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Il est plus facile de changer les lois que les idées et les idées que les pratiques. L’intégration laborieuse par le droit des peines de la nouvelle partie XXIII du Code criminel[1] du Canada fournit une belle illustration de la justesse de cette observation.

La partie XXIII du Code criminel s’inscrit dans un processus de réforme qui a occupé le monde juridique pendant le dernier quart du xxe siècle. Dotée par le gouvernement de l’époque d’un vaste mandat pour étudier les problèmes que présentait le droit des peines au Canada et recommander des solutions, la Commission canadienne sur la détermination de la peine (commission Archambault) avait mis en évidence des problèmes récurrents dans le système, dont la méfiance du public à l’égard du processus de détermination de la peine, la disparité des sentences, le recours excessif à l’incarcération et l’absence de politique globale[2]. En conséquence, elle avait recommandé une série de mesures, notamment un énoncé de principes directeurs posant le principe de proportionnalité d’abord[3], et les principes d’équité, de clarté, de prévisibilité et de modération ensuite[4], au coeur du processus de détermination de la peine. Ce faisant, la commission Archambault ne faisait pas cavalier seul puisque tous les efforts de réforme en matière de sentence menés durant la même période dans les pays anglo-saxons avaient préconisé l’adoption des mêmes principes directeurs[5].

Le Parlement du Canada n’a finalement adopté qu’un très petit nombre des propositions de la commission Archambault[6], retenue qui a suscité bon nombre de critiques[7]. Le traitement par le Parlement des recommandations de cette commission permet en partie de comprendre les tendances de l’interprétation donnée par les tribunaux des dispositions de la partie XXIII. La nouvelle législation n’a pas entraîné, dans l’ensemble, les effets espérés qui constituaient sa raison d’être. Depuis l’entrée en vigueur en 1996 de la modification qui a codifié le droit de la détermination de la peine, cette dernière se pratique à peu près de la même façon, applique plus ou moins les mêmes principes et produit largement les mêmes résultats qu’avant les modifications.

Notre article tente de fournir les grandes lignes d’une explication de cet échec de la politique criminelle et de la technique juridique canadiennes. Il s’inscrit dans la mouvance des critiques qui ont dénoncé la mise au rancart de la réforme proposée par la commission Archambault, ainsi que le rejet par le Parlement, et subséquemment par les tribunaux, de ses principes fondamentaux. Il va cependant encore plus loin.

D’abord, nous constatons des déficiences graves dans les sources formelles du droit qui prétendent instituer la réforme. Les nouveaux textes présentent des contradictions et des incohérences qui inhibent le renouveau de la politique criminelle. Ses assises philosophiques ne sont pas claires. En fait, même si le Parlement avait adopté l’énoncé structuré des principes et des objectifs proposé par la commission Archambault, qui fait du principe de proportionnalité le principe prépondérant, il aurait été aisé de constater rapidement que la multiplicité de ses définitions mine son utilité comme principe judiciaire et constitutionnel. C’est en effet ce même principe qui a servi de support et de justification à la prétendue obligation de l’État de punir et à ses motivations idéologiques répressives. Par ailleurs, l’interprétation judiciaire de ces nouveaux textes, insuffisamment sevrée de la tradition plutôt répressive qui l’alimentait auparavant, semble incapable de briser le carcan des précédents. Loi et jurisprudence s’entendent pour affirmer le principe du pouvoir discrétionnaire quasiment illimité du juge de première instance dans la détermination de la peine, dont l’exercice est pourtant considéré par certains comme un facteur important de la disparité des sentences.

Cependant, faire porter l’analyse uniquement sur les sources et le discours formels en matière de détermination de la peine fausserait le problème. La problématique de la peine et de sa détermination est marquée par un ensemble étonnamment complexe de règles systémiques et de pratiques. Il nous apparaît donc que la réforme de la détermination de la peine était en quelque sorte vouée à l’échec dès sa conception puisqu’elle n’a pas accordé suffisamment d’attention à la pratique des acteurs du droit pénal ni aux mécanismes qui leur permettent au quotidien de résoudre les tensions liées au fonctionnement interne du système. Elle a également négligé les rapports complexes qu’entretiennent entre eux les acteurs de ce système. En conséquence, nous cherchons à faire la lumière sur le rôle clé des acteurs à l’oeuvre dans le système pénal, sur les conflits qui sous-tendent leurs actions et sur les pratiques innovatrices qu’ils mettent en place pour tenter de les résoudre.

Dans la première partie de notre article, nous nous pencherons sur les principes et les objectifs du droit formel de la détermination de la peine contenus dans la partie XXIII du Code criminel et interprétés par la jurisprudence. Nous tenterons essentiellement de démontrer que l’élasticité des principes et des objectifs liés à la détermination de la peine en ce qui concerne tant la forme que le contenu ont conduit à deux résultats : d’abord, une réaffirmation du principe de la discrétion judiciaire ; ensuite, la consécration de l’orientation répressive du droit des peines.

La seconde partie porte sur un ensemble de pratiques qui constituent un système parallèle dans le domaine de la détermination des peines. Ces pratiques exclues du discours juridique officiel jouent pourtant un rôle essentiel sinon prédominant dans la réalité pénale. Parfois complémentaires du système officiel, parfois concurrentes de celui-ci, elles sont en constante interaction avec lui. Dans un premier temps, nous étudierons les différentes catégories d’acteurs qui jouent un rôle au sein du système pénal, leurs interactions, leurs rapports de pouvoir ainsi que leurs intérêts institutionnels et personnels. Dans un second temps, nous aborderons certains mécanismes systémiques, dont la peine négociée, la prise en considération de la détention préventive ou le « temps mort » et la pratique de « l’ajournement thérapeutique ».

Notre objectif ultime n’est pas de dénoncer l’incohérence du droit positif en la matière (quoique rectifier le tir à cet égard aurait pour conséquence de concentrer le discours juridique sur l’essentiel et de simplifier grandement l’enseignement du droit !), ni de dénoncer la très grande discrétion dont jouissent les représentants de l’État dans ce système. Nous voulons plutôt insister sur l’importance des pratiques officieuses dans le fonctionnement du système pénal. Nous pensons que la réforme, indispensable, est inconcevable à moins d’une reconnaissance, par ses partisans, du rôle prépondérant que jouent actuellement ces pratiques dans le système pénal.

1 La consécration de l’orientation répressive du droit des peines : « conforme aux principes et aux objectifs »

En dépit des recommandations formulées par la commission Archambault, la détermination de la peine continue à être essentiellement de tendance répressive. Nous explorerons d’abord cette idée en analysant comment le législateur a tenté de prendre en charge la détermination de la peine lors de la réforme de la partie XXIII du Code criminel (1.1). Nous aborderons ensuite la façon dont les philosophies traditionnelles qui justifient le droit de l’État de punir se traduisent par les principes et les objectifs énoncés (1.2). Enfin, nous verrons que le traitement par le Parlement des recommandations de la commission Archambault explique dans une large mesure l’interprétation judiciaire des dispositions de la partie XXIII (1.3).

1.1 La tentative de prise en charge par le législateur

La détermination de la peine a longtemps été à la recherche de repères. Le débat a d’abord porté sur l’autorité, législative ou judiciaire, qui devait prendre en charge ce processus (1.1.1). La commission Archambault avait suggéré un rôle prépondérant au Parlement que celui-ci s’est efforcé de remplir avec l’adoption de la partie XXIII du Code criminel dont nous analyserons ensuite la forme (1.1.2).

1.1.1 La codification des buts et les principes : à la recherche de la source de l’autorité

Le point de départ de la détermination de la peine est la loi qui établit toujours la peine maximale qu’encourt l’auteur d’une infraction et, parfois, une peine minimale. Le rayon d’action du juge peut être assez exigu : c’est lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction est peu sévère, ou, au contraire, très sévère, au point où la loi crée un minimum qui est en même temps un maximum[8]. Parfois il est très vaste et va jusqu’à inclure l’emprisonnement à perpétuité pour plusieurs infractions où la loi ne prévoit aucun minimum[9]. À ce sujet, Hogarth écrivait ce qui suit en 1971 : « a magistrate sitting alone may : sentence to life imprisonment, commit to preventative detention, impose whipping, order forfeiture, or fine in any amount. In short, he may impose any penalty except death. No lower court judge sitting alone in any other country is given this power ». Cet auteur en est arrivé à cette conclusion au sujet des juges canadiens après consultation des codes pénaux de tous les pays de l’Europe de l’Ouest et de la Russie ainsi que des lois américaines. Nous ne savons pas si le Canada remporte toujours le championnat mondial du pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine, mais nous croyons que l’observation de Hogarth est toujours valide[10], sauf que la peine du fouet a été abolie et qu’il y a eu augmentation du nombre de peines minimales obligatoires.

Le pouvoir discrétionnaire du juge prendra un essor important avec l’abolition progressive de la peine de mort en Angleterre entre la fin du xviiie siècle et le début du xxe et son remplacement éventuel par la prison. Les juges se verront éventuellement transférer la charge de déterminer les peines. Ils devront remplir cette importante fonction sans le secours de textes législatifs énonçant une théorie générale de la peine. Ils seront également privés de la source principale de droit dans la tradition de common law, soit la jurisprudence de la Cour d’appel, puisqu’il n’y a pas d’appel en matière de sentence, sauf en cas d’illégalité[11].

Au Canada, un justiciable ne pouvait, au début, interjeter appel d’une sentence que si celle-ci était carrément illégale, le droit de contester la justesse d’une sentence devant les cours d’appel n’ayant été reconnu qu’en 1921[12]. De son côté, la Cour suprême ne se reconnaîtra qu’en 1982 la compétence sur le fond des sentences ; avant cette date, quelques arrêts avaient porté sur des sentences, mais de façon incidente[13]. Toutefois, la reconnaissance de la compétence formelle va se buter à une politique de non-ingérence dans le domaine des peines, de sorte que la Cour suprême du Canada, au départ, confinera son activité au contrôle constitutionnel fondé sur l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés[14] et n’abordera que de façon indirecte la détermination de la peine. Le droit canadien sera donc privé de l’apport de cette importante source de droit jusque vers la fin du xxe siècle[15]. Avec l’adoption de la nouvelle partie XXIII du Code criminel, la Cour suprême s’est sentie tenue d’expliquer aux tribunaux de première instance la manière d’interpréter et d’appliquer les nouvelles dispositions du Code[16].

Les décisions des cours d’appel seront, par conséquent, jusqu’à l’intervention de la Cour suprême et l’adoption de la nouvelle partie XXIII, les seules autorités responsables d’énoncer les principes susceptibles d’éclairer les juges de première instance dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de sentence. Or, le rôle des cours d’appel dans l’élaboration d’un corpus d’une politique cohérente dans le domaine de la détermination de la peine n’a pas été un succès incontesté. La commission Archambault déplorait que les cours d’appel n’aient pas rendu « de jugements de nature à favoriser l’établissement d’une approche uniforme[17] ». Selon elle, « le peu d’orientation claire et systématique provenant des cours d’appel » fait partie des « carences structurelles » qui entraînent la disparité des peines et le recours excessif à l’emprisonnement[18].

À ces obstacles, il convient d’ajouter que les appels de sentence présentent une problématique particulière : le tribunal d’appel n’aborde pas en toute liberté la question de la « justesse de la peine ». En effet, la tradition, la prudence et la Cour suprême lui dictent une attitude de réserve à l’égard des sentences rendues par les juges de première instance. Cette problématique commune à tous les appels de sentence va forcer les tribunaux d’appel à considérer les principes de détermination de la peine à travers le prisme d’un conflit de compétence.

Un tribunal qui juge un appel de sentence ne se prononce pas directement sur le bien-fondé de la sentence imposée, mais sur le fait que le juge de première instance a bien exercé ou non son pouvoir discrétionnaire de punir. L’enjeu de cette question est celui de déterminer qui, de la Cour d’appel ou de la Cour de première instance, est titulaire du pouvoir de punir. Le débat juridique que soulèvera cette question porte, en réalité, sur la compétence du décideur. La question de la « justesse » de la peine sera analysée dans cette perspective systémique qui inclut nécessairement des enjeux n’ayant rien à voir avec le sort du justiciable condamné. La question ainsi posée s’apparente à l’incessante quête en droit administratif de la « norme de contrôle[19] ».

Le juge William Vancise, de la Cour d’appel de la Saskatchewan, a formulé une critique sévère de la jurisprudence de la Cour suprême sur le pouvoir des tribunaux d’appel de contrôler les sentences. Après avoir qualifié de rather remarkable les arguments que le juge en chef Lamer propose pour justifier le devoir de retenue des cours d’appel, le juge Vancise déclare ceci : « In my opinion, deference encourages disparity and makes it much more difficult for courts of appeal to carry out the function of minimizing differences in results of sentencing[20]. »

Depuis le dernier quart du xxe siècle, les projets de réforme du droit des peines ont admis qu’il revenait au Parlement de déclarer quels devaient être les buts de la sentence et quels principes devaient guider les juges qui l’imposaient[21]. Après quelques tentatives mortes au feuilleton de la Chambre, le Parlement a finalement adopté le projet de loi no C-41, dont les articles 718, 718.1 et 718.2 contiennent un énoncé de l’objectif et des principes de la sentence[22]. Ce faisant, le Parlement canadien a cependant laissé tomber la plupart des mesures que la commission Archambault jugeait essentielles à la réforme. Ainsi, ni l’abolition des peines minimales ni la rationalisation de la structure des peines, changements commandés par la logique de la proportionnalité et de la modération, n’ont été entérinées par le Parlement. Les seules mesures significatives qui ont reçu l’aval du Parlement ont été celles qui énonçaient les objectifs pénaux et les principes régissant la détermination de la peine, sans que soit précisé leur ordre de préséance. Nous nous pencherons sur cet aspect ci-dessous.

1.1.2 L’ambigüité de la forme

Lors d’un entretien inédit, à l’Université d’Ottawa, auquel assistaient un certain nombre de professeurs de droit et de criminologie dont un des auteurs du présent article, Andrew von Hirsch avait déclaré, au sujet des énoncés législatifs qui énumèrent les principes de la détermination en vrac, sans aucun ordre hiérarchique, qu’ils pouvaient être comparés « à la carte d’un mauvais restaurant. Quand on demande au garçon ce qu’il recommande, il nous dit : “tout est bon…” » C’est malheureusement ce type de législation que le Parlement a servi aux juges lorsqu’il a adopté la méthode des prescriptions législatives pour guider les tribunaux dans la détermination de la peine. Les articles 718, 718.1 et 718.2 du Code criminel présentent, comme l’affirme le titre de la section où ils figurent, « [l’]objectif et [les] principes » de la détermination de la peine[23]. Cependant, alors que les recommandations de la commission Archambault qualifiaient le principe de la proportionnalité de « prépondérant », plaçaient le principe de la modération pénale au deuxième rang et subordonnaient à ces deux principes les autres « facteurs », le libellé des articles du Code ne contient aucune indication expresse quant à la prépondérance d’un objectif sur un autre, d’un principe sur un autre, des principes sur les objectifs, ou vice versa, pas plus qu’il ne laisse deviner un ordre parmi les prescriptions législatives. Les objectifs et les principes sont présentés en vrac : chacun prend ce qu’il veut.

L’article 718 énumère d’abord les objectifs du prononcé des peines (objectifs généraux de prévention du crime, de promotion du respect de la loi, de la justice, de la paix et de la sécurité) et décrit ensuite la manière de les atteindre (« par l’infliction de sanctions justes » qui visent elles-mêmes d’autres objectifs). Ces autres objectifs sont la dénonciation du crime, la dissuasion des criminels, l’isolement des délinquants, leur réinsertion sociale et la prise de conscience par eux de leur responsabilité. Ces objectifs particuliers font depuis longtemps partie du discours officiel du droit pénal et de la philosophie politique où ils servent à justifier et à légitimer le recours par l’État à la violence à l’endroit des justiciables. La difficulté vient de ce que certains des objectifs coexistent mal, la réinsertion sociale des délinquants, par exemple, avec leur isolement du reste de la société, et que la loi n’a établi aucun ordre de priorité à cet égard[24].

C’est la même méthode qui a servi pour énoncer les principes. C’est le cas d’abord du principe de la proportionnalité des peines, qui est souvent présenté comme le « principe fondamental » en matière de détermination de la peine[25]. Non pas que la loi l’affirme expressément : le caractère prétendument fondamental du principe ressort d’arguments de texte et de l’autorité suspecte de la note marginale de l’article 718.1 du Code criminel[26]. Ensuite, les principes à considérer sont les suivants : l’adaptation de la peine aux circonstances aggravantes ou atténuantes, l’harmonisation des peines, la pondération de la durée totale de la peine lorsque le juge impose des peines consécutives, l’examen des peines autres que l’emprisonnement qui pourraient être justifiées et, enfin, ce même principe répété, présumément considéré avec un surcroît de zèle en ce qui concerne les délinquants autochtones. Notons que le principe de la modération ne figure pas expressément dans l’article 718.2 du Code criminel, mais que ses paragraphes (c), (d) et (e) pourraient toutefois s’en réclamer. Les principes énoncés dans les paragraphes (d) et (e) sont fortement circonscrits par les formules « lorsque les circonstances le justifient » et « qui sont justifiées dans les circonstances ». La Cour suprême semble d’ailleurs avoir subordonné « l’important objectif de la modération » aux autres principes : « À mon avis, pour décider si les circonstances “justifient” des sanctions moins contraignantes ou si des sanctions substitutives sont “justifiées”, il faut prendre en compte les autres principes de détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2[27]. »

1.2 L’emprise des philosophies de la peine

La question des philosophies de la peine suscite chez certains pénalistes un certain scepticisme, surtout lorsque ces philosophies s’échappent de l’université pour s’insinuer dans les lois et les jugements. La réflexion philosophique en matière de peines expose qui s’y adonne à des dangers, dont le plus grave est qu’elle occulte la véritable nature du châtiment légal, et cela, de deux façons. D’abord, la peine est un mal en soi, puisqu’elle consiste en l’infliction délibérée d’une souffrance ; or, la rationalité pénale la reconstruit comme un bien. Selon Bentham, « la peine produit un mal du premier ordre, et un bien du second ordre : elle inflige une souffrance à un individu qui l’a encourue volontairement ; et dans ses effets secondaires, elle se change toute en bien, elle intimide les hommes dangereux […], elle rassure les innocents, elle est l’unique sauvegarde de la société[28] ». Ensuite, la peine est au moins en partie une réaction passionnelle, alors que le droit la présente comme une solution rationnelle à un problème de vie en société[29]. Une décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan illustre bien notre propos. Abordant la question des principes et des objectifs liés à la détermination de la peine, le juge Cameron, dissident, déclare ce qui suit :

Until recently, these were found not in the Criminal Code but in the common law, and as might be expected they were the subject of much thought and study down through the years. They were also the subject of some controversy.

The controversy centred on the two main notions underlying the purpose, objectives, and principles of sentencing, namely the notions of social utility and moral retribution, mentioned earlier. The first, which inclines to look ahead to the future conduct of the offender with a view to changing it, may be seen to run through such objectives as rehabilitation, deterrence, and separation from society as a means of incapacitation, objectives having to do with controlling criminal conduct. Moral retribution, which tends to look back to the past conduct of the offender with a view to punishing it, finds expression in such objectives as denunciation and separation from society as a means of punishment, objectives concerned with meeting the imperatives of justice and maintaining public confidence in the criminal law and its administration in keeping with the concept of just deserts. As Andrew Von Hirsch states in « Doing Justice : The Principle of Commensurate Deserts » : « The disposition of convicted offenders should be commensurate with the seriousness of their offences, even if greater or less severity would promote other goals. For the principle […] is a requirement for justice, whereas deterrence, incapacitation, and rehabilitation are essentially strategies for controlling crime.

These two main notions underlying sentencing, together with their varying objectives, are naturally given to some tension, including tension in their application. And so not everyone, judges included, agreed upon their place.

Nor did everyone, judges included, agree upon the principles of sentencing as now codified, including the fundamental principle that a sentence must be proportionate to the gravity of the offence and the moral blameworthiness of the offender. This, too, is grounded in retribution, and the associated theory of just deserts, and so many persons were uncomfortable with it, so much so that some simply denied any role for retribution[30]. »

L’opinion nous apparaît importante dans la mesure où le juge Cameron fait déborder la question de l’interprétation des textes législatifs dans le domaine de l’émotivité. Selon lui, certains de ses adversaires étaient mal à l’aise avec la rétribution, au point où ils ont simplement nié que cette dernière pouvait jouer un rôle. Se pourrait-il que la question de la peine évoque des sentiments forts et des réactions passionnelles chez ceux qui gravitent autour du système de justice pénal et que la position des interprètes de la loi s’explique par des motifs qui ne relèvent pas entièrement de la froide raison[31] ?

En vérité, la préoccupation première des philosophies libérales de la peine est de proposer des justifications de l’emploi de la force par l’État, la force étant le moyen d’action principal du droit pénal. Cependant, en droit, la tendance est de transformer ces propositions philosophiques, ou du moins ce que certains croient être leurs implications, en nécessités ou en prescriptions légales. À notre connaissance, aucune autre branche du droit n’a des rapports aussi serrés avec la philosophie.

Nous croyons que les philosophies de la peine jouent un rôle en droit pénal, mais un rôle réflexif. En tant que telles, elles n’ont pas de valeur prescriptive, mais servent plutôt à justifier et à légitimer la peine et le droit de l’État de l’appliquer[32]. Ce n’est que lorsque des lois ou des jugements les ont actualisées qu’elles peuvent avoir un impact direct sur la façon dont est conçue la réalité pénale. À cet égard, il est indéniable qu’une certaine façon de penser le droit pénal va influer sur le contenu des normes. Comme nous le verrons, le débat entre les partisans de différentes conceptions de la politique criminelle aura des conséquences très importantes pour le droit.

Les théories classiques de la peine reflètent deux façons distinctes d’envisager le droit de l’État de punir, le sens de la peine, les attentes possibles à son endroit, sa nécessité et la forme qu’elle devrait prendre. Les rétributivistes partagent une vision selon laquelle l’État a le droit, voire le devoir moral, de punir une personne si, et seulement si, elle mérite d’être punie : rétribuer, dit Poncela, c’est attribuer en retour la peine qu’une personne a méritée[33]. Malgré des désaccords considérables, la plupart d’entre eux s’entendent sur le fait que les êtres humains constituent des fins en soi et qu’il faut les traiter comme tels, peu importe les gains ou les bienfaits qui peuvent en résulter pour la société ou pour l’individu[34].

Les utilitaristes sont au contraire d’avis que la peine ne saurait être imposée et l’État ne saurait être justifié de punir que si, ce faisant, il fait oeuvre utile. Dans sa formulation classique proposée par Bentham, le principe de l’utilité se traduit par le fait que la peine doit permettre de maximiser le plaisir tout en minimisant la souffrance[35]. Les utilitaristes considèrent donc que l’État a le droit, mais pas nécessairement l’obligation, d’infliger une souffrance à un individu si cela prévient un plus grand mal lié à la perpétration d’un crime. La peine doit constituer un moyen approprié vers une fin sociale prévisible et utile sans quoi elle est moralement inacceptable, que celle-ci soit strictement répressive, telle que la neutralisation d’un contrevenant, ou généralement préventive, en dissuadant les contrevenants éventuels ou en ayant pour objet leur réhabilitation[36].

D’une part, les deux traditions se rapprochent du fait, notamment, de leur origine commune dans la théorie du libéralisme[37] et de leur acceptation de mesures pénales en vue d’exclure le délinquant de la collectivité. Aussi, bien que les utilitaristes, contrairement aux rétributivistes, ne reconnaissent pas officiellement l’obligation morale de punir, leurs prétentions quant à l’efficacité des peines comme moyen d’assurer la sécurité de la collectivité les obligent politiquement à faire de la peine un élément important de la politique sociale.

D’autre part, la logique interne des deux traditions les met en opposition, théoriquement du moins, sur un certain nombre de mesures pénales. Par exemple, la philosophie du rétributivisme entre directement en conflit avec les principes pénologiques qui relèvent davantage de la tradition utilitaire[38]. De plus, il n’existe pas une philosophie de la rétribution et une autre de l’utilité mais plusieurs conceptions de celles-ci. Notre analyse du principe de proportionnalité, que plusieurs associent à la tradition rétributiviste, dégagera les multiples conceptions de ce principe auxquelles les tribunaux auraient pu avoir recours (1.2.1). Ensuite, nous aborderons les critiques systématiquement soulevées depuis très longtemps à l’encontre de certains des objectifs par des criminologues, des pénalistes et des membres de commissions de réforme (1.2.2).

1.2.1 La multiplicité des conceptions du rétributivisme et du principe de la proportionnalité

Le législateur canadien n’a pas retenu expressément l’objectif lié à la rétribution dans le Code criminel. Il n’est pas pour autant absent des décisions des tribunaux en matière de peines. La question a été soulevée dans un jugement rendu par la Cour d’appel de la Saskatchewan peu après l’adoption de la nouvelle partie XXIII du Code criminel. Le juge Vancise avait soutenu que la lacune permettait de conclure à une volonté législative de réorienter le droit des peines, en favorisant leur individualisation. Au cours de son jugement, il a émis l’opinion suivante :

It is noteworthy that retribution is not mentioned as a fundamental purpose and objective in the codification of the principles and purposes of sentencing in s. 718. In my opinion, that indicates an intention by Parliament to move away from a retributive or « just desserts » model to a more subjective individualized approach to sentencing. It is puzzling that Chief Justice Lamer in R. v. M. (C.A.) in the obiter comments made concerning whether retribution is a principle of sentencing made no mention of Bill C-41, even though the Bill had been passed by Parliament but not proclaimed prior to the release of the judgment. Such an omission is, in my opinion, significant. It is necessary to read those obiter comments in light of the later legislative changes. In my opinion, Bill C-41 does not adopt or reinforce the theory of retribution or « just desserts » but rather moves away from that approach to a more subjective individualized one[39].

Le juge Vancise, toutefois, était dissident dans cette affaire et la majorité a jugé que l’objectif lié à la rétribution avait été reconduit par la loi. L’opinion majoritaire se fondait sur une certaine conception de la proportionnalité et sur l’interprétation de l’expression « sanctions justes » : « The incorporation into the amendments of the concept of proportionality to the gravity of the offence and degree of responsibility, together with the reference to “just sanctions” in s. 718, suggests an intention on the part of Parliament to retain retribution as an objective of sentencing, along with the utilitarian objectives listed in s. 718[40]. »

Si, comme on le prétend, l’article 718.1 du Code criminel reconduit de façon implicite la théorie philosophique rétributiviste en affirmant le principe de la proportionnalité des peines, quelle conception de celle-ci faut-il retenir ?

La proportionnalité est un moyen de définir la mesure appropriée de la peine qui peut (ou doit) être imposée. Elle n’a aucun contenu qui lui soit propre. Elle doit nécessairement se référer à quelque autre principe. Le principe de la proportionnalité prend différents visages selon les versions du rétributivisme auxquelles il est associé.

La proportionnalité vindicatoire. Dans sa formulation la plus traditionnelle, la peine doit permettre de reprendre ce que l’infraction a causé. La notion de proportionnalité est ici entendue davantage comme une notion d’équivalence. La vengeance a été explicitement rejetée par les tribunaux comme étant un « acte préjudiciable et non mesuré », qui « n’a aucun rôle à jouer dans un système civilisé de détermination de la peine[41] ». Il serait cependant faux de croire que le sentiment de vengeance a été complètement évacué du droit pénal. Selon Stephen, « le rapport qui unit le droit pénal à la passion vindicative est sensiblement le même que celui qui relie le mariage à l’appétit sexuel[42] ». Packer et d’autres l’ont aussi prétendu[43]. Derrière l’apparente rationalité de la peine se dissimulent des torrents d’émotivité mal contenue. Devant les failles de raisonnement dans les justifications traditionnelles et « rationnelles », la passion devient en effet une explication plausible du succès de la répression[44].

La proportionnalité expiatrice. Selon cette conception, la peine imposée doit être proportionnelle à la faute en ce sens qu’elle doit permettre au contrevenant d’expier ses torts. Associée directement à la tradition judéo-chrétienne, la peine s’inscrit dans le contexte du sacrement du pardon où une personne confesse un péché, fait une pénitence et est ensuite libérée du remords et du blâme. Dans le célèbre roman Crime et châtiment, le héros erre comme une âme en peine (ou une âme sans peine !) dans la société à la recherche de sa punition[45]. Duff préconise une telle conception du rétributivisme et du principe de proportionnalité[46]. Dans sa théorie de la pénitence, la peine doit être imposée de façon à permettre au contrevenant de se repentir afin de recouvrer son statut d’être moral dans la société. Ce processus de pénitence permet de protéger son autonomie et sa rationalité. Cette vision du droit pénal a été largement dénoncée par Hulsman, selon qui le droit pénal doit se libérer de ses traditions théologiques et découvrir des méthodes plus laïques de résolution des conflits[47].

La proportionnalité hégélienne. Selon les idées de Kant, remaniées par Hegel, la punition est le droit du délinquant en ce qu’elle constitue l’expression de sa propre volonté. Elle doit être imposée comme marque de respect pour sa dignité, son autonomie et sa capacité de s’autodéterminer. Ainsi, le délinquant qui a choisi de violer les règles de la vie en société a le droit d’être puni. Lui refuser ce droit serait nier sa dignité d’agent libre[48]. Certains auteurs marxistes ont d’ailleurs soutenu que c’était peut-être la seule théorie de la peine qui respectait les droits des individus tout en insistant sur le fait qu’elle ne parvenait pas à rendre compte des inégalités sociales et économiques et des contraintes imposées au libre arbitre des individus par celles-ci[49].

La proportionnalité restauratrice de l’équilibre social. Selon cette conception, la peine est le paiement que le contrevenant fait à la société pour son rachat et sa réintégration. Cette version de la proportionnalité, fondée sur la théorie du contrat social de Rousseau et de Locke[50], a attiré les critiques des adversaires de la théorie du contrat social, pour qui ce mécanisme intellectuel est une pure construction et ne tient pas compte des injustices systémiques dans les rapports sociaux. Bon nombre de justiciables visés par la charge sociale de la peine ne sont pas en mesure de jouir des biens juridiques que le droit pénal cherche à protéger.

La proportionnalité expressive ou symbolique. Dans cette perspective, la peine doit refléter de la façon la plus juste possible le caractère répréhensible de l’acte accompli par le contrevenant. La peine permet alors d’exprimer la désapprobation sociale, tout en protégeant le contrevenant en assurant que la peine sera proportionnelle à son degré de culpabilité morale. Cela inclut la prise en considération des caractéristiques spécifiques du contrevenant et de l’infraction qu’il a commise, dans son sens subjectif et non objectif. Cette vision est défendue par Von Hirsch et Ashworth dans leur théorie du juste dû[51]. C’est aussi la conception retenue par la commission Archambault et qui a inspiré la définition de l’article 718.1 du Code criminel[52]. Cette commission a ainsi déclaré que trois aspects du juste dû devraient être incorporés à l’élaboration d’une logique de la sentence : 1) la nécessité de distinguer la question du quantum de la peine de celle de sa justification ; 2) la priorité du principe de la proportionnalité des peines dans la détermination du quantum de la peine ; et 3) la nécessité que la sanction soit fondée à la fois sur la morale et l’utilité sociale[53].

Quelle que soit la version du rétributivisme invoquée, il faut bien comprendre que la proportionnalité peut traduire des objectifs très différents les uns des autres.

La proportionnalité peut comporter un principe de modération. La proportionnalité sous-entend alors qu’il doit exister un plafond et des balises au pouvoir de l’État de punir. Cette conception de la proportionnalité permet d’envisager la possibilité de pardonner au contrevenant. Dans un ouvrage publié en 2005, von Hirsch et Ashworth rappellent des éléments clés de la théorie du juste dû. D’abord, cette théorie, conformément à ses visées de réforme, doit être cohérente. Ensuite, elle doit respecter le principe de la modération pénale. Enfin, elle doit produire une peine équitable qui reconnaît que le délinquant continue de faire partie de la collectivité sur le plan moral et juridique. Ces trois conditions, affirment-ils, rendent le juste dû incompatible avec une politique criminelle populiste-répressive[54].

Pourtant, la proportionnalité peut comprendre un principe de sévérité. La proportionnalité ainsi comprise indique la nécessité d’un plancher (en plus d’un plafond) et justifie non seulement le droit mais surtout l’obligation de l’État de punir[55].

Entendue comme principe d’harmonisation ou de parité, la proportionnalité se concentre davantage sur la gravité objective de l’infraction et conduit à imposer une peine similaire pour des infractions similaires[56]. Il s’agit essentiellement de la solution retenue par les Américains dans l’élaboration de leurs lignes directrices en matière de sentence. Elle tend à écarter les différences fondamentales entre les contrevenants afin de contrôler les possibles abus ou effets discriminatoires de la loi, mais cela entraîne comme conséquence directe l’occultation des caractéristiques liées aux conditions sociales et économiques.

Par contraste, la proportionnalité comme principe d’individualisation suppose que l’accusé a droit à une peine proportionnelle en fonction de ses caractéristiques personnelles et des circonstances qui ont entouré la perpétration de l’infraction. Cette conception permet aussi de prendre en considération les états, les conditions ou les caractéristiques laissés en plan par le droit de la responsabilité pénale sous prétexte qu’ils relèvent du domaine du droit des peines, c’est-à-dire les défenses avortées, les défenses inadmissibles ou les états d’esprit évacués par le fait que le droit de la responsabilité s’est graduellement tourné au cours des dernières décennies vers une théorie objective basée sur le préjudice causé[57].

La proportionnalité peut finalement jouer un rôle de légitimation. L’État justifie son droit d’infliger une souffrance à quelqu’un par le fait qu’il s’impose des limites et des règles bien précises : le degré de violence exercé doit être proportionnel pour s’assurer la confiance du public dans la rationalité, l’équité et la légitimité du système[58]. Lorsque cette justification repose sur la théorie du châtiment juste et mérité, elle revendique bien davantage : l’État ne fait alors que rendre ce que la personne, en tant qu’être moralement responsable, rationnel et autonome, a mérité[59]. Le caractère juste de la peine et de l’intervention étatique ne saurait alors être remis en question.

Il y a certes un grand potentiel de confusion et de contradiction entre ces différentes conceptions de la proportionnalité. D’une part, il est difficile de réconcilier la proportionnalité comme principe d’individualisation qui tient compte des caractéristiques personnelles du contrevenant et la proportionnalité comme principe d’harmonisation des peines qui tend à atténuer ou à nier les différences entre les contrevenants. Il en est de même pour la proportionnalité comme principe de modération ou comme principe de répression lorsque celle-ci exprime son désir de vengeance (ou qu’un tel sentiment lui est prêté). D’autre part, la variété des conceptions de la proportionnalité démontre l’extrême souplesse de cette notion et explique la quantité d’interprétations contradictoires à son sujet. Ainsi, bien que la commission Archambault ait proposé une conception de la proportionnalité qui permettait de tenir compte à la fois de l’individualisation des peines et du principe de modération, il n’est pas certain que ce soit le sens voulu par le Parlement, encore moins celui que les juges lui ont assigné.

1.2.2 La critique des objectifs

L’article 718 du Code criminel affirme que le prononcé des peines comporte des objectifs généraux, en particulier de « contribuer […] au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes ». Les sanctions pénales ont donc une finalité générale que le Code exprime de façon concrète en associant la justice pénale à « d’autres initiatives de prévention du crime ». Les sanctions pénales deviennent par là, notamment, un moyen de prévenir le crime. Cependant, si la loi attribue une fonction de prévention du crime aux sanctions pénales, elle garantit implicitement que ces dernières constituent un moyen efficace d’atteindre l’objectif. Or, certains des objectifs que peut légitimement avoir la sanction pénale ont été fortement contestés sur le plan tant empirique que philosophique et sociologique.

La commission Archambault s’est longuement penchée sur l’atteinte des objectifs de la sentence. En ce qui concerne le rétributivisme, elle a fait siennes les critiques formulées par différents auteurs selon qui cette théorie crée une obligation (et non seulement un devoir) de punir, ne permet pas de soutenir l’imposition des peines dans la société (au mieux, elle produit un argument circulaire selon lequel une personne est punie parce qu’elle a fait quelque chose de mal et qu’elle le mérite ; or, ce qui constitue le mal ou le mérite fait partie des construits), outre qu’elle ne fournit pas de balises fiables pour évaluer le quantum de la peine (qu’est-ce que la proportionnalité, qu’est-ce qu’une peine proportionnelle au tort causé ?)[60].

La critique la plus intéressante formulée à l’encontre de l’objectif qui concerne le châtiment juste et mérité est celle qui a été soulevée par les auteurs critiques qui remettent en cause son caractère juste dans une société où il existe encore de profondes inégalités. Ces auteurs avancent que le modèle libéral sous-jacent à l’objectif lié à la rétribution se fonde sur un idéal tout à fait irréaliste de l’individu responsable, libre et rationnel. Ils insistent notamment sur l’exclusion par le droit des considérations sociales et économiques entourant la perpétration des infractions et la personne du contrevenant[61].

La commission Archambault a aussi fait une revue exhaustive des écrits scientifiques portant sur les objectifs utilitaristes et notamment sur l’objectif lié à la dissuasion qui avait fait l’objet, avant 1980, de plus de 568 rapports de recherche. En se fondant sur ces rapports, le comité sur la dissuasion de l’Académie nationale des sciences des États-Unis avait déjà conclu que le dossier des recherches empiriques incitait à la prudence. Un rapport réalisé pour le comité donne le ton : « malgré des recherches intensives, il n’y a pas suffisamment de preuves empiriques pour confirmer de manière incontestable l’existence d’un effet dissuasif. Qui plus est, si cet effet existe, les données sont complètement insuffisantes pour évaluer adéquatement l’ampleur de cet effet[62] ».

La commission Archambault manifeste la même prudence et ne reconnaît qu’une faible vertu dissuasive aux sanctions pénales. Sans aller jusqu’à adopter les conclusions de l’analyse réalisée pour elle par le professeur Douglas Cousineau, pour qui « plusieurs facteurs atténuent l’effet de toute sanction pénale destinée à produire des résultats spécifiques uniformes[63] », la commission affirme que « la dissuasion est une conséquence générale et limitée de la sentence. Ce n’est pas un objectif que l’on peut atteindre avec précision, dans le cadre de circonstances particulières (par exemple réprimer une vague d’introductions par effraction dans des maisons d’habitation)[64] ». D’autres objectifs utilitaristes ont aussi fait l’objet de nombreuses critiques qui n’ont pas toutes été relevées par la commission Archambault[65].

Cela dit, la commission Archambault retient la théorie du juste dû, qu’elle tente de façon peu convaincante de distinguer du rétributivisme, sans retenir les critiques fondamentales qui lui sont adressées. Tout en concluant que cette théorie ne saurait justifier de façon générale l’existence des peines dans la société canadienne, elle soutient qu’elle peut servir de principe pour évaluer la peine qui pourrait être infligée aux contrevenants.

S’il est possible de comprendre pourquoi les juges invoquent régulièrement ces objectifs controversés (sans doute parce que le législateur les a énumérés dans le Code criminel), il est plus difficile d’accepter que le Parlement continue de façon aussi obstinée à leur reconnaître une légitimité[66].

1.3 La réaction des tribunaux

Hormis le fait que le nouveau droit des peines se voulait réformateur, il était difficile de croire que les principes de la détermination de la peine allaient réduire le recours à l’emprisonnement et favoriser la justice corrective. Les principes directeurs formulés par la jurisprudence n’avaient pas réussi à le faire. Il y a peu d’indications que les disparités et les dysfonctions diverses qui ont provoqué la réforme soient moins présentes depuis l’adoption de la nouvelle partie XXIII du Code criminel.

Les raisons en sont fort simples. D’abord, comme nous l’avons déjà signalé, les textes édulcorés énonçant les principes et la prédominance d’objectifs associés au caractère afflictif des peines n’indiquent pas une volonté réformatrice suffisante pour renverser les tendances lourdes de la législation pénale des dernières décennies[67]. Cependant, au-delà de l’insuffisance des textes eux-mêmes, la volonté de réforme est entravée par la tendance dominante des tribunaux vers la sévérité des peines (1.3.1) et par la priorité que ces derniers reconnaissent à certaines considérations de système, notamment le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance dans le processus de détermination de la peine (1.3.2).

1.3.1 Une tendance marquée vers la sévérité des peines

Commençons par un cas type. Le Parlement a inclus dans la nouvelle partie XXIII une mesure originale, l’emprisonnement avec sursis, destinée à diminuer le recours à la prison en permettant à un juge d’ordonner qu’une personne condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans « [purge] sa peine dans la collectivité[68] ». La mesure est importante puisqu’elle est la seule initiative majeure présente dans la nouvelle partie XXIII qui porte directement sur la réduction de l’emprisonnement. À l’origine, la mesure n’était sujette qu’à deux conditions : la loi ne prévoyait pas une peine minimale pour l’infraction commise et la mesure ne mettrait pas en danger la sécurité de la collectivité. Par la suite, on s’est ému de ce que certains juges aient interprété la disposition comme leur imposant l’obligation de prononcer le sursis dès le constat des deux conditions. Le texte a donc été modifié par l’ajout d’une troisième condition : « [la mesure] est conforme à l’objectif et aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2[69] ». Bon nombre de juges ont compris que l’appel aux principes, notamment au principe de la proportionnalité des peines, les mettait en garde contre la tentation d’avoir le sursis trop facile.

Il est surprenant, à première vue, qu’un renvoi législatif aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine soit perçu comme un obstacle limitant l’utilisation d’une mesure pénale qui va dans le même sens que les objectifs de la réforme du droit des peines, objectifs reconnus par la Cour suprême elle-même[70]. Pourtant, une analyse plus poussée de la jurisprudence, notamment des arrêts Proulx et Fice dans lesquels la Cour suprême s’est fondée sur le principe de la proportionnalité pour restreindre les possibilités d’application de l’emprisonnement avec sursis[71], démontre que cette perception est fondée.

Le tribunal avait déjà clairement manifesté son allégeance à une certaine conception de la philosophie rétributiviste dans l’arrêt R. c. M. (C.A.)[72]. Un juge de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait déclaré, de façon presque incidente, que la rétribution ne devait plus être considérée comme un objectif pénal valable. La Cour suprême a saisi l’occasion de l’appel de la Couronne pour poser la question suivante (par. 75) : « La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant que le châtiment n’est pas un principe légitime de détermination de la peine ? » La Cour suprême a répondu à la question en présentant une apologie de la rétribution :

Le châtiment, en tant qu’objectif de la détermination de la peine, ne représente rien de moins que le principe sacré selon lequel les sanctions pénales, en plus d’appuyer des considérations utilitaristes liées à la dissuasion et à la réadaptation, doivent également être infligées afin de sanctionner la culpabilité morale du contrevenant. À mon avis, le châtiment fait partie intégrante des principes existants de détermination de la peine applicables en droit canadien, du fait de l’obligation fondamentale que la peine infligée soit « juste et appropriée » eu égard aux circonstances[73].

La rétribution, que la Cour désigne par le terme « châtiment », est d’autant plus importante dans la dogmatique pénale qu’elle est rattachée, en amont, au principe de l’élément moral de l’infraction, la mens rea, et qu’elle sert de « principe unificateur » du droit pénal[74].

Rappelons que la condamnation qui a éventuellement donné lieu à l’arrêt M. (C.A.) est intervenue en 1992, de sorte que cet arrêt ne porte pas sur les textes législatifs présentement en vigueur. Toutefois, il continue d’être cité, notamment par la Cour suprême[75].

Dans l’affaire Proulx[76], l’accusé avait interjeté appel du refus du juge de première instance d’imposer l’emprisonnement avec sursis à un accusé qui avait plaidé coupable de conduite dangereuse ayant causé la mort, refus motivé par l’opinion du juge que cette mesure ne serait pas conforme aux objectifs et aux principes de la détermination de la peine.  La Cour d’appel accueille l’appel et substitue à l’incarcération ordonnée par le juge de première instance une peine d’emprisonnement avec sursis. Pour sa part, la Cour suprême rétablit la sentence d’incarcération de 18 mois qu’avait imposée le juge de première instance.

La Cour suprême consacre douze paragraphes à l’affaire Proulx et les 120 autres que comportent la décision à une analyse de l’emprisonnement avec sursis dans le contexte des principes et des objectifs liés à la détermination de la peine. Malgré l’intérêt que présente ce document impressionnant, nous allons restreindre nos propos à deux aspects de la décision.

D’abord, la Cour suprême commence son analyse en cherchant à déterminer où se situe l’emprisonnement avec sursis dans l’arsenal pénal canadien. Elle compare la mesure avec le sursis de sentence, pour conclure que les différences entre les mesures « n’indiquent pas que l’emprisonnement avec sursis est une mesure plus sévère que le sursis au prononcé de la peine assorti d’une ordonnance de probation[77] ». Or, « il y a de fortes indications que le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis ait un effet plus punitif que la probation[78] », ce que la Cour suprême justifie par le fait que, en vertu d’un principe d’interprétation des lois, le législateur ne s’exprime pas pour ne rien dire ; or, si l’emprisonnement avec sursis n’était pas plus sévère que la probation, il n’ajouterait rien au droit.

Par conséquent, pour conserver le rang que doit occuper l’emprisonnement avec sursis dans la hiérarchie des peines, le juge qui impose cette mesure doit l’assortir de conditions afflictives « restreignant la liberté du délinquant. Des conditions comme la détention à domicile ou des couvre-feux stricts devraient être la règle plutôt que l’exception[79] ». De plus, dans le calcul de la durée de l’emprisonnement avec sursis, les juges de première instance devront prendre en considération que celui-ci est moins sévère que l’incarcération afin de conserver le caractère proportionnel de la peine[80].

La décision de la Cour suprême est conforme à une certaine conception de la proportionnalité. En effet, le classement des peines selon l’ordre de leur « sévérité », l’insistance sur le « caractère punitif » que doit présenter l’emprisonnement avec sursis ou les « conditions punitives » qu’il doit comporter relèvent d’une philosophie de la peine fondée sur la rétribution du mal de l’infraction par le mal de la peine. Comme nous l’avons signalé plus haut, il y a d’autres façons d’envisager la rétribution et la proportionnalité.

Pourquoi donc insister sur la dimension punitive d’une sanction conçue pour éviter le recours à l’emprisonnement ? Cette insistance n’a un sens que selon la perspective d’une conception rétributiviste où la justesse de l’équivalence entre l’infraction et la peine est essentielle à la légitimité de la justification. Dans une telle perspective, la recherche de la proportionnalité nécessite de pouvoir quantifier certaines sanctions. L’emprisonnement et l’amende se prêtent bien à la quantification et on peut concevoir qu’il puisse exister une sorte de tarif coutumier qui aide à déterminer le coût en dollars ou en jours, mois ou années de prison des principales infractions commises dans des circonstances ordinaires[81]. D’autres sanctions, par contre, ne sont pas facilement quantifiables. Le problème qui se posait dans l’affaire Proulx était de trouver un équivalent entre des peines qui, à première vue, n’en avaient aucun.

Certains ont cru trouver cet équivalent dans une caractéristique commune des sanctions, soit la souffrance du condamné. Toute sanction comporte une souffrance, du fait qu’elle entraîne la privation de ce qui serait normalement un droit. Parfois la souffrance est un sous-produit de la sanction, par exemple, la perte de liberté subie par une personne astreinte par une ordonnance de probation à se présenter chez son agent de probation ou obligée d’éviter certains lieux ou certaines activités. Parfois la souffrance est l’objet même de la sanction : l’amende, la prison et le pénitencier sont des peines afflictives. Dans l’affaire Proulx, la Cour suprême a créé des équivalences entre des peines différentes en utilisant cette souffrance comme dénominateur commun. Ce faisant, elle a peut-être faussé le sens de la seule innovation concrète de la réforme de la détermination des peines.

Cette étude de la question dans la perspective rétributiviste constitue une distraction qui empêche la Cour suprême d’examiner certains aspects de l’emprisonnement avec sursis, comme l’objet que doit viser cette peine nouvelle. Cet objet, exprimé dans l’article 742.1 du Code criminel par les mots « afin que sa conduite puisse être surveillée », ne fait l’objet d’aucun commentaire dans l’arrêt. Pourtant, il nous semble mériter qu’on s’y arrête, d’autant plus que la Cour suprême consacre un développement assez important[82] à l’emprisonnement avec sursis par rapport à la fois aux objectifs de la réforme et aux objectifs de la peine tels qu’ils ont été formulés dans l’article 718. Il aurait été intéressant de voir auquel des objectifs généraux la Cour suprême assignait cet objet particulier.

L’arrêt Fice[83] continue sur la lancée répressive de la Cour suprême en refusant de reconnaître qu’une personne condamnée à un emprisonnement de 14 mois satisfaisait à la condition « a été condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans » prescrite par l’article 742.1. La majorité en arrive à cette conclusion surprenante parce que le juge de première instance a tenu compte de la détention préventive de la contrevenante dans le quantum de la sentence. Or, « [s]i l’on fait abstraction de sa période de détention présentencielle, comme l’intimée était le type de délinquante qui méritait l’emprisonnement dans un pénitencier, elle n’était pas admissible au sursis à l’emprisonnement[84] ».

La proportionnalité prend ici une autre tournure. Alors que l’interprétation de la formule législative dans l’affaire Proulx mettait sur un pied d’égalité la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant, ce qui aurait laissé une place à l’individualisation, la décision majoritaire dans l’arrêt Fice désigne le délinquant comme faisant partie d’une catégorie (« le type de délinquante qui méritait l’emprisonnement dans un pénitencier »), qualification qui interdit l’évaluation dans le temps présent des dispositions d’esprit du contrevenant.

Finalement, consécration s’il en est une, de la sévérité croissante des peines, la Cour suprême a récemment modifié une règle bien établie en droit pénal selon laquelle la peine maximale prévue dans le Code criminel est réservée aux pires cas impliquant les pires circonstances et les pires criminels[85]. Dans un arrêt subséquent, la Cour suprême, à la majorité, relègue cette règle au rang de simple « idée [ou] attitude » qui transforme quasiment les peines maximales en pures possibilités théoriques[86].

1.3.2 Le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance

L’arrêt M. (C.A.)[87] a affirmé avec beaucoup de force l’importance du rôle du juge de première instance dans la détermination de la peine, au point où on a pu écrire à propos de cet arrêt : « [C]omment peut-on expliquer que la proportionnalité, que la Cour suprême avait identifiée en début de jugement comme un principe constitutionnel, ait pu être écartée en faveur du respect d’une large discrétion judiciaire, si cette dernière n’est pas un principe constitutionnel[88] ? »

Il s’agissait, dans cette affaire, d’une série d’infractions d’agression sexuelle, d’inceste et d’agression armée commises avec une exceptionnelle cruauté par un père contre ses jeunes enfants. Aucune des infractions n’entraînait une peine d’emprisonnement à perpétuité. L’accusé avait été condamné à une peine globale d’emprisonnement de 25 ans. La Cour d’appel, à la majorité, avait réduit la durée de sa peine à 18 ans et 8 mois. Elle avait motivé sa décision en invoquant une règle prétorienne qui interdisait que la peine globale imposée à un contrevenant pour des infractions non justiciables de la peine minimale d’emprisonnement à perpétuité dépasse 20 ans. La Cour d’appel avait également soutenu, en se fondant sur des arguments empiriques, que la peine de 25 ans n’aurait que très peu d’avantages quant à la dissuasion, à la dénonciation et à la protection de la société comparée à une peine qui respectait la limite de 20 ans.

Pour sa part, la Cour suprême a rétabli la peine imposée par le juge de première instance. Dans ses motifs, elle s’est prononcée sur l’importance du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance. Écartant la conclusion de la Cour d’appel qu’une peine de plus de 20 ans entraînerait des incohérences dans l’application du régime des libérations conditionnelles, la Cour suprême affirme que « [l]e bastion qui protège les Canadiens et les Canadiennes contre l’application de peines d’une durée déterminée trop sévères ne réside pas dans les rouages de la Loi sur le système correctionnel mais plutôt dans le bon sens des juges qui président les procès au pays[89] ». L’article 687 du Code criminel établit la compétence des cours d’appel en matière de sentence en leur enjoignant de « considér[er] […] la justesse de la sentence », à moins qu’il ne s’agisse d’une peine déterminée par la loi. Dans l’arrêt Shropshire[90], la Cour suprême avait déjà interprété ces termes comme comportant une obligation de retenue à l’endroit du juge qui a rendu la sentence : la Cour d’appel ne doit intervenir que si la peine est « nettement déraisonnable[91] ». La Cour suprême reprend cette interprétation très étroite de l’article 687 qui, selon elle, se justifie du fait que le juge du procès a l’avantage d’avoir vu et entendu les témoins, que, même en l’absence de procès, il a alors l’avantage d’avoir entendu les plaidoiries des procureurs et que, finalement, il a eu un contact direct avec la collectivité qui a subi les conséquences du crime[92].

Notre propos ici n’est pas nécessairement de critiquer le fond des arguments invoqués par la Cour suprême à l’appui de l’obligation de retenue, quoique ceux-ci mériteraint aussi d’être considérés, mais de signaler leur nature. Il s’agit d’arguments fondés sur des objectifs fonctionnels plutôt que sur des principes normatifs. On y amorce également l’idée que la situation de la collectivité « qui a subi les conséquences du crime du délinquant » peut faire varier l’importance des objectifs pénaux.

Ce dernier argument sera utilisé pour écarter le second fondement de la décision de la Cour d’appel. Cette dernière, soutenue par des études empiriques portant sur l’effet dissuasif et dénonciateur des peines, avait soutenu que la peine de 25 ans imposée par le juge de première instance était excessive, puisqu’une peine considérablement moins longue aurait produit les mêmes effets. De son côté, la Cour suprême s’oppose à l’argument scientifique et soumet que, même si certaines études empiriques mettaient en doute « l’effet dissuasif général de la détermination de la peine, il était loisible au juge chargé de la détermination de la peine de conclure raisonnablement que la combinaison requise d’objectifs de la détermination de la peine, allant de la dissuasion spécifique et générale à la protection de la société, en passant par la réprobation et la réadaptation, exigeait, en l’espèce, une peine d’emprisonnement de 25 ans[93] ». Si aucun de ces objectifs n’a de fondement empirique, il semble douteux qu’une combinaison de ceux-ci puisse au contraire faire pencher la balance.

Dans l’arrêt Proulx, la Cour suprême réitère son approbation du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance et de la norme sévère de contrôle que doit respecter la Cour d’appel dans l’appréciation de la justesse des sentences imposées. Par ailleurs, le juge Lamer y livre un obiter qui donne matière à réflexion :

[Il] ne faut pas voir dans ces observations une directive indiquant que l’emprisonnement avec sursis ne peut jamais être prononcé à l’égard d’infractions comme la conduite dangereuse et la conduite avec les facultés affaiblies. En fait, si j’avais présidé ce procès, j’aurais peut-être jugé qu’il s’agissait de la peine appropriée en l’espèce. L’intimé est encore très jeune, il n’avait pas d’antécédents judiciaires et n’a fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité depuis l’accident, il semble avoir réussi sa réinsertion sociale, il veut reprendre ses études, il a beaucoup souffert d’avoir causé la mort d’un ami et il a lui-même été dans le coma pendant quelque temps. Pour répondre adéquatement aux objectifs de dénonciation et de dissuasion générale, j’aurais peut-être imposé des conditions telles que la détention à domicile et rendu une ordonnance de service communautaire intimant au délinquant de parler devant des groupes désignés des conséquences de la conduite dangereuse[94].

L’exemple donné est troublant parce qu’il illustre l’importance de la disparité que peut entraîner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine. Compte tenu des soucis presque tatillons exprimés dans les passages de l’arrêt où le juge s’inquiète qu’une peine pourrait ne pas avoir une charge suffisante afflictive, il est impossible de ne pas être frappé par le contraste. Notons aussi, de façon incidente, que, en vertu de la jurisprudence sur l’article 12 de la Charte, l’étendue de la marge de manoeuvre dont dispose le juge de première instance va jusqu’à l’imposition d’une peine qui serait disproportionnelle, pourvu que celle-ci ne soit pas « excessive ou exagérément disproportionnée ». La création de cette zone franche du contrôle de constitutionnalité constitue une autre indication de l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire.

Par ailleurs, la Cour suprême vient de se prononcer une fois encore sur la question du pouvoir discrétionnaire du juge en matière de peines. Dans l’arrêt R. c. L.M.[95], elle n’ajoute rien à la norme de contrôle adoptée dans ses arrêts précédents, ni aux justifications traditionnelles de cette norme. Par contre, elle innove dans une certaine mesure en mettant le pouvoir discrétionnaire à l’abri de certains principes qui l’auraient limité.

L’accusé dans cette affaire avait été condamné pour agression sexuelle sur sa fille ainsi que pour la production, la distribution et la possession de pornographie juvénile. La juge du procès lui a infligé la peine maximale pour le chef d’agression sexuelle et une peine consécutive pour les chefs de production, de distribution et de possession de pornographie juvénile. Elle l’a également déclaré délinquant à contrôler et l’a soumis pour une période de dix ans à une surveillance au sein de la collectivité. En appel, la majorité de la Cour d’appel a réduit la peine globale infligée par la juge du procès en se fondant, notamment, sur le principe de l’harmonisation des peines, consacré par le législateur à l’article 718.2 du Code criminel.

La Cour suprême a rétabli la sentence imposée en première instance puisqu’« [o]n ne pouvait prioriser cet exercice d’harmonisation des peines au détriment de la règle du respect de la discrétion du juge de procès, dans la mesure où la sentence n’était pas entachée d’une erreur de principe et où la première juge n’avait pas infligé une peine nettement déraisonnable en accordant une attention inadéquate à des facteurs particuliers ou en évaluant incorrectement la preuve[96] ».

La Cour suprême poursuit en expliquant que « le principe de la parité n’interdit pas la disparité si les circonstances le justifient, en raison de l’existence de la règle de la proportionnalité[97] ». L’observation sur la parité des peines est difficile à comprendre dans la mesure où elle concerne des peines portant sur des mêmes catégories d’infraction. Le principe de l’harmonisation des peines qu’affirme l’article 718.2 (b) du Code criminel prescrit d’imposer des peines semblables pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. Il ne va pas jusqu’à commander des peines identiques pour des infractions identiques, ni même des peines parfaitement semblables pour des infractions parfaitement semblables. Et le libellé du texte de loi n’introduit pas la condition « lorsque les circonstances le justifient » présente aux paragraphes (d) et (e) de l’article en question.

L’analyse des principes et des objectifs formels liés à la détermination de la peine nous amène à formuler un certain nombre de conclusions. D’abord, il n’existe pas d’indices clairs dans le Code criminel de l’importance stratégique, de la hiérarchie ou encore du contenu des principes et des objectifs liés à la détermination de la peine. Ensuite, le principe de la proportionnalité qui était au coeur de la réforme et qui est souvent présenté comme le principe fondamental en matière de droit des peines est une notion flexible de par les nombreuses conceptions du rétributivisme auxquelles il peut être associé et de par les objectifs pour lesquels il peut être utilisé. Sa malléabilité aura permis à la fois aux uns d’affirmer son potentiel transformateur et modérateur[98] et aux autres de le rendre responsable pour l’accroissement de la sévérité des peines au Canada[99], tout en confirmant son importance bien relative en ce qui a trait au droit des peines.

De toutes les conceptions de ce principe cependant, les tribunaux ont choisi de retenir une conception répressive et de poursuivre leur orientation punitive. Depuis l’entrée en vigueur de la réforme en 1995, alors que la majorité des changements avait pour objet de réduire le recours à l’incarcération comme sanction, les peines d’emprisonnement sont demeurées relativement stables ; dans certains cas, dont celui des délinquants autochtones, elles ont augmenté de façon significative[100]. Par ailleurs, l’incarcération est toujours la peine la plus sévère imposée dans plus du tiers des verdicts de culpabilité rendus par les tribunaux pour adultes (36 p. 100 par rapport à 34 p. 100 en 1994-1995), suivie de la probation (30 p. 100 par rapport à 26 p. 100 en 1994-1995) et de l’amende (26 p. 100 par rapport à 39 p. 100 en 1994-1995)[101]. De plus, la durée médiane des peines d’incarcération, plus particulièrement en ce qui concerne les peines pour des crimes de violence, a augmenté de façon importante : de 20 p. 100 pour les homicides et de 50 p. 100 pour les agressions sexuelles ainsi que les voies de fait[102]. Ainsi, non seulement la réforme a été sabordée, mais les textes juridiques n’ont rien changé à une pratique de plus en plus répressive. Certains partisans de la réforme avaient misé sur le principe de la proportionnalité pour adoucir les peines et limiter le recours à l’emprisonnement : toutefois, non seulement le principe a-t-il été ignoré et contourné, mais il a aussi été souvent récupéré et largement utilisé par les acteurs du système pénal pour justifier une politique criminelle répressive[103].

Finalement, il nous apparaît clairement que le principe fondamental dans la détermination de la peine demeure toujours celui de la discrétion judiciaire, bien que celle-ci ait été limitée par des modifications récentes au Code criminel ou par certains énoncés de la jurisprudence. À bien des égards, il semble que le flou entourant l’énoncé de principes directeurs qui apparaissent au Code criminel et que l’élasticité du principe de proportionnalité aient servi en quelque sorte à protéger et à légitimer l’exercice de la discrétion judiciaire. Ainsi, en dépit de leur caractère malléable et flexible, il est faux de croire que ces principes et ces objectifs, dont le principe de proportionnalité, n’aient aucune raison d’être. Le pouvoir idéologique du principe de proportionnalité de même que des autres principes et objectifs de droit formel ne saurait être sous-estimé[104].

Cela dit, la discrétion judiciaire s’exerce dans un système dans lequel évoluent d’autres acteurs qui contribuent à la conception et à l’administration de la peine. Il en est ainsi du rôle joué par le procureur de la Couronne, par l’avocat de la défense ou encore par les partis politiques. De plus, l’importance relative des principes liés au droit formel nous force à constater que le droit des peines est davantage gouverné par d’autres principes, systémiques et informels. Alors que la doctrine et la jurisprudence font grand cas des objectifs pénologiques et des principes de détermination de la peine, les acteurs engagés dans le processus de détermination de la peine agissent en se basant sur d’autres considérations que celles que prescrivent les dispositions du Code criminel et les arrêts des tribunaux ou encore celles que leur attribuent les auteurs de doctrine. Nous tenterons de les dégager dans la seconde partie de notre article.

2 Le système parallèle : considérations pragmatiques et systémiques dans la détermination de la peine

La seconde partie de notre article porte sur un ensemble de pratiques exclues par le discours juridique officiel[105]. Ces pratiques officieuses s’inscrivent au coeur d’un système où interagissent une série d’acteurs, qu’ils soient des concepteurs ou des administrateurs de la peine ou encore les principaux intéressés par le conflit ayant généré une réaction pénale.

Ensemble, ces différents acteurs font tourner la machine à fabriquer des peines qu’est le système pénal et le confirment dans son orientation répressive. Ils se partagent une variété de fonctions parfois complémentaires, parfois en opposition directe. Ils entretiennent ainsi des rapports de pouvoir et de réciprocité. Ils ont été formés par des expériences personnelles et professionnelles et professent des valeurs et des opinions politiques en matière de criminalité et de peine qui ne sont pas sans avoir un impact sur leurs décisions quotidiennes. Nous y reviendrons dans la première section de cette partie.

Nous examinerons d’abord certaines pratiques officieuses qui jouent un rôle déterminant en droit des peines. Nous traiterons ensuite de la négociation de plaidoyers de culpabilité et des principes systémiques qui encadrent cette pratique, dont la prise en considération du remords, la collaboration avec le système et la renonciation par l’accusé à ses droits fondamentaux (2.1). Nous aborderons finalement la détention préventive ou « temps mort » et la pratique de l’« ajournement thérapeutique » (2.2).

La prise en considération de ces principes pragmatiques ou officieux en droit des peines n’a jamais été, à notre connaissance, l’objet d’une étude complète et systématique. Cependant, il est faux de croire que la littérature sociojuridique ait fait complètement abstraction des facteurs humains et sociopolitiques qui influent sur la détermination de la peine. À la fin des années 60, deux études majeures ont été réalisées sur ces questions en Ontario. D’abord, John Hogarth a mené une étude empirique d’envergure auprès de plus de 70 juges permanents de l’Ontario dans laquelle il conclut que les principes juridiques formels présents dans la loi ou la jurisprudence n’ont que bien peu d’incidence sur la détermination de la peine, sauf dans la mesure où les juges y adhèrent et les intègrent dans leur philosophie de la peine. Il suggère que le processus de détermination de la peine est un processus éminemment humain en ce qu’il est le résultat combiné des perceptions que se font les juges des faits de la cause et du délinquant, des contraintes sociales et juridiques qui pèsent sur eux et de leurs différentes opinions (attitudes) sur les objectifs visés par la peine et leur efficacité. Hogarth a aussi cherché à déterminer l’impact des caractéristiques personnelles des juges (milieu familial, religion, âge, expérience professionnelle et socialisation) sur la formation de leurs croyances et de leurs opinions[106]. Ensuite, Brian Grosman a réalisé une vaste étude empirique auprès de 45 procureurs de la Couronne et certains policiers, avocats de la défense et juges à Toronto. Son étude portait essentiellement sur le pouvoir discrétionnaire du procureur de la Couronne, sur les éléments qui motivent son action, sur sa conception du rôle qu’il est appelé à jouer, ainsi que sur les relations qu’il entretient avec les autres acteurs du système pénal dans son travail, en particulier dans le contexte de la négociation des plaidoyers de culpabilité[107]. Grosman note qu’il existe « une différence de taille entre ce que fait le procureur de la poursuite criminelle et ce que lui prescrivent les textes juridiques et les arrêts des tribunaux[108] ». Bien qu’elles datent de plusieurs années et, notamment, d’avant l’adoption de la Charte, ces deux études demeurent à ce jour des références importantes. En effet, s’il existe également quelques écrits plus récents portant sur des questions spécifiques, dont les négociations de plaidoyer[109], aucun n’a l’envergure des deux autres, mais tous confirment dans une large mesure le caractère toujours actuel de celles-ci.

Notons aussi que l’importance du pouvoir discrétionnaire des acteurs et la nécessité de tenir compte des pratiques régissant la détermination de la peine et la libération faisaient également partie du mandat donné par le Parlement à la commission Archambault[110]. Celle-ci y fait référence sous le vocable d’« objectifs fonctionnels » pour se reporter à des objectifs qui « ne sont pas toujours explicites et sont parfois même inavoués[111] ». À titre d’exemple, cette commission mentionne la négociation de plaidoyers de culpabilité et la prise en considération de l’engorgement du système carcéral. Elle s’inquiète du fait que certains de ces objectifs fonctionnels puissent être utilisés comme des objectifs normatifs et prendre la place de principes juridiques tels que la proportionnalité[112]. Bien que nous soutenions que le système pénal en tant que système a des répercussions considérables sur la détermination de la peine, nous n’affirmons aucunement que les acteurs au sein de ce système sont de quelque manière que ce soit déterminés par celui-ci[113]. Nous sommes plutôt d’avis que le système pénal, en tant que système, impose toute une série de contraintes et de pressions sur les acteurs qui y prennent part et que, ce faisant, il limite l’univers des choix qui leur sont ouverts. Nous retenons ainsi une vision de l’espace social et du champ juridique en particulier comme un espace relationnel et interactif constitué à la fois par les contraintes structurelles importantes qui pèsent sur les acteurs, mais également par des éléments discrétionnaires qui leur assurent une marge de manoeuvre[114].

Soulignons finalement que notre propos ne se fonde pas sur une recherche empirique exhaustive, bien qu’il repose en partie sur un nombre important de conversations avec des acteurs du système judiciaire que nous avons eues au cours des 40 dernières années. Notre intention est plutôt de plaider pour l’inclusion dans le débat sur la réforme d’une prise en considération du système parallèle et de la reconnaissance de l’importance de ce système comme objet d’étude tant pour le droit que pour la sociologie du droit et la criminologie.

2.1 Les acteurs de la machine à fabriquer des peines

Sans parler des considérations économiques et financières importantes qui peuvent influer sur la politique criminelle[115], nous pouvons comparer le système pénal à une machine à fabriquer des peines. Nous employons cette expression pour souligner que le système pénal peut s’analyser comme système ayant, ou croyant avoir, une logique qui lui est propre et des objectifs qui peuvent différer de ceux qu’énonce le droit formel. Plusieurs acteurs interagissent pour faire tourner cette machine : d’abord, les concepteurs de la peine, soit le Parlement, les partis politiques, les groupes d’intérêts et plus généralement ce qui est appelé l’« opinion publique » (2.1.1.) ; ensuite, les administrateurs de la peine (2.1.2), parmi qui se trouvent les policiers, les procureurs de la Couronne et de la défense, les juges et les agents correctionnels ; enfin, les principaux intéressés, soit l’accusé et la victime (2.1.3).

2.1.1 Les concepteurs de la peine

Les concepteurs de la peine donnent le ton au processus de détermination de la peine. D’abord, le gouvernement au pouvoir énonce aussi des lignes directrices et dicte des orientations générales à suivre en matière de justice pénale à ses employés dont font partie les policiers, les procureurs de la Couronne et, de façon différente, les juges. La détermination par le gouvernement de priorités en matière de lutte contre la criminalité a nécessairement une incidence sur les peines qui seront ensuite imposées.

Le gouvernement joue un rôle clé dans l’élaboration de la législation. Au cours des trois dernières années seulement, le gouvernement a présenté pas moins de 26 projets de loi en matière criminelle[116]. Dans l’ensemble, ces projets de loi comportaient l’un des cinq objectifs suivants : augmenter la sévérité des peines ; limiter l’accès aux mesures de rechange ou communautaires ; restreindre le pouvoir discrétionnaire des juges ; renforcer les pouvoirs des forces policières ; et, finalement, modifier les règles de preuve en vue de faciliter l’obtention de condamnations pour certaines infractions.

De par ses orientations et sa composition, le législateur canadien n’est certes pas l’entité neutre et impartiale présentée par plusieurs juristes. Durant les dernières années, il a été essentiellement composé de représentants de quatre partis officiels[117]. Tous ces partis politiques fédéraux n’hésitent pas à recourir aux mesures pénales pour gérer certains problèmes sociaux, même s’il peut y avoir des désaccords entre eux quant à la mise en évidence de certains de ces problèmes et au degré de répression qu’il faut utiliser. Dans son plus récent programme électoral, le Parti conservateur du Canada met l’accent sur l’objectif lié à la dissuasion et sur la sévérité des peines imposées tant aux adultes qu’aux adolescents pour les infractions graves et celles qui sont rattachées au crime organisé et à la drogue. Il promet d’éliminer le recours à l’emprisonnement avec sursis et de limiter l’accès à la remise en liberté conditionnelle aux personnes qui la « méritent[118] ». Le Parti libéral, quant à lui, s’engage à renforcer les pouvoirs des forces policières en ce qui concerne la lutte contre le crime organisé et à augmenter les peines pour les infractions liées à la cybercriminalité et aux crimes violents commis par les adolescents. Il est aussi intéressant de mentionner la promesse de ce parti de rétablir la Commission du droit du Canada en lui donnant le mandat d’examiner les dispositions du Code criminel en matière de peine de façon que celles-ci soient proportionnelles à l’infraction commise[119]. Le Nouveau Parti démocratique propose un plan en cinq points pour lutter contre les crimes violents. Son plan comprend la création de 2 500 nouveaux postes d’agents de police et l’adoption de mesures répressives dont des peines plus sévères en ce qui concerne les gangs de rue, la cybercriminalité, les crimes commis avec des armes à feu, le trafic humain et les crimes économiques (white collar crime)[120]. Enfin, le Bloc québécois consacre peu d’espace dans son programme aux questions de justice et de criminalité. Il s’oppose aux modifications à la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents[121] et à l’abolition du registre des armes à feu. Cependant, il se prononce en faveur de mesures punitives en ce qui concerne les gangs de rue, l’abolition du crédit « deux pour un » pour le temps purgé en détention préventive et un resserrement des critères de libération conditionnelle[122].

À noter que certains partis politiques emploient un ton plus tolérant que d’autres et prévoient de financer une série de mesures en matière de prévention de la criminalité[123]. Dans tous les cas cependant, les quelques millions de dollars que ces mesures représentent ne font pas le poids devant les 15 milliards de dollars dépensés par le gouvernement fédéral seulement pour financer les services policiers, l’administration de la justice et les services correctionnels au cours de l’année 2008[124].

De façon générale, les partis politiques participent à l’accroissement de la demande pénale au Canada, influençant la perception des autres acteurs dans le système. En présentant une image tordue de la réalité de la criminalité, ils alimentent un sentiment de peur et d’insécurité au sein de la population et contribuent à créer une impression de fausse nécessité des mesures répressives pour y remédier[125]. Ils créent l’illusion qu’il suffit de responsabiliser, de blâmer et de punir éventuellement certains individus pour résoudre des phénomènes sociaux aussi complexes que ceux de la violence chez les jeunes, de la drogue, du trafic d’armes et du crime organisé[126].

Il en est de même des médias qui participent à la construction de l’opinion publique. Nous ne prétendons pas faire ici une analyse exhaustive des relations entre le processus de détermination de la peine et l’opinion publique ou encore du rôle des médias. Nous nous contenterons plutôt de quelques observations. Nombre d’études ont démontré que les médias présentent une image déformée du crime et de l’efficacité de la peine tant par le choix des événements qu’ils présentent, l’espace qu’ils leur accordent et le traitement simpliste et simplifié des questions liées à la criminalité et à la peine[127]. Ensuite, l’utilisation par les partis politiques et les médias de sondages d’opinion est critiquable. L’opinion publique sur une question est largement construite et peut faire l’objet d’interprétations diverses selon l’analyste[128].

En participant à cette construction du mythe de la menace de la criminalité, les concepteurs de la peine légitiment l’emploi de mesures répressives et rendent difficile, voire impossible, la défense de mesures de rechange au système pénal[129]. Ils envoient un message clair aux administrateurs de la peine : la punition et la responsabilisation individuelle sont nécessaires à la résolution des conflits et la peine doit être imposée de façon à atteindre ces objectifs, et ce, peu importe les critiques fondamentales qui leur ont été adressées dans la littérature scientifique. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’y a pas de résistance chez les administrateurs de la peine ou les autres acteurs du système pénal à la demande pénale. Comme nous le verrons maintenant, ceux-ci doivent aussi répondre à des considérations de nature institutionnelle, personnelle et professionnelle.

2.1.2 Les administrateurs de la peine

Au-delà des idées qu’ils se font de la demande pénale, les administrateurs de la peine entretiennent des rapports de pouvoir et de réciprocité qui ont un impact considérable, et largement sous-estimé, sur le processus de détermination de la peine. Leurs rapports de pouvoir découlent de la division des tâches qui leur sont dévolues dans le processus pénal et de la culture professionnelle qui les distingue, alors que leurs rapports de réciprocité dépendent plutôt des relations d’échange et de confiance qui se développent dans la gestion quotidienne de leur travail et qui sont intimement liées au sentiment de faire partie d’un même système qui doit ultimement fonctionner (2.1.2.1). Ces acteurs sont finalement guidés par des valeurs, des idéologies et une culture professionnelle en plus de leurs expériences personnelles du crime et de la peine (2.1.2.2). Ces interactions contribuent également à l’orientation répressive du système pénal.

2.1.2.1 Les rapports de pouvoir et de réciprocité

Bien qu’en vertu du Code criminel le processus pénal débute officiellement par le dépôt d’une dénonciation[130], il s’enclenche bien avant par le travail de surveillance et d’enquête effectué par les policiers. Ces derniers interviennent d’abord au premier niveau de l’entonnoir pénal en sélectionnant, au moment de l’arrestation, les situations conflictuelles qui pourront être qualifiées d’infractions pénales et ensuite en donnant l’orientation qu’ils jugent appropriée aux poursuites pénales qui peuvent en découler[131]. Selon la Cour suprême, les policiers jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable dans la décision de recueillir la preuve et de transmettre celle-ci au poursuivant, et ce pouvoir opère indépendamment de celui du procureur de la Couronne de déposer des accusations pénales[132].

En pratique, les rapports entre les policiers et les procureurs de la Couronne sont complexes. D’une part, le procureur de la Couronne doit s’en remettre presque exclusivement aux renseignements fournis par la police puisqu’il n’a ni le temps ni les moyens de les vérifier[133]. Le policier constitue aussi bien souvent le principal témoin de la Couronne. L’influence qu’exercent les policiers sur un dossier dépend à la fois de la personnalité et de l’expérience du procureur et de la relation de confiance qui s’est établie entre eux[134]. D’un côté, plus un procureur est expérimenté, plus il sait tenir tête aux policiers indépendamment des pressions qu’ils peuvent exercer lorsqu’il s’agit d’une cause à laquelle ils portent un intérêt particulier ou tout simplement lorsqu’ils sont convaincus de la culpabilité d’un accusé[135]. De l’autre, plus le policier et le procureur de la Couronne se sont fréquentés et, par le fait même, se sont rendus mutuellement service, plus ils sont susceptibles de s’entendre, de collaborer, de partager une opinion quant à la culpabilité de l’accusé, et voire dans certains cas de passer sous silence certaines déclarations irrégulières ou problèmes dans la preuve qui peuvent par ailleurs porter atteinte aux droits de la défense à la présomption d’innocence et à une défense pleine et entière[136].

Le procureur de la Couronne doit aussi composer avec les contraintes propres aux autorités chargées des poursuites criminelles. Le Directeur des poursuites pénales et criminelles formule une série de directives qui peuvent, dans certains cas, orienter l’action du procureur, bien que celles-ci lui reconnaissent une grande marge de manoeuvre[137], et il doit gérer les contraintes liées au manque de ressources et de temps. En fait, le procureur de la Couronne est au coeur de la machine à fabriquer des peines : il est responsable de son bon fonctionnement et en particulier de deux choses essentielles à toute administration : ne pas occasionner de retards indus dans le traitement des dossiers et pouvoir démontrer des résultats concrets. Dans le cas de l’administration de la justice, les résultats se comptent en verdicts de culpabilité et en peines obtenues. En dépit du rôle d’officier de la justice qui incombe au procureur de la Couronne[138], le rapport que celui-ci entretient avec un accusé (ou plutôt avec son dossier) est trop souvent un rapport de système dans le contexte duquel un procureur de la Couronne qui réussit est un procureur qui gagne ses causes et qui ne peut se permettre de collectionner les acquittements[139].

La Couronne entretient aussi des rapports ambigus avec les juges. La poursuite peut prendre une série de décisions qui limitent la discrétion des juges en matière de peine : il en est ainsi, par exemple, du choix de procéder par voie sommaire ou par mise en accusation[140]. Puisque la plupart des causes ne se rendent pas à procès et font plutôt l’objet de plaidoyers et de sentences négociés, une grande partie de leurs rapports consiste en une gestion de leurs responsabilités respectives dans les limites de ce processus, y compris le contrôle exercé par la Cour d’appel sur l’acceptation par le juge de première instance des soumissions communes des parties[141].

Les juges de cours d’appel sont également des éléments de ce système, du fait de ce que nous pourrions appeler la « hantise de la Cour d’appel ». Des auteurs n’hésitent pas à parler d’un certain antagonisme entre les juges de première instance et les juges de la Cour d’appel[142]. Malgré la retenue dont bénéficie la décision du juge de première instance[143], il demeure que, sur une base individuelle, la perspective de voir leurs décisions portées en appel et révisées influence directement les rapports qu’entretiennent les juges et les procureurs. Par ailleurs, la capacité du procureur de la Couronne à régler des dossiers dépend largement de la réputation dont il jouit auprès des juges qui conservent une autorité indéniable sur la décision en matière de peine. Il n’est pas rare que les juges parlent de l’existence d’un « corridor » ou d’une « fourchette » dans le contexte de laquelle les peines doivent se retrouver[144]. Ce corridor n’existe que de manière officieuse, mais il a néanmoins un impact réel puisqu’il limite la marge de manoeuvre du juge de première instance[145].

Les avocats de la défense jouent un rôle particulier au sein de ce système. Dans leurs rapports avec les procureurs de la Couronne, ils ne jouissent pas d’un statut égal, et ce, en dépit des jugements récents de la Cour suprême sur le droit à une défense pleine et entière et, en particulier, le droit à la divulgation de la preuve[146]. Bien que le procureur de la Couronne fasse l’objet de pressions systémiques pour régler le plus grand nombre de causes sans procès, il n’y a pas d’élément incitatif particulier pour régler un dossier sur une base individuelle, ce qui place souvent le procureur de la défense dans la position difficile de devoir lancer les négociations. Cela dit, le procureur de la Couronne a l’obligation de respecter ses engagements envers l’avocat de la défense. La Cour d’appel n’hésitera pas à sanctionner un manque de loyauté de la part de la poursuite[147], mais la sanction la plus importante découle du fait que ce procureur ne pourra plus profiter des relations d’échange et de réciprocité. Dans tous les cas, la présence d’un avocat de la défense au dossier peut constituer un avantage indéniable sur le plan administratif et idéologique pour la poursuite : sa connaissance de la procédure et ses interactions avec l’accusé permettent non seulement d’économiser temps et argent, mais celui-ci joue aussi un rôle fondamental afin de convaincre le tribunal de l’équité de la procédure et d’accroître la légitimité du processus.

C’est ainsi que les avocats de la défense peuvent se retrouver au coeur d’un conflit de loyauté entre la défense des intérêts et des droits de leurs clients et la nécessité de maintenir de bonnes relations avec les procureurs de la Couronne et les juges afin d’obtenir pour ce client, mais aussi pour les autres qui suivront, une « bonne entente » ou une « bonne peine ». Cette position difficile sur le plan de l’éthique professionnelle dépend à la fois de la position de relative faiblesse de la défense, mais aussi de la nécessité de participer au jeu des échanges et des concessions mutuelles. Dans un essai, le juge français Garapon présente l’acte de juger comme un rituel symbolique ou une mise en scène où des acteurs suivent des règles particulières[148]. Il illustre son propos en se référant à l’étude américaine menée par Blomberg sur le tribunal de Chicago des années 30 :

La juridiction étudiée traitait des affaires de prostitution qu’elle condamnait beaucoup, mais faiblement ; tout le monde y gagnait : la police qui, en opérant de nombreuses arrestations, améliorait ses statistiques ; le procureur qui poursuivait presque tout ; l’avocat qui obtenait les faibles peines qu’il s’était fait fort d’obtenir ; le tribunal qui évacuait vite son rôle sans incident… et [apparemment] les prostituées qui connaissaient à l’avance le « tarif » et ne s’en plaignaient pas[149].

S’il révèle l’aspect essentiellement mécanique que peut présenter dans certaines catégories d’infraction le processus de détermination de la peine, cet exemple illustre aussi le fait que les bonnes relations qu’entretiennent les parties dans ce système peuvent conduire à l’adoption de solutions innovatrices (quoique tout aussi répressives). Il apparaît essentiel de pouvoir compter sur le concours de tous les acteurs afin de rendre possible la gestion par le tribunal des mesures de rechange, notamment dans le cas de la pratique de l’ajournement thérapeutique sur laquelle nous reviendrons.

Notons enfin que les acteurs du système correctionnel jouent un rôle important dans la détermination de la peine. La commission Archambault a déploré que l’engorgement du système carcéral soit un facteur considéré dans la détermination de la peine, mais nul ne saurait en faire abstraction. En témoignent certains appels téléphoniques faits par les juges de première instance pour vérifier l’état de la population carcérale à la prison provinciale[150]. Il en est de même du contenu des rapports présentenciels qui peuvent influer sur la prise de décision des juges[151].

2.1.2.2 Les valeurs, l’idéologie et la culture professionnelle

Selon le rapport de la commission Archambault, 95 p. 100 des 700 répondants (procureurs de la défense et de la Couronne de six provinces) ont indiqué que la personne du juge était un facteur important dans le processus de détermination de la peine[152]. D’ailleurs, 75 p. 100 des juges interrogés reconnaissent qu’il peut y avoir des différences importantes d’un juge à l’autre en ce qui concerne la sentence qui pourrait être prononcée dans la même affaire[153]. Plusieurs ouvrages de doctrine font référence à cette situation sous l’angle neutre de la disparité des peines. Cette catégorisation est typique de la façon dont le droit tente de faire disparaître toute considération sociale, politique et idéologique de son champ d’action[154]. Nous sommes d’avis qu’il faut plutôt en traiter dans ces termes.

Le processus de détermination de la peine est un exercice profondément lié à la personne du juge en ce qu’elle dépend notamment de ses valeurs, de ses opinions, de ses expériences et de ses engagements. Ceux-ci sont en partie fonction de la position qu’occupent les juges dans l’espace social et de leurs conditions de classe. Le degré d’homogénéité des parcours et des origines socioéconomiques des juges étudiés par Hogarth est d’ailleurs remarquable : les juges viennent de familles stables, protestantes, économiquement favorisées et bien en vue socialement. Ils ont en moyenne 55 ans, ils sont nés au Canada et sont tous mariés, à l’exception de six, dont cinq sont veufs[155]. Malgré la vétusté de cette étude, il demeure que de récentes études ont démontré que les femmes étaient généralement représentées dans une proportion de 20 p. 100 alors qu’il n’y avait qu’un nombre marginal de représentants de minorités visibles ou ethniques parmi les juges au Canada[156]. Une étude menée en Angleterre au début des années 80 démontrait aussi que près de 75 p. 100 des juges de cours d’appel et une proportion considérable de juges de cours de première instance avaient fréquenté les public schools et ensuite Oxford ou Cambridge[157].

Pour bien mesurer l’importance des caractéristiques personnelles des acteurs sur leurs positions en matière de peine, il convient d’insister sur la notion de culture commune qui unifie chaque catégorie. La culture scolaire ou professionnelle inculque aux individus un ensemble de schèmes de référence qui leur permet de se reconnaître (« voilà un juriste ou un juge ») et les prédisposent à entretenir des relations de collégialité et de communication immédiates[158]. Elle contient non seulement un certain savoir, mais aussi des catégories et des questions pertinentes, des façons de s’exprimer et de se présenter, des modèles, des expériences, des goûts et des centres d’intérêt communs.

L’appartenance à une culture commune a des conséquences importantes sur le plan social, économique et politique. Elle a un effet d’intégration des élites et de reproduction sociale qui commence souvent sur les bancs de la Faculté de droit[159]. Comme le prétend Goblot, « [o]n devient bourgeois, c’est vrai ; mais pour cela, il faut d’abord devenir bachelier[160] ». Cela se traduit par la fréquentation des mêmes lieux, la lecture des mêmes ouvrages, l’accès aux mêmes expériences et, finalement, le développement d’idées similaires en différents domaines, dont en matière de peine et de criminalité. Ashworth est d’avis que les croyances et les opinions (attitudes and beliefs) des juges ont une incidence directe sur la peine, sans aller jusqu’à reconnaître que ces croyances et opinions sont la conséquence de la socialisation des juges ou que cette dernière ait une incidence politique. Selon lui, il n’a pas été démontré que les juges sont nécessairement conscients de ces opinions et qu’ils sont en mesure de faire abstraction de celles-ci au moment de la détermination de la peine, et ce, malgré les garanties d’objectivité et d’impartialité auxquelles ils disent s’astreindre[161].

L’appartenance à un groupe a aussi des effets systémiques qui donnent lieu à une certaine uniformisation des décisions. Les juges, les procureurs de la Couronne ou les avocats de la défense développent une compréhension intuitive de ce que leurs pairs attendent d’eux et de ce qui leur est possible étant donné leur rôle et leur position dans le champ pénal. Cette perception de la situation a des effets de censure[162] et produit des résultats qui sont limités sur le plan politique, malgré les divergences idéologiques qui se manifestent parfois entre certains acteurs d’un même groupe[163]. Dans cet univers, les solutions qui sortent du cadre habituel ou qui seraient considérées comme radicales sont strictement exclues[164]. Au-delà du groupe auquel ils appartiennent, les acteurs peuvent finalement compter sur des expériences qui leur sont propres en matière de criminalité et qui peuvent influer sur leurs décisions. Ils seront ainsi plus ou moins tolérants, compréhensifs ou répressifs selon le type d’infraction ou les caractéristiques personnelles du contrevenant ou de la victime.

2.1.3 Les principaux intéressés

Nous terminons ce survol des acteurs par l’accusé et la victime, que celle-ci soit réelle ou fictive. Il peut sembler ironique de terminer sur ces acteurs, alors que leur conflit est à l’origine des poursuites. Le fait que la victime a été évincée du procès pénal au profit de la Couronne, phénomène que Nils Christie appelle joliment le « vol de conflits »[165], est incontestable et s’inscrit dans l’histoire de l’origine du droit pénal en Angleterre[166]. Bien qu’il arrive à la victime d’être informée par la poursuite des ententes qu’elle s’apprête à conclure[167] et que le tribunal puisse « prend[re] en considération » sa déclaration écrite[168], elle n’a toujours qu’un statut de témoin en droit. Cela est d’autant plus difficile à comprendre que les « victimes » font très souvent l’objet de récupération sur le plan politique et que leurs souffrances sont invoquées pour justifier l’accroissement de mesures répressives ou le renforcement de forces policières. Les tribunaux font aussi référence au concept de la victime même dans les cas d’infractions considérées par certains comme « sans victime[169] ».

La personne du contrevenant et de la victime prennent une importance considérable dans la détermination de la peine. Comme le soulignent les principaux ouvrages de doctrine, certains éléments liés aux circonstances personnelles du contrevenant peuvent être considérées comme circonstances atténuantes ou aggravantes, par exemple : risque de récidive, toxicomanie, emploi, encadrement familial, âge et état de santé[170]. Concrètement, plus le contrevenant vient d’un milieu familial stable et aisé, plus il peut compter sur un emploi à court ou moyen terme et plus son dossier sera jugé de façon favorable et pourra faire l’objet de sanctions substitutives, ce qui lui évitera l’emprisonnement[171].

Ce qui passe plutôt inaperçu est le fait que la détermination de la peine dépend également de la capacité des concepteurs et des administrateurs de la peine à s’identifier avec le contrevenant ou avec la victime. Sur le plan politique, cela se traduit par l’emploi de formules apparemment anodines telle, par exemple, « l’usage de la violence par les gangs a tué ou blessé plusieurs personnes, dont certaines sont des victimes innocentes[172] » ou encore par l’intérêt médiatique suscité par la mort de certaines victimes de la classe moyenne plutôt que de la classe défavorisée. La proximité ou la distance sociale entre les administrateurs de la peine et l’accusé ou la victime font en sorte que ceux-là les reconnaissent et expriment à leur endroit des sentiments d’empathie ou au contraire de rejet[173]. Ces sentiments peuvent être alimentés par des préjugés raciaux, ethniques ou sexuels, mais ils vont parfois au-delà de ceux-ci et sont liés à la capacité ou à l’incapacité de reconnaître l’autre et de comprendre ce qu’il est et ce qu’il vit. Nous avons souvent entendu des remarques comme la suivante : « Cela aurait pu être mon fils » ou encore « C’est un bon petit gars d’une bonne famille », afin de justifier la clémence dont le contrevenant avait fait l’objet[174].

Nous examinerons maintenant certaines pratiques de ces acteurs utilisées pour gérer leurs relations et faciliter l’administration du système pénal.

2.2 Dysfonctions de système, solutions de système

Le droit pénal a toujours vécu d’expédients. Pour contrer la cruauté et le caractère absolu des peines au cours de l’histoire, les juges et les jurys ont inventé toutes sortes de stratagèmes : l’interprétation littérale tatillonne, pour éviter la potence à ceux qui ne la méritaient pas, l’invention du test de lecture, pour faire profiter les condamnés du bénéfice du clergé, les verdicts fictifs ou charitablement mensongers, voire le refus systématique des jurys d’appliquer des lois jugées odieuses. Cette tradition est encore vivante au Canada, et il y existe un grand nombre de pratiques dont certaines sont inconnues du système officiel, d’autres connues mais officiellement exclues, d’autres encore tolérées et d’autres, enfin, qui ont fait la transition de la société pénale (l’univers que décrit la section 2.1) vers le monde des normes. Nous traitons maintenant de certaines pratiques et du rapport qu’elles entretiennent avec le droit formel, en commençant d’abord avec la peine négociée (2.2.1) et en examinant ensuite l’ajournement thérapeutique et la prise en considération du temps passé en détention provisoire (2.2.2).

2.2.1 La peine négociée[175]

La crédibilité du système de justice pénale repose, selon ses apologistes, sur la qualité des droits qu’il accorde aux justiciables. À cet égard, le Canada n’a rien à envier au reste du monde. Les lois et la Constitution offrent aux inculpés une vaste gamme de droits barrières. Or, la panoplie des garanties juridiques reconnus aux inculpés sert également la crédibilité des lois et des institutions. La présomption d’innocence, par exemple, protège à la fois les accusés et le système contre la même menace, celle d’une condamnation abusive, tragique pour le condamné, très dommageable pour la réputation de fiabilité du système. Chaque droit qui favorise l’accusé confère un bénéfice au système : ce dernier est prudent et sage, et il produit la vérité. Il est de la plus haute importance pour le système de justice pénale que ces droits soient conférés par la loi et offerts à tous les inculpés.

Offerts, mais non exercés. Les ressources matérielles et humaines du système de justice pénale qui, à l’heure actuelle, suffisent à peine à sa subsistance seraient profondément déficientes si tous les inculpés décidaient de se prévaloir de leurs droits. Le procès pénal mobilise un grand nombre de personnes : avocats, juge, témoins, jurés, greffiers, interprètes, experts, policiers, gardiens. Il peut durer très longtemps. Il nécessite des installations coûteuses. Or, le système de justice pénale est de plus en plus engorgé. Les ressources très considérables qui sont consacrées à la justice pénale suffisent à peine à l’heure actuelle pour faire fonctionner l’appareil pénal[176].

Le juge Salhany, avec une louable concision, a parfaitement résumé la situation :

It is a fundamental concept of our system of justice that a person accused of a crime is entitled to demand that the Crown prove his guilt by a fair and impartial trial. There is nothing that the court should ever do to whittle down or undercut that fundamental principle. At the same time, it would be unrealistic not to recognize that if everyone demanded a full and complete trial our system of justice would come to an abrupt halt[177].

On a assez vite reconnu qu’il y a une solution procédurale qui permet au système de justice pénale de fonctionner au régime effréné qui résulte de l’accroissement incessant de la demande pénale[178]. Il s’agit du plaidoyer de culpabilité, qui a l’effet d’une admission volontaire et décharge la poursuite de son obligation la plus lourde, celle de faire la preuve hors de tout doute que l’accusé est bien l’auteur d’une infraction. La solution est d’autant plus élégante que l’accusé, en plaidant coupable, souscrit à toutes les allégations contenues dans l’accusation et se trouve à cautionner le système en acceptant de se mettre à sa merci. Si le processus s’accompagne de l’expression de remords, la solution est encore meilleure.

Le plaidoyer de culpabilité est reconnu depuis très longtemps comme faisant partie des facteurs que le juge doit considérer dans la détermination de la peine. Envisagé uniquement dans cette perspective, et indépendamment de toute considération d’ordre systémique, le fait que l’accusé a plaidé coupable peut s’interpréter de diverses façons, comme tout élément survenu après la commission de l’infraction. Ainsi, certains ont pu y voir un facteur pertinent pour déterminer l’opportunité de retenir un objectif pénologique plutôt qu’un autre. De façon classique, la jurisprudence a associé le plaidoyer de culpabilité à l’objectif lié à la réhabilitation : « Si les tribunaux sont moins sévères dans le cas où un accusé s’avoue coupable, c’est qu’en particulier, la plupart du temps, il s’agit d’un signe d’un désir de réhabilitation[179]. » Nous pouvons aussi insister sur le fait que le plaidoyer de culpabilité a permis au système de justice pénale de faire une économie de temps et d’argent. Enfin, reconnaissons que cette procédure va éviter des déplacements aux témoins et une expérience parfois angoissante aux victimes.

Il n’est pas facile de voir le lien entre le statut de circonstance atténuante du plaidoyer de culpabilité et les principes et les objectifs de la peine. Dans une perspective de proportionnalité, l’infraction n’est pas moins grave, ni le degré de responsabilité moins élevé, si le délinquant regrette son acte. Les motifs économiques ou humanitaires sont d’ordre purement pratique et sont difficiles à intégrer dans les énoncés normatifs du Code criminel.

Si l’intégration du plaidoyer de culpabilité dans le droit de la détermination de la peine est difficile à justifier théoriquement dans le contexte de l’analyse que constitue la détermination de la peine dans un cas particulier, qu’est-il possible d’en dire si nous faisons le constat qu’il est à la base du processus qui fournit actuellement au système la grande majorité de ses condamnés ?

En effet, il semble qu’environ 90 p. 100 des affaires dont les tribunaux sont saisis donnent lieu à un plaidoyer de culpabilité[180]. De ce nombre, impossible de savoir combien ont fait l’objet de négociations. Nous savons toutefois que la pratique est courante, d’autant plus qu’elle commence à être reconnue officiellement. Dans certains districts judiciaires, certains procureurs de la Couronne sont chargés des négociations avec la défense. Des règles jurisprudentielles existent pour encadrer certains aspects de la pratique. La négociation des peines semble en pleine voie d’institutionnalisation, si ce n’est déjà fait.

La commission Archambault a exprimé ses craintes « que cette pratique contrevienne aux objectifs de proportionnalité, d’équité et de prévisibilité en matière de détermination de la sentence. Si les dispositions législatives concernant les sanctions constituent le système pénal formel, on peut dire que la négociation de plaidoyer contribue à l’existence d’un système pénal officieux et informel[181] ». Par ailleurs, cette commission a admis « qu’on peut raisonnablement supposer que le système judiciaire va toujours engendrer et perpétuer des mécanismes décisionnels discrétionnaires, qui sont pour lui le moyen de s’adapter aux objectifs nombreux et souvent conflictuels qui lui sont impartis[182] ». On ne saurait mieux dire. La solution de la commission Archambault aurait été d’intégrer la négociation dans le système formel, ce qui ne le ferait pas disparaître pour autant.

Qu’il soit envisagé dans la perspective de la cohérence des principes de détermination de la peine ou dans celle de la crédibilité d’une institution essentielle du système de justice pénale, le plaidoyer de culpabilité n’est pas une solution exempte de tous risques. D’abord, la diminution de la peine consentie à celui qui plaide coupable, présentée comme une récompense du service rendu à l’État, peut aussi s’interpréter comme une pénalisation de l’exercice par un justiciable des droits que la loi lui confère. Une telle interprétation cadrerait mal avec la prétention que l’État reconnaît généreusement à tous ses justiciables un ensemble complet de droits. Ensuite, le bénéfice offert en contrepartie du plaidoyer de culpabilité peut paraître comme une incitation, qui, dans certaines circonstances, pourrait entraîner un accusé à faussement s’avouer coupable.

Une solution théorique de la première difficulté est de présenter le plaidoyer de culpabilité comme un acte motivé non par l’intérêt de gagner un traitement plus favorable par le tribunal (ou encore par l’impossibilité de payer les frais d’un procès), mais par des considérations d’ordre psychologique et moral. Selon cette interprétation, le plaidoyer de culpabilité est l’expression symbolique du remords. Or, si la peine a pour objet de punir l’acte en l’identifiant à son auteur, le remords dissocie la personne qui a commis l’acte de celle qui exprime le remords. Comme l’écrit Weisman :

the offender virtually splits herself or himself between the self that committed the offense and the self that joins with the aggrieved in agreeing that the offending act was morally unacceptable. The work of expressions of remorse or the offering of apology – if believed – is to represent the wrongdoer as other than the act for which she or he has been condemned. If the moral performance is successful, then it may be inferred that the self that condemns the act is more real than the self that committed the act[183].

L’expression du remords corrobore, en quelque sorte, le plaidoyer de culpabilité. Bien que l’absence de remords ne justifie pas en soi une aggravation de la peine, le juge peut toujours tenir compte de ce facteur lorsqu’il détermine l’objectif particulier que devrait viser la sentence qu’il prononce. En toute hypothèse, de tels calculs intégrés aux motifs de la sentence détournent les interrogations trop pointues sur l’incitation à plaider coupable et sur la pénalisation de l’exercice des droits.

Le deuxième risque que court le système de justice pénale en fournissant des incitations à plaider coupable est celui de générer de faux aveux. Ce danger, a-t-il longtemps été pensé, était purement théorique et abstrait. Pendant longtemps, il était difficile d’imaginer la condamnation d’un innocent, tellement avait été vantée l’efficacité protectrice de la présomption d’innocence. Peu de gens pensaient alors que les neuf dixièmes des condamnés renonçaient à la protection de la présomption d’innocence. S’ils arrivaient à y penser, ils écartaient la possibilité d’un problème en se demandant ceci : « Pourquoi un innocent plaiderait-il coupable ? »

La Cour d’appel de l’Ontario a donné une réponse brutale à cette question dans l’affaire Hanemaayer[184]. Dans cette affaire, l’accusé, ouvrier dans le domaine de la construction, avait été inculpé d’effraction avec intention de commettre un acte criminel, voies de fait et voies de fait avec menace d’utiliser une arme. Les faits donnant lieu à la poursuite étaient curieux : quelqu’un avait pénétré de nuit dans une résidence où habitaient une mère et sa fille. La mère, réveillée par des bruits, s’était rendue à la chambre de sa fille, pour y découvrir un individu qui tentait de la violer. L’individu avait pris la fuite. La police avait été alertée.

La mère, insatisfaite des progrès de l’enquête policière, a formulé l’hypothèse que l’individu faisait partie d’une équipe de construction qui avait suivi sa fille jusqu’à sa résidence et qui était revenu durant la nuit pour l’agresser. Se rendant sur le site de construction, elle a expliqué au contremaître ce qui s’était passé et lui a décrit l’individu. Le contremaître a pensé que la description pouvait très bien s’appliquer à un des ses ouvriers, Hanemaayer. La mère a transmis ce renseignement à la police.

L’infraction avait eu lieu en septembre 1987. L’accusé a été arrêté en décembre de la même année et son enquête préliminaire a eu lieu en mai 1989. Son procès a débuté en octobre 1989. Le deuxième jour du procès, après les témoignages de la victime et d’un témoin oculaire, l’accusé a changé son plaidoyer et a plaidé coupable. Il a été condamné à une peine de deux ans moins un jour à la suite d’une proposition commune de sentence. L’accusé a purgé huit mois de sa sentence en prison avant d’obtenir une libération conditionnelle.

Quinze ans après, la police a obtenu des preuves irréfutables que le crime dont M. Hanemaayer s’était avoué coupable et pour lequel il avait purgé sa peine avait été commis, en réalité, par un criminel notoire, Paul Bernardo. Hanemaayer s’est donc adressé à la Cour d’appel de l’Ontario pour faire annuler la condamnation injuste dont il avait été l’objet. Cette cour a accueilli son appel et prononcé l’acquittement.

Dans le cours du jugement, le tribunal a déclaré que le plaidoyer de culpabilité était valide, même s’il était faux, puisqu’il respectait les trois conditions de validité édictées par la jurisprudence : le plaidoyer était volontaire, sans équivoque et fait en toute connaissance de cause. Cela dit, la Cour d’appel conserve le pouvoir discrétionnaire d’annuler un plaidoyer de culpabilité valide quand la justice l’exige.

Ce sont les conclusions de fait prononcées par la Cour d’appel qui sont les plus édifiantes. Ainsi, elle a décrit la décision de Hanemaayer de plaider coupable de la façon suivante :

In an affidavit filed with this court, the appellant explained why he changed his plea. In short, he lost his nerve. He found the homeowner to be a very convincing witness and he could tell that his lawyer was not making any headway in convincing the judge otherwise. Further, since his wife had left him and wanted nothing more to do with him, he had no one to support his story that he was home at the time of the offence. He says that his lawyer told him he would almost certainly be convicted and would be sentenced to six years imprisonment or more. However, if he changed his plea, his lawyer said he could get less than two years and would not go to the penitentiary. The appellant agreed to accept the deal even though he was innocent and had told his lawyer throughout that he was innocent[185].

Les faits de l’affaire Hanemaayer et les décisions des acteurs dans ce petit drame judiciaire appellent des commentaires. Hanemaayer est dans une situation où il confronte la peine. Non pas la peine hypothétique qui est censée détourner les malfaiteurs de leurs projets criminels si jamais ils étaient découverts, arrêtés et condamnés, mais une peine réelle et imminente, celle que le juge va certainement lui imposer dans quelques jours à moins d’un miracle. Une peine évaluée à six ans. Son avocat lui présente la possibilité d’un emprisonnement de deux ans. Que devrait-il choisir ? Selon les statistiques, les accusés qui plaident non coupables sont acquittés une fois sur trois. Dans le cas d’Hanemaayer, son avocat l’avait assuré que ses chances étaient nulles. La Cour d’appel résume très bien sa situation lorsqu’elle déclare :

[T]he court cannot ignore the terrible dilemma facing the appellant. He had spent eight months in jail awaiting trial and was facing the prospect of a further six years in the penitentiary if he was convicted. The estimate of six years was not unrealistic given the seriousness of the offence. The justice system held out to the appellant a powerful inducement that by pleading guilty he would not receive a penitentiary sentence[186].

La théorie qui s’applique ici est celle du risque. Dans cette perspective, le choix de la peine de deux ans est sans doute plus avantageux pour Hanemaayer que de prendre la chance infime d’être acquitté, alors qu’en toute probabilité il se retrouvera au pénitencier pour six ans. L’avocat aussi a exercé le bon choix éthique en exposant correctement les options qui se présentaient à son client.

Dans l’affaire Hanemaayer, nous voyons la dissuasion à l’oeuvre. Paradoxalement, elle n’agit pas pour enrayer le crime puisque la crainte d’une sentence sévère n’a pas empêché le vrai coupable de commettre l’infraction. Par contre, la même crainte a détourné Hanemaayer de l’exercice de tous les droits procéduraux que lui reconnaissent généreusement la loi, la tradition de common law et la Constitution du Canada[187].

Le plaidoyer négocié est le parfait exemple de la création de règles de détermination de la peine par le système parallèle. Ces règles sont construites avec les matériaux présents sur le chantier, notamment les pouvoirs discrétionnaires de la Couronne de décider de l’opportunité des poursuites, de choisir la catégorie procédurale de l’infraction si elle est hybride, de choisir la qualification criminelle, de présenter ou non une preuve de circonstances aggravantes. Elle donne aussi lieu à d’autres pratiques la favorisant dont la surcharge, qui consiste à accuser un contrevenant « d’une infraction plus grave que celle dont a la preuve, ou à multiplier indûment les accusations pour un seul acte criminel », afin de délimiter un cadre de négociations[188]. L’accusé apporte aussi à la table des éléments de valeur : la difficulté de faire la preuve, les économies de temps et d’argent pour le système, peut-être la collaboration dans la poursuite des complices. Quant au juge, s’il n’est pas lié par l’entente conclue à la suite d’une négociation de plaidoyer, il doit considérer une proposition de sentence faite conjointement par la poursuite et la défense avec une certaine déférence, sachant que ses motifs pour ne pas y souscrire seront scrutés attentivement par la Cour d’appel[189].

2.2.2 Autres pratiques systémiques de détermination de la peine

Nous donnerons deux autres exemples de ces principes officieux et systémiques de la détermination de la peine, soit l’ajournement thérapeutique et la prise en considération du temps passé en détention préventive.

Les juges ont pendant longtemps pratiqué l’ajournement thérapeutique, mesure que prenaient certains d’entre eux, en vertu de leur pouvoir d’ajourner les audiences, pour remettre les délinquants dans le bon chemin. Ainsi, le juge ajournait l’audience à une date lointaine, étant entendu que le délinquant devait suivre une thérapie de modification du comportement. L’accusé se présentait de nouveau, à la date désignée, le juge contrôlait son progrès, le remettait en liberté de nouveau selon la même entente et derechef jusqu’à guérison ou à preuve d’échec de la thérapie.

La pratique a été désavouée par la jurisprudence. Ainsi, dans l’arrêt Cardin, la Cour d’appel du Québec, après avoir signalé les dangers que comportaient les ajournements de cette sorte, rappelle qu’« il est avant tout le principe du droit de la société et de l’accusé de voir l’affaire entendue et jugée dans un délai raisonnable. À moins que le législateur ne consente à modifier le rôle du juge aux fins d’en faire un officier de probation pré- et post-sentenciel, cette méthode est, à mon avis, dans le cadre de la loi actuelle, irrégulière[190] ».

Malgré cet interdit clair, la pratique n’est pas disparue. D’après les conversations que nous avons eues avec des avocats qui pratiquent en droit pénal, certains juges, de concert avec les avocats, auraient continué à s’y livrer, en prenant en délibéré le plaidoyer de culpabilité de l’accusé, permettant à ce dernier de « bonifier » son dossier en suivant une thérapie, en dédommageant la victime, etc. L’entrée en vigueur récente d’une modification de l’article 720 du Code criminel vient de régulariser la pratique antérieure en permettant au juge de reporter la détermination de la peine pour permettre au délinquant de suivre « un programme de traitement agréé par la province ». Le report est sujet au consentement du délinquant et du procureur général, et doit tenir compte de l’intérêt de la société et de toute victime de l’infraction. Il est intéressant de constater que la pratique échappe à la seule discrétion du juge, qui en avait parfois abusé au nom de la réinsertion sociale du délinquant, pour être soumise à celle du procureur général, dont les abus possibles en sens contraire sont à l’abri de tout contrôle.

La prise en considération du temps passé en détention préventive est un autre exemple probant, d’autant plus que, depuis quelques années, il y a plus d’adultes détenus en détention provisoire qu’en détention après condamnation au Canada[191]. Le tribunal « peut prendre en compte toute période que la personne a passée sous garde[192] ». À toutes fins utiles, les tribunaux ont élaboré un principe officieux selon lequel un certain crédit devait être accordé aux prévenus pour chaque mois passé en détention préventive. Dans le milieu, ce crédit semble s’être établi de façon générale à une formule de deux mois pour chaque mois de détention avant procès[193]. Il en est ainsi parce que le temps passé en détention préventive est considéré comme du « temps mort », en ce que, sauf exception, il n’est pas considéré dans la période d’admissibilité à la libération conditionnelle et les détenus ne peuvent généralement pas participer à des programmes de réhabilitation ou de formation. Les cours d’appel considèrent d’ailleurs que les juges ont l’obligation de motiver leur refus d’accorder un crédit et qu’une telle décision peut être renversée si elle n’est pas justifiée par la preuve fournie[194]. Ce principe existe pour rectifier un effet de système, c’est-à-dire le fait que la détention préventive est largement utilisée, qu’il y a souvent des délais déraisonnables dans l’administration de la justice indépendants de la volonté de l’accusé[195] et que le système n’a rien à offrir aux détenus pendant cette période.

Le gouvernement a récemment tenté d’encadrer l’utilisation de cette pratique de droit prétorien en faisant adopter la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime (en anglais : Truth in Sentencing Act). Dans le contexte de cette loi, il veut restreindre le temps alloué à un jour, ou à un jour et demi dans des circonstances exceptionnelles, pour chaque jour passé en détention préventive[196]. L’adoption de cette loi pourrait avoir des effets pervers et inattendus sur un système dont la cohésion interne est parfois précaire : en transférant le pouvoir discrétionnaire du juge vers le procureur de la Couronne qui pourrait en faire ainsi l’objet de négociations[197], en ouvrant la porte à des contestations constitutionnelles pour délais déraisonnables en vertu de l’article 11 (b) de la Charte, ce qui engorgerait considérablement le système carcéral, à moins bien entendu que les juges ne décident de tenir compte de la détention préventive sans le dire officiellement en diminuant de façon globale les peines imposées.

Nous pouvons dégager quelques conclusions de notre étude du système parallèle. D’abord, le système de détermination de la peine repose non seulement sur le pouvoir discrétionnaire du juge comme pouvait le laisser entendre la première partie de notre article, mais également sur un ensemble plus large de relations de pouvoir et d’interactions personnelles entre les acteurs au sein de ce système. Bien que ceux-ci disposent d’une grande marge de manoeuvre et que cette dernière permette souvent des innovations dans des cas individuels, ils demeurent liés par des impératifs institutionnels et une culture professionnelle commune exerçant une pression sur leurs décisions.

Ensuite, nous constatons que la très grande majorité des dossiers de sentence sont parvenus au juge par la voie expéditive du plaidoyer de culpabilité. Nous ne connaissons pas la proportion de ces affaires qui sont le résultat de la négociation, ni celle des accusés qui ont bénéficié des services d’un avocat. La plupart des accusés à qui le juge va imposer une sentence n’ont pas bénéficié de l’ensemble des droits qui sont censés garantir leur protection et dont l’existence est invoquée par l’État pour démontrer la légitimité de son recours à la peine. Ce nombre est d’autant plus élevé chez les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer un avocat pour défendre les droits garantis à tous par la Charte.

Malgré l’importance de ce système parallèle cependant, les juristes demeurent réticents à reconnaître l’existence de ces pratiques officieuses. Celles-ci ont fait progressivement l’objet d’une plus grande reconnaissance par le droit formel au cours des dernières années. À titre d’exemple, rappelons qu’une certaine forme d’ajournement thérapeutique a été reconnue récemment dans le Code criminel[198], et que le gouvernement Harper a déposé un projet de loi en vue d’éliminer la pratique selon laquelle les juges donnent généralement un crédit de « deux pour un » pour le temps passé en détention préventive[199]. Ce dernier changement illustre bien le fait que la reconnaissance des pratiques officieuses par le droit formel ne se fait pas sans être accompagnée d’un processus de récupération et de mise en forme de cette pratique afin de préserver le contrôle sur les sources du droit pénal.

Conclusion

Notre étude nous mène à des conclusions qui ne sont pas du tout rassurantes. D’abord, le changement en droit est un processus plus compliqué qu’on ne le laisse entendre. Même si les sources primaires de droit (en l’occurrence, la loi) étaient modifiées, le changement n’aurait pas nécessairement lieu. Nous avons vu, dans la première partie de notre article, que les projets de réforme peuvent s’achopper à l’obstacle des libellés faibles, des contradictions internes où la loi affirme des positions que les textes proposant la réforme viennent de renier et des interprétations judiciaires incompatibles avec le succès de la réforme.

De plus, comme nous avons cherché à le démontrer dans la seconde partie de notre article, les règles formelles du droit cohabitent avec des pratiques qui sont mues par d’autres considérations que l’intention législative et qui ont d’autres objets que ceux qui sont énoncés dans la loi. Parmi ces considérations, se trouve l’écheveau des motivations humaines et des relations sociales et professionnelles des hommes et des femmes qui jouent un rôle dans le drame pénal. Y apparaissent aussi les effets d’un système avec ses contraintes, ses impératifs, ses intérêts et ses règles de survie qui ont un impact important, voire décisif, sur les décisions que peuvent prendre les acteurs. Tout changement du droit doit en tenir compte.

Deux des arrêts étudiés dans notre article illustrent combien le changement est difficile. Dans l’un des arrêts, il s’agissait de juger de la validité d’une règle prétorienne créée pour harmoniser le droit des peines avec les règles de la libération conditionnelle. Dans l’autre, de corriger l’injustice résultant de la condamnation d’un innocent.

Le premier de ces arrêts, R. c. M. (C. A.), marque un moment clé dans l’évolution du droit des peines. Dans cet arrêt, qui a affirmé l’importance et du principe de la rétribution et de celui du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance, les motifs de la Cour suprême, rédigés par son juge en chef, contestent avec une vigueur particulière les opinions exprimées par le juge Wood, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Or, le juge Wood s’était fait, dans cet arrêt et dans d’autres arrêts de son tribunal, le champion d’une philosophie de la détermination de la peine qui attachait une importance considérable au caractère rationnel que devait présenter la peine. Il fallait, notamment, démontrer dans chaque affaire pourquoi il était opportun de viser les objectifs liés à la dénonciation et à la dissuasion, plutôt que de tenir pour acquis que ces objectifs étaient toujours pertinents.

La décision de la Cour suprême peut s’interpréter comme le rappel à l’ordre d’un juge qui exprime des opinions trop à contre-courant de la majorité, opinions qui, en sus, auraient pour effet d’introduire des conditions impossibles dans la tâche de la détermination de la peine. En ce sens, elle se fait le véhicule de la censure exercée au sein d’un des groupes d’acteurs dans le système pénal. Serait-elle également une tentative de suggérer aux cours inférieures un sens à donner aux principes et aux objectifs contenus dans la nouvelle partie XXIII du Code criminel, même si cette partie ne s’appliquait pas aux faits de l’arrêt qu’elle a rendu ? Quoi qu’il en soit, la confession de foi en faveur d’une certaine forme de rétributivisme de la Cour suprême a certainement laissé son empreinte sur les interprétations subséquentes de la loi. Depuis l’arrêt R. c. M. (C.A.), le mouvement en faveur de la rationalité des peines ne fait plus beaucoup parler de lui.

Le second arrêt, R. c. Hanemaayer, connaît une issue plus satisfaisante. La Cour d’appel, presque vingt ans après la condamnation d’un innocent, accepte d’annuler son plaidoyer de culpabilité et l’acquitte. Comment cette histoire peut-elle alimenter une réflexion critique sur le système de justice pénale et la nécessité de le réformer ?

Après l’audition de l’appel, un des juges s’est excusé auprès de l’appelant pour les « erreurs du système » qui avaient eu sur lui et sa famille des conséquences tragiques. De quelles erreurs s’agit-il ? Le système a traité M. Hanemaayer comme il traite plusieurs milliers de personnes chaque année. Non pas que toutes ces personnes soient nécessairement innocentes. Toutefois, dans l’état actuel des pratiques entourant le plaidoyer de culpabilité, qu’est-ce qui nous permet d’affirmer avec certitude qu’elles ne le sont pas ? Qu’est-ce que le système aurait pu faire de plus pour éviter de condamner un innocent ?

La difficulté vient de ce qu’il est ardu pour une personne qui travaille dans le système de justice pénale de dépasser les représentations que le système se fait de lui-même. Prenons comme exemple les affirmations du caractère sacré de la présomption d’innocence, le « fil d’or » qui traverse la trame des droits dérivés du droit anglais, et qui « confirme notre foi en l’humanité », qui « est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois ». Les juristes, dès les premiers moments de leur formation, apprennent ces formules et d’autres semblables et en viennent à croire qu’elles reflètent fidèlement le fonctionnement de la justice pénale.

Une telle façon de penser ne prépare pas l’esprit à saisir les conséquences du fait que neuf accusés sur dix plaident coupable et, en plaidant coupable, renoncent à la présomption d’innocence et à toutes les garanties d’une défense pleine et entière. La tendance sera donc de croire que l’accusé plaide coupable parce qu’il l’est véritablement. D’autres explications (l’accusé n’a pas les moyens ; la preuve contre l’accusé est forte ; cela ne sert à rien de nier sa culpabilité ; les deux tiers des accusés qui le font sont trouvés coupables ; quand un accusé plaide coupable, le juge en tient compte) ne paraissent pas plausibles.

Dans le premier arrêt, les tentatives de changement du juge de la Cour d’appel sont bloquées par le discours officiel : à l’analyse juridique du juge Wood, la Cour suprême répond elle aussi par une analyse juridique destinée à sauvegarder un élément du système, à savoir le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.

Dans le second arrêt, la Cour d’appel ne propose pas de solution. Elle impute la bavure à une erreur dans le système sans reconnaître que de telles erreurs sont, comme nous l’avons soutenu, une conséquence inévitable du système.

Pour que la réforme soit possible, ceux qui la souhaitent doivent d’abord admettre l’existence et l’influence d’un univers parallèle de pratiques en interaction constante avec les règles officielles du système de justice pénale. Une telle ouverture à une vision éclatée du droit pénal, produirait l’élément qui a manqué à la dernière tentative de réforme : le réalisme.