées précisément afin de recevoir des plaintes, ainsi que le montrent les exemples du Vérificateur général ou du Directeur général des élections. Comme elles ont été créées à des fins de surveillance et de contrôle, elles ne restent pas inactives et leur travail s’insère dans la démarche des commissaires-enquêteurs. Des manquements peuvent leur être signalés, car leur mission première relève de la régularité et de la transparence. Un rapport spécial peut être présenté devant la Chambre des communes pour toute affaire importante et urgente[365].

Les autorités de surveillanceavec procédure de plaintes. D’autres autorités peuvent recevoir des plaintes, faire enquête, sans posséder toutefois de pouvoir décisoire. Les ombudsmans procèdent ainsi par avis et recommandations. Le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique peut donner des conseils aux intéressés (les titulaires de charges publiques) et des avis au premier ministre[366] ou, le cas échéant, à la suite d’une plainte relative à un conflit d’intérêts concernant un député, soumettre un rapport au président de la Chambre des communes pour dépôt devant le Parlement[367].

Les autorités desurveillance et de procédure de plaintes avec la saisine éventuelle d’un juge. Voici une autre catégorie qui englobe les commissaires dans le domaine des langues officielles, de la vie privée, de l’accès à l’information et de l’intégrité du secteur public. Ceux-ci ne possèdent pas de pouvoir décisoire, car ils agissent également par voie de recommandation. Les conclusions de leurs enquêtes peuvent toutefois offrir des éléments justificatifs pour une contestation judiciaire auprès de la Cour fédérale ou une contestation devant un tribunal spécialisé institué expressément pour l’application de la loi (par exemple, le Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles).

Lesautorités juridictionnelles (cours et tribunaux). Enfin, le législateur peut prévoir une filière de règlement des plaintes qui repose sur une procédure juridictionnelle (procédure contentieuse, le plus souvent du type contradictoire). Malgré ces différences indéniables dans le traitement des plaintes, le modèle de l’« enquêteur administratif[368] » du type « ombudsman » reste le plus répandu.

Si notre typologie montre des nuances dans la recherche de solutions non contentieuses, elle met en lumière un clivage entre des sanctions plus proprement politiques (responsabilité directe de la fonction exécutive devant le Parlement) par opposition à des recours où la saisine d’un juge reste offerte au plaignant en cas de refus de l’Administration. Cette alternative peut être expliquée par la nécessité de l’application de lois où de nombreuses dispositions traduisent l’existence d’un régime législatif en termes d’accessibilité, de vie privée et d’intégrité. À la différence des ombudsmans classiques du type parlementaire, ces autorités ont été créées pour assurer l’atteinte d’objectifs précis liés à des réformes concernant la fonction exécutive. Les thèmes de la transparence administrative et de la protection de la vie privée remontent aux années 70 et 80[369]. Le choix d’un modèle institutionnel reste ainsi tributaire de considérations liées au fonctionnement des institutions administratives. Si le législateur n’a pas jugé opportun de confier le règlement des différends à des cours ou à des tribunaux, il faut en déduire que la création d’un mécanisme plus léger du type « ombudsman » permet de mieux concilier les questions de plaintes avec des objectifs liés à la promotion et à l’affirmation de droits et libertés, mais aussi rattachés à la rectification de méthodes de travail liées à la comptabilité, à la transparence, à la protection de données nominatives, à l’usage de langues officielles, pour ne donner que quelques exemples. Outre l’éducation et l’information, ces autorités peuvent proposer des transformations dans les méthodes de gestion et instaurer ainsi des réformes[370]. En dépit d’un mandat général de protection des citoyens, elles peuvent donc devenir des agents de changement[371].

La comparaison entre les modalités propres au contrôle judiciaire de l’Administration et les objectifs qui sont à l’origine de la création de ces autorités de surveillance montre des différences essentielles. Ces éléments sont connus, mais ils méritent d’être rappelés. Dans le cas d’une procédure contradictoire où l’instance est l’affaire des parties au litige, les cours n’ont pas été conçues pour assurer, par des enquêtes et des inspections, l’application de lois, pas plus qu’elles ne disposent de moyens inquisitoires où elles pourraient constater des défaillances ou des dysfonctions afin d’administrer un système de plaintes. Si le contrôle de constitutionnalité des lois permet de statuer sur la validité d’une norme, les conditions qui président au déroulement d’un litige ayant des dimensions constitutionnelles sont très différentes de la souplesse de ces mécanismes de surveillance. Afin de corriger des problèmes de nature systémique, ces autorités utilisent des modes d’investigation fondés sur des études, des analyses, des enquêtes, des rencontres, des évaluations quantitatives, ainsi que des données comparatives issues du fonctionnement d’organismes similaires au Canada ou ailleurs.

Leur intégration progressive dans le champ des mécanismes d’application de la Constitution ouvre des perspectives nouvelles pour une autre approche de l’effectivité de droits ou de principes ayant une valeur constitutionnelle. Compte tenu du succès de ces mécanismes non juridictionnels dans les réformes des dernières décennies, la reconnaissance constitutionnelle de leur existence par l’insertion de dispositions expresses en vue de prévoir des normes minimales de fonctionnement (mode de création, durée du mandat, statut et immunités) était sans doute prévisible. Leur expansion montre toutefois une évolution de la pensée constitutionnelle qui témoigne d’une volonté d’approfondissement de la notion d’effectivité. Si le phénomène des cours constitutionnelles et du contrôle de constitutionnalité offre la possibilité d’élaborer un droit constitutionnel jurisprudentiel, l’apparition d’autres organes de contrôle et d’application doit être interprétée comme la suite conséquente des réflexions plus générales sur le thème de l’effectivité du droit, et du droit constitutionnel en particulier. Bien que ce dernier ait été largement pensé suivant les prémisses inhérentes à la conception dogmatique du droit (validité), la croissance de ces autorités de surveillance montre l’importance attachée à la réalisation effective du droit constitutionnel. Celui-ci suivrait ainsi le mouvement d’osmose latente entre le droit public et les politiques publiques, car les autorités cherchent visiblement à mettre au point des outils de transformation et de programmation. En ce sens, le droit constitutionnel contemporain reflète l’importance croissante de réformes par programmes finalisés, car l’écart est parfois (et même trop souvent) considérable entre l’énoncé d’un principe et son application. La création de ces autorités de surveillance rejoint ainsi le mouvement de gestion par objectifs qui caractérise l’élaboration de plusieurs lois, mais également, de façon plus globale, la conception des politiques publiques. Contrairement à une vision largement répandue, l’effectivité de normes constitutionnelles dépend en partie de ces mécanismes institutionnels et non exclusivement du recours à des juges, toutes catégories confondues. Ils auraient ainsi pour fonction de combler un écart trop grand entre l’énonciation de principes constitutionnels et la réalité administrative ou sociale, ce qui pourrait expliquer aposteriori leur importance et leur visibilité dans la Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud.

2.2 La catégorisation des principes

Si ces autorités sont de plus en plus appelées à protéger des droits qui sont reconnus directement ou indirectement dans la Constitution, il est légitime de s’interroger sur leur insertion dans les catégories préexistantes. En fonction des typologies les plus connues, le classement des droits et libertés reste fréquemment une entreprise difficile, marquée souvent par des différences de statut, d’opposabilité ou de justiciabilité[372]. À l’encontre de la hiérarchisation qui résulte régulièrement de ce type de démarche, le thème de l’indivisibilité montre l’interdépendance, ainsi que l’unité systémique, des droits, des libertés et des responsabilités[373]. Une typologie peut néanmoins être pertinente pour mieux analyser les enjeux liés à la mise en oeuvre des droits et libertés. La distinction classique entre les droits civils et politiques, d’une part, et les droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part, constitue une typologie utile[374], car les droits que cherchent à promouvoir les autorités de surveillance pourraient relever en partie de la première catégorie : droits politiques pour les processus électifs et référendaires, vie privée, égalité entre les hommes et les femmes. La protection des individus au regard des actes de l’Administration par l’entremise de réformes orientées vers la communication et l’accès des documents administratifs, la motivation des décisions administratives et la confidentialité pour les données nominatives ont néanmoins été présentées lors de la genèse de ces réformes comme un mouvement relevant de la troisième génération des droits de la personne[375]. L’existence des commissions des droits de la personne peut englober, le cas échéant, des droits des première et seconde générations, comme c’est le cas pour le contenu de la Charte québécoise.

Cette relative hétérogénéité montrerait à tout le moins qu’une typologie axée trop exclusivement sur des référents du type « droits et libertés » ne constitue pas un facteur explicatif. L’expansion de ces autorités de surveillance témoigne davantage du développement de principes et de garanties de bon gouvernement, avec une contribution pour les droits et libertés qui peut varier selon la nature des mécanismes. Leur croissance numérique reflète surtout une volonté d’accroître les modalités de contrôle de la fonction exécutive suivant des axes précis : transparence, intégrité, imputabilité, éthique, célérité, qualité, publicité, régularité. Il est certes possible d’évoquer des droits nouveaux, tel le droit à la qualité des services publics, mais de toute évidence, l’existence au Canada du Vérificateur général, du Commissaire à l’intégrité du secteur public, du Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique de même que du Commissaire au lobbying montre l’importance croissante de mécanismes de bon gouvernement au détriment de l’énoncé traditionnel de droits spécifiques destinés à bonifier le contentieux administratif. Même si des recours sont possibles sous forme de mécanismes de plaintes, la majorité de ces institutions offrent des finalités qui rejoignent les préoccupations contemporaines de transparence, d’éthique et d’imputabilité. L’ascension de ces principes de bonne gouvernance explique en partie l’expansion de méthodes de surveillance et de contrôle qui ne relèvent pas des juges. La diversité des principes montre en réalité une double filiation que traduisent les principes de bonne administration (droit) et de bonne gouvernance (gestion). Ces deux champs, droit et gestion, sont loin d’être étanches et des influences réciproques sont visibles pour quelques principes, comme en témoignent la transparence, l’intégrité et la responsabilité.

2.2.1 Les principes de bonne administration et de bonne gouvernance

Au Canada, la formule « paix, [ordre et] bon gouvernement » de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[376] reflète la conception dix-neuvièmiste de l’État-gendarme. La référence au bon gouvernement constituait néanmoins un passage obligé pour souligner l’adhésion à un régime de démocratie parlementaire, sans oublier la consolidation du principe du gouvernement responsable à titre de principe constitutionnel. Le contrôle de la fonction exécutive a été ainsi à l’origine d’une large descendance dans les formules contemporaines de la bonne administration et de la bonne gouvernance. Cependant, peu importe le contexte politique, l’actualisation des principes et l’élaboration des mécanismes restent tributaire de multiples filiations liées à la démocratie parlementaire, à la gestion et à l’imputabilité, à l’efficacité des mécanismes de contrôle, de même qu’à l’existence de garanties juridiques en vue de protéger de manière appropriée la population.

Dans le contrôle des réformes de la fin du xxe siècle axées sur une revalorisation des droits des citoyens par rapport à l’Administration, la dimension proprement juridique a largement retenu l’attention, comme en témoignent des contributions britanniques[377] ou françaises[378]. Ce premier mouvement est à l’origine de la progression de principes de bonne administration (impartialité, transparence, égalité, motivation) où le droit joue un rôle déterminant dans la bonification des garanties offertes aux citoyens, surtout aux fins de protection. La citoyenneté avait été pensée suivant des prémisses orientées trop exclusivement vers l’existence de droits politiques au détriment d’une analyse plus fine où les individus sont placés dans des « relations spéciales » avec les autorités administratives. Les termes « usagers », « prestataires », « bénéficiaires » et « administrés » traduisent, à divers degrés, l’idée d’un statut juridique spécialisé. La prééminence du droit administratif a favorisé, et permet encore, l’élaboration de garanties qui assurent la primauté de la régularité, de la légalité, de l’impartialité, de l’équité et de l’intégrité. Pour quelques principes, la ligne de démarcation avec les sciences de la gestion est en réalité très mince et le passage d’un champ à l’autre laisse voir une grande perméabilité.

En 1991, l’apparition du thème de la qualité[379] dans le contexte de l’adoption de la Citizen’s Charter[380] du gouvernement de John Major a favorisé une réflexion davantage orientée vers l’élaboration de principes de bonne gestion[381]. Il s’agit alors d’une étape importante, car l’évaluation de la qualité des services ne peut pas être limitée au règlement des plaintes et des litiges ou encore à des dimensions liées trop exclusivement à la légalité des actes administratifs. Cette orientation a favorisé l’élaboration de chartes des citoyens, de chartes des services publics, de codes ou de déclarations de services aux citoyens. Dénués des attributs traditionnels qui servent à caractériser les lois et règlements, ces textes ont entraîné une juridicisation latente de principes issus des sciences de la gestion, notamment l’efficacité, l’efficience, l’imputabilité, la qualité, l’accessibilité et la célérité. Leur intégration par le droit ouvre des perspectives nouvelles[382]. L’essor de l’éthique publique est également un phénomène contemporain[383] que reflète la création de commissaires à l’éthique et aux conflits d’intérêts par des lois.

Dans un contexte favorable à la constitutionnalisation progressive de plusieurs principes, l’existence de deux cadres de référence, droit et gestion, a été déterminante dans l’élaboration de principes généraux liés au fonctionnement de l’administration publique. Une comparaison entre des garanties ayant une valeur constitutionnelle, les unes étant issues de la Constitution de l’Union européenne du 13 décembre 2007, les autres étant contenues dans quelques dispositions de la Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud, permet de mesurer cette différence. Elle met en lumière l’existence d’une approche plus juridique de l’administration, proche des exigences du droit administratif (principes de bonne administration), par opposition à l’insertion d’éléments plus composites où l’influence des sciences de la gestion est manifeste (principes de bonne gouvernance).

Proclamée lors du Sommet européen de Nice le 7 décembre 2000, la Charte des droits fondamentaux[384] a été intégrée dans le Traité de Lisbonne sur l’Union européenne[385]. Avant 2007, la contribution de la Charte des droits fondamentaux à la constitutionnalisation du droit de l’Union européenne soulevait des interrogations, car elle n’avait pas valeur contraignante[386]. Elle a été ensuite intégrée dans le projet de traité-constitution[387].

Le dénouement que représente la constitutionnalisation n’a été obtenu que moyennant plusieurs compromis, notamment l’obligation de recourir à la jurisprudence de la Cour européenne pour interpréter les droits reconnus par cette charte[388]. Celle-ci offre néanmoins des perspectives nouvelles liées à l’effet de consolidation. Dans le chapitre V relatif à la citoyenneté, l’article 41 reconnaît à toute personne (et non à tout citoyen) le droit à une bonne administration sur le fondement de l’impartialité, de l’équité et de la célérité (délai raisonnable). Trois obligations précises en découlent : 1) Toute personne a le droit « d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ». Cette garantie peut être interprétée comme le résultat de l’influence tangible de la règle audi alteram partem ; 2) Le droit d’accès de toute personne à son dossier est également reconnu dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité, ainsi que du secret professionnel et des affaires ; 3) L’Administration a l’obligation de motiver ses décisions, sans que cette garantie soit limitée aux décisions défavorables ou aux refus.

L’article 41 reconnaît également le droit à la réparation pour des dommages causés par les institutions ou leurs agents dans l’exercice de leurs fonctions, avec une référence sur ce point aux principes généraux communs aux droits des États membres. Plusieurs principes de cette charte ont été élaborés dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes sur le fondement des droits nationaux des États membres, et également en fonction de quelques instruments internationaux, parmi lesquels la Convention européenne des droits de l’Homme[389]. Sur ce point, cette charte consolide plus qu’elle ne crée. Enfin, à l’image de la situation qui règne au Canada pour les langues officielles, toute personne peut s’adresser aux institutions de l’Union européenne dans une des langues des traités et recevoir une réponse dans la même langue.

Dans le chapitre V, la citoyenneté apparaît plus comme un ralliement pour des droits civils et politiques que comme un moyen d’exclure les non-citoyens[390]. Ainsi, le droit d’accès aux documents n’est pas réservé aux seuls citoyens, mais il est également offert à toute personne physique ou morale résidant dans un État membre. Le même principe est appliqué pour le droit de saisir le Médiateur de l’Union en cas de mauvaise administration des institutions ou organes communautaires, à l’exclusion des organes juridictionnels (article 43). Le droit de pétition devant le Parlement européen est organisé de la façon identique (article 44). Ces principes de bon gouvernement sont complétés par des garanties de bonne justice. Le chapitre VI « Justice » est organisé suivant une séquence qui évoque le contenu du chapitre III « Droits judiciaires » de la Charte québécoise[391]. Les garanties de nature pénale sont précédées par une disposition plus générale qui assure le droit à un recours effectif devant un tribunal pour toute atteinte à des droits et libertés protégés par le droit de l’Union européenne (art. 47). Ce droit au recours juridictionnel est bonifié par des exigences prévues au second alinéa. Toute personne a ainsi droit à une audition publique, équitable et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial dont l’existence est prévue par la loi. Les deux alinéas de l’article 47 reposent sur des exigences déjà prévues par la Convention européenne des droits de l’Homme[392].

Ces quelques dispositions de la Charte des droits fondamentaux ont été complétées par le Code européen de bonne conduite administrative adopté sous sa forme actuelle le 6 septembre 2001 par résolution du Parlement européen[393]. Ce document qui n’a pas valeur réglementaire ou législative a été le fruit d’une initiative du médiateur européen Jacob Soderman, en fonction durant ces années. L’idée d’un code avait été proposée pour la première fois par le député européen Roy Perry en 1998. Ce texte complète ainsi la Charte des droits fondamentaux par des objectifs qui correspondent à des dimensions connues du droit public contemporain : conformité avec le droit, absence de discrimination, proportionnalité, impartialité et indépendance, objectivité, cohérence, équité et raisonnabilité, droit d’être entendu et de faire des observations, délai raisonnable, motivation des décisions, indication des voies de recours, notification de la décision et accès public aux documents. L’approche européenne est conforme à la prééminence traditionnelle du droit administratif dans l’encadrement des relations entre l’Administration et les citoyens.

La plupart des constitutions nationales au sein de l’Union européenne reconnaissent des principes de bonne administration, notamment celle du Portugal[394]. Sans être forcément nombreuses, quelques dispositions admettent des principes comme celui de la responsabilité, le droit à une indemnisation pour expropriation (Allemagne, Italie, Pays-Bas), dont l’antécédent historique reste l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, le principe d’impartialité, le droit d’être entendu ou le droit d’accès aux documents administratifs.

Une recension exhaustive de ce type de disposition n’est pas requise pour mettre en lumière l’originalité du modèle sud-africain qui offre simultanément des principes de bonne administration et des principes de bonne gouvernance. Dans le chapitre II « Bill of Rights » de la Constitution sud-africaine figurent deux dispositions qui suivent l’énumération de droits civils et politiques, mais également la formulation de droits économiques et sociaux. Si l’article 32 reconnaît le droit d’accès à l’information à l’encontre de l’État, l’article 33 consacre des principes de bonne administration (just administrative action). Dans la perspective de l’action administrative, le premier paragraphe reconnaît le droit de toute personne à la légalité, à la proportionnalité et à l’équité procédurale. À la lumière de l’évolution du droit administratif dans les pays occidentaux, le second paragraphe est nettement plus audacieux en reconnaissant le droit de toute personne à la motivation en cas d’atteinte à des droits, ce qui suppose implicitement une décision négative de l’Administration. Enfin, le dernier paragraphe impose une action positive du législateur afin de rendre effectifs ces droits, tout en affirmant le principe du contrôle de l’action administrative par un tribunal indépendant et impartial. Le législateur doit également promouvoir une administration efficace, ce qui rejoint les objectifs énoncés dans le chapitre X[395]. L’article 34 relatif à l’accès à la justice consacre le droit à l’audition (fair public hearing) devant les cours et tribunaux.

En contrepartie, le chapitre X « Public Administration » contient trois dispositions relatives à l’administration publique. La première qui correspond à l’article 195 (basic values and principles governing public administration), énonce neuf éléments qui montrent la nette prépondérance de finalités issues des sciences de la gestion. La deuxième disposition intègre trois principes (efficient, economic, and effective use of resources) visiblement inspirés des 3E de la nouvelle gestion publique (efficacité, efficience, économie). Les objectifs qui peuvent être davantage rattachés aux éléments traditionnels du droit administratif sont contenus dans le quatrième énoncé (servicesmust be provided impartially, fairly, equitably, and without bias). Déjà en 1996, les cinquième (participation du public à l’élaboration des politiques) et septième (transparency) principes préfigurent et concrétisent les principes de la nouvelle gouvernance publique. Les dimensions de gestion et de politiques publiques se dégagent également du reste : nécessité de l’éthique professionnelle et du développement, imputabilité, gestion des ressources humaines, représentativité des différentes composantes de la population sud-africaine. L’article 196 institue la Commission du service public suivant le modèle décrit dans l’introduction de notre étude afin de promouvoir les objectifs de l’article 195, ainsi que pour enquêter et pour évaluer les pratiques de gestion, faire des propositions afin de renforcer l’efficacité et l’efficience du service public, et également recevoir des plaintes des employés, le tout dans la perspective de faire rapport devant l’Assemblée nationale et les assemblées des provinces.

Si l’article 197 énonce quelques éléments généraux pour l’organisation de la fonction publique, notamment en termes de législation, l’orientation favorable à des préceptes issus des sciences de la gestion n’a pas pour autant conduit à la reconnaissance constitutionnelle de la qualité ou de la célérité. Certes, ces éléments peuvent être déduits implicitement de l’énoncé de principes de bonne administration, mais, sur ce point, la Constitution sud-africaine montre une limite qu’il est possible d’observer dans les autres constitutions nationales. À titre comparatif, au Québec ou ailleurs au Canada, le droit des citoyens à des services de qualité n’est reconnu que sur le plan législatif[396], sans que cette dimension soit vraiment présente sur le plan constitutionnel. Sur ce point, le Canada ne se démarque pas vraiment par l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 relatif à la péréquation et aux inégalités régionales. Cette disposition cherche à favoriser le développement économique et la diminution des disparités régionales par un engagement du Parlement, des assemblées et des gouvernements fédéral et provinciaux. C’est dans ce contexte un peu particulier que ces autorités « s’engagent à […] fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels[397] ». Entre une « qualité acceptable » et les impératifs contemporains de qualité introduits par la nouvelle gestion publique, l’écart reste important[398].

Si nous considérons le modèle juridique (bonne administration) et le modèle qui répond davantage aux objectifs liés à la bonne gouvernance, le Canada offre une situation comparable à la vaste majorité des pays occidentaux où des garanties juridiques sont intégrées à la Constitution écrite (sans être forcément des principes issus du droit administratif). Dans la Charte canadienne[399], les principes de justice fondamentale ont été reconnus à l’article 7 pour les décisions administratives et quasi judiciaires susceptibles de porter atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. L’article 8 reconnaît un droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Le principe d’égalité est reconnu à l’article 15, mais sa portée dépasse de très loin les principes de bonne administration. Enfin, pour les deux langues officielles du Canada, plusieurs dispositions ont été prévues, notamment pour les communications de toute nature entre toute personne (any member of the public) et les institutions fédérales (art. 20 (1)). Cette charte remonte à 1982, avec pour conséquence un relatif écart temporel qui met en lumière l’essor concurrent ou subséquent de plusieurs principes contemporains de bonne administration dont certains relèvent du champ du droit administratif (motivation des décisions administratives, impartialité, équité procédurale, accès aux documents administratifs, célérité) ou d’autres champs (délai raisonnable). Ces droits sont reconnus au niveau législatif ou par la jurisprudence, comme ailleurs dans la vaste majorité des pays occidentaux. La relative nouveauté de ces droits explique qu’ils soient encore peu constitutionnalisés.

2.2.2 La protection des droits et libertés

Dans les systèmes où existent les principes et les mécanismes liés au contrôle juridictionnel, l’effectivité des droits et libertés reste tributaire de la saisine d’une cour ou d’un juge, comme le montre le système européen de sauvegarde des droits de la personne et des libertés fondamentales issu de la Convention de Rome du 4 novembre 1950[400]. La création le 7 mai 1999, à Budapest, du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe n’a pas modifié fondamentalement le système européen, car ce commissaire est une instance non judiciaire qui ne peut pas être saisie de requêtes individuelles[401]. Si nous comparons plusieurs aires géographiques, nous constatons que le champ des droits et libertés n’en reste pas moins marqué depuis quelques décennies par l’implantation de mécanismes non juridictionnels reconnus sur le plan constitutionnel. En dépit de cette croissance, le thème de l’effectivité ne permet pas d’éluder la nécessité qu’une action attentatoire par des voies juridiques, notamment par un recours, soit prévue par le droit positif, car, à défaut d’être effectifs par des moyens concrets, les droits et libertés n’auront plus le statut de droits et seront inéluctablement déclassés en simples prétentions[402]. La catégorie connue des droits-créances liée aux droits économiques et sociaux en est un exemple. Si l’existence d’un recours juridictionnel est indispensable aux fins de protection et d’effectivité pour des droits intégrés dans des instruments qui ont le statut de charte ou de déclaration à valeur constitutionnelle ou supranationale, la croissance de ces mécanismes non juridictionnels montre que les autorités poursuivent simultanément d’autres objectifs. Ces mécanismes empruntent largement la forme des autorités de surveillance qui peuvent recevoir des plaintes tout en assurant d’autres fonctions (éducation, recherche, promotion, critiques). Le lien déjà explicite entre le droit constitutionnel et le droit administratif revêt ainsi une autre dimension.

Sur ce point, la Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud ouvre plusieurs perspectives. En dépit de la création d’une commission des droits de la personne (South African Human Rights Commission), une autre commission, également prévue dans la Constitution, a pour objet de promouvoir des droits culturels, religieux et linguistiques des diverses communautés : c’est la Commission for the Promotion and Protection of the Rights of Cultural, Religious and Linguistic Communities[403]. Cette dimension multiculturelle est reconnue à l’article 6 par l’énumération de onze langues officielles, y compris l’anglais et l’afrikaans. Pour les langues plus proprement autochtones, le deuxième paragraphe de l’article prévoit que l’État est dans l’obligation de prendre des mesures pratiques et positives afin de répondre aux besoins des populations visées dans certaines provinces. Le principe d’égalité est pourtant reconnu dans le préambule (every citizen is equally protected by law), ainsi qu’à l’article premier (achievement of equality), ainsi que par des objectifs similaires (non-racialism and non-sexism) énoncés dans la même disposition. Selon le troisième article, relatif à la citoyenneté sud-africaine, tous les citoyens sont égaux pour revendiquer les droits, privilèges et bénéfices liés à ce statut. Le chapitre II de la Constitution a pour objet d’expliciter les éléments du Bill of Rights. L’article 7, qui en constitue la première disposition, précise que le Bill of Rights est un fondement de la démocratie en Afrique du Sud, notamment par l’affirmation des principes démocratiques de la dignité humaine, de l’égalité et de la liberté. Le paragraphe 2 oblige l’État à respecter, à protéger et à promouvoir les obligations qui en découlent de même qu’à y répondre (fulfil). Enfin, le principe d’égalité fait l’objet d’une disposition spécifique à l’article 9, notamment dans le but de bannir la discrimination pour des motifs qui incluent, parmi plusieurs autres, l’origine raciale, ethnique et sociale. Les droits culturels et linguistiques sont protégés par l’article 30. Les droits culturels, religieux et linguistiques sont également reconnus par l’article 31, à condition d’être exercés d’une façon qui ne soit pas incompatible avec les autres dispositions du Bill of Rights. À la lumière de toutes ces précautions, il aurait été possible de concevoir que l’explicitation formelle du principe d’égalité dans toutes ses composantes aurait pu être jugée satisfaisante dans la perspective d’un recours juridictionnel. Les objectifs liés à la promotion et à la réalisation qui figurent aux articles 7 et 31 montrent néanmoins la nécessité de franchir le seuil de la simple énumération abstraite de droits par la création d’un mécanisme administratif.

La Commission de promotion et de protection des droits culturels, religieux et linguistiques des diverses communautés (le texte fait état de « Communities » et non de « peuples ») instituée par l’article 185 doit remplir les trois missions qui y sont énoncées. Dans un premier temps, elle doit promouvoir le respect de ces droits. Dans un deuxième temps, elle doit promouvoir et développer, entre autres, la paix, l’amitié, la tolérance et l’unité nationale entre ces diverses communautés ethniques, linguistiques et religieuses sur le fondement du principe d’égalité, ainsi que la non-discrimination et la liberté d’association. Enfin, dans un troisième temps, elle doit recommander la création ou la reconnaissance, en conformité avec la législation, de un ou plusieurs conseils susceptibles de rejoindre une communauté ou l’ensemble des communautés. Le deuxième paragraphe de l’article 185 reconnaît à la Commission, dans la perspective d’une loi habilitante, plusieurs pouvoirs (power to monitor, investigate, research, educate, lobby, advise and report) sur des questions liées à ces droits, ce qui en fait une autorité de surveillance comparable à celles que nous visons dans notre étude, à l’exception toutefois des plaintes pour lesquelles rien n’est prévu à ce niveau constitutionnel. La Commission a été créée par une loi du 30 juillet 2002 qui énonce onze missions spécifiques (art. 5) après l’énoncé de cinq objectifs à l’article 4. En vertu de l’article 7, elle peut recevoir des plaintes et mener des enquêtes[404]. Ces droits culturels et linguistiques qui ont pour objet de sauvegarder le patrimoine de peuples ou de populations minoritaires relèvent de la troisième génération des droits et libertés, ce qui pourrait justifier une tout autre approche avec des objectifs liés à la promotion, à la protection et à la valorisation. L’article 6 (2) de la Constitution sud-africaine reconnaît sans ambiguïté l’impact défavorable du contexte historique pour le statut et l’usage de ces langues, d’où l’obligation pour l’État de prendre des mesures positives afin d’apporter des correctifs.

En Afrique du Sud, la Constitution a également prévu à l’article 187 une commission pour l’égalité entre les hommes et les femmes (Commission for Gender Equality). Dans l’article 9 relatif au principe d’égalité, des éléments (race, gender, sex) pertinents figurent déjà dans les motifs de non-discrimination. Le paragraphe 2 prévoit également, en vue de la réalisation effective du principe d’égalité, la nécessité de mesures pour protéger des personnes ou des catégories de personnes désavantagées par une discrimination injuste et assurer leur progression. La création de cette commission rejoint cette préoccupation par sa mission de promotion du respect pour l’égalité entre les hommes et les femmes, avec des pouvoirs additionnels (monitor, investigate, research, educate, lobby, advise and report)[405] qui sont du même type que ceux de la Commission de promotion et de protection des droits culturels, religieux et linguistiques. La création de cette commission précède quelque peu la version définitive de la Constitution du 18 décembre 1996 puisqu’elle a été créée par une loi du 24 juillet 1996 (sa création était déjà prévue dans l’avant-projet de Constitution de 1994)[406]. Dans l’énumération de ses pouvoirs et fonctions, l’article 11 prévoit onze missions spécifiques qui sont largement inspirées du modèle connu des Human Rights Commissions en monde anglo-américain.

Toujours dans la perspective de l’Afrique du Sud, la Human Rights Commission[407] instituée par l’article 181 est organisée suivant des principes analogues à l’article 184, mais avec l’obligation d’une mesure de redressement (redress) en cas de violation. Elle a ainsi la même obligation de promotion du respect des droits fondamentaux. Elle doit également promouvoir la protection, le développement et la pleine réalisation de ces droits, ainsi qu’en assurer et en vérifier l’observation en Afrique du Sud. Le deuxième paragraphe reconnaît, sous réserve de la création d’une loi d’habilitation, un pouvoir d’enquête et de rapporteur sur le respect des droits fondamentaux (human rights), ainsi que l’obligation d’offrir un recours en cas de violation. Cette commission doit également faire de la recherche et « éduquer », ce qui laisse sous-entendre qu’une mission de diffusion et de publicité lui incombe. Elle a aussi la responsabilité de recueillir auprès de tous les organes de l’État l’information pertinente sur les mesures prises en vue d’assurer l’effectivité des droits énoncés dans le Bill of Rights relatifs au logement, aux soins de santé, aux aliments, à l’eau, à la sécurité sociale, à l’éducation et à l’environnement. La nécessité de l’instituer a été suffisante pour que la loi relative à cette commission soit créée dès le 7 décembre 1994, soit deux années avant la version définitive de la Constitution du 18 décembre 1996[408]. Les missions énumérées au premier paragraphe de l’article 7 montrent sans ambiguïté la transposition presque directe des pouvoirs et des fonctions attribués à la Commission canadienne des droits de la personne dont la création remonte à 1977[409]. Cette filiation permet de mesurer l’importance accordée à l’élaboration et à la mise en oeuvre de programmes de sensibilisation publique, à l’existence d’un pouvoir de commentaire public ainsi qu’à l’élaboration d’études ou de recherches sur les droits et libertés. La filière de traitement des plaintes présente plusieurs similitudes pour les deux commissions (autosaisine, conciliation, enquête) qui peuvent poursuivre ultérieurement une contestation au nom du plaignant devant toute cour ou tout tribunal compétent (Afrique du Sud) ou devant le Tribunal canadien des droits de la personne. Au Québec, les dispositions relatives à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse sont insérées dans la Charte québécoise dont la valeur quasi constitutionnelle a été signalée[410]. Un dispositif comparable existe pour les fonctions de cette commission qui fait enquête de sa propre initiative ou sur dépôt d’une plainte suivant « un mode non contradictoire[411] », avec la possibilité de saisir le Tribunal des droits de la personne institué également par la Charte québécoise[412].

Ces commissions correspondent à un modèle largement connu et commenté dans la littérature juridique[413]. Tout en assurant plusieurs types de fonctions et de missions, elles offrent une procédure non juridictionnelle de traitement des plaintes pour des atteintes réelles ou supposées à des droits et libertés. Sur ce point, elles ne constituent pas des modes dits « alternatifs » de règlement des litiges ou des mécanismes de substitution. Leur existence correspond à la nécessité de l’enquête administrative préalable à la saisine éventuelle d’une cour ou d’un tribunal. Comme les autres mécanismes qui forment l’objet de notre investigation, le rôle de « commissaire-enquêteur » représente un élément commun qui ne revêt de sens qu’à la condition d’être associé à d’autres missions de prévention, d’information, de sensibilisation, d’éducation, de recherche, de propositions de réforme et de commentaire public. Cette approche n’est pas uniforme. Par exemple, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe ne peut recevoir de plaintes individuelles et sa mission reste limitée à la promotion, à la sensibilisation et à l’éducation des droits et libertés dans les États membres de l’Union européenne[414].

La protection des droits et libertés peut également être confiée à des ombudsmans qui correspondent au human rights model[415]. Comme les commissions des droits de la personne, ils peuvent recevoir des plaintes et saisir éventuellement des tribunaux ou des cours constitutionnelles. Le modèle du Defensor del pueblo a exercé un rayonnement considérable dans l’élaboration d’une approche plus contraignante puisque la constitutionnalité de dispositions législatives peut être contestée, dans plusieurs systèmes nationaux relevant de l’Union européenne, par un recours direct devant une cour constitutionnelle. À plus grande échelle, si nous comparons plusieurs aires géographiques, la prudence requiert de ne pas associer des modèles à des systèmes de droits nationaux. Si le monde anglophone affiche une nette préférence pour le modèle des commissions des droits de la personne, nous avons déjà constaté que ce système est également en vigueur au Mexique[416]. Il existe tout au plus des préférences pour des approches institutionnelles. Ainsi, le modèle des agences dont la progression a déjà été remarquée pour la construction de l’Union européenne[417], a été repris en vue de créer en février 2007 l’Agence des droits fondamentaux[418]. Cet organisme qui présente une structure du même type que les autres agences européennes a pour mission, dans le contexte du droit communautaire, de fournir une expertise dont les finalités (recherches, enquêtes scientifiques, commentaires publics, promotion des droits fondamentaux) sont du même type que celles qui ont été décrites auparavant pour les commissions des droits de la personne, avec toutefois une différence essentielle : l’Agence des droits fondamentaux n’a pas été instituée pour recevoir des plaintes individuelles relatives à la violation de cette catégorie de droits[419].

Bien que l’existence de ces différences institutionnelles soit incontestable, elle ne permet pas d’éluder des dimensions communes pour la portée de leur action. Comme ces autorités de protection sont des commissions, des ombudsmans, parfois des commissaires, leur contribution dans l’interprétation des droits reconnus par la Constitution peut être relativisée. Il existe une sorte de summa divisio entre celles qui peuvent recevoir des plaintes individuelles par opposition à celles dont la mission relève de l’expertise dans le domaine des droits et libertés. Celles à qui échoit la responsabilité du traitement de plaintes individualisées doivent effectuer une enquête pour déterminer des atteintes potentielles à des droits reconnus. Pour ces autorités non juridictionnelles, ce travail revêt une dimension factuelle (analyse des faits), mais il requiert également une « lecture-interprétation » du droit analogue à celle des juges. Cette similarité n’en fait pas pour autant des interprètes authentiques. Dans le contexte des travaux de Kelsen, l’interprétation authentique n’est pas seulement celle qui émane de l’auteur de l’acte, mais celle qui est donnée par une autorité dont la décision ne peut plus être contestée, ce qui vise plus spécialement les cours suprêmes ou les cours constitutionnelles, mais aussi les actes accomplis par le Parlement lorsqu’il n’y a pas de contrôle de constitutionnalité[420]. Dans cette perspective, ces autorités de surveillance et de protection en matière de droits et libertés sont des interprètes autorisés. Cela les distingue des autorités administratives traditionnelles qui doivent rendre des décisions conformes à la Constitution et découle de la nature de cette mission qui consiste à livrer une activité d’interprétation sur de prétendues violations de droits et libertés garantis sur le plan constitutionnel. Elles doivent ainsi faire une opération d’interprétation analogue à celle qui émane d’une autorité juridictionnelle, le plus souvent sous forme d’avis ou de recommandation, mais aussi sous forme de décision afin de trancher sur la saisine éventuelle d’une cour ou d’un tribunal spécialisé.

Au Canada, la Cour suprême a retenu, dans des jugements partagés, une position très restrictive de cette activité interprétative en la limitant aux faits. Ainsi, la Cour suprême, à majorité, a évalué que le travail effectué par la Commission canadienne des droits de la personne, ainsi que par le Tribunal canadien des droits de la personne, correspond d’abord et avant tout à une enquête portant sur l’appréciation des faits dans le but de déterminer si un acte discriminatoire a été commis. Bien que ces autorités puissent examiner des questions de droit, la Cour suprême estime que les constats de discrimination relèvent d’une expertise factuelle, réservant ainsi les questions générales de droit sur la constitutionnalité de dispositions législatives « [aux] cours de justice » (dans le contexte canadien, ce sont les cours judiciaires)[421]. En dépit de ce contexte restrictif, toute opération d’interprétation ne porte pas seulement sur l’existence matérielle des faits (un constat de discrimination), mais également sur leur qualification (atteinte à un droit), ce qui rend indispensable l’évaluation de la portée d’un droit et rend ainsi peu crédible la position de la Cour suprême, hormis des considérations générales sur les questions de retenue et de déférence envers des organismes spécialisés.

En dépit de cette attitude de réserve, la croissance des mécanismes de contrôle non contentieux pour la protection des droits et libertés reste un phénomène en pleine expansion. Loin de constituer une menace pour la sanction juridictionnelle des droits et libertés, ils traduisent la recherche d’une autre forme d’effectivité, moins abstraite à certains égards que les modalités inhérentes au fonctionnement des cours. En toute logique avec leur mission spécialisée de supervision et d’enquête, ces autorités peuvent constater, le cas échéant, que des droits sont peu ou pas effectifs et recommander ainsi des correctifs[422].

Conclusion

En dépit de la dualité que présentent les principes et les mécanismes, le droit public, au même titre que la science politique et les sciences de la gestion, joue un rôle déterminant dans le renouvellement du cadre conceptuel du bon gouvernement. Le législateur, seul, ou agissant à titre de pouvoir constituant, n’est pas l’unique acteur de ces transformations. L’analyse montre en réalité que le juge a contribué directement à l’élaboration de certains principes, ce qui justifie des clarifications. Les garanties procédurales reconnues par la Cour de justice des Communautés européennes ou la Cour suprême du Canada relèvent du droit administratif et peuvent contribuer à former une catégorie homogène de principes de bonne administration (good administration) ayant valeur constitutionnelle[423]. En revanche, les principes issus des préceptes de la nouvelle gestion publique (efficacité, efficience, imputabilité, transparence, responsabilité) montrent l’importance que revêtent désormais des principes de bonne gouvernance. Cette seconde catégorie rend plus difficile et aléatoire un contrôle du type juridictionnel, sous réserve de l’intégrité et de la responsabilité qui peuvent être sanctionnées par des poursuites civiles ou pénales. L’importance déterminante des mécanismes non juridictionnels doit être expliquée par la recherche d’un autre type d’effectivité. Dans la perspective des droits et libertés, c’est le mécanisme lui-même qui forme un enjeu dans la recherche d’une effectivité différente de celle du contrôle juridictionnel. Comme ces autorités sont des mécanismes du type « enquêteur administratif », elles augmentent sensiblement le nombre des institutions qui contribuent à l’effectivité de la Constitution et modifient leur composition, a fortiori si la Constitution reconnaît désormais des principes issus des sciences de la gestion.

En fonction de plusieurs aires géographiques, la constitutionnalisation directe de ces autorités de surveillance par l’insertion de dispositions explicites dans la Constitution pour déterminer leur statut et leurs responsabilités reste un processus inachevé. Il est néanmoins annonciateur d’une approche susceptible de renouveler les mécanismes qui ont pour objet d’assurer une plus grande effectivité à la Constitution dans un registre différent de celui du contrôle juridictionnel. Cette évolution reflète un changement significatif puisqu’à bien des égards ce sont des mécanismes proprement politiques qui sont institutionnalisés suivant des préceptes juridiques (loi / constitution) et dont les modalités de fonctionnement montrent l’étroite parenté avec les autorités de surveillance relevant du droit administratif. Cette mixité favorise des études qui peuvent relever aussi bien de la science politique que du droit public puisque leur effectivité repose sur des sanctions politiques (rapports devant le Parlement), des sanctions administratives (enquêtes et avis) et, éventuellement, des sanctions qui constituent des étapes préliminaires vers le contrôle juridictionnel (saisine d’une cour ou d’un tribunal spécialisé). Le fait que ce sont des autorités indépendantes dont l’existence peut être garantie par le droit traduit toutefois un cheminement dans la réflexion politique et constitutionnelle[424]. Le deuxième paragraphe de l’article 181 de la Constitution du 18 décembre 1996 de la République d’Afrique du Sud montre en termes explicites un renforcement du rôle du droit : « These institutions are independent, and subject only to the Constitution and the law[425]. » Dans ce contexte, le terme only signifierait avant tout que ces mécanismes politiques et juridiques sont à l’abri des ingérences externes. Si la Constitution précise qu’aucun organe de l’État ne peut s’immiscer dans leur fonctionnement, elle rappelle néanmoins que ces autorités sont responsables de leurs activités devant l’Assemblée nationale, ce qui est conforme à l’élaboration historique de ces mécanismes dans la perspective du contrôle politique de la fonction exécutive. En dépit de cet héritage politique, le « glissement » vers le droit est incontestable. Bien que la logique interne du constitutionnalisme rende inévitable l’ajout de dimensions plus contemporaines par rapport au modèle initial, cette révision à la hausse offre des perspectives nouvelles.

Le Canada et l’Afrique du Sud partagent le principe constitutionnel du gouvernement représentatif et responsable (de type Westminster), ce qui explique la nécessité de mécanismes permettant aux parlementaires d’exercer un contrôle effectif sur la fonction exécutive. Si ces autorités de surveillance ne sont pas dénuées de tout fondement constitutionnel dans une perspective chronologique[426], l’origine britannique du principe a également favorisé une collaboration fonctionnelle entre l’exécutif et le Parlement dans le mode de désignation. Le système britannique favorise une imbrication plus poussée des pouvoirs en comparaison des systèmes qui reposent sur une division plus étanche. Les systèmes qui sont dans la mouvance de cette tradition représentent ainsi un terreau plus fertile. Le bond qualitatif vers la constitutionnalisation explicite se situe toutefois dans les derniers développements du constitutionnalisme. Les États scandinaves et hispanophones montrent que le Parlement peut jouer un rôle exclusif dans la désignation de ces autorités et que leur reconnaissance explicite par la Constitution est beaucoup plus répandue qu’en monde anglo-américain. Les constitutions des États de l’Europe orientale en offrent également plusieurs exemples.

Dans des systèmes qui fonctionnent suivant une compartimentation plus rigide des pouvoirs, ces autorités peuvent relever simultanément du chef de l’État et du Parlement. La France en est un exemple d’autant plus intéressant que des principes d’imputabilité des agents publics étaient déjà reconnus dans les dispositions 14 (« Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants ») et 15 (« La Société a le droit de demander compte ») de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789[427]. La création subséquente du Conseil d’État (1800) et de la Cour des comptes (1807) montre que des orientations très différentes ont été retenues par le développement progressif du contrôle juridictionnel. Dans cette perspective, la modification constitutionnelle du 23 juillet 2008[428] illustre l’ampleur que revêt la diffusion de ces autorités de surveillance, même dans un système où la collaboration des pouvoirs ne constitue pas un élément structurel pour le fonctionnement des institutions. L’ajout d’un dernier alinéa à l’article 13 montre dorénavant que, pour des emplois et des fonctions déterminés par une loi organique, le pouvoir de nomination du président de la République s’exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée (Sénat et Assemblée nationale), qui peut éventuellement opposer un refus par l’addition des votes négatifs (trois cinquièmes des suffrages). Les institutions visées par cet alinéa sont celles qui présentent une importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale. De toute évidence, ce sont les autorités administratives indépendantes qui sont visées au premier chef par cette modification constitutionnelle, tant pour la protection des droits fondamentaux que pour le champ de la régulation[429]. Seul le Défenseur des droits a été institué explicitement par un ajout au texte de la Constitution (art. 71-1). Nommée pour un mandat de six ans non renouvelable suivant la procédure de l’article 13, cette autorité correspond au modèle que nous avons présenté dans notre étude, avec toutefois une nuance qui montre une grande capacité d’adaptation puisque le Défenseur des droits rend compte de son activité au président de la République et au Parlement, ce qui est conforme à l’esprit des institutions de la Ve République.

Le développement de ces autorités soulève des problèmes de cohérence qui n’épargnent aucun système juridique. La France et le Canada en sont des exemples. Dans les travaux préparatoires à la modification de 2008 en France, un projet de défenseur des droits fondamentaux avait été proposé en vue de remplacer le Médiateur de la République[430]. De toute évidence, la création du Défenseur des droits, même avec des attributions moins ambitieuses que celles qui avaient été proposées initialement[431], posait un problème de recoupement par rapport à des institutions vouées également à la protection de plusieurs types de droits[432]. Le Comité de réflexion et de proposition avait également suggéré d’insérer un conseil du pluralisme dans le texte de la Constitution, mais cette proposition n’a pas été retenue[433]. Le Canada éprouve des difficultés du même type, tant pour les institutions existantes que pour une évaluation plus globale de ce qui peut être fait. Sur une période temporelle très courte, trois autorités sont venues compléter le dispositif existant : le Commissaire à l’intégrité (2005), le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique (2006) et le Commissaire au lobbying (2006). Ces fonctions relatives à l’intégrité pourraient sans doute faire l’objet d’une refonte pour les confier à une seule autorité de surveillance. Si le « trop » peut susciter ainsi des interrogations, le « pas assez » reste un problème récurrent, car le Canada ne peut pas offrir à sa population un ombudsman de compétence générale pour les champs qui sont de la compétence des autorités fédérales. Dans le contexte du droit fédéral, il existe également d’autres autorités spécialisées calquées sur le modèle de l’ombudsman, mais qui ne font pas l’objet d’une procédure de nomination et de garanties comparables à celles que nous avons décrites dans notre étude[434]. Ce phénomène d’inclusion et d’exclusion ne peut que susciter des interrogations au sujet de mécanismes institués au bénéfice des citoyens. Dans ses réflexions sur les réformes nécessaires dans l’État constitutionnel contemporain, Peter Häberle constate que l’Ombudsman scandinave est sur le point d’être intégré aux principes normaux des États constitutionnels[435]. En dépit de cette tendance que renforce la nouvelle Constitution de l’Union européenne, des disparités subsistent.

Dans cette perspective, si le Canada était engagé dans un processus menant à l’élaboration d’une constitution écrite, au sens d’une constitution plus exhaustive[436] analogue à celle de l’Afrique du Sud, un important travail de réflexion serait nécessaire pour constituer une catégorie identique à celle des state institutions supporting constitutional democracy (chapitre IX de la Constitution de la République d’Afrique du Sud). En fonction du seul corpus des autorités existantes (au nombre de dix) qui sont désignées suivant un processus de collaboration fonctionnelle entre l’exécutif et le Parlement, la disparité subsiste. Hormis le principe de la vérification des comptes publics qui est admis sur le plan constitutionnel, aucune de ces autorités n’est explicitement reconnue dans la Constitution écrite, ce qui a obligé la Cour suprême à employer une formule de substitution afin d’accorder un statut quasi constitutionnel aux lois qui sont directement à l’origine des pouvoirs et des responsabilités du Commissaire aux langues officielles, du Commissaire à la vie privée, ainsi qu’à la Commission canadienne des droits de la personne (et par extension aux autres commissions des droits de la personne au Canada). La hiérarchisation qui en résulte est contestable, car elle renvoie à un statut moindre les autorités (ou les lois qui les instituent) qui ne peuvent être associées par le principe de l’analogie à des droits déjà protégés sur le plan constitutionnel.

Pour remédier à cette situation, il serait utile de reconnaître aux autorités décrites dans notre étude (pour le contexte canadien) un statut constitutionnel dans la perspective de l’application du principe du gouvernement responsable à titre de principe constitutionnel. Cette solution offre l’avantage de la simplicité, car elle ne nécessite pas une modification écrite de la Constitution. Le contrôle de la fonction exécutive est un principe fondamental dans un contexte où le droit constitutionnel reste tributaire d’une tradition non écrite. Cette initiative revient au juge qui peut ainsi renouer avec la souplesse et les caractéristiques évolutives d’une tradition constitutionnelle qui ne dépend pas exclusivement de modifications écrites. Elle aurait également le mérite de l’adaptabilité compte tenu des choix faits par le législateur. Le principe de la souveraineté parlementaire explique également l’apparition de mécanismes qui touchent directement les parlementaires sur le plan de la déontologie, de l’intégrité et de l’éthique. En revanche, elle ne pourrait résoudre le statut de plusieurs principes qui orientent l’action de ces autorités spéciales. Il est certes possible de déduire du principe du gouvernement responsable des éléments comme l’imputabilité et la responsabilité, mais les dimensions plus proprement contemporaines de la bonne gestion (efficacité, efficience, transparence, qualité, intégrité, accessibilité, célérité) ne sont pas directement transposables dans le champ constitutionnel, à moins de modifications écrites. À titre comparatif, l’ascension de ces principes dans des constitutions écrites montre la nécessité de revoir les principes de bon gouvernement sur une base plus contemporaine.

Dans un contexte axé sur la constitutionnalisation, il est sans doute excessif d’évoquer une transformation du constitutionnalisme compte tenu de ses ambitions initiales (constitution-norme) afin que la Constitution soit réellement appliquée. Une évolution du constitutionnalisme vers d’autres dimensions de l’effectivité est néanmoins perceptible, tout comme les méthodes retenues en vue de « gérer autrement » dans la nouvelle gestion publique. En assurant la protection des droits fondamentaux par d’autres moyens que le contrôle juridictionnel et en insérant des valeurs nouvelles venues des sciences de la gestion et des sciences de l’environnement, ainsi que la sauvegarde du patrimoine culturel, le constitutionnalisme contemporain montre ainsi que l’application de principes issus de la Constitution repose sur de nouveaux mécanismes politiques et administratifs. Pour le respect de la Constitution, il ne faut pas éluder les impératifs qui exigent de contrôler et de juger par des moyens juridictionnels qui restent essentiels, mais il importe également de surveiller et de protéger pour atteindre d’autres résultats, et non se limiter à surveiller et à punir au sens où l’entendait, dans le contexte de la déviance, Michel Foucault[437].